L’interview ou le retour du fils prodigue
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Un comédien, sexagénaire célèbre, est interviewé par un journaliste dans un salon.
Il s’agit d’une interview « ouatée », nous sommes dans un lieu chic et le célèbre comédien, assis dans un confortable fauteuil, prend son temps.
L’interview est filmée
Le journaliste, jeune, est en admiration totale vis-à-vis de son invité.
Journaliste : (Contenant difficilement son admiration) Jean-Charles Bourdin, le comédien, le grand comédien (le comédien fait un geste d’humilité) Jean-Charles Bourdin nous fait aujourd’hui l’honneur d’accepter notre invitation et de répondre à nos questions. Merci.
Comédien : Merci de m’avoir invité.
Journaliste : Oh non ! C’est nous qui vous remercions d’avoir accepté de répondre à nos questions.
Comédien : Alors merci pour le merci que vous accordez à mon merci. (Ils rient)
Journaliste : Est-il nécessaire de vous présenter ?
Comédien :(D’une fabuleuse fausse modestie) Je ne sais pas.
Journaliste : Jean-Charles Bourdin ! Merveilleux comédien tant sur les planches qu’au cinéma, voilà bientôt 40 ans que vous nous régalez d’interprétations toutes plus drôles ou bouleversantes les unes que les autres, 40 ans que votre génie s’accapare d’œuvres tantôt légères tantôt poignantes mais toujours sublimées par votre talent.
Comédien :(Modeste) Oh…
Journaliste : Toujours !
Comédien : C’est trop gentil, je suis confus. Nouveau merci, non pas bis, ni même ter, mais sempiternel repetita. (Ils rient)
Journaliste : Parlez-nous de la passion que vous avez pour le théâtre.
Comédien : (Réfléchissant) Le théâtre est l’exact opposé des valeurs qui se développent actuellement.
Journaliste : Pourriez-vous développer ?
Comédien : Oh, c’est assez simple, sans vouloir faire de la haute sociologie, nous sommes à une époque d’innovation constante et générale et le théâtre, par essence, est un métier de tradition.
Journaliste : Tradition, est-ce donc synonyme de stagnation ?
Comédien : Non, pas du tout, la tradition théâtrale évolue, heureusement ! Mais pas à la même vitesse que nos sociétés, ni dans le même but.
Journaliste : Mais encore ?
Comédien : Les nécessités économiques par exemple, sont un frein à la création. Une œuvre théâtrale réclame du temps pour la maturation du texte. Monter Hamlet en seulement un mois par exemple, coûtera moins cher, soit, mais ne permettra au metteur en scène et aux comédiens qu’une approche superficielle de l’œuvre. Temps et maturité sont les deux mamelles de notre métier.
Journaliste : Cependant certains y parviennent.
Comédien : Certains y parviennent en effet, c’est dans leur nature.
Journaliste : Leur nature ?
Comédien : Oui, de parvenu.
Journaliste : (Amusé) Oh !
Comédien :(il rit) Je plaisante. L’autre grand ennemi de notre art et sublimé par notre société est la volonté d’être efficace à tout prix, aux dépens bien sûr de la profondeur de l’œuvre. Nous subissons la tyrannie de l’effet, de l’impact, du buzz comme disent les jeunes.
Au lieu de faire confiance au génie de l‘auteur et de ne s’attacher qu’à le servir humblement, hop, le pseudo metteur en scène parsème l’œuvre de pseudos trouvailles pétaradantes sous prétexte et d’efficacité et de fantaisie… Le pauvre.
Journaliste : Cela marche parfois.
Comédien : Une fois sur mille… quand il a de la chance ….ou que la pièce est mauvaise, en ce cas il a tous les droits.
Journaliste : Mais le public aime souvent.
Comédien : C’est que le public est de plus en plus formaté par notre époque.
Journaliste : A quoi sert donc un metteur en scène alors ?
Comédien : A être le gardien du temple sacré.
Journaliste : C’est tout ?
Comédien : C’est énorme ! Essayez de vous hausser jusqu’au génie d’un Molière, d’un Shakespeare ou d’un Giraudoux, de comprendre la puissance et la subtilité des personnages que vous avez à mettre en scène et d’obtenir un résultat conforme au rêve que vous aviez caressé lors de vos premières lectures avant d’entamer les répétitions… Vous m’en direz des nouvelles !
Journaliste : Rêve ? Vous avez dit rêve ?
Comédien : Ne faisons-nous pas ce métier pour sublimer la réalité ?
Journaliste : Rêve… Cauchemar ?
Comédien : L’un ne va pas sans l’autre
Journaliste : Cauchemar… Ne fut-ce pas le cas lors de votre collaboration avec le célèbre metteur en scène Jacques Le Hall, ancien administrateur de la comédie Franc Comtoise ?
Comédien :(Très faussement gêné) Jacques…Vous savez Jacques est un ami, ça m’ennuie d’en parler.
Journaliste : Revenons donc à votre actuali…
Comédien : Mais puisque vous avez abordé le sujet, comment pourrais-je m’exprimer concrètement sur le travail de Jacques sans être, malencontreusement, offensant, comment ?
Journaliste : En n’en parlant pas peut-être ?
Comédien :(Ils rient) Ne soyez donc pas retors, on peut tout de même trouver des choses gentilles à dire… en cherchant bien. Non, pour être sérieux un instant, Jacques est un brillant universitaire, il a fait une carrière en faculté comme professeur de lettres admirable, absolument admirable. Et…heu…Voilà, j’ai fini
Journaliste : Un mot sur votre collaboration?
Comédien : Lisez donc un de ces livres et considérez qu’il vous dirige en débitant les mêmes conneries qu’il a faites imprimer. Je vous jure que vous sortirez des répétitions l’esprit chagrin.
Journaliste : L’esprit chagrin ?
Comédien : Exemple d’une indication dont j’ai été la victime : Lors de nos répétitions de Tartuffe, dont j’interprétais le rôle-titre…
Journaliste : (D’un enthousiasme débordant) Oh ! Je m’en souviens, c’était…
Comédien : Pathétique, consternant, lamentable ???
Journaliste : Non, c’était, c’était… comment dire ?
Comédien : Ne dites pas ! Chut ! Jacques m’expliquait donc que mon personnage n’existait pas, que c’était un concept, un être sorti tout droit de l’esprit névrosé d’un Orgon obsessionnel et probablement enclin à une homosexualité sous-jacente… Je devais donc interpréter un Tartuffe abscons, abstrait, immatériel et incorporel. Dire sans dire, être sans être et probablement péter sans péter.
Journaliste : Ce sont des indications plutôt … surprenantes.
Comédien : N’est-ce pas. Je lui ai donc répondu par une petite boutade bien légère et qu’à défaut d’enculer les mouches j’aimerais mieux m’occuper d’Elmire…
Journaliste : Oh, ça, je crains que ça ne passe pas dans l’interview.
Comédien :(Faussement chagriné) Oups, j’ai encorné la vertu des femmes, mille excuses.
La vertu chez les femmes ? C’est comme la gentillesse chez les crocodiles ou la tendresse chez les piranhas, c’est peu courant vous savez ?
Journaliste : Bien revenons à nos moutons.
Comédien : « Moutonsss » Topaze Acte 1 scène 1, je l’ai joué, souvenir délicieux.
Journaliste : Votre prochaine actualité c’est ?
Comédien : Le Cid !
Journaliste : Oui. D’ici deux mois, vous allez présenter au théâtre de la porte Saint Martin…
Comédien : Là où j’ai débuté, c’est presque ma maison
Journaliste : Le rôle bouleversant de Don Diègue
Comédien : Et non pas le rôle-titre que j’ai interprété tant et tant. Il faut savoir accepter son âge.
Journaliste : A ce propos, le rôle-titre sera interprété par ?
Comédien : (Soudain très faussement ému…) Un jeune comédien que …enfin… qu’il est gênant d’en parler sans que l’on me soupçonne de parti pris.
Journaliste : Le jeune comédien en question est …votre fils.
Comédien : A la ville comme à la scène !
Journaliste : Le jeune et brillant Jean-Philippe Bourdin.
Comédien : Mon fils, ma bataille !
Journaliste : Eh bien, le voici justement.
(Arrive un grand gaillard, dégingandé, à l’air somptueusement abruti qui se place sur le côté gauche de son père)
Comédien :(Très faussement surpris) Jean-Philou !!! Mon petit, mon tout petit. Viens donc nous rejoindre, viens dire bonjour à la caméra.
Le fils ne bouge pas, fait non de la tête d’un air plus borné que farouche
Comédien :(A son fils) Viens, mais viens donc ! Allons ! (Au journaliste) C’est un artiste rebelle, il ne réagit qu’en fonction d’une émotion intense et créatrice. (A son fils) Viens donc petit chenapan
Il ne bouge toujours, et fait prout avec la bouche
Comédien :(Au journaliste) Voyez à quel point il est intègre, il rejette toute compromission jusqu’à refuser de participer à une interview faisant la promotion de sa jeune carrière. Grande leçon de probité, combien en seraient capable ? Mon fils ma bataille !
Journaliste :(Gêné, bas) Nous avions pensé qu’une interview père-fils boosterait les réservations pour le Cid, mais si votre fils ne le souhaite pas…
Comédien : Attendez, seul un père sait trouver les mots justes pour vaincre les scrupules légitimes mais bien excessifs de son jeune bambin. Permettez ? (Le journaliste acquiesce, le comédien se lève, va rejoindre son fils et lui parle à l’oreille, furax).
Vaste débile, où tu me rejoins illico où je te pivoine la gueule à grands coups d’bourre pif
Jean-Philou : Maiiis Heuu …
Comédien : (Montrant son poing) Tu le vois celui-là ? Tu veux que je te l’aplatisse sur ton effigie de mongoloïde ? Non ? (Jean-Philou fait non de la tête) Bon. Alors hop, viens avec
moi, tu te tais, t’écoutes, tu souris (Ils vont s’asseoir l’un à côté de l’autre, le père souriant, le fils buté, devant la caméra)
Journaliste : La complicité père-fils.
Comédien : Il n’y a que ça de vrai !
Journaliste : Et la ressemblance entre vous est frappante.
Comédien : Mon autre moi-même, en plus jeune et plus beau. (Dit tendrement) Petite canaille.
Journaliste : Et cette complicité se retrouve sur scène ?
Comédien : Elle explose sur scène !!! Elle atomise tout !!! Nous ne jouons plus, nous sommes ! Il est mon bras vengeur et le consolateur de ma disgrâce. Lorsqu’il me venge de l’infâme Gormas, son air terrible et superbe fait trembler jusqu’au dernier rang, jusqu’à la machinerie, jusqu’à la cafeteria, y compris pendant qu’ils font des expressos !
Jean-Philou :(Jean-Philou ne comprend rien et regarde son père d’un air peu profond et étonné) : Ah ?
Comédien : Bon, là évidemment, nous sommes hors contexte, (d’un air conspirateur) mais sinon laissez-moi vous dire que son air terrible, c’est pas de la gnognotte. Je n’en dis pas plus, faut venir pour comprendre.
Journaliste : Votre jeune fils a-t-il déjà pratiqué l’art du théâtre ?
Comédien : Pendant des années !
Journaliste : Des années ? Mais je ne savais pas.
Comédien : Normal, il pratiquait le théâtre du mouvement dit « anonyme ».
Journaliste : Je n’en ai jamais entendu parler.
Comédien : C’est normal, le concept c’était d’être « anonyme ».
Journaliste : Du théâtre du mouvement anonyme ??? N’y a –t’il pas là comme un contre sens ?
Comédien : Ce que vous pouvez-être rétrograde vous autre, les journalistes. Dès qu’on sort un peu des sentiers battus… enfin, on ne vous demande pas non plus d’être capable d’imagination ou de fantaisie (Il rit, le journaliste un peu moins). Bon, je vais vous expliquer la chose sous l’autorité du pratiquant.
Journaliste : Votre fils pourrait peut-être en parler lui-même ?
Comédien : Ouuuiii, mais non ! Il s’agit d’un concept expérimental qui refuse toute compromission avec le théâtre conventionnel…concept puissant ! Avant-gardiste quoi !
Les spectacles ont donc lieu dans une salle vide, sans public, dans le noir, les interprètes ont le visage enfoui dans la capuche d’une doudoune portée à l’envers, chaque acteur hurlant son texte sous acide, pendant que les autres imitent des cris d’animaux de ferme broyés par une moissonneuse batteuse lancée à tout berzingue, c’est très fort !
Jean-Philou : (Bavant) Ouais, parce que nous, et ben on veut pas être dans le système !
Comédien : Voilà
Jean-Philou : Parce que le système, c’est beuuuk ! (Il fait comme s’il vomissait)
Comédien : (Emu) Caton l’ancien ne s’exprimerait pas avec plus de vigueur. Mon fils, ma bataille !
Journaliste : En effet, votre fils s’exprime avec une certaine vivac…
Jean-Philou : (S’excitant soudain !) Le système c’est trop, trop beuuuk ! (Il fait comme s’il vomissait)
Comédien : Noble révolte d’un cœur indomptable !
Jean-Philou : C’est vraiment trop, trop, trop, trop beuuuk (Il se lève et re vomit)
Comédien : Oui, oui, oui (bas et menaçant à l’oreille de son fils qui obéit) Sissite abruti ! Et maintenant t’écrases ou j’t’écrase (Au journaliste) Ça, dès qu’un passionnel s’emporte…. et sur scène, c’est un déluge, que dis-je un déluge, un ouragan !
Journaliste : Comme vous à son âge ?
Comédien : Oh… Que voulez-vous, les chiens ne font pas des chats.
Journaliste : Je me souviens de la puissance de votre interprétation de Ruy Blas. Ce « bon appétit messieurs » jeté avec une telle violen…
Jean-Philou : (Comprenant enfin) Ben c’est vrai !!! Hein !!!
Silence
Journaliste : Oui ?
Jean-Philou : Ben les chiens, ça fait pas des chats.
Comédien : Hum hum.
Jean-Philou : Ça fait des chiots !
Comédien : Oui, c’est une expressio…
Jean-Philou : C’est les chats qui font des chatons !
Comédien : Rien ne lui échappe. Ce souci dans le détail ! La marque des grands !
Journaliste : (Ne sachant que dire) Ah ?
Comédien : N’est-ce pas !
Jean-Philou : Moi une fois, j’ai eu un chaton, mais il arrêtait pas de me griffer, il était méchant avec moi!
Comédien : Toute cette souffrance qui lui permet de nourrir son personnage, voilà le secret des grandes compositions.
Jean-Philou : J’lui disais méchant ! Arrête ! Mais il me griffait quand même… il écoutait pas.
Journaliste : C’est…c’est…
Comédien : Oui, oui, oui
Jean-Philou : Un jour que je l’avais grondé fort, il s’est caché dans mon lit et il a crotté, c’est méchant, hein ?
Journaliste : C’est embarrassant.
Comédien : Oui, oui, oui.
Jean-Philou : Moi j’ai jamais crotté dans son panier ! Mais lui, c’était un vrai sournois !
Journaliste : Donc pour en revenir à Ruy Blas…
Comédien : Au Cid !
Journaliste : Ah oui, pardon, au Cid.
Jean-Philou : On s’est plus parlé pendant 3 jours. Le minou était là, mais moi j’faisais comme s’il était pas là, j’l’ignorais.
Comédien : (Au fils, voulant reprendre la main) Bien, mon petit, mon tout petit, nous allons reprendre …
Jean-Philou : Je regardais toujours en l’air, comme ça, ben j’étais sûr de pas le voir!
Journaliste : Ah ?
Jean-Philou : Mais j’voyais pas non plus les coins de tables et ça c’était pas super du tout du tout.
Comédien : Tu as pris ta camomille ? Non hein ? Est-ce que quelqu’un peut aller lui chercher sa camomille qui est restée dans sa loge ?
Jean-Philou : On dira ce qu’on voudra, mais le tibia contre un coin de table, ben c’est pas le tibia qui gagne !
Journaliste : Ah ?
Jean-Philou : Pieds et genoux, même combat, même défaite !
Comédien : Voyez, ce désespoir lucide mais toujours contenu, signe de grande maturité !
Jean-Philou : Et pis ben le troisième jour, le minou était parti. J’étais tout cabossé et il était parti. Pourquuuoi !!! (Il commence à sangloter)
Comédien : (Très profond) Ça, dès qu’on néglige un minou… (A son fils, le saisissant d’un geste vif mais tendre) Courage, papa est là (à lui-même) très las même.
Journaliste : (Ne sachant plus que faire) Heu…
Comédien : C’est bon, posez vos questions, on va pouvoir causer du Cid pendant un p’tit moment.
Journaliste : Alors les répétitions…
Comédien : Se passent à merveilles, entre nous, je n’ai pas connu de répétitions plus heureus… (Le fils vient vers lui, les bras grands ouverts) Oui ?
Jean-Philou : Câlin ?
Comédien : (A son fils) Plus tard mon enfant, plus tard. Voyez, on s’aime beaucoup, l’équipe du Cid est extraordinaire ! Le metteur en scène est…pfff… pratiquement génial, souverainement inspiré, mes partenaires sont tous plus doués les uns que les autres et mon fils sera la révélation de l’année, que dis-je de l’année de la décennie à venir.
Journaliste : A ce point ?
Comédien : Dans la scène de rage, quand vous l’entendrez rugir comme un furieux en hurlant…
Jean-Philou : (Au journaliste) Câlin ?
Journaliste : Heu…
Comédien : Jean-Philou, pas câlin maintenant, plus tard, papa cause, vient t’asseoir. Et arrête de te tripoter la bistouquette. Depuis tout à l’heure tu n’arrêtes pas de tirer dessus, tu veux te l’arracher ou quoi?
Jean-Philou : Non !!!
Comédien : Alors arrête, c’est pénible à la fin ! Et que je te tire et que je te tire !
Journaliste : Ne vous inquiétez pas, le cadreur ne filme qu’en plan poitrine.
Comédien : (Exaspéré) C’est un tic ça, dès qu’il est gêné… Avec Chimène c’était du non-stop, on n’en pouvait plus. (Se reprenant) Enfin chacun ses petites manies.
Journaliste : Et vous pensez que le Cid peut avoir ce type de comportement ?
Comédien : Pourquoi pas ? Mon fils a une telle force de proposition dans l’incarnation du rôle-titre que chaque initiative surprenante de sa part deviendra une référence absolue pour les générations de jeunes comédiens à venir
Journaliste : Ah ? Même lorsqu’il se tire la, le…
Comédien : Symbole d’une puissance qui ne demande qu’à se déchainer.
Journaliste : Et vous pensez que des générations entières vont suivre cet exemple ?
Comédien : Des générations entières à se bichonner la courgette lors de grandes envolés lyriques ??? Avec le naturel de mon Jean-Philou, aucun !
Journaliste : Il est donc si exceptionnel ?
Comédien : Tenez, puisque vous m’êtes sympathique, je vais vous révéler un scoop. Il n’est pas impossible que mon Jean-Philou obtienne l’année prochaine un Molière. Mais chut que cela reste entre vous, la caméra et moi. Chut
Journaliste : Un Molière ?
Comédien : Oui, un Molière ! (A son fils) Papa sera fier ! (Bas, agacé) Et cesse immédiatement de te tripatouiller la bibitte, petit porc !
Jean-Philou : Mais…heuuu ! (Le comédien menace son fils d’un coup de poing, Jean-Philou cède)
Journaliste : (N’en revenant pas) Sérieusement ??? Un Molière pour…?
Comédien :(Fielleux) Pour une nouvelle catégorie que nous venons de créer, celle de l’interprète le plus pourri du théâtre Français toute classe confondue, public et privé.
Journaliste : Non ?
Comédien : (S’agaçant) Evidemment, non ! Enfin ! Vous imaginez la foule de nominés tous plus légitimes les uns que les autres ! On ne s’en sortirait pas ! Journaliste à ce point-là ! Faites un effort mon p’tit vieux, essayez d’être moins c…Heu…enfin de comprendre ce que je dis !
Journaliste : (Vexé, faisant mine de partir) Pardonnez-moi mais si je ne suis pas à la hauteur…
Comédien :( Calmant le jeu) Allons, je vous taquine, restez, je vous en prie. C’est du second degré. Moi votre ami, moi être bien respectueux de toi, moi vouloir faire…
Jean-Philou : Câlin !
Comédien :(Très agacé) La paix !!! (A son fils) Sissite abruti ! Les mains sur l’accoudoir, j’t’ai à l’œil !
Journaliste : Donc pour cette histoire de Molière…
Comédien : Mon petit Jean-Philou obtiendra probablement l’année prochaine le Molière de la jeune révélation pour son éblouissante interprétation de Don Rodrigue.
Journaliste : Mais personne ne l’a encore vue !
Comédien : Et alors ! J’ai bien voté pour les gamins des autres sans aller voir les bouses qu’ils nous chiaient, quelle différence avec le mien ? Un peu de camaraderie entre célébrités bordel ! N’apportons-nous pas là l’exemple d’une belle fraternité? Hum ?
Journaliste : (Hésitant) C’est peut-être là, un petit peu, une forme de … népotisme ?
Comédien : Quoi, quoi, quoi !!! Ça n’a rien de népotique du tout ! C’est génétique mon vieux, ben oui, la science l’a prouvé récemment : le talent est héréditaire ! Ça vient du génome, plutôt du côté paternel d’ailleurs (les femmes font ce qu’elles peuvent et c’est déjà pas si mal ! Ne leur jetons pas la pierre). D’où l’expression que j’ai déjà utilisée tout à l’heure et à bon escient : les chiens ne font pas des chats
Jean-Philou : Ça fait des chiots !
Comédien : Tu vas te la fermer oui !!! Argeue ! Puis mouche-toi nom de dieu ! T’as les naseaux gonflés à bloc
Jean-Philou : (Insolent) Pas vrai ! (Reniflant) Y’a encore de la place !
Journaliste : Donc monsieur Bourdin fils, Jean-Philou, si je puis me permettre, devrait être nominé…
Comédien : Et nommé !
Journaliste : Pour un Molière
Comédien :(Doux dans le ton mais agacé dans la forme) Voilaaa !
Journaliste : Et ceux qui vont voter pour lui…
Comédien : De grands artistes indépendants.
Journaliste : Mais qui n’ont pas encore vu le spectacle. Vous pensez donc qu’ils vont vraiment…
Comédien : Y’a plutôt intérêt oui ! J’ai bien voté pour leurs chiards, y’a pas de raison qu’ils ne fassent pas de même pour le mien! Non mais !
Journaliste : Mais… heu… ce n’est pas comme ça que…
Comédien : Quoi, quoi, quoi !!! Mon enfant vous pose problème ? Pourtant dans vos magazines people vous les encensez ces autres gamins de célébrités, tous ces tarés débiles qui s’imaginent que les plateaux de cinéma ne s’ouvrent pour eux qu’à la suite de leur sublime talent. Appelle-toi Dupont, vaste connard et tu verras si pour le même talent tu obtiendras les mêmes rôles !
Journaliste : C’est bien ce que je disais, c’est du favoritisme
Comédien :(Devenant hystérique) Quoi, quoi, quoi !!! You talking to me, you really talking to me ?
Journaliste : Mais…
Comédien : Shut up ! Now ! Shut up !
Jean-Philou : (Il se met à pleurer comme un bébé)
Comédien : (Au journaliste) Voilà ! Vous me l’avez fait pleurer, brute ! Mais non mon bébé, papa n’est pas en colère après toi mais après le méchant journaliste qui discute tout le temps.
Jean-Philou : (Il continue de pleurer comme un bébé)
Comédien : Là, là, c’est fini, papa est là.
Jean-Philou : Câlin ?
Comédien : (Cédant) Bon, mais pas longtemps. (Jean-Philou va sur ses genoux)Allez. A dada sur mon bidet, quand il trotte il fait des pets…
Jean-Philou : (Chantant) Prout, prout, prout !
Journaliste : On va vous laisser
Comédien : Mais ! Et l’extrait ?
Journaliste : Ce n’est peut-être pas le moment ?
Comédien : Comment ça ? Mais on l’a travaillé exprès pour l’interview ?
Journaliste : Votre fils semble bouleversé et…
Comédien : Justement, (A son fils) lève-toi, (Au journaliste) c’est là qu’il sera le meilleur.
Journaliste : Je ne crois pas…
Comédien :(Ignorant le journaliste) Nous allons vous présenter l’un des passages les plus puissants de la pièce. Alors je récapitule, mon personnage Don Diègue, vient de se prendre une châtaigne par Gormas qui jaloux de sa faveur auprès du roi, l’a donc cyniquement frappé. Gormas est le père de Chimène et Chimène,la petite coquine de mon fils.
Jean-Philou : C’est moi !
Comédien : Dilemme, Don Rodrigue mon fils ne peut pas laisser cet affront impuni mais risque de fâcher sa dulcinée s’il tue, même un tout petit peu, l’ignoble Gormas. Que faire ? Et bien vous allez voir! (Au journaliste) Il filme bidule ?
Journaliste : Oui, oui
Comédien : Donc Je viens de me prendre une mandale par Gormas qui est parti en me narguant : Action (Le comédien joue Don Diègue et Jean-Philou joue Don Rodrigue)
Don Diègue O rage ! O désespoir ! O vieillesse ennemie !
Bref, en ce triste jour me voilà bien vernis.
Je vivais si tranquille à l’ombre de mon roi,
Puissant maintenant soit ! Mais bien faible autrefois.
J’étais le tuteur de l’arbre qui nous ombrage
S’appuyant fort sur moi de ces frêles branchages.
Après tant de périls, après tant de dangers,
De mes exploits ici, je me voyais rentier.
Et v’là t-y pas que ce jaloux bas et vulgaire
Puisqu’il n’est gouverneur me déclare la guerre !
Qui c’est qui s’est tapé les combats en Castille ?
Qu’a délivré l’Espagne en partant de Séville
Qui marchant harassé de campagne en campagne
A chassé l’ennemi au-delà des montagnes ?
C’est bibi ! Oui monsieur, en dépit de l’envie
Vous n’avez dans les faits que mon parcours suivi.
Suivi de loin, suivi entouré de soldats
Suivi comme suivent les poltrons aux combats.
Planqué va ! Soit, je ne pourrais nier la baffe,
Elle s’inscrit sur mon honneur en épitaphe.
Mais je ne suis point mort, je ne suis que blessé
Convalescent d’honneur et non pas trépassé.
Et cet honneur qu’il chicane est héréditaire.
Incontestablement, j’ai l’acte de notaire,
Depuis Childéric Trois, fils de Dagobert Deux
Nous sommes possesseurs du titre glorieux.
Ah ! Usufruit fatal à ma tranquillité,
Oppressant legs dont je ne puis plus m’acquitter
Je te cède aujourd’hui à mon fils Don Rodrigue
Qui saura me sortir de cette ignoble intrigue.
Mais le voici qui vient. Oh quel air, quelle noblesse !
Roro, mon tout petit, mon cœur pur, ma tendresse
Viens voir papa.
Don Rodrigue (Qui ne bouge pas, l’air absorbé, un peu ahuri) Chut !
Don Diègue Mais…Viens voir papa te dis-je.
Don Rodrigue (Fait non de la tête)
Don Diègue Encore une fois viens !
Don Rodrigue (Même jeu)
Don Diègue Bon ! Puisque tu m’obliges…
(Il lui tire les oreilles et l’amène près de lui)
Je n’aime pas à me répéter davantage,
Que fais-tu ?
Don Rodrigue Je chassais le papillon sauvage.
Don Diègue Ah cesse mon enfant ou bien je deviens fou.
Ton père en cet instant est par trop…
Don Rodrigue Plein de poux ?
Don Diègue En courroux ! (Bas) Je ne me reconnais pas en lui.
Dissemblance totale, des traits jusqu’à l’esprit.
Etrange sensation soudaine et importune.
Mon fils, mon sang, non, je n’ose, trop d’infortune
En un coup m’affaiblit, mais ne nous pressons pas,
Observons cet enfant, un grain de beauté là…
A moins que ce ne soit…mouche toi dégouttant…
Hélas, hélas ! Que ne l’abandonnai-je à temps !
Don Rodrigue Un long chant d’oiseau tourbillonne dans ma tête.
J’aime les poissons, les hiboux, toutes les bêtes,
Les p’tits canards qui gambadent à l’horizon !
Don Diègue Vraiment a-t-on jamais vu un pareil couillon.
Don Rodrigue P’pa…
Don Diègue O nominatif paternel usurpé,
Que ne puis-je ici me dépaternaliser
Tu n’es point mon fils, j’en ai le pressentiment.
Si tu n’es point de moi…vilaine est ta maman.
Oh la douleur m’égare, me tue, m’assassine,
Ma tête me fait mal !
Don Rodrigue Veux-tu de l’aspirine ?
Don Diègue Mon tout petit, sache que dans les tragédies
Le seul breuvage qui nous soit à tous permis
C’est le poison ! Phèdre en est le principe actif.
Point d’aspirine, aphrodisiaque, ou laxatif,
Compris ?
Don Rodrigue Oui.
Don Diègue Je reprends : ma tête me fait mal.
Tout n’est qu’illusion, jusqu’à l’amour filial.
Avec quelle rigueur, Destin, tu me poursuis !
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis…
Don Rodrigue P’pa, une mouche !
Don Diègue Laisse les mouches tranquilles.
Don Rodrigue Oui p’pa.
Don Diègue (Bredouillant) Tu m’as fait perdre le cours, imbécile.
Don Rodrigue Tu ne sais ou t’allais, tu ne sais ou t’étais
T’es perdu, quoi !
Don Diègue Vas-tu donc te taire grand niais !
O jeunesse ennemie, tu n’as donc point de cœur ?
Si tu en as un peu, prouve le moi sur l’heure,
Va venger l’homme qui a payé tes études !
Don Rodrigue Hein ?
Don Diègue Quoi triste ingrat, tu hésites, tu éludes ?
Petit éludeur de basse extraction.
Don Rodrigue Oui p’pa.
Don Diègue Jusqu’à ce oui soumis, tu ne m’épargnes pas.
Mais j’y songe, puisque tu n’es fils que de ta mère
Et que nul est l’éclat de tes hauts faits scolaires
Quelle raison, dis-moi, te pousse à me venger ?
Don Rodrigue Pffffeuff
Don Diègue Mais le déplaisir de me savoir souffleté !
Don Rodrigue On a souffleté mon papa ?
Don Diègue Oui… Par derrière !
Traîtreusement, d’un coup si lâche et si pervers
Que l’action souille jusqu’à l’exposé du fait.
J’étais seul à l’orée de ce bois, mes bienfaits
Reconnus par le roi me gagnaient son estime,
Soudain Gormas, dont la seule vue me déprime,
M’aborde d’un air aigri et me dit texto :
« Désormais mon petit vieux, c’est moi le héros »
Pouvais-je l’entendre sans ricaner un peu ?
Je le laisse causer, je ris de ses aveux,
Vexé de mon dédain, il me frappe au visage
Et s’en va tout content de son ignoble outrage !
Don Rodrigue La vache !
Don Diègue Comme tu dis ! Bien que surprenante
Ton indignation me plaît : vive, élégante,
La vache…
Don Rodrigue J’aime les vaches, j’aime les veaux,
J’aime les prés tous pleins d’animaux, c’est si beau !
Don Diègue Ah ciel ! Pourquoi ne suis-je point Abraham !?!
Don Rodrigue Hein ?
Don Diègue Et que n’es-tu Isaac immolé de mes mains.
Don Rodrigue Ben…
Don Diègue Ne réponds pas, ne fais pas ton intrépide !
J’ai plus qu’Abraham des raisons d’infanticide.
Et quant à toi cher Corneille, écoute-moi bien :
Je m’en vais de ce pas et jamais ne reviens !
Invente une suite, donne-toi de la peine
Mais de toute façon, moi j’emmène Chimène.
N’est-ce point-là, c’est sûr, une enfant bien à plaindre ?
Un père si brutal, un amant si malingre…
Cette enfant si triste, si seule, éperdue
A tellement besoin…….
Don Rodrigue Qu’on lui touche le cul !
Don Diègue Misérable ! Tu cours à ta perte assurée !
Annoncer un tel fait sans même le prouver.
Don Rodrigue Mais…
Don Diègue Je ne suis point homme à croire sur parole,
Il me faut constater, peut-être est-elle frivole ?
Partons dès à l’instant, observons par nous-mêmes,
Jetons sur ce fessier l’injure, l’anathème
Et vengeons donc ainsi par l’opprobre public
Le soufflet de Gormas. Viens sus à l’impudique
Chimène !
Don Rodrigue J’aime les vaches, j’aime les veaux,
J’aime les prés tous pleins d’animaux, c’est si beau !
Don Diègue redevenant le comédien
Le comédien : Alors, bordel à cul ! Ça ne mérite pas un Molière ça ?