Les vieux, souterrains

Genres :
Thèmes : · · ·
Distribution :
Durée :

Les rumeurs font état d’étranges disparitions dans des tunnels désaffectés du métro. Des agences spécialisées y abandonnent des vieux dont les enfants cherchent à se débarrasser. Mais des survivants, organisés en groupes clandestins, se sont particulièrement bien adaptés à ce milieu souterrain…

🔥 Ajouter aux favoris

Soyez le premier à donner votre avis !

Connectez-vous pour laisser un avis !

1

Un lieu désaffecté, oublié, du métro parisien. Des bruits de gouttes d'eau, parfois des vibrations, sourdes, lointaines. Un peu de résonance.

La vieille femme et le vieil homme s'y sont aménagé un coin de vie. Ils se préparent pour leur cérémonie de mariage.

La vieille femme : Ô mon loup, mon grand loup, tu agrafes ma robe s'il te plaît?

Le vieil homme : Moi? La mécanique de précision c'était pas mon fort, mais pour toi je vais faire un effort. Là... ajustage, et décollage!

La vieille femme : Hi ! Hi! Ah non, bas les pattes, coquin, les balivernes c'est pour ce soir! Notre nuit de noces mon amour, alors tiens-toi bien!

Le vieil homme : Déjà que j'ai le vilebrequin qui s'emmanche, je ne sais pas si j'pourrais l'tenir jusque là!

La vieille femme : Je te chanterai des airs en attendant ! (Elle chante.) « Ah! Je ris de me voir Si belle en ce miroir!... » Regarde comme nous sommes beaux tous les deux, non? Le miroir est un peu fêlé mais on s'en fout!

Le vieil homme : Tu es superbe ! Une chance de l'avoir déniché. Dans le tunnel du dépôt, y a de tout là-dedans. Les mecs du Comité d’entreprise de la RATP y planquent du matos, loin de la direction! Literies, cuisines, de tout pour équiper une baraque dis-donc !

La vieille femme : Tant mieux pour nous ! Moi c'est de t'avoir déniché ici, dans ces trous à rats, que je n'en reviens pas. Sous la terre, à nos âges ! On se croirait dans un roman de Jules Vernes. Peut-être qu’un jour on va découvrir le centre de la Terre ! Non mais tu te rends compte !

Le vieil homme : Quoi à nos âges ? Ça nous fait combien tous les deux, hein ? 160 ans, à côté de Marcel et Paulette, 190, on est des p’tits jeunes ! Et puis on est pas mal conservés, non ?

La vieille femme (Elle chante.) : « L'Aventura, C'est la vie que je mène avec toi...»

Le vieil homme : Stone et Charden, ce qu'on les a entendus au garage! Les poteaux, y mettaient que ça, remarque les tubes, c’est bon pour le boulot, ça maintient la cadence ! De toute façon, jamais j'aurais pu te rencontrer avant. Moi les airs classiques, tu sais...

La vieille femme : Les opérettes ! Les opérettes je t’ai dit ! Pourquoi donc? J'aurais pu déposer ma voiture à réparer chez toi.

Le vieil homme : Peu de chances, on faisait du haut de gamme, là-haut, en surface! Les beaux quartiers Madame ! Moi, l’Opéra, c’est du trottoir que j’le voyais, tous les jours, mais jamais je suis rentré d’dans. T’aurais vu les caisses et les clients ! Oh ! Oh ! Les clients ! Ils nous amenaient leur tire pour un oui ou pour un non. Remarque ils étaient pas avares sur le pourboire les gonzes.

La vieille femme : L’Opéra… J’aurais bien aimé un jour… J’y suis allée pour voir les grands classiques, et même une fois pour répéter « La Belle Hélène ».

Le vieil homme : Ah ! Celui-là je connais. (Il chante) Je suis l'époux de la reine, poux de la reine, poux de la reine : le roi Ménélas. Je crains bien qu'un jour Hélène, qu'un jour Hélène, qu'un jour Hélène -je le dis tout bas- ne me fasse de la peine, n'anticipons pas. Je suis l'époux de la reine, poux de la reine, poux de la reine : le roi Ménélas, le Méné Mé-né-las."

La vieille femme : Bravo ! J’aurais pu devenir une cantatrice célèbre et jouer les grands airs, ah ! ce que j’aurais adoré ça. Si c’était arrivé on aurait pu se rencontrer, moi au volant de ma Jaguar et toi les mains dans le cambouis.

Le vieil homme : Y a toujours des trucs qui foirent dans la vie. Faut pas regretter.

La vieille femme : C’est quand je suis tombée enceinte. C’était foutu, neuf mois alitée, tu parles, et c’était au moment où il ne fallait pas louper les occasions, les bons contrats. Ils me sont passés devant, zouip !

Mes mômes, quand je pense… des vrais salopards ceux-là non ? Merde alors !

Le vieil homme : Moi, les miens, c’est sûr si on s’était rencontrés à l’époque, ils auraient tout fait pour que ça casse. Pour ce qu’ils sont devenus, ceux-là…

Mais regarde, maintenant on se rattrape ! On est pas bien, là tous les deux ! Avec les copains et les copines !

La vieille femme : Tu as raison.

Elle chante « Non, rien de rien, Non, je ne regrette rien »

Un temps.

La vieille femme (un peu triste) : Ce qui me manque le plus c'est le soleil... et la pluie aussi… sentir le vent sur mon visage, entendre le bruissement des feuilles dans les arbres….

Le vieil homme : Hé ! Pas de regret je t’ai dit.

La vieille femme : D’accord mon chéri, ce n’est plus de notre âge. Si on y allait, les autres doivent nous attendre, j'ai si hâte mon amour !

Le vieil homme : Allez, en voiture Simone!

La vieille femme : Ah non! Bas les pattes j'ai dit!

2

Un lieu désaffecté, oublié, du métro parisien. Des bruits de gouttes d'eau, parfois des vibrations, sourdes, lointaines. Un peu de résonance.

L'employé de la RATP et le jeune enquêteur avancent prudemment dans un tunnel effondré du métro.

L'employé de la RATP : Ces tunnels, ils étaient abandonnés depuis longtemps, ils ont fini par s'effondrer. Pas tous, certains par endroits seulement.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Pourquoi ils ne les ont pas entretenus ?

L’employé de la RATP : On le leur disait au Comité d’Entreprise, mais la direction de la Régie s'en foutait.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Et c'est vous qui en êtes chargé?

L'employé de la RATP : Holà ! Moi? Je ne suis chargé de rien du tout. Depuis ma dépression - l'attentat, dix-huit morts vous vous rappelez? Non, vous n'étiez p'têt pas né, c'est que ça remonte – je pouvais plus conduire une rame. Alors ils m’ont mis là. Ça ou autre chose. J'indique aux gens qui viennent, c'est tout. Et encore... moi, vous savez...

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Mais ils pourront resservir un jour.

L’employé de la RATP : Un jour ? Y-en-a plus beaucoup, là-haut à la Direction, qui les connaissent. Ils se souviennent même pas qu’ils existaient ! C’est une honte moi je vous dis. Non non ils se concentrent sur les quelques lignes principales. Le reste…

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Vous avez les plans? Ça mène où?

L'employé de la RATP : Les plans? Vous rigolez! Moi je les connais comme ma poche, je suis peut-être le seul d’ailleurs ! Ces tunnels-là desservaient les stations des quartiers populaires, y en avait du monde dans le métro à l'époque! Vous auriez vu aux heures de pointe. C'est quand ils ont voulu vider ces quartiers, ils ont tout fermé. Attention, ça devient étroit là.

Un temps.

L’employé de la RATP : Dites, vous auriez p’têt dû prendre un Fil d’Ariane ?

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Pourquoi faire ?

L’employé de la RATP : Hé ! Hé ! Pour pouvoir revenir je veux dire. Non, j’rigole.

Ah ! c’est sûr qu’à l’époque on pouvait pas s’y perdre. Mais maintenant…

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Vous y croyez, vous, aux rumeurs?

L'employé de la RATP : Les rumeurs?

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Les disparitions.

L'employé de la RATP : Ah… ! Ben y a des traces.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Vous voulez dire...

L'employé de la RATP : Ouais, ouais, des indices.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Précisez.

L'employé de la RATP : Ben voyez, y a l'air, la lumière. Mais bon... moi vous savez....

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Quoi l'air, la lumière?

L'employé de la RATP : Vous sentez ce courant d'air permanent? Et la lumière, au bout d'un moment elle s'arrête, mais plus loin, au fond, des fois elle reprend. Ça dépend des endroits des effondrements.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Et alors ?

L'employé de la RATP : On a beau être sous terre, l'air, la lumière, ça permet de vivre. Voyez. C’est pas ce que vous pensez aussi ?

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Ben pour des rats, peut-être.

L'employé de la RATP : Ah ! Ah ! « Pour des rats » ils disent tous ça ! Bien sûr pour des rats. Mais y a pas que des rongeurs...

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

L'employé de la RATP : Y a l'eau aussi, voyez. Et pour la nourriture, on se demande, ça c'est autre chose, mais j'ai bien ma petite idée là-dessus, et ça...

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Quoi? Mais qu’est-ce que ça à voir avec les disparitions ? Vous êtes en train de me dire que… mais c’est dingue qui est-ce qui aurait l'envie de vivre ici, faudrait être barge, non, ou drôlement dérangé !

L'employé de la RATP : « l'envie »… vous employez le mot « envie », moi c’est pas ce que je dirais, voyez… j'utiliserais plutôt « obligation » : « mais c'est dingue, qui est-ce qui aurait l'obligation de vivre ici ? », hein !

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Arrêtez avec vos sous-entendus. Soyez direct qu’on y comprenne quelque chose. Je ne suis pas venu là pour quelques rats.

L'employé de la RATP : Ça non… Vous avez entendu parler des Agences ?

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Quelles agences ?

L'employé de la RATP : Ah ! Vous n'êtes pas au courant !

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Il n'y a pas d'agences ici.

L'employé de la RATP : Ouais… je m’en doutais… Ici, non. Mais en haut, en surface y en a. Écoutez, j'vais vous dire, vous me croirez si vous voulez, mais ce ne sont pas des rumeurs. Il y a des agences spécialisées pour ça, ils prennent cher d'accord mais ils s'occupent de tout et après vous êtes tranquilles.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Qu'est-ce que vous voulez dire?

L'employé de la RATP : Même que ça commence à leur rapporter un max de pognon.

Le jeune enquêteur (essoufflé, agacé) : Qui paie quoi ? Soyez plus clair, s'il vous plaît.

L'employé de la RATP : Bon, je vous explique. Vous convenez d'un prétexte, une sortie au cinéma, une exposition, un magasin, je ne sais quoi qui fait toujours plaisir. Les mecs de l'agence, y viennent, les amènent et voilà le tour est joué.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Co... comment ça?

L'employé de la RATP : L'affaire est réglée, vous ne les revoyez plus. Y a des gens ils n'ont pas d'autre solution.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Qu’est-ce qu’on ne revoit plus ? Je... je ne comprends rien.

L'employé de la RATP : Ah ! Qu’est-ce qu’on ne revoit plus ! Vous êtes encore jeune, vous avez pas encore ces soucis-là ça se voit, mais vous verrez, vous verrez... ça viendra, ça viendra.

3

Un lieu désaffecté, oublié, du métro parisien. Le groupe de personnes âgées célèbre dans une bonne ambiance le mariage de la vieille femme et du vieil homme. Bruits de bouteille de Champagne qu'on débouche, et de verres qu'on entrechoque.

Le groupe, en choeur : « Le baiser! Le baiser! Le baiser! »

La vieille femme : D'accord les amis, d'accord! Viens mon grand loup, tu vas pouvoir commencer ton oeuvre!

Le vieil homme : Hum! Mon amour!

Ils s'embrassent. Applaudissements et hourras par le groupe : « Vive les mariés! »

La vieille femme : Hé! Doucement! Stop ! Gardes-en pour cette nuit!

Le vieil homme : Je lève mon verre à la femme la plus incroyable que j'ai jamais rencontrée!

La vieille femme : Et moi à l'homme le plus excitant que j'ai jamais connu! À présent, place à l'accordéon, allez Georges, musique!

Le vieil homme : M'accorderiez-vous cette valse, Madame?

Ils dansent sur la musique de  « Non, je ne regrette rien ».

La vieille femme : Tu te rappelles quand tu m’as trouvée, j’étais pas épaisse.

Le vieil homme : Tu avais ta petite voix, j’aurais cru un chaton perdu, vraiment.

La vieille femme : Je tremblais de tout mon corps, ça faisait trois jours, ça je me souvenais du nombre même dans le noir, trois jours que je pourrissais dans ces trous, dans l’obscurité, le froid, l’humidité et les rats.

Le vieil homme : Quand je suis tombé, j’ai butté sur toi, j’y voyais rien j’errais, ça faisait une semaine, mais curieusement je me sentais assez bien, pas malade quoi, je me suis aperçu que je résistais, je m’habituais sûrement.

La vieille femme : J’ai tellement cru que c’était la fin, que c’était ça l’enfer !

Le vieil homme : Mais cette petite voix, je ne me suis pas trompé, c’était pas une bestiole, non, comment tu t’es agrippée à moi, comment tu m’as supplié.

La vieille femme : Comment tu m’as prise dans tes bras ! J’ai compris à ce moment-là que je pouvais mourir, parce que tu vois je savais que je ne serai pas seule alors, que je ne mourrai pas seule. Mourir abandonnée dans un trou, quelle horreur !

Le vieil homme : Et puis on a trouvé les autres, des comme nous. On s’est organisés, on a survécu. Regarde-les Marcel et Paulette, comme ils dansent !

La vieille femme : Je dois dire qu’on se débrouille pas mal, tous, on a réussi à se faire des petits nids douillets, finalement.

Le vieil homme : Eau, gaz, électricité, et tout ça gratos ! Et pas d’impôts ! Ha ! Ha !

La vieille femme : Et la salle de bain, un vrai palais ! Avec ses dorures, ses marbres !

Le vieil homme : Et ses Jakuzis ! Non mais quel luxe ma chère !

La vieille femme : Hum, tu sens comme ça sent bon, là, ils nous font notre ragout préféré !

Le vieil homme : C'est qu'il y a eu un arrivage de viande... jeune et fraîche.... Ha ! Ha ! Ha ! On va se régaler !

La vieille femme : On est bien maintenant, on sait qu’on est bien.

(Elle chante.) : « … Non je ne regrette rien Car ma vie Car mes joies Aujourd'hui Ça commence avec toi... »

Alors, c'est sûr, tu ne regrettes rien, mon amour?

Le vieil homme : Jamais plus je ne retournerai là-haut. Ils nous ont jetés, comme des Kleenex pleins de morve!

4

Un lieu désaffecté, oublié, du métro parisien. Quelques bruits de gouttes d'eau, parfois des vibrations, sourdes, lointaines. Un peu de résonance.

L'employé de la RATP et le jeune enquêteur avancent prudemment dans le tunnel effondré du métro.

L'employé de la RATP : Autrefois, les gens ils les gardaient le plus longtemps possible, jusqu’à la fin même. Mais la société était organisée autrement. On vivait en famille. Vous par exemple, vous vivez tout seul ?

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Ben oui.

L'employé de la RATP : Vous avez une sœur, un frère ?

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Non je suis fils unique, mes parents habitent dans le sud, à l’autre bout de la France.

L'employé de la RATP : Ah ! Qu’est-ce que je vous disais ! Pour l’instant ça va. Mais quand ça va arriver, vous serez bien embêté, non ?

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Quoi ? Qu’est-ce qui va arriver ?

L'employé de la RATP : Ben, c’est pas une ou deux communications par Internet chaque mois qui suffira. Il leur faudra autre chose.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Quoi ?

L'employé de la RATP : Ben de la présence pardi, vous êtes bien comme les jeunes, vous ! Ah ! Y a plus de lumière, faut allumer nos frontales.

Attention ! Là ça rétréci, vous allez avoir du mal, avec votre corpulence...

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Ça ira, ça ira.

L'employé de la RATP : Normalement au bout de quelques jours, l'affaire est faite.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Comment ça?

L'employé de la RATP : Sans eau, sans lumière, vous pourriez survivre vous ? et puis vous avez vu, ces tunnels, ce sont des vrais labyrinthes, pleins de trous et de fausses issues, des vrais pièges.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : C’est pas possible ça on ne peut pas laisser des gens ici…

L'employé de la RATP : Et puis il y a des maladies, la vermine, des trucs inconnus, vous sentez cet air comme il est vicié, vous sentez ? Il y a des rats, des insectes qui vous filent des maladies de peau foudroyantes. Attention au passage, là !

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Ça va aller.

L'employé de la RATP : C’est que… vous êtes pas maigre.

Le jeune enquêteur (essoufflé, agacé) : Ça va aller, je vous dis !

L'employé de la RATP : La plupart des vieux ne survivent pas dans le métro. L'agence récupère le corps, tout est prévu, je vous ai dit.

Le jeune enquêteur : Pourquoi vous avez dit « la plupart ». Et les autres?

L'employé de la RATP : Oui, et c'est bien ça le hic du système. Dans les statistiques y a des blancs, mais ils ne le disent pas. Attention ! Y a un goulot d'étranglement ici, pire que de la spéléo. Attendez j'vais vous tirer.

Un temps. Avec difficulté, l'employé aide le jeune à s'extirper du boyau.

L'employé de la RATP : Ah! Hé bé...! Sans moi vous restiez bloqué. Vous savez que vous êtes le troisième enquêteur qu'ils envoient ici?

Le jeune enquêteur (essoufflé): Et alors?

L'employé de la RATP : Je dis ça comme ça.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : C’est mon premier CDD.

L'employé de la RATP : Bravo ! Vous êtes courageux, c’est bien, il en faut à présent de la volonté, il en faut ! Pour eux là-haut, c’est moins risqué d’envoyer un CDD qu’un CDI. Ils prennent pas de risque maintenant, c’est pas bon signe ça.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : C’est mon premier boulot, alors…

L'employé de la RATP : Oui, oui… Moi... vous savez... Mais y a quand même un truc qui me chiffonne… je trouve que vous leur ressemblez... aux deux autres qui ont disparu.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Quoi ? Ils étaient jeunes?

L'employé de la RATP : Non y avait un vieux. De mon âge même. Il trouvait plus de travail le pauvre.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Des hommes?

L'employé de la RATP : L’autre c’était une femme. Jeune.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Des blancs?

L'employé de la RATP : Lui, le vieux il était noir.

Le jeune enquêteur (essoufflé) : Bon tout va bien alors. Je ne leur ressemble pas du tout. Quoi?

L'employé de la RATP : Ben si justement, ils étaient tous les deux comme vous, gros je veux dire, vraiment.

Le jeune enquêteur (essoufflé, agacé) : Obèse, je ne suis pas gros, je suis obèse. Quatre-vingt pour cent des gens sont obèses maintenant, on le sait ça, tout le monde le sait !

L'employé de la RATP : Ouais mais voilà, vous leur ressemblez et ça c'est embêtant, c'est un vrai indice, ouais, troublant.

5

Un lieu désaffecté, oublié, du métro parisien. Le groupe de personnes âgées célèbre dans une bonne ambiance le mariage de la vieille femme et du vieil homme. Bruits de bouteille de Champagne qu'on débouche, et de verres qu'on entrechoque. Musique « Non, je ne regrette rien ».

La vieille femme : Une croisière, tu te rends compte ! Quand je pense qu’ils m’avaient fait croire à une croisière ! Et une belle, en Méditerranée avec des escales, superbes ! Et avec qui à bord, Luciano Pavarotti en personne ! Mon rêve, naviguer avec Pavarotti, dîner avec lui, et peut-être, chanter avec lui ! Non mais tu imagines un peu ma joie !

Le vieil homme : Mon plus vieux rêve, c’était d’aller vivre à la campagne, tu m’étonnes, après toute ma vie passée à la ville, les mains dans le pétrole.

La vieille femme : J’étais heureuse mais qu’est-ce que j’étais heureuse, je me disais, après ça, après ce beau cadeau qu’ils me font je pourrai partir en paix, tout doucement, en paix… mes enfants, mes amours…

Le vieil homme : Ils m'avaient trouvé une petite maison, dans le sud-ouest où qu’il fait doux toute l’année, qu’ils me disaient, avec un petit étang, pour pêcher et piquer un plongeon de temps à autre. Ils me montraient les images sur Internet.

La vieille femme : Ils avaient tout organisé qu’ils m’affirmaient, je n’avais juste qu’à me préparer. Je m’étais fait une valise de rêve. J’avais rassemblé toutes mes plus belles robes, y compris celles de mes rôles d’opérettes.

Le vieil homme : Ils sont venus nous chercher les gars de l’Agence, ils étaient si gentils, si gentils, ils nous assuraient qu’on allait faire le plus merveilleux des voyages. Remerciez vos enfants qu’ils disaient. Remerciez-les !

La vieille femme : Et tout ça pour finir dans cette… horreur ! Ce cloaque ! Quand je pense qu’on leur a donné la vie ! Qu'on les a torchés pendant des années, soignés pendant combien de nuits blanches ? bordés, cajolés, nourris, goinfrés, chouchoutés, écoutés, consolés... !

Le vieil homme : Pour ce qu’ils en ont fait ! Nous jeter dans des trous comme de la merde ! Nous vendre comme des vieux stocks usagés pour nous laisser pourrir! Des ordures et des impuissants !

La vieille femme (au groupe) : Les amis, les amis ! Je lève mon verre à nos enfants qui nous ont lâchement abandonnés! Je les renie et je crache sur eux!

Tout le monde crache. Acclamations par le groupe qui répète « Je les renie et je crache sur eux! »

Le vieil homme : Qu'ils s'étouffent avec leurs hamburgers, leur coca et leur fric!

Acclamations par le groupe qui répète « Qu'ils s'étouffent avec leurs hamburgers !»

La vieille femme : Que le diable les engrosse! Qu'ils deviennent gros et gras! Ouais !

Acclamations par le groupe qui répète « Qu'ils deviennent gros et gras! Ouais ! ».

La vieille femme : Qu'ils nous donnent de la chair fraîche! Ouais ! Ouais !

Les acclamations par le groupe augmentent : « Ouais ! Ouais !  Qu'ils nous donnent de la chair fraîche! »

Le vieil homme : Au ragout ! Au ragout ! Au ragout !

Acclamations par le groupe qui répète « Au ragout ! Au ragout ! ».

La vieille femme : Maintenant, que la fête commence... Bi-dons! Bi-dons! Bi-dons!

Le groupe reprend en choeur, comme une incantation. « Bi-dons! Bi-dons! Bi-dons! »

Musique entêtante de bidons métalliques.

6

Musique entêtante de bidons métalliques.

Le jeune enquêteur (essoufflé, inquiet) : C'est quoi ce bruit, vous entendez?

L'employé de la RATP : Faut ramper maintenant. Passez devant.

Le passage est étroit. Ils avancent au sol, difficilement. La musique augmente.

Le jeune enquêteur (de plus en plus essoufflé) : On s'en rapproche, non?

L'employé de la RATP : Un jour, j'ai retrouvé des os. C’est pas loin d'ici. Des os humains je veux dire. On les a analysés.

Le jeune enquêteur (très essoufflé) : On me l’a pas expliqué, ça.

L'employé de la RATP : On ne vous dit pas tout ! On ne vous dit pas tout ! Et puis, c’est vous l’enquêteur !

Le jeune enquêteur (très essoufflé): Dans les rapports ils parlent de recherches archéologiques.

L'employé de la RATP : Ah ! Ça les rapports ! Bon, ben va falloir que je vous laisse, moi.

Le jeune enquêteur (très essoufflé): Quoi, déjà ?

L'employé de la RATP : Vous savez, le souci, c'est que quand on vit ici en permanence, on a tendance à devenir un monstre, ça déforme, normal.

Le jeune enquêteur (très essoufflé): Qu'est-ce que vous voulez dire?

L'employé de la RATP : Vous vous y voyez, vous, vivre ici ?

Le jeune enquêteur (très essoufflé) : Personne ne pourrait… ou alors…

L'employé de la RATP : Bon, allez c’est pas tout mais c'est ici que je vous quitte, c’est ma limite, je dois retourner à mon poste. Vous continuez tout droit. Bon courage alors.

Le jeune enquêteur (très essoufflé) : Mais…

L’employé de la RATP commence à reculer. Puis il se ravise.

L'employé de la RATP : Ah, j’oubliais ! Vous savez, les os, ils n’étaient pas vieux, hein ! Et bien nettoyés, plus un seul petit morceau de chair dessus, rien, ce sont pas des rats qui font ça, non !

Allez, bonne chance !

L'employé de la RATP recule et s'éloigne rapidement.

Le jeune enquêteur : Hé ! Attendez, revenez!

Un temps. Le jeune enquêteur se déplace de plus en plus difficilement.

Le jeune enquêteur (très essoufflé) : Tout droit, il en a de bonne! Y a deux boyaux là ! À droite ou à gauche ? Des foutaises, ses racontars! Des monstres dans le métro, des os humains! Allez, à droite...

La musique se fait plus forte.

Le jeune enquêteur (très essoufflé) : Et pourquoi pas... des cannibales pendant qu'il y est!...

Ah ! Y a comme une lueur là-bas…

Musique entêtante de bidons métalliques.

Le groupe, en chœur : « Bi-dons! Bi-dons! Bi-dons! »

fin


Retour en haut
Retour haut de page