Au lever du rideau, Yoann bricole un aspirateur en panne.
Yoann - Quel bordel ! Pourquoi il marche pas ce foutu machin ? (Il appuie sur un bouton, le balai de l’aspirateur tombe au sol. Il remet le balai, le fil revient précipitamment dans le coffre.) Putain de putain de putain !
On sonne à la porte. Yoann va ouvrir. Solange apparaît.
Solange - Tiens, une tête que je ne connais pas ! (Avançant dans la pièce.) Vous êtes qui ?
Yoann - ’Jour ! Je suis Yoann.
Solange (désignant l’aspirateur) - Vous êtes diplômé des arts ménagers ?
Yoann - Elle est excellente ! Je suis musicien. Mais comme à partir du dix du mois je crie famine, je bosse à côté.
Solange - Comme il est attendrissant, ce beau garçon !
Yoann - Hé ! ho ! La mère couguar, faudrait pas se tromper d’objectif ! Je donne pas dans le point de croix !
Solange - Il veut s’en prendre une celui-là, on dirait ! Il est présent le grand chef ?
Yoann - Il vient de se réveiller, il prend sa douche.
Solange - À midi et demi ? Il fait la grasse matinée ou il enchaîne les trois-huit ? Tu peux aller le trouver et lui dire que son ex-belle-mère souhaite lui parler ?
Yoann - Vous êtes Solange Vernon ? C’est pas vrai ! Oh ! la cata ! (Il prend Solange par le bras et la ramène vers l’entrée.) Je suis pas sûr que je peux vous laisser entrer.
Solange (se dégageant) - On se calme, le gorille ! (Solange revient au centre de la pièce, pose son cabas contre le canapé.) Je vois qu’on a fait ma pub ici.
Yoann - Vous pourriez pas patienter sur le palier, le temps que je prévienne Julien ?
Solange - Et quoi encore ! Il y fait un froid de canard ! (Examinant le séjour.) Le chéri a totalement refait la déco.
Yoann - C’est top ! Vous aimez ?
Solange - Pas du tout !
Yoann (essayant de refaire démarrer l’aspirateur) - Quelle merde, cet appareil. Il a pas six mois.
Solange - Tu as dû lui envoyer de mauvaises ondes. Faut lui parler avec douceur, comme avec une femme…
Yoann - Ah oui ! C’est peut-être pour ça que je sais pas y faire…
Solange - Ah ! d’accord ! Tu es gay… (Soudain, déboussolée.) Mais alors… euh… dis-moi pour Julien, tu le… tu le fréquentes depuis longtemps ?
Yoann - Six mois. On est tout de suite devenus très proches.
Solange - C’est pas possible !
Yoann - On partage plein de choses, on se raconte toutes nos histoires…
Solange - Jamais j’aurais cru… Quel choc !
Yoann - On kiffe super ! On s’éclate un max quand on sort ensemble.
Solange - C’est fou une telle métamorphose. Tu es beau mec mais tout de même !
Yoann - Ah non ! Vous emballez pas. Julien et moi, on fusionne pas. Il aime les nanas passionnément. Hélas !
Solange - J’ai frôlé l’infarctus avec toi. Je veux bien tous les autres mais pas lui !
Yoann - Je suis un bon pote, c’est tout.
Solange (se détendant) - Avoue ! Avoue que tu fantasmes sur lui !
Yoann - Je tire la langue, oui ! Moi je vous le dis, toujours retourner son lit et jamais l’essayer, c’est très frustrant !
Solange (passant un doigt sur un meuble pour voir la poussière, narquoise) - Mon pauvre chou ! Et comme homme de ménage, tu donnes toute satisfaction ?
Yoann - Pourquoi ? Vous voulez m’embaucher ? Je vous préviens, je suis très exigeant sur le choix de mes employeurs. Les chieurs, les maniaques, les pingres, j’envoie paître ! Non, je crois pas qu’on pourrait s’entendre…
Solange - Moi non plus. Et puis j’ai déjà une personne très efficace. Et au moins quand elle me fixe, je ne sens pas d’arrière-pensée !
Yoann - On la comprend ! (Tête de Solange.) Je rigole !
Solange - Bon ! Qu’est-ce qu’il fabrique ? Tu ne veux pas aller lui demander d’accélérer ? (Tout sourires.) Tu pourrais en profiter pour lui passer le savon dans le dos…
Yoann - C’est ça ! Et je me ramasse un pain ! (À son aspirateur.) Toi le vilain, au placard ! Je viens de passer du café, je vous en apporte une tasse ?
Solange - Volontiers.
Yoann saisit l’aspirateur. Julien entre, en caleçon. Il ne remarque pas Solange.
Julien - Yoann, tu charries ! C’est le chantier dans le dressing !
Yoann (fixant Solange) - Vous avez vu la bête ? Je souffre le martyre !
Yoann sort. Julien tourne la tête, découvre la présence de Solange.
Julien - Solange ! (Bas.) Oh ! la chienlit ! (Ton normal.) Une minute ! J’enfile un peignoir !
Julien sort précipitamment.
Solange - Non mais c’était pas un problème !… Je ne te dérange pas, j’espère ?
Julien (voix off) - Devinez !
Solange - Ta gardienne, c’est plus Mme Hernandez ?
Julien (voix off) - Elle a pris sa retraite ! Pendant deux ans, on a eu Mme Rodriguez, sa nièce. Et depuis quelques mois, on a Mme De Suza, une cousine.
Solange - C’est plus une loge, c’est une succursale de l’ambassade du Portugal ! (Julien revient, vêtu d’un peignoir chic. Solange se rapproche de lui.) Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ? Deux ans ?
Julien - Je tiens pas les comptes.
Solange - Je t’ai observé. Les plaques de chocolat ont remplacé la brioche. Tu es tout en muscles ! Bravo !
Yoann réapparaît avec un plateau et une tasse de café.
Yoann - Alors mon gars, on est heureux de revoir belle-maman ?
Julien - Quand je pense que tu m’as balancé que j’avais un super horoscope aujourd’hui !
Yoann - Le café de Madame est avancé.
Solange (buvant une gorgée et recrachant aussitôt dans la tasse) - Il est imbuvable ! Immonde !
Julien - On vous propose un thermos à emporter ?
Yoann - J’y arrive jamais, je suis un vrai blaireau ! Mais je capitule pas ! Bon ! Je me casse ou je vais être à la bourre ! Tchao !
Yoann sort.
Julien - Bien. Je vous écoute. Vous êtes venue me trouver pour une raison précise, je suppose ?
Solange - Une minute ! Je dois chasser le goût de ce breuvage infect.
Solange fouille dans son cabas et en sort une bouteille de champagne.
Julien - J’avais oublié : vous sortez jamais sans munition !
Solange - Oh ! tu oublies que je suis la digne descendante d’une illustre famille de viticulteurs ! Mes grands-parents soignaient tous leurs maux dans le raisin. Mémé, c’était château Margaux ! Pépé, c’était château Thierry !
Julien - Et vous ?
Solange - Moi, je suis un mauvais cru. Château Solange ! Un euro quatre-vingt-dix chez Leader Price ! Alors, tu le fais sauter ce bouchon ?
Julien - Je bois pas, vous le savez bien.
Solange - T’es pas normal ! Tu sais quel jour nous sommes, aujourd’hui ?
Julien - Le 21 décembre. Comment je pourrais oublier votre anniversaire ? Ils m’ont suffisamment coûté bonbon !
Solange - Justement, tu ne peux rien me refuser ! Allez !
Julien - Je bois un verre, je suis cassé ! Je supporte pas l’alcool.
Solange - Dis, je vais pas trinquer toute seule !… Ah ! je vois que tu t’es enfin décidé à installer le téléphone chez toi ! C’est pas trop tôt.
Julien - Moi, je bosse qu’avec mes portables mais ma mère a tellement insisté… J’ai fini par céder tout récemment. (Il récupère deux coupes dans un meuble. Il fait sauter le bouchon et remplit les verres.) Alors ! Qu’est-ce qui vous arrive ?
Solange - Moi, rien. C’est ma Zoé qui va très mal. Elle fait une grosse déprime.
Julien - C’est tout ?
Solange - C’est sérieux. Elle m’inquiète vraiment. Tu vois qu’elle commette une énorme bêtise ?
Julien - L’énorme bêtise, elle l’a faite en quittant un homme comme moi !
Solange - Oui ! Non ! Sans doute ! Santé ! (Julien trempe à peine ses lèvres ; elle vide sa coupe, savoure.) Que ça fait du bien !… Tu verrais ma Zoé, elle a fondu ! Elle ne s’alimente plus qu’avec des yaourts.
Julien - Natures ou aux fruits ?
Solange - Je t’en prie ! Elle a perdu onze kilos. Pour te dire, elle refuse même de faire les boutiques de Noël !
Julien - Alors là, vous avez raison : elle est très perturbée. Une accro au shopping et à la carte bleue comme elle !
Solange - Il faut absolument que tu la revoies pour lui remonter le moral.
Julien - Écoutez Solange, elle serait à l’agonie, je bougerais pas le petit doigt. C’est clair ?
Solange - Mais tu es un monstre !
Julien - Stop ! Vous semblez oublier que votre fille m’a plaqué sans aucun état d’âme. J’ai mis plusieurs mois pour refaire surface. Alors elle mange, elle mange pas, c’est plus ma préoccupation ! Je l’ai définitivement rayée de ma mémoire !
Solange - Chaton, la vie t’a vengé. Greg a plaqué mon petit ange.
Julien - Ah ! je comprends mieux le coup de blues de Zoé !
Solange - En vérité, ce type c’est pas une grosse perte. Un toquard ! Un primaire ! Une bête de sexe qui épuisait mon trésor. Au moins avec toi, elle pouvait respirer…
Julien - Euh… ça veut dire quoi exactement ?
Solange - Je veux dire qu’avec toi, Zoé avait une sexualité normale, équilibrée.
Julien (rieur) - Pas plus de cinq fois par jour !
Solange (stupéfaite) - Nom d’un chien !… Tu sais pourquoi ce crétin l’a plaquée ? À cause d’une vieille toquée pleine d’oseille ! Elle possède une écurie.
Julien - Un étalon dans un haras. Logique ! (Il rit.) Et vous le traitez d’abruti ? Il prouve au moins qu’il a le sens des affaires !
Solange - Quel gâchis tout ça ! Ma petite Zoé a beaucoup de remords, tu sais ? Allez ! Ressers-nous et que l’on lève notre coupe à vos retrouvailles !
Solange fait un geste à Julien pour qu’il remplisse les coupes.
Julien - Même si je bois pas, à une époque, j’avais envisagé d’ouvrir un magasin Nicolas.
Solange - Et tu y as renoncé en pensant que je pourrais prendre pension ! Saligaud !… Hé, tu t’es oublié !
Julien - Vous voulez m’achever ?
Solange - Du jus de fruits, des bulles, que du naturel !
Solange saisit la bouteille et remplit la coupe de Julien.
Julien - Déconnez pas ! Je vais être malade !
Solange - Arrête ton cinoche ! (Solange et Julien cognent leurs coupes et boivent.) Ton « Matisse », il est authentique ?
Julien - Comme moi !
Solange - La peinture, tu sais que c’est ma grande passion. Figure-toi que je suis folle de rage. Samedi prochain, à Drouot, ils vendent un Chagall ! Il s’agit d’une petite toile lumineuse et envoûtante. Je n’ai pas d’argent mais je la veux absolument. Je suis capable de tout pour l’acquérir ! Tu m’entends ? De tout !
Julien - De tout ? De tout quoi ?
Solange - Je n’ai aucune limite, mon lapin !
Julien - Vous m’inquiétez, là. Et je suis pas votre lapin !
Solange (se rapprochant de Julien sur le canapé, langoureuse) - Tu vois mon Julien, je suis persuadée que tu peux m’aider…
Julien (se levant d’un bond) - Mais qu’est-ce qui vous arrive la mère et la fille ? C’est quoi cette embrouille ? Vous me prenez pour une assistante sociale ? Un mécène ? Les deux à la fois ?
Solange - Pourquoi tu t’énerves ? Détends-toi. Reste zen ! Et bois donc ! C’est un bonheur ce champagne !
Julien - Je suis pas certain qu’il vous réussisse.
Solange - Tu sais que Zoé et moi, nous avons suivi toute ton actualité ? Le journaliste radio a pris une sacrée assurance. Tu es devenu fort populaire, très médiatique grâce à ton émission de jeu à dix-neuf heures, « Tournez ménages » !
Julien - Ma carrière décolle enfin ! Sans doute parce que je suis libéré de toutes contraintes. Merci Zoé de m’avoir balancé !
Solange - Quel rapport ? Ça n’a rien à voir !
Julien - Passé la période de malaise, j’ai tout optimisé. J’ai su rebondir. Dans tous les domaines, je dois dire…
Solange - J’imagine facilement.
Julien - La jungle ! Je sais plus où donner de la… Enfin, je veux dire… Tiens, un jour, j’ai même rencontré la fille de votre amie Clémentine. Vous vous souvenez d’elle ?
Solange - Cette grande gourde ?
Julien - Je vois que vous gardez un souvenir ému d’elle. Une gourde extrêmement bien gaulée. (Il jongle avec les mains.) La sœur d’Adriana Karembeu ! Rien à jeter !
Solange - Dans sa boîte, elle s’est envoyé toute la gent masculine ! Douze ! Ils sont douze ! Pas un n’a été oublié ! J’admire sa conscience professionnelle !
Julien - Je pense qu’elle a dû toucher des primes à l’effort… Et puis tant qu’on a la santé !
On sonne à la porte.
Solange - Ah non ! Non ! Je ne suis là pour personne.
Julien - Solange, vous êtes chez moi.
Solange - Ah bon ? (Regardant autour d’elle.) C’est certain…
Julien va ouvrir. Yoann réapparaît.
Yoann - Excuse ! Ma carte bleue vient d’être avalée dans un distributeur à la con. Tu peux me dépanner de vingt euros ?
Julien - Patiente.
Julien va fouiller dans la poche d’une veste, prend un billet. Yoann adresse un geste amical de la main à Solange qui lève les yeux au ciel. Julien revient vers Yoann et lui tend l’argent.
Yoann - Sympa ! Alors comment ça se passe avec la reine mère ?
Julien - Je la sens pas du tout. Mais toi, tu as fait fort. Elle est subjuguée ! Elle veut absolument sortir en boîte avec toi !
Yoann - Hein ? Oh ! putain ! Attends, elle va encore en boîte à son âge ?
Julien - À mon avis, elle est plutôt le genre à faire la teuf dans les thés dansants. (Lui tapant sur l’épaule.) Sacré veinard ! (Tête de Yoann.) Quoi ? T’as jamais voulu être un héros ?
Yoann - Je crois que je préfère encore rester à la maison et regarder « Des chiffres et des lettres » !
Julien - Ah oui ? T’es fortiche à ce jeu-là, toi ?
Yoann - Nul ! Mais je m’endors plus facilement !
Pendant les répliques, Solange a rempli le verre de Julien et déposé discrètement un cachet dedans.
Julien - Allez, va bosser, fainéant ! Promis, je t’arrange un rancart avec Amanda Lear !
Yoann - Arrête ! Tu veux me faire flipper ?
Yoann sort précipitamment. Julien referme la porte derrière lui et revient près de Solange.
Julien - Vous avez fait une forte impression sur Yoann.
Solange - Normal. Tout le monde me trouve sympa.
Julien - Sympa, vous ? J’ai dit ça, moi ? C’est tout le contraire ! Qu’est-ce que vous avez pu me gaver ! J’ai plus à prendre des gants, non ?
Solange - Lâche-toi mon grand ! C’est pas un problème. Mais d’abord, tchin-tchin ! (Elle lève sa coupe et force à nouveau Julien à trinquer avec elle, mais surtout à le faire boire.) Avec la fille de Clémentine, ça a duré longtemps entre vous ?
Julien - Ah oui ! Tout de même… Quatre heures !
Solange - Je te parle de la durée de votre relation.
Julien - Moi aussi ! (Il pose sa main sur son front.) Et voilà ! Je commence à avoir la tête qui tourne. C‘est pas vrai ! Vous réapparaissez et aussitôt, tout va de travers !
Solange - Il faut manger une bricole, lapin ! Tu as des petites choses à grignoter ?
Julien - Rien. Mes placards sont vides. Les courses, c’est demain.
Solange - Enfin ! On va bien trouver un paquet de biscuits qui traîne ?
Julien - Attendez ! Je crois que dans le bas de mon frigo, il me reste quelques carottes. Je les garde pour Mélinda.
Solange - Qui est cette Mélinda qui mange des carottes ? Une amie végétarienne ?
Julien - Ma jument hollandaise ! (Tout sourires.) On va se régaler.
Solange (ahurie, furieuse) - Tu me proposes les carottes de ta jument ? Je rêve !
Julien - Si c’est bon pour elle, ça peut pas vous faire de mal !
Solange - Refile-moi également du fourrage pendant que tu y es ! Après, pour te faire plaisir, je peux aussi pousser des hennissements !
Julien - Oh oui !
Solange - Idiot ! Alors comme ça, tu montes à cheval ?
Julien - Depuis ma plus tendre enfance.
Solange - Tu montais sur un cheval de bois ?
Julien - J’ai pas une tête à monter sur un vrai cheval ?
Solange - La surprise ! Alors le samedi quand Zoé sortait avec moi, toi tu pratiquais l’équitation.
Julien - Je trompais Zoé avec Mélinda. Le vilain !
Solange - Ça m’aurait amusée de te voir chevaucher ta monture sous mes fenêtres.
Julien - Pas sûr que ça aurait plu à ma jument !
Solange - Tout de même, quel cachottier tu fais !
Julien - Pas du tout ! Mais Zoé et vous, vous avez une mémoire très sélective. Tout ce qui vous branche pas, vous zappez ! Poubelle ! (Solange veut se resservir du champagne. Julien lui prend la bouteille des mains.) Tout doux, tout doux sur le champagne ! On va en garder un peu pour Yoann. Il adore ça !
Solange - Parce que ton homme de ménage boit chez toi ? Tu le rémunères en liquide ?
Julien (consultant sa montre) - Treize heures trente ! (Il se lève, titube.) Hou, ma tête ! J’ai l’impression d’être sonné !
Solange (candide) - Comment ça se fait ? (Julien s’affaisse sur le canapé. Solange examine la bibliothèque. Elle va dissimuler un petit boîtier noir entre deux livres à l’insu de son ex-gendre.) Je ne me rappelais pas que ta bibliothèque était aussi fournie. Tu t’intéresses à tous les genres, on dirait. Même aux livres de médecine. « Comment soigner vos rhumatismes »…
Julien - Je vous le prête. Vous en aurez besoin avant moi…
Solange - Inutile. Tu ne dois pas le savoir mais bien avant de te connaître, j’ai écrit un recueil de poésies. Je le traîne toujours avec moi.
Julien - Tous ces vers, ça doit peser une tonne dans votre cabas !
Solange - Je ne te prête pas mon livre, je me le suis dédicacé et j’y tiens tout particulièrement.
Julien - Ça tombe bien, je suis pas motivé pour y jeter un œil !
Soudain, Julien bascule et s’étale en long sur le canapé. Solange se précipite vers lui.
Solange - Hé bien ! Hé bien ! On s’effondre ! (Elle lui tapote les joues.) Julien, on ouvre un œil ! On refait surface !
Julien (se relevant) - Qu’est-ce qui m’arrive ? Je me sens rétamé, dans le coaltar ! C’est pas normal ! Je vous l’avais dit, faut pas que je boive !
Solange - Tu te surmènes trop. Je pense aussi qu’il te manque une tendre Zoé à tes côtés pour être aux petits soins quand ça va pas !
Julien - Lâchez-moi la grappe avec votre fille !
Solange - Tu sais, elle regrette amèrement tout le mal qu’elle t’a fait. Je te le dis : elle a beaucoup changé. Elle pourrait te surprendre… Je ressens une étrange impression. Je ne sais pas pourquoi, je perçois que tu es encore amoureux d’elle !
Julien - Bouclez-la, Solange ! Mais bon Dieu, pourquoi je suis fracassé comme ça ?
Solange - Allonge-toi un peu. Ça va passer.
Julien s’allonge sur le canapé et ferme les yeux. Aussitôt, il commence à ronfler. Solange l’examine puis sort. Elle réapparaît avec une couverture qu’elle dépose sur le corps de son ex-gendre. Solange va baisser les lumières puis commence à se dévêtir. Elle se retrouve en combinaison de satin. Avec précaution malgré l’espace étroit, elle vient se blottir contre Julien.
La lumière faiblit totalement.
NOIR
Courte musique
Retour lumière. La tasse à café, la bouteille et les coupes de champagne ont été retirées. Julien a le peignoir ouvert sur le torse, il est allongé sur le canapé, tenant enlacée Solange. La couverture a été repoussée au bout des pieds. Le téléphone sonne. Le répondeur se met en marche.
Voix off - Allô ! Mon trésor ? C’est Maman… Tu t’es absenté ? Écoute, il n’y a rien d’urgent, je te rappelle plus tard…
Julien émerge, découvre Solange. Il pousse un hurlement. Il s’assoit, secoue Solange.
Julien - Ho !… Réveillez-vous, Solange ! Qu’est-ce qu’elle fout là ?
Solange (entourant Julien de ses bras) - Mon Julien ! Mon Julien tout mimi !
Julien (se débattant) - Lâchez-moi ! Qu’est-ce qui vous prend ?
Solange (s’étirant) - Oh ! je suis bien !… Je vais te faire une confidence : il y a longtemps que je n’ai pas été aussi détendue… Ça a été merveilleux !
Julien - Arrêtez vos conneries ! (Consultant sa montre.) Oh ! l’embrouille ! Il est dix-huit heures trente ! J’ai loupé ma radio !
Solange - Tu devais participer à une émission de radio ?
Julien - Une radio des poumons ! La visite médicale annuelle obligatoire. Allez, remuez-vous ! Poussez-vous donc, je suis coincé !
Solange - Tu ne veux pas qu’on se refasse un petit câlin ?
Julien - Un conseil : bouclez-la ! Je ne suis d’humeur, ni sûr de pouvoir me maîtriser ! (Hurlant.) Allez, debout ! (Solange se lève rapidement, récupère ses vêtements et se rhabille. Julien se lève aussi. Il est complètement hagard.) Je vis un cauchemar ! Je vais me réveiller, je vais me réveiller ! Ma belle-mère et moi dans mon canapé-lit ! C’est dément ! Allez, rassurez-moi, il ne s’est rien passé entre nous ? C’est un gag ?
Solange - Tu ne te rappelles vraiment pas ?
Julien - Vous m’avez fait boire, j’ai eu la tête qui tourne, j’ai dû m’allonger. Après, c’est le vide.
Solange - Je vais tout te dire : tu as été phénoménal !
Julien - Oh ! putain ! Au secours ! On a pas couché ensemble ? Non, j’y crois pas ! C’est pas possible !
Solange - Ménage ma pudeur, comprends-moi à demi-mot… Mais tu as tellement insisté !
Julien - En plus, c’est moi qui ai voulu ! (Anéanti.) Faut pas que je picole ! Faut pas que je picole ! Je l’avais dit !
Solange - Tu as été déchaîné, brutal ! Tu m’as offert le plus beau des cadeaux pour mon anniversaire !
Julien (hurlant) - Ça va, ça va ! Pas de détails !
Solange - Ça restera un souvenir impérissable.
Julien - Un vrai traumatisme, oui !
Solange (soupirant) - Ah ! pourvu que je ne me retrouve pas enceinte ! (Elle rit.) Non, je plaisante. Ça tiendrait de la science-fiction !
Julien s’effondre sur le canapé.
Julien - Je ne me reconnais plus. Depuis toujours, j’essaie d’avoir une éthique de vie, de pensée… Mais là ! C’est pas moi ça !
Solange - Écoute, c’est un accident de parcours qui n’a fait de mal à personne.
Julien - Si ! À moi ! La honte !
Solange - Mais non !
Julien - Mais si !
Solange - Mais non ! Tu étais dans un état second, tu as de vraies excuses. (Un temps.) Tout de même, quelle bonne surprise ! Jamais je n’aurais pensé que l’abus d’alcool pouvait décupler à ce point la virilité d’un homme !
Julien (éploré) - D’habitude, c’est tout le contraire !
Solange - Qu’est-ce qu’on va devenir ?
Julien - Pardon ?
Solange - Tu vas vouloir remettre ça avec moi. Tu vas me harceler ! Oh oui !
Julien - Ça va pas ! Vous pétez un câble ou quoi ?
Solange - J’essaie de te décontracter, mon lapin.
Julien - Vous êtes pas douée ! (Hurlant.) Et je ne suis pas votre lapin !
Solange - J’ai faim ! Quand je fais l’amour, je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours un petit creux après !
Julien (hurlant) - Vous me menez en bateau ! Il ne s’est rien passé. Vous essayez de me manipuler mais je ne sais pas encore pourquoi…
Solange - Que vas-tu imaginer ? J’ai faim ! J’ai une furieuse envie de châtaignes.
Julien - Oh ! ne me tentez pas ! (Soupirant.) Fausse ou vraie, heureusement que cette histoire ne sortira pas d’ici.
Solange - Pourquoi ? C’est dommage.
Julien - Vous êtes barjo ! Vous croyez pas que je vais aller me vanter partout de mettre envoyé mon ex-belle-mère ? Ce qui reste encore à prouver !
Solange - C’est vrai qu’un scoop pareil dans un magazine people ou sur Facebook, bonjour les dégâts ! Quel beau scandale ! Ton boulot à la télé, c’est sûr, tu peux mettre une croix dessus !
Julien - Je préfère ne pas y penser.
Solange - Oh là là ! Tu ne t’en remettrais pas.
Julien - Je serais fichu, démoli, anéanti.
Solange - Mais moi ?
Julien - Quoi, vous ?
Solange - J’ai rien à perdre et tout à y gagner ! Ça doit se payer un maximum ce genre de révélation, non ? Combien d’après toi ?
Julien - Le paquet ! Le paquet d’emmerdes pour moi qui peut aller jusqu’à une suppression totale d’antenne ! Heureusement que je ne vous crois pas capable d’une saloperie pareille.
Solange - Tu as raison, ça ne me ressemble pas du tout. Quoique… Ce tableau, je le veux absolument ! Je ne supporterais pas qu’il me passe sous le nez !
Julien - Vous ne feriez pas ça ! Ça serait ignoble.
Solange (voix faible) - Je sais. Je vais être dévorée par le remords. Mais je n’ai pas d’autre solution à part toi, pour récupérer le Chagall. (Soupirant.) Tu me l’achètes et je me tais !
Julien - Vous oubliez une chose importante : il n’y a pas de témoin. Personne ne vous croira. On va vous prendre pour une folle !
Solange - Pas si je dévoile la vidéo. Une preuve irréfutable. Ça va jaser sur le Net !
Julien (affolé) - Une vidéo ? Quelle vidéo ? Vous avez filmé quelque chose ? Donnez-moi ça immédiatement !
Julien se précipite vers le cabas de Solange.
Solange - Tu ne vas rien trouver dans ce grand sac. Tout est à l’abri, en sécurité. (Julien est abattu, il s’effondre sur le canapé.) Oh ! tu es déçu ! Tu avais une tout autre image de moi…
Julien - Elle était déjà pas brillante mais là ! Je suis écœuré ! Vous êtes diabolique ! Ce Chagall vaut combien ? Une fortune, je suppose ?
Solange - Sa mise à prix n’est pas donné. (On sonne à la porte.) Tu attends quelqu’un ?
Julien - C’est mon jour, je le sens ! Quand je pense qu’avant-hier, ma sonnette était en panne… Mais pourquoi je l’ai fait réparer ? Quel con !… Je vais m’habiller, je vous laisse ouvrir. Pas un mot sur ce qui a pu ou non se passer ! Ou je pourrais devenir très, très méchant…
Solange - Nous sommes en affaires, je suis une tombe ! (Julien se rend vers la chambre. Solange va ouvrir, une jeune femme entre, avec un grand sac.) Toi ! Mais qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Zoé - J’ai lu ton message sur mon portable mais c’est plutôt moi qui dois te poser la question. Pourquoi t’es-tu déplacée ?
Solange - Ma Zoé, pour t’aider. Je t’ai vue tellement désemparée…
Zoé - T’es incroyable ! C’est ma vie ! Ça ne te regarde pas !… Il est là ?
Solange - Oui. (Tendrement.) Tu es très craquante dans cette robe. Irrésistible !
Zoé - J’espère l’impressionner. Comment a-t-il réagi en te voyant ?
Solange - Au début, c’était pas ça. Ensuite…
Zoé (la coupant) - Je devine ! Tu as réussi à l’amadouer parce que tu as une qualité rare : tu as du tact !
Solange - Merci ma chérie. Tu as compris ma démarche. Si tu veux le reconquérir, il fallait que je puisse argumenter en ta faveur. Tu me connais : quand je me lance dans une cause difficile, je me donne tout entière !
Solange tousse, s’étrangle.
Zoé - Ça va pas ?
Solange - Je vais tomber d’inanition, je le sens. (Elle compose un numéro sur son portable.) Allô ! Le Palais d’Osaka ?… Pouvez-vous nous livrer très rapidement trois menus numéro quatre, à l’adresse suivante : M. Julien Caron, 25 rue Montorgueil, troisième gauche… À tout de suite ! (Elle coupe son portable.) Je vais aller acheter du rosé chez l’épicier du coin.
Zoé - Tu me laisses toute seule avec lui ?
Solange - Il faut bien que vous échangiez quelques paroles si tu veux repartir de zéro avec ton ex.
Zoé - J’ai peur ! Je suis complètement nouée.
Solange - Tu te dénoues ! Qu’as-tu à redouter ? Quelques paroles blessantes. Tu les écoutes mais tu n’en tiens pas compte. Toutes les femmes savent faire ça !
Zoé - J’ai été trop garce avec lui, tu comprends ?
Solange - Oublie ! Tu étais inconsciente, tu as le droit à l’erreur. Tu l’aimes toujours ou pas ?
Zoé - Si tu savais ! Encore plus !
Solange - Courage, mon oiseau ! (On sonne.) Oh ! la barbe !
Solange va ouvrir. Yoann apparaît.
Yoann - Oh ! belle-maman ! Vous prenez racine ?
Solange (se rapprochant de Zoé, bas) - Yoann, un ami de Julien. Une vraie glue ! Surtout une curiosité locale ! Qu’est-ce qu’il vient encore nous raser celui-là ? (À Yoann, ton normal.) Yoann, que je te présente Zoé, ma fille adorée.
Yoann - Votre fille ? C’est vraiment votre fille ? Elle vous ressemble pas du tout !
Solange - Désolée, je n’ai pas son acte de naissance sur moi !
Zoé (tendant une main) - Bonjour. Très heureuse.
Yoann (tendant une main) - Salut ! Je te voyais très différente. Moins, beaucoup moins… Et en même temps plus, beaucoup plus…
Solange - Il est limpide, ce garçon !
Zoé - J’ai perdu onze kilos, j’ai totalement revu mon look et j’ai changé de job.
Yoann - Tu faisais quoi ?
Zoé - J’étais esthéticienne.
Yoann - Et maintenant ?
Zoé - Je suis ambassadrice en produits de beauté.
Yoann - La différence ?
Zoé - La feuille de paye ! Mais mon rêve c’est devenir une actrice reconnue.
Solange - Moi je t’ai reconnue, c’est le principal !
Yoann (fasciné) - Attends ! T’as pas tourné dans « Plus belle la vie » ?
Zoé (exaltée) - Quoi ? Tu m’as vue ? J’ai eu seulement trois jours de tournage.
Yoann - Tu étais sublime ! Tu crevais l’écran !
Zoé - Pourtant on me voyait pratiquement que de dos !
Yoann - T’étais sublime quand même !
Zoé - Tu te moques de moi !
Yoann - Je te jure, quand je t’ai regardée, je me suis dit : cette fille, c’est une bombe ! Dès qu’ils vont nous la mettre de face, elle va faire un malheur !
Zoé - Pour le moment, ils ne m’ont pas encore rappelée.
Yoann - Attends ! Je vais envoyer trois cents lettres à la production pour te réclamer. Ça marche que comme ça ! Tu vas devenir une star, je te le dis ! Il faut avoir la niaque !
Zoé - Tu m’encourages, c’est super !
Yoann - Je suis complètement accro à ce feuilleton. Je loupe aucun épisode. C’est ma culture ! Mais j’y pense, j’ai un cousin qui est directeur de casting, je peux lui parler de toi. On sait jamais.
Zoé - Tu ferais ça ? T’es génial !
Yoann - Je promets rien mais je vais essayer.
Solange - Tu voulais quoi au juste ?
Yoann - Vous pouvez dire à Julien que je retrouve des copains pour un billard vers vingt-deux heures ? S’il veut nous rejoindre, ça serait cool !
Solange - On lui fera la commission.
Yoann (à Zoé) - T’es une déesse ! On va parler de toi, crois-moi ! Tu vas éclater sur tous les écrans ! (À Solange.) Bye-bye, mamie !
Yoann sort.
Solange - Mamie ! N’importe quoi ! Il est grave ce garçon. Totalement mytho ! N’espère pas trop de lui.
Zoé - On verra. (Soupirant.) Maman, j’ai un trac épouvantable pour Julien. Je ne suis pas certaine que je vais réussir à lui parler. Je craque !
Solange - Reprends-toi ! Tu ne dois pas craquer. (Zoé respire profondément et agite les mains.) Tu fais un malaise ?
Zoé - Je cherche à me décontracter. Et si je ne l’intéressais plus ? Je flippe à mort !
Solange - Bon ! Va prendre l’air un moment et reviens zen, radieuse, avec une bonne bouteille.
Zoé - Pour la bonne bouteille, pas de problème.
Zoé embrasse tendrement sa mère sur la joue et sort. Julien réapparaît, habillé décontracté.
Julien - C’était qui ?
Solange - Yoann. Il te propose de le retrouver pour un billard, vers vingt-deux heures.
Julien - Où est planqué l’enregistrement ? Dans cette pièce, j’en suis persuadé. Un conseil n’abusez pas trop de ma patience.
Solange - Où l’ai-je dissimulé ? Je ne sais plus. Je souffre d’amnésie partielle.
Julien - Arrêtez votre cirque ! Comment pouvez-vous agir de façon si machiavélique ? Vous faites l’article de votre fille et vous manœuvrez en même temps pour me soutirer de l’argent.
Solange - C’est pas incompatible. Tu ne dois pas mélanger les deux situations, ni les gens. Entre Zoé et moi, il y a un océan.
Julien - Exact ! (Soupirant.) J’avais un instant espéré que pendant que je m’habillais, vous fileriez à l’anglaise mais hélas…
Solange - Pourquoi ? Pourquoi brader les instants heureux ? Nous avons eu à peine le temps de bavarder.
Julien - Je vous ai même imaginée, terrassée par le remords, vous jeter sous une voiture pour faire preuve de salubrité publique !
Solange - Quelle vilaine pensée ! Lapin, tu n’as aucune reconnaissance !
Julien (hurlant) - Arrêtez de m’appeler lapin ! (Se radoucissant.) Soyez sincère pour une fois : je suis le premier ou il y en a d’autres qui ont eu envie de vous supprimer ?
Solange - Comment savoir ? C’est un sentiment trouble qu’on n’ose pas souvent exprimer…
Julien - Vous savez ce que vous êtes pour moi ? Un fléau ! Une redoutable manipulatrice ! Et aujourd’hui, c’est votre couronnement !
Solange - Tu me rends un bel hommage !
Julien - Quand on s’amourache d’une femme, on devrait en priorité se renseigner sur sa mère ! La moitié des mecs renoncerait au mariage !
On sonne à la porte. Solange tend un billet de cent euros à Julien.
Solange - J’ai commandé asiatique. C’est moi qui régale ! J’insiste !
Julien - Je déteste la bouffe asiatique !
Solange - Je savais que j’allais te faire plaisir.
Julien prend le billet, va ouvrir. Un livreur (invisible) tend des aliments sous plastique et prend le billet.
Julien - Merci. Gardez tout. Sayonara !
Julien referme la porte.
Solange - Bravo ! Dire au revoir en japonais à un livreur chinois, tu as de la chance d’être encore en vie !
Julien - Je ne parle pas chinois.
Solange - On dit « zàï jiàn » tout simplement.
Julien - Vous parlez chinois, vous ?
Solange - J’ai passé une nuit avec un Pékinois !… Quand on a été hôtesse de l’air, on apprend beaucoup pendant les escales. On résout très vite tous les problèmes de langues. (Glaciale.) Ma monnaie !
Julien - Quoi ?
Solange - Je t’ai donné un billet de cent euros, il y en avait pour quarante, il reste donc soixante euros…
Julien - Oh ! ce que je peux être distrait ! Je les ai laissés comme pourboire. Voilà pourquoi le livreur s’est tiré aussi vite…
Solange - Escroc ! (Elle lui prend les barquettes.) Je vais les faire réchauffer au micro-ondes ! Profites-en pour mettre le couvert !
Solange pénètre dans la cuisine. Julien se précipite vers la table basse, regarde en dessous, puis inspecte une partie de la bibliothèque. On sonne. Il va ouvrir.
Zoé apparaît, intimidée.
Zoé - Je… Je peux entrer ?
Julien (surpris, troublé) - Euh… oui, bien sûr.
Zoé avance dans la pièce. Julien la contemple, médusé, gardant la poignée de la porte en main. Il se reprend, ferme la porte.
Zoé - Maman n’est pas là ? Elle m’a laissé un texto m’informant qu’elle passait chez toi.
Julien - Elle s’affaire dans la pièce voisine. Je… Je suis sidéré. Elle m’a dit que tu étais à la ramasse. À première vue…
Zoé - Elle t’a raconté que Greg m’a plaquée ? (Dans un sanglot.) Pour une carte vermeil !
Julien - Il a eu raison ! Ça t’a profité. Tu es métamorphosée. Tes kilos en trop se sont volatilisés. Tu veux que je te dise : ça te réussit super d’aller très mal !
Zoé (touchée) - C’est vrai ?
Julien - Tu veux boire quelque chose ?
Zoé - Un café.
Julien - Oh non ! Surtout pas, si tu tiens à rester en vie !
Zoé - Je viens d’acheter un rosé de Bandol.
Julien - Je bois toujours pas d’alcool.
Zoé (déposant la bouteille sur la table basse) - Ton épicier, quel bavard ! Tu es au courant ? Il se remarie pour la quatrième fois !
Julien - Je sais. Il a pris un abonnement. Je lui ai conseillé d’aller consulter une psy !
Zoé - Il t’a écouté. Le résultat est spectaculaire, c’est elle qu’il épouse !
Tous les deux rient. Imperceptiblement, on sent qu’ils sont heureux de se revoir.
Julien - Assieds-toi, je t’en prie.
Zoé s’assoit sur un bord du canapé, croise lentement les jambes. Julien les contemple, soufflé.
Zoé - J’ai souvent pensé à toi ces derniers temps. Le mauvais tour que je t’ai joué, je viens à mon tour d’en faire les frais. Je regrette amèrement d’avoir été si injuste, si impitoyable avec toi. Tu en as bavé.
Julien - C’est vrai que tu n’as pris aucun gant. Où l’avais-tu rencontré ton primate ?
Zoé - Tu te rappelles notre dernière Saint-Valentin, le resto ? C’était le maître d’hôtel.
Julien - Heureusement que je ne l’ai pas su, notre soirée de Saint-Valentin se serait transformée en la Saint-Barthélemy !
Zoé - Greg m’a éblouie. Le coup de foudre ! Avec le recul, il s’est révélé un bel enfoiré. Top niveau ! J’avais décidé de me séparer de lui mais il m’a prise de court. Et toi ? Que deviens-tu ?
Julien - Je me suis lancé dans une noble cause. Je suis devenu l’abbé Pierre des corps en peine ! Je console d’innombrables créatures en manque !
Zoé (un peu contrariée) - Tu ne t’ennuies pas, quoi ! À propos, bravo pour ton émission de télé. Tu y es formidable. Toi qui as tant ramé, tu sembles enfin comblé sur le plan professionnel.
Julien - Tout roule ! Demain, je suis en studio dès huit heures du matin jusqu’à vingt-deux heures ! Je chôme pas !
Zoé - Je ne vais pas te déranger davantage.
Julien - Mais pourquoi es-tu venue ?
Zoé - Je devais me rendre à l’hôpital…
Julien - Quoi ? Tu as des ennuis de santé ?
Zoé - … pour aller dîner avec une copine infirmière. Elle vient d’annuler. J’ai pensé en profiter pour faire quelques achats pour Noël… Pourquoi ris-tu ?
Julien (venant s’asseoir à l’extrémité du canapé) - Ta mère te disait presque à l’agonie, ne voulant plus mettre un pied dans un grand magasin !
Zoé - Je suis un peu déprimée, c’est tout. Je pensais la rejoindre pour qu’on aille ensemble lui acheter un petit cadeau pour son anniversaire.
Julien - Si c’est en fonction de ses mérites, un tout petit, petit, petit cadeau suffira !
Zoé (rieuse) - On ne va pas la changer. Je crois qu’elle souffre de solitude, en ce moment.
Julien - Difficile pour elle de trouver preneur ! Sur le marché des calamités publiques, elle a gravi tous les échelons. Elle est arrivée au sommet !
Zoé - Mais vous vous êtes chamaillés ?
Julien - Au contraire ! On a fini dans les bras l’un de l’autre !
Zoé (rieuse) - Faut peut-être pas pousser le bouchon… J’y vais. (Croisant puis décroisant langoureusement ses jambes.) Ça m’a fait très plaisir de constater que tu es bien dans ta peau, bien dans ta tête…
Julien - Tu n’attends plus ta mère ? Ça va pas ?
Zoé - Si ! Non ! Je suis très troublée de te revoir. Limite à éclater en sanglots !
Julien (se rapprochant légèrement de Zoé sur le canapé) - Moi aussi, ça me fait quelque chose de te retrouver. Tu n’as jamais été aussi séduisante. T’es devenue une vraie bombe !
Zoé - Une bombe qui vient de se débarrasser d’un boulet !
Julien (se collant à Zoé) - Tu me perturbes complètement. Ta robe est un pur chef-d’œuvre ! Ouh là là !
Zoé - On se calme ! Tu peux t’écarter un peu. Les chefs-d’œuvre se contemplent mieux en prenant du recul !
Julien - Cette connerie ! Et ce parfum enivrant ! J’ai jamais su y résister ! Oh ! ma Zoé !
Julien tente d’enlacer Zoé qui se lève d’un bond.
Zoé - Julien ! À quoi tu joues ? Nous sommes séparés.
Julien - Pardon ! Désolé ! Je ne sais pas ce qui m’arrive depuis ce matin, je ne maîtrise plus rien !
Solange réapparaît avec les barquettes sur une assiette.
Solange - Oh ! ma grande, tu es là ! Tu dînes avec nous, ça va être sympa. À trois comme au bon vieux temps.
Julien (énervé, sans doute agacé de la présence de Solange ; il préférerait rester seul avec Zoé) - Sauf que le bon vieux temps, pour moi, vous en faisiez pas partie… Je vais chercher pour mettre la table.
Julien entre dans la cuisine.
Solange - J’ai entendu sonner, je me doutais que c’était toi… Alors, raconte ! Comment s’est-il conduit avec toi ? Chaud ou froid ?
Zoé - Brûlant ! Mais aussi touchant. Seulement sa vie est devenue tellement hyperactive et stressante, je ne sais pas s’il y a une place pour moi.
Solange - Quoi ? Moi je te dis que oui ! Son cœur bat pour toi, son corps exulte pour toi ! J’ai vu son œil lubrique ! Fonce, ma gazelle !
Zoé - T’as loupé ta vocation d’entremetteuse !
Solange - C’est pas ça ma bichette mais quand on a passé la moitié de sa vie dans un avion, on subit comme une déformation professionnelle. On voit tout le monde s’envoyer en l’air !
Zoé (agitant sa robe) - Ma robe à fleurs sexy, je l’ai minutieusement choisie.
Solange - Où l’as-tu trouvée ? Chez Jardiland ?
Julien revient avec un plateau où il y a des assiettes, des verres, des couverts, des serviettes en papier et un tire-bouchon qu’il tend à Solange.
Julien - Je vous laisse manœuvrer, vous avez le coup de main.
Solange essaie d’ouvrir la bouteille mais éprouve de grandes difficultés. Elle tend la bouteille à sa fille qui n’y arrive pas non plus.
Zoé - Il est coriace !
Julien - Allez, donnez à l’homme, femmes chétives ! (Il prend la bouteille, manœuvre, grimace.) C’est vrai qu’il fait de la résistance… (S’épuisant sur le tire-bouchon, le prenant dans tous les sens.) Il veut pas venir ! (À Solange.) C’est de votre faute ! Vous lui avez mal parlé, il est contrarié !
Solange - Rigolo !
Julien - Mais que croyez-vous, il y a des bouteilles de vin au mauvais caractère qui ne veulent pas être consommées par n’importe qui !
Solange - Tant pis, je marcherai à l’eau ! (Écartant ses yeux avec un doigt.) Y’a pas de souci ! (Prononcer « sushi », accent chinois.)
Julien (posant la bouteille sur la table) - Voilà. On s’en servira comme objet d’art ! (Fixant Solange.) Ça vous va bien les yeux bridés. Ça vous rajeunit.
Solange - Mon âge ne me pose aucun problème. D’ailleurs, mes amies Sophie et Régane me disent régulièrement que je fais dix ans de moins qu’elles !
Julien - Forcément, elles ont dix ans de plus que vous !
Solange - Pauvre gland !
Zoé - Maman, tu dérapes !
Solange - Écoute ! Il me cherche, non ? (Soupirant.) Ah ! j’ai besoin de vacances !
Julien - À propos, quand vous inscrivez-vous pour une cure ?
Solange - Quelle mémoire ! Tu te rappelles que je parlais souvent d’une cure de thalasso. J’ai sans cesse reporté.
Julien - Euh… non. Moi je parle d’une cure de désintoxication ?
Solange - Je crois que ça va mal finir tous les deux !
Zoé - Tu as de l’eau minérale dans le frigo ? (Julien approuve de la tête.) Ne bouge pas.
Zoé sort.
Solange - Alors toi, ne la ramène plus ! Écoute-moi plutôt. Samedi quinze heures, rendez-vous à l’entrée principale de chez Drouot. Et ne t’avise pas de me faire faux bond. Le Chagall devrait grimper jusqu’à cinquante mille euros.
Julien - Cinquante mille euros ! Vous êtes cinglée ! Je ne possède pas cette somme !
Solange - Tu te débrouilles ! Ta situation actuelle te permet de les trouver très rapidement et sans grande difficulté.
Julien - Vous êtes hallucinante !
Solange - Et encore, je m’économise ! N’oublie pas ton chéquier et surtout de lever la main quand il faut !
Julien - Sur vous ?
Solange - Pour les enchères ! (Zoé revient avec une bouteille d’eau minérale. Solange, mielleuse.) Quelle merveilleuse journée pleine d’imprévus, n’est-ce pas ? (Contemplant les sacs de nourriture.) Les émotions, ça creuse. On attaque ?
Le téléphone sonne. Julien ne réagit pas.
Zoé - Tu ne réponds pas ?
Julien - Bof ! Je rappellerai plus tard. Mais je vais écouter.
Julien augmente le volume de son répondeur.
Une femme (voix off) - … Mon doudou, c’est moi. Je n’aime pas quand on se quitte un peu contrariés comme l’autre jour. Je voulais te dire que je t’aime comme une dingue et que j’avais à t’apprendre une nouvelle extraordinaire. Je ne résiste plus. Voilà : je suis enceinte ! J’attends des jumeaux. (Julien devient livide tandis que les deux femmes se fixent, sidérées.) Je plane littéralement ! Rappelle-moi vite, mon amour. Bisous partout !
Zoé (après un temps) - C’est qui « bisous partout » ?
Julien - Je sais pas.
Solange - T’es un vrai comique ! Tu veux nous faire croire que tu ignores à qui tu fais des enfants ?
Julien - Elle a pas dit son nom.
Zoé - Cette voix doit t’être familière ?
Julien - Elle est déformée, je l’ai pas reconnue.
Solange - Cette petite semble très amoureuse de toi. Et l’inverse semble évident. Tu te révèles un beau tartuffe !
Julien - Je vous jure, je ne comprends pas. J’ai dû louper un épisode.
Zoé - Un épisode, je ne sais pas mais ce qui est sûr, c’est qu’elle, tu ne l’as pas loupée ! (Geste du ventre rond.) Toutes mes félicitations !
Julien - C’est la totale ! Je suis cassé ! Je dois être maudit quelque part.
Solange (à Zoé) - Que fais-tu ? Tu ne vas pas rester en tête à tête avec ce perverti sexuel ?
Julien - Vous, on ne vous retient pas ! (À Zoé.) Je te jure, il doit s’agir d’un énorme malentendu. J’explique pas !
Zoé - Julien, je ne porte aucun jugement. Je constate simplement que l’homme s’éparpille pas mal et laisse des traces…
Solange - Si ça se trouve, depuis deux ans, il a conçu des bébés partout ! À hauteur de deux enfants par mois, il serait père de… (Effrayée.) Quarante-huit enfants ! Tu ne vas pas fréquenter un homme qui traîne derrière lui quarante-huit bambins ?!
Julien - Zoé, dis à ta mère qu’elle arrête de délirer ! Elle me prend la tête !
Le téléphone sonne à nouveau. Julien ne bronche pas.
Solange - C’est elle qui rappelle ! Réponds ! Ça te permettrait de te justifier.
Julien - Je n’ai pas à me justifier, ni de comptes à rendre !
Solange - Pas le choix ! (Elle saisit le téléphone.) Allô ! Espèce de garce ! Alors c’est vous qui avez fait des jumeaux dans le dos de ma fille ! Qui êtes-vous ?
Julien - Raccrochez immédiatement ! (À Zoé.) Elle est complètement givrée, ta mère !
Voix de femme - Allô ! Allô ! Mon chéri, c’est maman ! Qu’est-ce qui se passe ?
Julien - C’est ma mère ! Comment vous lui avez parlé !
Solange - Quoi ? J’ai employé le mot « garce ». Une chance sur deux que je me plante ! Elle va pas tourner de l’œil pour ça. (Au téléphone.) Ne quittez pas, je vous passe votre fils. Il a une merveilleuse nouvelle à vous apprendre ! (Elle tend l’appareil à Julien.)
Julien - Allô ! Maman ? J’ai du monde à la maison, promis je te parle demain matin… Non, non, c’était Solange, mon ex-belle-mère, qui faisait une blague… Hein ?… Oui, oui, elle a toujours un grain, la preuve !… Moi aussi.
Julien raccroche.
Solange - Je vois que Bérénice me porte toujours dans son cœur !
Julien - Elle exprime un sentiment général !
Solange - Ma Zoé, on met les voiles ? On s’offre un écailler ? (Elle prend son cabas, passe devant Julien, bas.) Samedi, quinze heures. Sans rancune, lapin !
Solange sort, grande dame.
Julien - C’est une journée démente, infernale. Je ne sais pas quoi ajouter de plus.
Zoé - Passe une bonne soirée tout de même !… Ah ! à titre d’info, j’ai trente pour cent de réduction chez Joué Club !
Zoé sort. Julien reste songeur.
Julien - Quarante-huit enfants ! Et si elle disait la vérité ?
Malgré la tension nerveuse, il éclate de rire.
NOIR
Courte musique
Retour lumière. Deux jours plus tard. Yoann, seul en scène, mange une banane.
Yoann (hilare) - Quarante-huit mouflets ! T’es le spermatozoïde le plus reproducteur de l’hexagone !
Julien (voix off) - Ça me fait pas marrer !
Yoann - On va devoir ouvrir une maternelle exprès pour toi. J’espère qu’ils l’inaugureront à ton nom. « La France reconnaissante » !
Julien (voix off) - Fais pas chier avec tes conneries !
Yoann - Allez, je blague plus. Une simple question : pour les jumeaux, t’as déjà réfléchi aux prénoms ?
Julien (voix off) - Continue, banane, je te rectifie la façade et tu te retrouves aux urgences !
Yoann - Sérieux, t’as vraiment pas reconnu la voix de ta mignonne ?
Julien entre, en jogging. Il exécutera quelques mouvements de gym sous l’œil admiratif de Yoann.
Julien - Non ! Vaguement Marie-Ange. Mais ça ne peut pas être elle.
Yoann - Pourquoi ?
Julien - Elle est ménopausée.
Yoann - Les retours d’âge, ça te fait pas peur, on dirait !
Julien - Tu la verrais ! Marie-Ange est prof de danse, elle a encore un corps sublime.
Yoann - Tout de même, avec deux marmots sur les bras, t’es dans une sacrée mélasse ! Je voudrais pas être à ta place.
Julien - Toi, y’a pas de danger. Une nana, avec toi, elle accouche que de bons mots !
Yoann - Facile ! Pourtant être papa, ça me plairait. Je crois en plus que je serais excellent dans cet emploi !
Julien - Cette fille m’a laissé un message il y a déjà quarante-huit heures. Depuis, aucune nouvelle. Pourquoi elle rappelle pas ?
Yoann - Mets-toi à sa place, elle doit être débordée. Tous les achats à effectuer : les lits, les biberons, le linge, les couches, le papier peint, je sais pas moi, tout !
Julien - Arrête ! Tu me gonfles !
Yoann (admiratif) - T’arrives à combien de pompes d’affilée ?
Julien - Deux cents.
Yoann - Deux cents ! La bête ! J’en fais dix, je m’écroule ! T’as fréquenté beaucoup de nanas, ces derniers mois ?
Julien (se relevant) - Cinq ou six. Sept ! Huit, peut-être ? Neuf ? Quinze ? Trente ? J’ai pas compté.
Yoann - Tu t’es tapé tout le bottin du 92, quoi ! Hé bien, tu vas pas te marrer dans tes recherches.
Julien - En plus, j’ai pas que des souvenirs impérissables. Dans les soirées, les cocktails bien arrosés, t’emballes facilement, tu vois ? Et tu oublies tes conquêtes tout aussi facilement.
Yoann - Moi, je suis invité nulle part. Mes « coups » sont généralement des mecs fauchés, rencontrés au hasard. La note de Pizza Hut, on la partage toujours en deux !
Julien - Chacun son destin, mon poulet !
Yoann (rieur) - Je peux dire que j’ai débuté au plus bas niveau et que j’ai su m’y maintenir avec assiduité !
Julien - T’auras des jours meilleurs ! Bon ! T’avais un service à me demander ?
Yoann - Tu m’as dit que tu étais en studio tout l’après-midi, non ?
Julien - L’enregistrement est reporté à demain. Le réalisateur a une crève du diable.
Yoann - La guigne ! J’attends quelqu’un.
Julien - Chez moi ? Tu charries ! Un mec ?
Yoann - Une nana ! Ton ex ! J’avais pas envie de la recevoir là-haut, au sixième, dans mon placard à balais.
Julien - Mais pourquoi tu la vois ?
Yoann - Mon cousin a vu des photos d’elle sur Internet, il accepte de lui faire passer un casting pour un pilote d’une série télé. Faut que je lui annonce la bonne nouvelle !
Julien - Mais pourquoi tu fais ça pour elle ?
Yoann - Elle est vachement sympa, sensible, jolie, elle a du talent, elle mérite qu’on l’aide.
Julien - T’es un vrai samaritain, toi ! T’as le cœur sur la main.
Yoann - J’essaie d’être un type bien. Mais je suis souvent sous-estimé, sous-payé… Si tu vois ce que je veux dire ?
Julien - Oh ! j’ai oublié de te donner tes étrennes ! (Il récupère une enveloppe dans un tiroir de commode.) Voilà, chef !
Yoann - Cool ! Justement, j’ai envie de m’acheter une nouvelle guitare ! (Il ouvre l’enveloppe.) Vingt-cinq euros ! Je pourrais déjà me procurer les cordes !
Julien - Hé ! ho ! T’as commencé ton job il y a deux mois… Tu me parlais de Zoé ?
Yoann - Je lui ai dit que tu étais absent parce qu’elle refuse de te voir.
Julien - Elle m’en veut ! Normal. J’ai même pas réussi à m’expliquer avec elle. Tu peux pas savoir quand je l’ai revue, mon palpitant s’est emballé. Je suis toujours mordu pour elle ! Elle est trop attachante. Mais là, on est dans une vraie impasse.
Yoann - Un cul-de-sac, oui !
Julien - En tout cas, tu peux pas la recevoir ici.
Yoann - Si tu allais faire un footing ?
Julien - Justement, je compte faire un peu d’exercice. J’ai donné rancart à Elga…
Yoann - Hein ? C’est qui cette Elga ?
Julien (joignant les gestes à la parole) - 95-170-95 ! Je peux pas rater ça, tu comprends ? Mon corps a besoin de s’exprimer assez régulièrement.
Yoann - Où l’as-tu rencontrée ta bimbo ?
Julien - Hier soir, à l’inauguration d’une boutique de fringues de luxe. Elle m’a littéralement sauté dessus ! Il paraît que c’est une vraie nympho !
Yoann - Si elle s’agrippe à tout ce qui bouge, vaut mieux que je me tire tout de suite !
Julien - Remarque, je comptais pas te demander de rester. (On sonne.) C’est elle !
Yoann - Oh ! putain !
Julien - Un peu de respect, s’il te plaît ! Passe par l’escalier de service et surveille l’arrivée de Zoé à l’entrée de l’immeuble.
Yoann - Et on va où, nous ?
Julien - Tu l’entraînes dans une brasserie. (Baissant les yeux sur son jogging.) Tu me trouves comment ?
Yoann - Horrible !
Julien - Je vais me changer ! Salut ! À plus ! (Yoann sort précipitamment par la porte de service.) Entre, mon ange ! C’est pas fermé à clé. (Il se rend dans sa chambre.) Je suis à toi dans un instant !
Solange apparaît. Elle ôte son manteau puis se précipite vers la bibliothèque, écarte deux livres, récupère la petite boîte et la range dans son sac. Elle souffle. Elle était partie précipitamment il y a deux jours et n’avait pas pu opérer pour emporter sa caméra miniature.
Solange - Julien !… Julien !
Julien (voix off) - Déshabille-toi, mon petit cœur. Mets-toi bien à l’aise. Je te préviens, j’ai une patate du diable !
Solange (amusée, ôte son manteau) - Ça va pas durer…
Julien (voix off) - Tu sais que tu m’as excitée toute la soirée ? Je suis chaud comme de la braise !
Solange - Attends lapin, je sens que je vais te refroidir !
Julien (voix off) - Ta robe mauve moulante très fendue dans le dos, ouh là là ! Il y avait plus de monde pour te mater qu’autour de ce buffet minable. Si tu as soif, il y a du Manhattan au frais.
Solange - Hé bien ! Il progresse ! Il se lance dans le cocktail. (Elle se rend vers la fenêtre, admire le paysage. Julien entre, chemise blanche très ouverte et pantalon noir. Il se rend dans le dos de Solange, l’embrasse dans le cou. Solange se retourne.) Comme c’est mignon ! Et tellement inattendu !
Julien (écarlate) - Encore vous ! C’est pas vrai, vous avez décidé de me pourrir la vie jusqu’au bout ? Qu’est-ce que vous venez foutre chez moi ?
Solange - Tu ne me dis plus « tu » ?
Julien (reboutonnant sa chemise) - Dehors ! Disparaissez ! Vous avez fait assez de bordel, je crois. Nous sommes pas samedi !
Solange - Tu attends une créature de rêve ? Quel coquin tu fais ! Tu te surmènes trop !
Julien - Solange, je vais pas pouvoir rester zen très longtemps. Je sature !
Solange - Si tu lèves la main sur moi, j’appelle les flics !
Julien - Si je lève la main sur vous, appelez plutôt le 18 !
Solange - Calme-toi, Julien. Je ne vais pas m’imposer. Réponds-moi : oui ou non as-tu une liaison avec cette femme enceinte ?
Julien - Je n’ai aucune liaison. Et si une femme est enceinte de mes œuvres, je voudrais bien en avoir la preuve.
Solange (affolée) - Pourquoi ? Non, ne me dis pas que… tu es stérile ? Oh ! mon pauvre chéri ! J’ignorais.
Julien - Je ne suis pas stérile ! N’importe quoi ! Mais c’est sûr que si j’avais dû vous fréquenter dans l’intimité, il y a des chances que je le serais devenu !
Solange - Le cruel ! Moi qui venais pour faire la paix… Figure-toi que j’ai réfléchi à ta situation. Je pense que tu as eu au téléphone une fille opportuniste et rusée qui veut t’attendrir et se faire passer la bague au doigt.
Julien - La vie en couple, j’ai donné. De toute façon, elle se manifeste plus.
Solange - Très, très bizarre ça… (Rieuse.) Ou alors elle est déjà partie accoucher !
Julien - Bien sûr ! Elle doit être du signe du Poisson ! Quand ils copulent, dans les heures qui suivent, les femelles pondent !
Solange - T’as vu jouer ça où ?
Julien - Le maquereau, par exemple, c’est son cas.
Solange - Faut revoir ta culture, mon loulou. Avec un maquereau, les femmes ne se retrouvent jamais enceintes. Elles ne font que cracher des billets de banque !
Julien - Votre poisson, vous le harponnez à Pigalle ?
Solange - Bon ! Je m’éclipse. Merci pour le Manhattan ! Et tu m’excuseras, comme il fait un peu frisquet chez toi, je n’ai pas voulu me dévêtir davantage…
Julien - Ouf !
Solange - Tu sais quel est ton plus gros défaut ? D’avoir trop de qualités !
Julien - Si à jeun, vous vous mettez à faire des compliments…
Solange - Bisous lapin ! À très vite !
Solange sort.
Julien - Toi, t’es pas au bout de tes surprises…
NOIR
Courte musique
Retour lumière. Un peu plus tard. On frappe à la porte. Julien va ouvrir, Yoann entre.
Yoann - Qu’est-ce qui se passe ? Un pépin ? Tu me demandes de passer en urgence…
Julien - Non, non, pas de panique ! Je suis simplement curieux de savoir si avec Zoé, ça s’est bien passé.
Yoann (enjoué) - On s’est sifflé trois perroquets. Pour te dire l’ambiance…
Julien - Même avec des têtes de nœud en face de toi, je t’ai jamais vu carburer à la menthe à l’eau ! Alors, raconte !
Yoann - Ton ex a appelé mon cousin qui lui a proposé une audition lundi prochain. Elle pourrait bosser sur une sitcom. Elle est sur un nuage !
Julien - C’est vrai qu’elle m’a prouvé qu’elle était très douée pour jouer la comédie…
Yoann - Oh ! la vanne !
Julien - Dis-moi, elle… elle t’a touché deux mots à mon sujet ?
Yoann - On a parlé du présent, pas du passé !
Julien - Fais pas le malin ! Elle t’a quand même dit que de m’avoir revu, ça l’avait touchée ?
Yoann - Hein ? Ah non ! On avait à discuter plus important. Sa carrière artistique, son avenir.
Julien - Elle est partie contrariée, d’accord. Elle ne veut pas me revoir, O.K. ! Mais elle est très émue, je l’ai senti.
Yoann - Écoute, pour moi, tu es sorti de sa tête.
Julien - Enfin quoi ! Elle a quand même pas pris au sérieux cette histoire de bébés ? Tu l’as rassurée, au moins ?
Yoann - Pour elle, t’es un mec qui vit sur une autre planète. T’es devenu trop fluide, inconstant.
Julien - Tu veux me saper le moral ou quoi ? Je profite de la vie parce qu’elle n’est pas auprès de moi. Pour te dire, ma bimbo s’est pas pointée et je m’en contrefous !
Yoann - Alors tu attends quoi au juste ?
Julien - Comment ça ?
Yoann - T’attends quoi pour dire à Zoé que tu l’as jamais oubliée ? Que tu veux remettre le couvert avec elle ?
Julien - Quelle délicatesse ! Je peux pas dans l’immédiat. À cause de sa mère, cette bougresse ! Tant que j’ai pas réglé un compte avec elle…
Yoann - Raconte !
Julien - C’est pas racontable !
Yoann - Comme tu veux… C’est pas un problème, on parle d’autre chose. Tiens, hier soir, je suis allé à mon cours de karaté. J’ai appris une nouvelle prise, faut que je te montre. Attention ! (Il prend des positions.) Ha ! Ho ! Ha !
Yoann se lance dans quelques mouvements pour faire peur à son adversaire puis exécute la prise mais la rate et fait basculer maladroitement Julien contre le canapé.
Julien - Bravo ! T’es pas doué !
Yoann - Je débute ! Je suis pas encore au point.
Julien - Je… Je me demandais si tu saurais avec tact, avec beaucoup de tact, tester Zoé ? Même si elle me prend pour un bonhomme instable, je voudrais vraiment savoir si je ne me plante pas, si elle est toujours accrochée à moi ?
Yoann - Combien tu me paies ? Je rigole ! Quoique… Le tact, pas de problème, c’est inné chez moi, mais c’est de trouver les mots qui est pas facile… Faut que le bon moment se présente, tu vois ? T’es plus sa préoccupation première…
Julien - Merci ! Tu es très réconfortant.
Yoann - Zoé est plus à se demander en ce moment si elle va lâcher ou pas la parfumerie.
Julien - Des comédiennes, il y en a trop ! On l’attend pas.
Yoann - Elle dégage un vrai magnétisme ! Justement, pendant qu’on discutait au café, un type qui devait pas avoir un rond sur lui, ne cessait de l’observer.
Julien - C’était un looser ? Que voulait-il ?
Yoann - Au début, je pensais qu’il la matait pour le plaisir. Pourquoi se rendre dans un musée et sortir vingt euros pour voir des natures mortes alors que gratos, il peut admirer Angelina Jolie dans un bistrot ?
Julien - Et alors ?
Yoann - Le type s’est soudain approché de nous et il a demandé à Zoé si elle pouvait lui refiler cinq euros pour payer son café. Tu vois !
Julien - Qu’est-ce que je dois voir ?
Yoann - Ben c’est la preuve évidente qu’elle attire les gens, le public ! Il a senti en elle une personnalité troublante !
Julien - Il a surtout senti en elle une bonne poire !
Yoann - Après, mis en confiance, il lui a déclaré qu’il la trouvait très bandante. Il lui a réclamé son numéro de portable.
Julien - Quoi ! Elle le lui a pas donné, j’espère ?
Yoann - Si ! Enfin elle lui a communiqué un numéro bidon ! Tiens, je me demande si c’est pas le tien, d’ailleurs ?
Julien - Hein ? Tu me baratines !
Yoann - Mais oui ! Tu marches pas, tu galopes !… Bon ! On va pas rester sur un échec, on va faire une nouvelle tentative. Ha ! Ho ! Ha !
Julien - Stop ! Tu serais capable de m’éborgner !
Yoann - T’as peur, hein ? Tu balises !
Julien - Des crevettes comme toi, j’en ai aplaties quelques-unes en trois mouvements.
Yoann - Tu peux crâner, tu les mouilles !
Yoann se lance à nouveau, pousse deux cris, exécute sa prise de karaté qui finit en catastrophe, il s’écroule sur Julien et l’entraîne au sol.
Julien - Le con ! Mais quel con !
Solange apparaît. Effarée par la situation, elle se précipite vers les deux hommes et donne de violents coups de sac à main sur Julien.
Solange - Lâche-le ! T’as pas honte ? Lâche-le immédiatement !
Les deux hommes tentent de se relever, Julien se protégeant des coups de sac.
Julien - Mais elle est malade, celle-là ! (Debout, piquant le sac et l’envoyant promener dans la pièce.) Vous êtes à enfermer !
Solange - Tu brutalises ton personnel et je ne dois pas réagir ! (À Yoann.) Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es blessé ?
Yoann - Non, ça va.
Solange - Vous vous êtes disputés ?
Yoann - J’ai demandé une augmentation, il l’a refusée, ça s’est terminé en pugilat !
Solange (récupérant son sac et le faisant tournoyer devant Julien) - Exploiteur ! Tu mériterais une correction !
Julien - Mère Courage, vous voyez pas qu’il s’offre votre bobine ? (À Yoann hilare.) Toi, t’es pas quitte ! Je suis ceinture noire de judo, la prochaine fois c’est moi qui fais les démonstrations, O.K. ?
Solange - Deux gamins ! Tu t’es écorché dans le cou. Viens, je vais te mettre un pansement.
Yoann - Il saigne ? Je m’occupe de lui, je suis le petit-fils de Dracula !
Solange (lorgnant le cou de Julien) - C’est un bobo de rien du tout. Tu as une trousse à pharmacie ? (Poussant Julien.) Allez !
Solange et Julien entrent dans une pièce voisine. Yoann prend son portable, compose un numéro.
Yoann - Allô ! Zoé ? C’est Yoann. Je viens de parler avec ton Jules, tu es sur la bonne voie… Oui, oui, t’inquiète, il craque toujours pour toi… Mais je te raconte pas, pour lui tirer des confidences, il a fallu que je la joue très fine… Hein ? La nana enceinte ? Ça reste encore une énigme… Oui, je te tiens au courant. Tchao la star !
Yoann coupe son portable. Solange et Julien reviennent.
Julien - Mon pote, arrête le karaté, fais-toi embaucher chez Pinder, t’as un meilleur avenir !
Yoann - Bon ! Je suis attendu à la piscine.
Julien - N’oublie pas ton GPS, la dernière fois tu t’es retrouvé à la patinoire !
Yoann - Un GPS, t’as raison. Surtout que je circule qu’en vélo ! (Il rit.) À mon retour, je te ramène du pain ? (Julien accepte de la tête.) Oh ! belle-maman, je vous ai pas remerciée de m’avoir porté secours !
Solange - De rien ! Ça m’a fait du bien de me défouler !
Yoann sort.
Julien - Quel tempérament ! C’est la première fois que je me fais attaquer à coups de sac à main !
Solange - Voleur !
Julien - Qu’est-ce qui vous prend ?
Solange - Escroc !
Julien - Ça me rappelle un souvenir. « Voleur », « escroc », ce sont les mêmes mots que vous avez utilisés quand je vous ai appris que je souhaitais épouser votre trésor !
Solange - Rends-moi immédiatement ma caméra miniature avec l’enregistrement.
Julien - De quoi me parlez-vous ?
Solange - Tu m’as parfaitement comprise. Tu as subtilisé ma caméra contre une autre similaire, avec un vieux film de vacances.
Julien - Les Cévennes ! C’était sympa, non ? On vous voit donner de l’herbe aux vaches, une communion totale !
Solange - Tu es un gredin !
Julien - Lorsque toutes les deux, vous êtes parties précipitamment, je savais que vous aviez planqué votre caméra quelque part chez moi sans avoir pu la reprendre. Elle ne pouvait pas être sur vous et j’avais jeté un œil dans votre cabas. J’ai fouillé partout, j’ai mis la main dessus dans la bibliothèque. Hier, votre visite m’a faussement intrigué. Il fallait absolument que vous récupériez ce précieux objet. Je me suis volontairement absenté un instant, hop ! vous avez pu manœuvrer en douce et embarquer la caméra de substitution !
Solange - Crapule !
Julien - C’est tout ? Vous n’avez pas l’impression d’inverser les rôles ? C’est la déroute, chère Solange. Échec et mat ! Vous n’avez plus qu’à vous procurer une copie du Chagall à dix euros !
Solange (abattue) - Si je comprends bien, tu annules Drouot ?
Julien - C’est plus raisonnable, non ?
Solange - Tu l’as visionné ce film ?
Julien - Oh non ! Aucune envie ! J’ai un coffre à la banque, il va y sommeiller jusqu’à votre décès. À propos, vous avez bloqué une date ?
Solange - Vermine !
Julien - Voleur, escroc, crapule, vermine ! Vous êtes un véritable dictionnaire ambulant des synonymes qui flattent !
Solange (s’effondrant sur le canapé) - Tu m’as bien possédée !
Julien - Si vous pouviez éviter les mots qui fâchent !
Solange - Toute petite déjà, j’avais idéalisé ce tableau, je rêvais de le posséder. Ça s’est transformé en obsession. Et là, si proche du but… (Un temps.) Tout s’écroule ! J’ai besoin d’un remontant !
Julien - J’ai fait le plein en jus de tomate.
Solange - Du jus de tomate ! Je vais vraiment craquer !
Julien se rend à la cuisine. Solange fouille dans son sac, sort une boîte de comprimés, l’ouvre, regarde à l’intérieur, la vide dans sa bouche. Julien entre, la voit. Il dépose les jus de tomate sur la table et se précipite vers Solange.
Julien - Solange ! Recrachez tout de suite vos cachets ! (Il lui ôte la boîte et l’examine.) Elle est complètement vide ! Mais c’est pas vrai !
Solange - Où est le problème ?
Julien - Mais qu’est-ce qui vous a pris, vieille folle ? Je te jure ! Vous êtes une catastrophe au quotidien ! Essayez de vomir !
Solange - Non mais ça va pas ! (Julien saisit Solange, la force à se pencher en avant.) Mais tu me fais mal, crétin ! T’es pas drôle !
Julien libère Solange.
Julien - Bon, d’accord ! J’ai pas le choix. J’appelle le Samu ! (Il se rend vers le téléphone.) Franchement, ce genre de connerie, on le fait chez soi ! (Il compose un numéro.) Rien ! Vous m’épargnez rien !
Solange - Raccroche ! J’ai pas essayé de me supprimer, j’avais simplement besoin de prendre des « décontractants ». Il restait juste deux gélules dans le flacon !
Julien - Vous bluffez !
Solange - Je n’ai pas du tout envie de mourir ! Tu rigoles ! (Elle sourit. Julien repose le téléphone.) Mais qu’est-ce que tu crois ? Je n’ai pas cotisé pendant des années à la Sécu, aux caisses de retraite, partout, pour en faire profiter les autres ! Ah ! non alors ! À soixante ans passés, j’aurai certainement des envies de…
Julien (la coupant) - Oh ! vous les avez déjà, il me semble ?
Solange - Insolent ! « SOS gendres battus », tu veux créer le mouvement ?
Julien - Je vois avec bonheur que les cachets agissent rapidement. Un petit jus de tomate ?
Solange - Tu sais où tu peux te le carrer, ton jus de tomate ?
Julien (surpris) - Waouh ! Solange, le sang familial bouillonne dans vos veines. C’est les raisins de la colère !
Solange - Je suis très, très énervée, oui !
Soudain Solange se sent mal. Elle passe sa main sur son front, s’appuie contre le rebord du canapé.
Julien - Ça va pas ? Allongez-vous, c’est plus prudent.
Solange - Je ne sais pas ce qui m’arrive, mes jambes se dérobent.
Julien aide Solange à s’installer. Il saisit deux coussins, place le premier sous la tête de son ex-belle-mère, l’autre sous ses pieds.
Julien - Vous avez un malaise vagal suite probablement à une chute de tension. Je vous lève les jambes pour que la circulation du sang se fasse mieux… Ça vous est déjà arrivé, ce genre d’incident ?
Solange - Oui. Deux fois.
Julien - C’est un peu logique avec votre âge avancé…
Solange - Ta gueule !
Julien - Détendez-vous. Vous êtes très pâle. Votre problème, vous êtes en permanence irritée, toujours dans l’excès. Vous devriez en discuter avec votre généraliste. À mon humble avis, il y a aussi des gens que vous devriez absolument éviter de fréquenter. (Un temps.) Moi, par exemple…
Solange - C’est vrai que dès que l’on se voit, il se passe un clash.
Julien - On doit pas fonctionner dans le même karma ! Je vais vous chercher un verre d’eau. Fermez les yeux un moment.
Julien se rend dans la cuisine. Un temps. La porte d’entrée s’ouvre, Yoann apparaît. Il tient à la main une baguette de pain. Il s’approche de Solange, pose le pain sur la table basse, contemple, ébahi, la mère de Zoé. Il exécute un signe de croix. Julien revient, un verre à la main.
Yoann - Elle est morte ?
Julien - Je lui adresse trois paroles blessantes, pan ! elle rend l’âme !
Yoann - Dingue ! (Il pousse un cri.) Elle a bougé !
Julien - Heureusement, corniaud ! Elle vient d’avoir un léger malaise, c’est tout. Et toi, t’es pas allé à la piscine ?
Yoann - Fermée pour quarante-huit heures. Ils l’ont vidée pour un nettoyage à sec ! (Contemplant Solange.) Elle est blanche. Impressionnant. On dirait la Belle au bois dormant !
Julien - Toi, t’as pas mis tes lentilles de contact !
Solange (toujours les yeux fermés) - J’entends tout, je ne suis pas sourde ! (Elle se relève.) La sieste est terminée.
Julien - Vous vous sentez mieux ?
Solange - Oui. Quelle heure est-il ?
Julien - Seize heures.
Solange - J’ai rendez-vous chez mon nouveau coiffeur.
Julien - Vous croyez qu’il peut accomplir un miracle ?
Solange (aigre) - Tu veux son adresse ?! Il s’appelle Milou.
Yoann - Milou ? Mais je le connais ! C’est le premier mec avec qui je suis sorti ! J’étais complètement accro !
Solange - Tu te souviens de ton premier amour, toi ?
Yoann - Comment l’oublier ? J’ai tremblé de tout mon corps ! Il m’avait refilé la rougeole !
Julien - Et vous Solange, vous avez la mémoire ?
Solange - Tout ce que je me rappelle, c’est qu’il avait quarante ans. Quarante ans de plus que moi ! Et toi ?
Julien - Elles étaient plusieurs, il me semble. Mais comme à l’époque, je fumais des pétards pour jouer à l’homme, si ça se trouve il y en avait qu’une très, très douée…
Yoann (observant le collier autour du cou de Solange) - Votre collier, il est top ! C’est la classe !
Solange - J’aime bien les pierres. (Écartant les mains sur un mètre.) Surtout les grosses ! Bon ! Je n’ai plus rien à faire ici…
Le téléphone sonne. Julien augmente le volume. Voix répondeur : « Je suis absent, merci de bien vouloir laisser un message. »
Voix off homme - Monsieur, j’ai enfin réussi à obtenir votre téléphone. Je sais que vous êtes l’amant de ma femme. Si vous ne rompez pas immédiatement avec elle, je me ferai un plaisir de venir vous foutre mon poing dans la gueule ! Avec toute ma déconsidération !… »
Julien (abasourdi) - Ça continue ! Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire à la con ?
Yoann - Belle voix chaude mais pas prêteur, le mec !
Julien - Solange, vous fréquentez un marabout et vous m’avez envoyé un mauvais sort depuis le début ? Avouez !
Solange - Il n’y a pas à tergiverser sur ton compte : tu es un beau fumiste !
Julien - Stop ! Pas un mot de plus. Je supporterai pas. Surtout venant de vous. Ces deux dernières années, je n’ai fréquenté aucune femme mariée. Pour le principe, d’abord. Et ensuite, je fuis les complications.
Solange - La preuve que non !
Julien - Ou alors je me suis fait berné. Il faut avouer que pour certaines femmes, le mensonge est un véritable fonds de commerce !
Solange - Il faut avouer aussi que chez certains hommes, l’hypocrisie est une seconde peau !
Julien - Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.
Solange - Je m’en félicite ! Adieu !
Yoann - Attendez ! Vous n’allez pas partir fâchés ?
Solange - De quoi je me mêle ?
Solange prend son manteau et sort précipitamment.
Yoann - Elle a pas fini de piquer sa crise.
Julien - Pourquoi ?
Yoann - Milou c’est le coiffeur le plus nul sur la place de Paris ! Elle va sortir de chez lui avec les cheveux comme un paillasson ! (Soupirant.) Hé, c’est la totale pour toi !
Julien - Une nana enceinte, une nana mariée… il ne manque plus à mon palmarès qu’une plainte du Vatican pour avoir abusé d’une religieuse en goguette !
Yoann - Attends, attends ! Est-ce que tout ce qui se passe au Vatican est toujours très catholique ?
Julien - T’es en grande forme ! J’ai réfléchi au cas de cette fille qui attendrait un bébé de moi. C’est impossible.
Yoann - Ah bon ?
Julien - Je n’ai jamais eu de relation sexuelle sans utiliser un préservatif.
Yoann - T’as peut-être eu un incident de parcours ?
Julien - On s’en rend compte. Il y a quelqu’un qui s’amuse avec moi… Je finirai par trouver le nom du plaisantin… Tu fais quoi ce soir ?
Yoann - Je fais régime, je vais grignoter bio chez Cédrick. Céleri, carottes, tomates, betterave…
Julien - C’est un pré, pas un restaurant chez ton Cédrick ! Je t’accompagne ! J’ai besoin de m’aérer la tête.
Yoann - Euh… je dois te prévenir : c’est un lieu gay.
Julien - Super ! Les nanas, elles commencent vraiment à me courir !
Yoann - Tu les kiffes plus ? Tu serais pas le premier à changer tes habitudes. Hé, tu m’as promis que si tu devenais homo, je suis en tête de liste !
Julien - Attends ! Je souffle un peu, c’est tout. Pour la soirée. Moi, renoncer aux femmes ? T’es fêlé ! Faudrait me les couper ! Simplement dans ton bistrot, je vais un peu respirer tranquille. On viendra pas m’emmerder !
Yoann - Ça je te promets pas. Même chez un végétarien, une belle bête comme toi, il peut y avoir des amateurs !
Julien (hurlant) - J’en ai marre !
Les deux hommes éclatent de rire.
NOIR
Courte musique
Retour lumière. Deux jours plus tard. Julien répond à son portable.
Julien - … Trois points de plus de part de marché en six mois, c’est impressionnant, vous avez raison… « Tournez ménages » séduit les gens parce que c’est une émission drôle, sans provocation. Le public ne supporte plus tout ce qui est racoleur, vulgaire, nul… Vous me proposez de reconduire mon contrat sur deux ans ? Écoutez président, il faut que l’on en discute… Bien sûr… (On sonne à la porte.) Permettez une seconde, on sonne à la porte. (Julien va ouvrir. Yoann, habillé en Père Noël, entre. Il reprend sa conversation.) Non, non, vous ne me dérangez pas, c’est le Père Noël qui débarque… Non, il vient chercher son chèque du mois… Entendu président, on déjeune en fin de semaine… On se rappelle.
Julien coupe la communication, prend une enveloppe et la tend à Yoann.
Yoann - Merci. (Sidéré.) C’était le président de la République ?
Julien - Son sbire. Le président de la chaîne.
Yoann - Quoi ? Tu avais au téléphone le président de la chaîne du président de la République ?! Et comment ils vont ?
Julien - T’as pris ton café en fumant un pétard ce matin ?
Yoann - J’ai pas dormi deux heures. Je suis à la ramasse !
Julien - Le Père Noël s’est épuisé à visiter les conduits de cheminée ?
Yoann (rieur) - On va plutôt dire que j’ai joué au ramoneur…
Julien - Un vrai poète !
Yoann - Alors comment tu me trouves dans ces frusques ? Mon sex-appeal en prend un grand coup ! La bobine de mes copains s’ils me voyaient !
Julien - Pourquoi ? Tu es très excitant dans ton costume rouge. On va se bousculer pour visiter ta hotte !
Yoann - Tu me charries ! Le grand magasin vient de me convoquer en urgence pour une mission de sauvetage. Leur Père Noël s’est pété un tibia. Comme c’est pas mal payé…
Julien - Dis-moi, les Galeries t’ont embauché parce qu’ils n’avaient pas l’embarras du choix ?
Yoann - T’inquiète, je compte surprendre. Je vais assurer super !
Julien - Tu t’es regardé ? Physiquement, t’es pas crédible. T’es enrobé comme une merguez au bout d’un pic ! D’habitude, les prétendants ont fréquenté avec insistance les terrines, les choucroutes garnies et ont consommé des litres de bière !
Yoann - Le vieux cliché ! Moi, j’affiche vitalité et jeunisme. Et pour changer les traditions, je ferai uniquement asseoir sur mes genoux les jeunes pères de famille !
Julien - Génial ! Je t’accompagne ! Je veux surtout pas louper le moment où tu te feras embarquer dans le panier à salade !
Yoann - Je blague ! Non, en vérité, je rigole pas trop en ce moment. Pff ! Les temps sont durs. Ma guitare sèche se morfond dans son étui. C’est terrible d’avoir du génie et d’être le seul à en profiter !
Julien - Le seul ? T’oublies ton voisinage et la pétition qui circule.
Yoann - M’en tape ! Bon ! Je vais aller retirer ma panoplie. On transpire comme une bête là-dedans. Je commence seulement à quinze heures… (On sonne.) T’attends du monde pour le déjeuner ?
Julien - Zoé ! Je veux avoir une franche discussion avec elle. Tu peux l’accueillir, le temps que je récupère mon portable dans la chambre ?
Yoann - Pas de problème !
Julien sort. Yoann va ouvrir. Solange entre.
Solange - Le Père Noël ! On peut pas faire un pas sans vous rencontrer. Dans la rue, les magasins, le métro, la télé ! Et maintenant, chez mon gendre !
Yoann - Ex ! Ex-gendre ! Son calvaire est derrière lui !
Solange - Grossier personnage ! Mais cette voix… C’est toi, Yoann, qui t’es déguisé ?
Yoann - Je suis pas déguisé, je bosse en costume ! Je vous demande, moi, si vous êtes affublée en bourgeoise constipée ? Ou alors les apparences sont trompeuses !
Solange - Mais je vais le claquer !
Yoann (enjoué) - Ça y est, vous êtes démasquée ! Vous êtes Cruella d’Enfer ! Le clone de Solange Caron ! (Hurlant.) Tous aux abris !
Yoann traverse la pièce en courant et va se blottir derrière un bord du canapé.
Solange - T’as vraiment un grain bien implanté, toi ! (Elle avance dans la pièce. Yoann se relève.) Bon ! Tu peux me dire si la vedette du petit écran est visible ?
Yoann - Il est là, oui. Je… Je peux vous demander de m’aider à ôter tout ce bazar ? Je crève de chaud. (Il enlève sa fausse barbe blanche puis soulève son costume vers le haut, se débat.) Alors ? Où êtes-vous ?
Solange (désinvolte, examinant les ongles de ses mains) - Oui ! Un seconde !
Yoann - Qu’est-ce que vous fabriquez ? Je suis coincé !
Solange - Toi, coincé ? Depuis quand ?
Yoann - J’étouffe ! Activez ! Je manque d’air !
Solange - Crève donc ! (Mielleuse.) Je viens. (Elle se rapproche de Yoann et l’aide à retirer son vêtement.) Pas évident. Il te colle… Ça y est presque… Voilà !
Yoann - Quelle chienlit ! Être Père Noël, c’est un boulot à risque ! Salut ! Je regagne mon nid d’aigle.
Solange - Je ne te fais pas fuir au moins ?
Yoann - Vous savez ce qu’il y a de bien en vous ?
Solange - Tu as l’embarras du choix.
Yoann - J’ai beau chercher, je trouve pas !
Yoann sort, son habit sur un bras. Julien entre.
Julien - Encore vous ! Le cauchemar se poursuit ! Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Vous pouvez pas me foutre la paix ?
Solange - Je t’ai laissé trois messages sur ton portable ! Jamais tu rappelles ?
Julien - Je réponds par ordre des priorités.
Solange - Je ne serai pas longue. Je t’annonce une bonne nouvelle : ça y est, je l’ai !
Julien - Votre acceptation pour un séjour en soins intensifs ?
Solange - Le Chagall ! Il est accroché à un mur de mon salon Empire.
Julien - Comment avez-vous trouvé l’argent ? Vous avez fait un casse ?
Solange - Tu n’es pas loin. J’ai sollicité mon banquier qui est un ami. Comment n’ai-je pas pensé à lui plus tôt ? En plus, cet homme m’adore !
Julien - Il y en a au moins un sur terre !
Solange - Il m’a accordé un crédit en moins de vingt-quatre heures et j’ai pu me rendre il y a deux jours, chez Drouot. C’était pas la foule. J’ai obtenu mon tableau pour un prix très honorable.
Julien - Vous êtes comblée. Quand je pense à toutes vos manigances…
Solange - Justement, il faut que je te fasse un aveu. J’ai très mal agi avec toi.
Julien - Écoutez, je veux tout oublier et…
Solange (le coupant) - Chut ! Laisse-moi parler, lapin. Ma conduite envers toi n’a pas d’excuse. Je regrette vraiment tout… Tout ce qui n’est pas arrivé mais qui t’a complètement chamboulé.
Julien - Comment ? Pourriez pas vous exprimer plus clairement ?
Solange - Entre toi et moi, il ne s’est absolument rien passé.
Julien - Vous me tendez un nouveau guet-apens ?
Solange - Je t’ai fait boire mais surtout j’ai déposé dans ton verre un somnifère puissant. Une fois endormi, je me suis installée dévêtue près de toi et puis c’est tout !
Julien - C’est tout ? Alors vous et moi, on n’a pas… ?
Solange - On n’a pas, non !
Julien (explosant de joie) - C’est vrai ? Le soulagement ! Vous êtes vraiment démoniaque ! Mais je suis tellement heureux qu’il faut que je vous embrasse !
Solange - Garde tes distances ! Je préfère.
Julien - C’est trop formidable que l’on ait pas couché ensemble !
Solange - Tu as raté une belle opportunité mais c’est préférable.
Julien - Et la caméra ?
Solange - Si tu avais jeté un œil à son contenu, tu aurais découvert un reportage sur le zoo de Thoiry !
Julien - Tout ce cinoche pour acquérir une toile de maître !
Solange - Je suis folle, je sais ! Ça fait partie de mon charme. Tu n’as donc plus à craindre pour ta carrière. Les usagers de Facebook n’auront rien à se mettre sous la dent ! (Un temps.) Tu ne m’en veux pas trop ?
Julien - Je ne sais pas. Votre chance, c’est votre fille. Je vous ménage à cause d’elle. (Soupirant.) Mais hélas, je ne suis pas au bout de mes peines. Vous allez certainement finir centenaire !
Solange - Ah oui ?
Julien - Tout là-haut, ils doivent être terrorisés de vous récupérer un jour, ils vont faire durer le plaisir !
Solange - Très drôle ! Et de ton côté, tu as des nouvelles de la petite qui se dit enceinte de toi et du monsieur qui veut t’étriper parce que tu lui as emprunté sa femme sans le lui demander ?
Julien - Aucune. Mais j’ai mené une enquête et ces deux mystères seront bientôt résolus.
Solange - Tu sembles bien sûr de toi ?
Julien - Exact. Il a raison Yoann : il est très chouette votre collier de perles.
Solange - Il est surtout bien porté !
Julien - Ce sont des vraies ?
Solange - J’ai une tête à porter du toc ? Un cadeau de mon adorable banquier. Pour tout t’avouer, lui et moi depuis samedi, on fusionne !
Julien - Le pauvre ! Il était si en manque que ça ?
Solange - Il me vénère ! Depuis deux mois, il me fait livrer des roses chaque lundi.
Julien - Le lundi, c’est cinquante pour cent de rabais ?
Solange - Ne sois pas mesquin !
Julien - Mais votre banquier, je le connais. C’est étonnant, jusqu’à présent, je le pensais équilibré. Il a la moitié de votre âge, non ?
Solange - Où est le problème ? Je lui apporte deux fois plus de sensations fortes qu’une petite niaise anorexique ! J’ai toujours eu un faible pour la génération qui me succède. (Rieuse.) T’as eu chaud, mon pote !
Julien - Vous êtes vraiment fêlée !
Solange - Avec Jean-Philippe, nous allons passer le Nouvel An à New York. Il veut me faire connaître une célèbre galerie d’art qui expose des toiles rares de Braque. J’adore Braque !…
Julien - Ouh là là ! Il est fortuné votre banquier ?
Solange - Un directeur de banque fauché ça serait comme un employé municipal qui roulerait sur l’or ! Ça se voit nulle part ! Le chéri est tout remué depuis peu. Il vient de perdre ses parents. Il a hérité d’une grosse fortune. C’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde…
Julien - Dallas et vous, même combat !
Solange - J’ai pas le choix, lapin ! Des employés municipaux, j’en connais pas !
Solange soudain pousse un hurlement. Elle se précipite sur une chaise.
Julien - Qu’est-ce qui vous prend ?
Solange - C’est horrible ! Je viens de voir traverser une souris blanche !
Julien - C’est Rose-Marie ! Je l’ai en pension en ce moment. Elle est adorable et apprivoisée. Mais elle a besoin de se dépenser.
Solange - Je les supporte pas ! Ça me tétanise. (Soufflant, descendant de sa chaise.) Je dois y aller.
Julien - Quelle bravoure ! Dites donc, à dix ans, vous n’aviez pas été engagée comme petit rat de l’Opéra ?
Solange - Si. Mais les petits rats et les souris sont incompatibles !
Julien - J’ignorais cette phobie chez vous. Je crois que pour ma tranquillité, je vais garder cette petite bête très longtemps à la maison !
Solange - J’ai une vieille amie en province, elle s’est réveillée une nuit, une souris lui dévorait les poils du nez ! Quelle horreur !
Solange sort précipitamment en claquant la porte. Le portable de Julien sonne.
Julien - Allô !… Salut Jean-François. Alors tu as du nouveau ?… Cet homme avait mon numéro, il y a deux mois… D’habitude, ils ne les redistribuent pas si vite, c’est une erreur. Merci du cadeau empoisonné ! Le problème c’est que ce type semble être un drôle de loustic, un sacré cavaleur… Oui… O.K. ! Merci pour ton appel. À bientôt. Embrasse tendrement Philippine. (Il raccroche, se tape le front.) Je suis un abruti ! Elle vient de le plaquer ! (On sonne à la porte. Julien va ouvrir, accueille Yoann.) T’étais passé où ?
Yoann - Me changer. Elle s’est tirée, Amanda Lear ?
Julien - Pas une balle dans la tête, hélas !
Yoann - J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait me bouffer ! Elle déménage !
Julien - À cinq mille kilomètres si elle veut ! On la retiendra pas. Remarque, elle va peut-être finir par se calmer maintenant qu’elle a dégoté un boyfriend.
Yoann - Un curé ?
Julien - Un curé ? Pourquoi un curé ?
Yoann - C’est les premiers à pratiquer la charité…
Julien - La charité, pas le sexe ! Quoique… (On sonne à la porte.) Voilà Zoé.
Yoann - Tu veux que je dégage ?
Julien - Comme tu le sens.
Yoann - Je reste. J’aime bien assister aux scènes de ménage chez les ex ! On enrichit son vocabulaire !
Julien va ouvrir. Zoé entre, un bouquet à la main.
Zoé - Bonjour !
Elle embrasse Julien.
Julien - Ça va ? (Zoé lui tend les fleurs.) Oh ! des roses ! Merci ! Tu les as piquées à ta mère ?
Zoé - Pardon ?
Julien - Non, rien. Entre.
Yoann s’approche de Zoé et lui fait la bise.
Yoann - Salut ma jolie. Tu es très classe dans cette robe noire.
Zoé - Je l’avais achetée pour l’enterrement de ma grand-mère. (À Julien.) Tu te rappelles ?
Julien - Oh oui ! On savait pas si l’assistance suivait le convoi ou bien toi !
Zoé - Attention ! Je la porte que dans les grandes occasions.
Julien - Notre déjeuner en tête à tête est une grande occasion ? Sympa.
Zoé - Euh… je parle de mon rendez-vous à dix-sept heures. Je rencontre un producteur.
Julien - En fruits et légumes ?
Zoé - Un producteur de téléfilms. J’ai décroché un petit rôle dans un feuilleton grâce à Yoann, d’ailleurs. (Elle lui envoie un baiser du bout des doigts.) Merci mon Yoyo !
Julien (à Yoann) - Alors Tata Yoyo c’est toi ! C’est tout mimi ça !
Yoann - Malin !
Zoé - Tu ne vas pas te montrer jaloux d’un garçon qui n’a plus de famille, pas d’amis, pas de chien ?
Julien - Pas de famille, lui ? Il est d’une couvée de cinq moutards !
Yoann - Oui, non, enfin, je les vois pratiquement jamais. Ils habitent le Marais-Poitevin !
Julien - Lui, il a préféré s’exporter dans le Marais tout court !
Yoann - T’as la patate ! Allez ! Je vais grignoter une bricole et après au turbin !
Zoé - Je t’appelle dès que j’ai signé et, promis, je t’offre un super resto !
Yoann - Tchao les petits cœurs !
Yoann sort.
Julien - Je vais tremper les roses. J’ai réservé une table chez Marion.
Julien sort avec le bouquet.
Zoé - Chez Marion ? T’es fou ! Notre premier resto en amoureux chez elle a été un désastre ! On s’est payé une furieuse intoxication alimentaire. Enfin, t’as pas pu oublier ?
Julien (réapparaissant avec les roses dans un vase qu’il dépose sur un meuble) - J’ai même regretté de pas emmener les restes dans une barquette pour les offrir à ta mère !
Zoé - Chez Marion, tu y tiens vraiment ?
Julien - On lui doit une seconde chance, non ?
Zoé - Ça se discute.
Julien - T’as plus rien à craindre. Depuis, ils ont dû totalement épuiser leur stock de poissons avariés.
Zoé (rêveuse) - Quel repas ! Juste avant de friser le malaise, tu t’étais montré fort attendrissant. Tu m’avais déclaré que tu étais raide dingue de moi.
Julien - Si ça se trouve c’est cet aveu qui m’est resté sur l’estomac ! (Tête de Zoé.) Mon corps a pu réagir comme une prémonition du fait que ça n’allait pas durer entre nous…
Zoé - Moi je peux te dire qu’à cette époque, ton corps ne pensait qu’à s’exprimer sans état d’âme ! (Le fixant.) Tu m’as invitée à déjeuner mais je te sens bizarre sur ce coup-là. Qu’est-ce que tu manigances ?
Julien - Et toi, pourquoi te montres-tu sur la défensive ?
Zoé - Tu m’intimides. Tu as tellement évolué que j’ai l’impression d’être très éloignée de toi. Hein ?… Non ?… Oui ? Réponds, merde !
Julien - Toi aussi, t’as évolué. Ton vocabulaire s’est enrichi !
Zoé - Ça cache quoi « chez Marion » ?
Julien - Vingt pour cent de rabais sur la note ! Satisfaite ?
Zoé (éclatée) - C’est vrai ! J’avais oublié le pingre que tu es. Tu les lâchais plutôt avec des élastiques !
Julien - Pingre, moi ? J’étais contraint de te brider, oui ! On roulait pas sur l’or et, si je t’avais laissé faire, tu achetais une robe neuve tous les jours !
Zoé - C’était pour mieux te plaire !
Julien - Moi et mon banquier, on en demandait pas tant. Allez ! Si tu préfères que je t’emmène à « La Tour d’Argent », c’est avec plaisir.
Zoé (ébahie) - Non ? T’es fou ! C’est le coup de bambou ! Tu paies cash sur place ?
Julien - Bien sûr. Mais tu sais, depuis que tu es partie, mes finances se portent bien mieux. D’ailleurs, mon banquier ne se manifeste plus.
Zoé (touchée) - Pourquoi tu veux me gâter comme ça ?
Julien - On s’est fait la gueule pendant deux ans, ça suffit, non ?
Zoé - Je me trompe ou tu es encore un peu attaché à moi ?
Julien - Je peux prendre un joker ?
Zoé - Non, réponds franchement, c’est important pour moi.
Julien - On se rend au restaurant et je passe à table, O.K. ?
Zoé - D’accord. (Elle regarde de côté, pousse un hurlement, saute spontanément dans les bras de Julien. Elle entoure de ses jambes la taille de Julien.) J’ai vu passer une… une souris !
Julien - C’est vrai que tu as perdu du poids… On fait quoi maintenant ?
Zoé - Me lâche pas ! J’ai trop peur !
Julien - J’ai l’impression d’être un pylône auquel on s’agrippe !
Zoé - Pas un pylône. Un luminaire urbain qui m’illumine de toute sa tendresse…
Zoé se rapproche du visage de Julien. Ils s’embrassent avec passion. Julien entraîne Zoé sur le canapé et l’enlace.
Julien - Tu sais que même un eunuque avec toi retrouverait toute sa vigueur !
Zoé - La souris ! Où est-elle passée ?
Julien - Te soucie pas, je l’ai vue regagner sa cage dans la cuisine. Elle a plus la crainte de toi, que toi d’elle ! (On sonne à la porte.) On répond pas !
Zoé - J’ai un bon karma aujourd’hui, tu peux aller ouvrir.
Julien - Si c’est ta mère ?
Zoé - Quatre chances sur cinq. Elle se pointe toujours quand on la souhaiterait en Corée du Nord !
Julien - Pourquoi la Corée du Nord ?
Zoé - On sait quand on s’y rend, on sait jamais quand on en revient !
On tambourine à la porte.
Julien - Je te jure !
Julien va ouvrir. Yoann entre, soutenant Solange qui boite. Yoann s’adresse à la concierge, hors de vue.
Yoann - Merci madame De Suza. On va se débrouiller.
Julien - Qu’est-ce qui s’est passé ?
Solange - J’ai glissé sur une plaque de verglas sur le trottoir.
Yoann - J’étais descendu acheter du jambon quand je l’ai trouvée avachie contre un mur. Une vraie loque complètement sonnée.
Zoé - Tu souffres, Maman ?
Solange - Une vraie loque, je t’en ficherais ! Ça va mieux, ma chérie. Mais quelle chute !
Julien - De neige ?
Solange - Au sol ! Suis, un peu !
Zoé - Rien de cassé ?
Solange - Dans mon cabas, le champagne est sauf ! Je suis très, très énervée. (Essuyant un sanglot.) Si ça se trouve, je me suis pété une cheville. Je vais être handicapée à vie !
Julien - Il faut vous allonger sur le canapé. J’appelle tout de suite SOS Médecins.
Yoann installe Solange sur le canapé.
Yoann - Attends ! Je vais examiner son pied et cerner la blessure.
Solange - Tu veux me tripoter les extrémités ?
Yoann - Pas davantage, je vous rassure ! J’ai un brevet de secouriste.
Julien - Laissez-vous faire, Solange. Je l’ai vu à l’œuvre ; en général, il fait rarement souffrir les femmes…
Yoann - Je suis plié en deux ! (À Solange.) Vous permettez ? (Il soulève le pied de Solange.) Vous chaussez au moins du 48 ?
Solange - Idiot ! Du 38 !
Yoann - Marrant ! Le même chiffre que votre date de naissance !
Solange - Je sens que bientôt, il va y avoir deux handicapés dans cette pièce !
Yoann - Détendez-vous, Mamie !
Solange - Mais il m’énerve !
Yoann - Chut ! (Il tâte partout autour du pied.) Si j’appuie à cet endroit précis, ressentez-vous une douleur ? (Solange pousse un cri.) D’accord. Je vois très bien. Aïe !
Solange - Quoi « aïe » ? Tu veux me faire peur ?
Yoann - Écoutez, je vais être franc avec vous : je me demande s’il ne faudrait pas vous amputer.
Solange (retirant son pied des mains de Yoann) - Éloignez-moi ce guignol, je vais l’étriper !
Yoann - Je vous charrie. Vous avez un bel hématome mais aucune fêlure. Quelques compresses, un peu de pommade sur l’endroit sensible avant de vous coucher et dans trois jours, tout est oublié.
Solange - Qui me prouve que tu n’es pas un charlatan ?
Yoann - Je ne prends que deux cents euros par consultation ! (Il rit.) Allez voir un généraliste !
Solange - Comment ? Je peux plus marcher.
Yoann - Écoutez, j’ai la pommade chez moi qui peut vous soulager. Ensuite, vous restez étendue deux heures et après, vous verrez déjà les progrès.
Julien - Quoi ? Tu m’imposes Solange deux heures chez moi ?
Solange - Tu peux bien faire ça pour moi, non ?
Julien - Non ! Justement, non !
Solange - Après tout ce que je n’ai pas fait pour toi !
Zoé (à Yoann) - Est-ce que tu peux rester auprès d’elle ? Julien et moi devons sortir.
Yoann - Je peux pas ! Je bosse dans quelques minutes.
Solange - Alors voilà ! J’ai un pépin de santé, tous les proches quittent le navire ! On m’abandonne, on me jette ! (Dans un sanglot.) Je n’ai pourtant pas mérité ça.
Julien (s’emballant) - Mais si, justement ! Plus personne ne vous supporte. Vous êtes une emmerdeuse top niveau ! Un poison public ! Un fléau ! Vous êtes complètement barrée ! La politique, la justice, la santé, la vie de famille, la religion, la société, vous avez pris la tête à tout le monde, sur tous les sujets de conversation. On étouffe ! On a l’overdose totale de vous !
Solange - C’est tout ?
Julien - J’ai d’ailleurs trouvé votre cadeau de Noël : une infirmière ! Alors vous faites ce que vous voulez. Vous restez sur le canapé, vous allez boire un café chez la gardienne, vous allez porter plainte au commissariat, vous allez saluer tous vos anciens amis du conseil municipal qui vous ont culbutée dans le passé…
Solange - Comment as-tu été au courant ?
Julien - Par l’opposition ! Vous faites comme vous voulez, je m’en fous ! Votre fille m’aime, je l’aime toujours, nous voulons repartir sur de bonnes bases ! C’est-à-dire sans vous !
Solange (se relevant) - Il y a des paroles qui dopent ! Je me sens bien mieux !
Julien - Vous avez vu l’effet magique ? On vous passe de la pommade et…
Solange (à Zoé) - Merci pour ton soutien !
Zoé - Maman, je t’apprends rien, t’as jamais été facile. Julien souhaite se prémunir, je le comprends.
Solange - J’ai l’impression d’être une pestiférée !
Julien - C’est vrai qu’il y a du choléra en vous. Zoé et moi tentons un rapprochement, il est donc hors de question que je vous fréquente. Sauf s’il plaît à Dieu que vous deveniez muette ! Ou coincée sur une chaise roulante et au moindre écart de langage, d’attitude, je débloque le frein à main !
Solange - Quel pourri !
Julien - J’ai plus l’âge qu’on me gonfle les amygdales ! Adieu Solange ! Sans regrets !
Solange (à Zoé) - Toi, tu ne me parles plus jamais de lui !
Le téléphone sonne. Julien va augmenter le son.
Voix off féminine - Allô ! Mon amour ? C’est moi. Pourquoi tu ne m’appelles pas ? Je vais pas bien du tout…
Solange (exaltée) - C’est cette fille qui attend des jumeaux ! (À Zoé.) Tu l’avais oubliée, hein ?
Julien - Solange, je règle le problème, vous la mettez en sourdine… (Il décroche le téléphone.) Allô ! Non, non, écoutez-moi. Je ne suis pas votre petit ami. Il a annulé son abonnement et j’ai récupéré sa ligne… Non, je ne peux absolument pas vous renseigner à son sujet… Je suis sincèrement désolé… Je vous en prie. (Il raccroche.) Elle chiale !
Solange - Bravo ! Tu pouvais essayer de la réconforter, pauvre petite !
Zoé - Stop, maman ! Ça suffit ! Tu changes d’attitude avec Julien. Les leçons de morale, c’est terminé. Toute ta vie, tu t’es plantée sur ton relationnel, t’es exactement le modèle à ne pas suivre. Alors maintenant, tu nous laisses tranquilles. C’est entendu ?
Solange - Ma grande, ton bonheur avant tout. Ne t’inquiète pas, j’ai le sens du sacrifice… Bien ! (Elle saisit son sac et son manteau, se rend en boitant vers la porte.)
Zoé - Tu pars sans nous dire au revoir ?
Solange (se retournant) - Pardon ! Allez ! On oublie toutes nos rancœurs, Julien. Je te pardonne tes emportements, toutes tes paroles désagréables que tu ne pensais pas vraiment…
Julien - Mais si !
Solange - Mais non ! On fait la paix. Et comme la rancune est vraiment un horrible défaut, je vous propose qu’on fête le 24 décembre ensemble. Ici ! De toute façon, je ne suis invitée nulle part ailleurs… Bye-bye les poussins !
Solange sort. Yoann éclate de rire.
Julien - Regardez-moi ce grand ahuri ! Il est plié en deux.
Yoann - Moi, elle m’éclate la Solange !
Julien - C’est parfait. Alors sois heureux, Zoé et moi on va s’éclipser pour le réveillon et on te confie la reine mère pour la soirée ! Sacré veinard ! (Yoann a changé de tête.) Pourquoi tu rigoles plus ?…
NOIR
Courte musique
Retour lumière. Quelques semaines plus tard. Tous les interprètes apparaîtront en tenue printanière. La porte s’ouvre, Julien, enjoué, entre. Il tient à la main un pot de muguet.
Julien - Quelle belle journée ensoleillée pour ce 1er Mai ! (Jetant un œil circulaire.) Oh ! mais elle s’est surpassée, la fée du logis ! Nickel de chez nickel !
Yoann entre, gants roses Mappa aux mains qu’il agite comme des marionnettes.
Yoann - Salut grand chef !
Julien - Salut Chantal Goya !
Yoann - Du muguet ! Je craque ! C’est pour moi ? Fallait pas !
Julien - Non, fallait pas. C’est pas pour toi.
Yoann (examinant le pot de plus près) - Oh ! le relou ! C’est du plastique !
Julien - Et alors ? C’est pour la gardienne !… Elle fait de l’allergie aux fleurs naturelles ! (Il dépose le muguet sur la table.) Vraiment très chic tes gants ! Essaie de les préserver si tu comptes te marier un jour… Et pourquoi tout ce zèle inattendu ? Tu souhaites une augmentation, c’est ça ? Bien sûr, je comprends. On en reparle en 2020 !
Yoann - Harpagon ! Ta baraque respire la propreté parce que belle-maman se pointe.
Julien - Tu veux me gâcher la journée ?
Yoann - Sérieux ! Tu comprends, Solange quitte pas une maison de repos pour venir récupérer chez toi une maladie nosocomiale !
Julien - N’importe quoi ! Tu déconnes pas ? Ces fumiers nous avaient garanti qu’ils la gardaient au frais six mois minimum !
Yoann - Elle est restée enfermée quatre mois complets, c’est déjà pas mal.
Julien - Tu parles ! C’est la cata !
Yoann - Moi je vais te dire : elle débarque à point. Zoé et toi avez besoin qu’on vous bouscule. Vous devenez gluants de bonheur, c’est l’horreur ! Limite répugnants !
Julien - Pauvre gland !
Yoann - Toujours à vous rouler des pelles, à échanger vos microbes, beurk !
Julien - Hé ! ho ! Si tu arrêtais de te la péter ? (Soufflant.) Solange libérée ! Elle va recommencer à nous pourrir la vie ! Franchement avec ce qu’elle a fait, ils pouvaient l’interner à vie ! Ça méritait ça. Elle a quand même, au Nouvel An, dans un grand restaurant, essayé d’étrangler son ami banquier !
Yoann - Elle avait picolé à mort !
Julien - Si désormais tous ceux qui boivent suppriment un membre de leur entourage, on va devoir, dans les semaines à venir, multiplier par dix le nombre de cimetières !
Yoann - Quatre mois de soins intensifs, je te raconte pas comment on va la retrouver. Une vraie loque humaine !
Julien - Tu dis ça pour me faire plaisir ?
Yoann - Oui !
Julien - Tu vois, au Moyen Âge, les fous qui se montraient trop agités, vlan ! un coup de gourdin et on en parlait plus. C’était une époque bénie, sans états d’âme… (Tête de Yoann.) Je rigole ! Qui t’a donné l’info de sa sortie ?
Yoann - Elle vient de passer un coup de bigo. Elle s’est invitée à déjeuner.
Julien - En plus ! T’as pu préparer quelque chose ?
Yoann - Tu me connais, j’assure ! J’ai préparé un succulent couscous. Je suis allé acheter des boîtes.
Julien (hurlant) - D’accord ! Ma belle-mère et un couscous en boîte ! La totale ! Tout ce que je hais réunis !
Yoann - Te fâche pas ! On supprime !
Julien - Ma belle-mère ?
Yoann - Le couscous ! Je vais décongeler de la blanquette de veau. (Il se rend en cuisine, ôte ses gants, respire en passant le muguet.) Tu devrais mettre un petit coup d’Air Wick !
Julien - Pas con !
Julien sort, revient avec une bombe à la lavande… Il vaporise, ressort. La porte s’ouvre. Zoé entre, rayonnante.
Zoé - Coucou ! Comment se porte mon amour ?
Julien - Mal ! (Zoé l’enlace.) Mieux… Arme-toi de courage, un cataclysme nous tombe dessus.
Zoé - Un contrôle fiscal ?
Julien - Pire ! Ta mère ! Ils l’ont relâchée !
Zoé (rieuse) - Tu te doutais bien que ça allait arriver un jour.
Julien - Pas sans notre autorisation que nous n’aurions jamais donnée ! C’est dingue ! À quoi cela a servi d’envoyer trois lettres anonymes de dénonciations d’actes crapuleux qu’elle n’a pas commis, si l’on en tient pas compte ? Que fait la justice ?
Zoé - T’as fait ça ?
Julien - J’en ai rêvé ! Et puis franchement, pourquoi je paie des impôts démentiels si c’est pour laisser en liberté des folles perverses ?
Zoé - T’es horrible ! D’abord, sa sortie avancée laisse entendre qu’elle doit aller beaucoup mieux.
Julien - Elle est incurable, je te le dis ! Faut tout de suite appeler le professeur Mouchot !
Zoé - Qui est-ce ?
Julien - Un homme remarquable au service du bienfait de l’humanité. Il pratique des greffes de cerveaux. Il fait un échange entre celui de Solange et d’un moribond, et le tour est joué ! Nous sommes sauvés !
Zoé - Arrête ! Tu me glaces !
Julien (l’entourant tendrement) - Tu veux que je te réchauffe tendrement sur la gazinière ?
Zoé - Encore ? (Elle rit.) T’es pas gentil. Tu sais, avec l’interdiction de la voir pendant tout son traitement, ma mère m’a manqué. (Julien pousse un sanglot lugubre.) Ça va pas ?
Julien (forçant sur la corde sensible) - Quand je pense qu’un jour, elle va disparaître…
Zoé - T’es une vraie enflure !
Julien - Désolé, je n’oublie pas qu’elle a voulu buter un mec. Un homme qu’elle prétendait aimer. On peut s’interroger : quand elle ne peut pas souffrir quelqu’un, où sont ses limites ?
Zoé - Charrie pas !
Julien - Tu trouves ? Elle rencontre un pit-bull dans une rue, c’est le clebs qui se retrouve aux urgences !
Zoé - C’était un accident. Elle avait fait des mélanges d’alcool, un mot de travers de son bonhomme, elle lui a sauté dessus ! Ça arrive.
Julien - Seulement moi, quand tu me sautes dessus, c’est pour le bon motif !
Zoé - Jusqu’à présent, oui…
Julien - Ça veut dire quoi ça ? En tout cas, si toutes les femmes qui chopent un coup dans le nez se mettent à vouloir trucider leur amant, les cimetières vont plus désemplir !
Zoé - Idiot ! Écoute, je suis là. Tu n’as rien à craindre. Moi je suis persuadée que malgré tout, elle t’apprécie.
Julien - Elle est vraiment pas démonstrative ! Et pour totalement se remettre, si on lui offrait un beau séjour de plusieurs mois pour le Mozambique ?
Zoé - Bonne idée ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Et pourquoi le Mozambique plutôt que les Antilles ?
Julien - Parce qu’aux Antilles, il n’y a pas la typhoïde qui sévit !
Zoé - Des claques ! Tout ce que tu mérites !
Yoann revient.
Yoann - Y’a plus de blanquette de veau dans le congèle. Ou vous l’avez dévorée en douce ou elle s’est fait la malle quand elle a vu votre tronche !
Julien - Nous, on se contentera de steaks hachés. Pour Solange, faut la gâter comme elle le mérite. Tu te rends à la déchèterie et tu récupères un plat avarié, O.K. ?
Zoé - Arrête ! Tu commences à m’agacer ! Il y a des œufs frais, je vais faire une bonne omelette. Que veux-tu comme accompagnement ?
Julien - Des champignons. Des cèpes pour nous, des bolets sataniques pour ta mère !
Zoé - T’es insupportable aujourd’hui ! (Tout sourires.) On dirait le clone de ma mère !
Zoé pénètre dans la cuisine.
Yoann - Moi ça m’aurait pas plu…
Julien - Ta gueule !
Yoann - Bon ! Je m’éclipse.
Julien - T’es si pressé ? Tu veux pas rester pour le festin et l’agonie de belle-maman ?
Yoann - Je veux surtout pas déranger pour des retrouvailles en famille. Et puis, je suis mal garé.
Julien - Rigolo ! T’as pas ton permis.
Yoann - Mon vélo. Il est posé devant la sortie de secours de chez le dentiste…
Julien - La bonne blague !
On sonne à la porte.
Yoann - C’est Cruella d’Enfer ! Sauve qui peut !
Yoann se précipite vers une porte.
Julien - Au pied, Yoann ! Au pied ! (Yoann s’arrête, soupire.) Quelle bravoure ! Écoute, c’est promis : s’il t’arrive malheur, je prendrai en charge ton furet !
Nouveau coup de sonnette. Zoé réapparaît.
Zoé - Messieurs, vous jouez à quoi ? Vous n’allez pas ouvrir ?
Julien - Elle a même pas chuté dans l’escalier ! Je suis maudit !
Zoé hausse les épaules, va ouvrir, accueille Solange qui l’embrasse avec effusion.
Solange - Ma Zoé chérie, enfin je te retrouve ! Jamais nous n’avons été séparées aussi longtemps. J’ai cru qu’on n’allait plus se revoir !
Julien - Nous aussi.
Zoé - Comment te sens-tu ? Pas trop déprimée ?
Solange - Moi ? Au contraire ! Ces vacances forcées à Charenton m’ont été très profitables. Je dois avouer que j’ai effectué un vrai travail de réflexion en moi.
Julien - Avec succès ?
Solange - Je crois. Une nouvelle Solange est née !
Yoann - C’est vrai que d’avoir été internée, je vous trouve rajeunie !
Solange - Merci mon chou. J’ai effectué un grand vide dans ma tête. Je suis très, très détendue. Je suis entrée dans un nouveau courant d’énergie.
Julien - Voilà une bonne surprise !
Solange - J’ai fait le plein de bonnes résolutions. Par exemple, je ne touche plus un verre de vin.
Julien - Non ?! Les cuites, c’est cuit ?
Solange - Terminé. Je suis devenue sobre comme un chameau.
Julien - Pour le chameau, on vérifiera très vite…
Zoé - Tu as éclairci tes cheveux, on dirait ?
Solange - Oui. Je suis aujourd’hui imprégnée de spiritualité, je veux devenir lumineuse !
Julien - Pour ça, faut emménager sous un réverbère !
Zoé (à Julien) - T’as fini, oui ?
Solange - Mais mon plus grand désir, c’est de me rendre utile aux autres. Je veux me donner tout entière…
Julien (la coupant) - Oh là là ! Ça part en vrille !
Solange - Je souhaite me consacrer aux gens en difficulté. Je compte apporter toute mon énergie à faire du social, de l’humanitaire…
Yoann - Une nouvelle Mère Teresa ! Elle est formidable !
Julien - Pour l’humanitaire, je suis à votre disposition pour vous donner des conseils. J’ai la pratique. Vous pensez ! Depuis le temps que je vous fréquente !…
Zoé - Tu es sortie depuis longtemps ?
Solange - Quelques jours. J’ai voulu mettre de l’ordre dans mon existence avant de te revoir. Pour commencer, j’ai liquidé mon appartement.
Zoé - Quoi ?! T’as pas fait ça ?
Solange - Il était trop grand pour moi toute seule. Je l’ai mis en vente et en quarante-huit heures, j’ai trouvé un acquéreur.
Zoé - Mais c’est une folie !
Solange - Mais non ! (Reniflant le pot de muguet.) C’est bizarre, ce muguet sent la lavande…
Julien - Vous êtes vraiment atteinte ! Ça va pas du tout, Solange !
Zoé - Maman, tu peux nous dire où tu comptes loger dans le futur ?
Solange - Tous mes amis m’ont abandonnée, je n’ai plus que vous. Alors j’ai retenu une location, un petit deux-pièces, là ! (Elle désigne une fenêtre.) Juste en face de chez vous. À votre nom, bien sûr.
Julien - Comment ça « à votre nom, bien sûr » ?
Solange - Je n’ai plus un sou puisque je lègue toute ma fortune, appartement compris, à une œuvre caritative méritante qui s’occupe des belles-mères en détresse… Quel boulot ils ont !
Zoé - T’as pas fait ça, dis ?
Solange - Je savais que tu m’approuverais. L’argent, le matériel, tout ça, je l’ai réalisé, c’est tellement factice…
Yoann (hilare) - Elle est encore plus barrée qu’avant son séjour !
Julien - Pour être clair, vous comptez sur nous pour régler votre futur loyer ?
Solange - Pas le choix ! Vous êtes évidemment au courant de cette loi récente qui oblige les adultes à venir en aide aux parents en situation précaire…
Julien - Un gourdin ! Vite ! Trouvez-moi un gourdin !
Solange - Mes fenêtres vont donner sur les vôtres. Comme ça, je ne vous quitte plus. C’est merveilleux ! Vous savez que pendant toutes ces semaines éloignées de vous, j’ai régulièrement prié pour le salut de votre âme…
Zoé - Tu as la foi ? C’est nouveau.
Solange - Je veux atteindre une sérénité totale. La Solange rescapée va en surprendre plus d’un !
Julien - Zoé, tu m’as pas dit que dans le polar que tu viens de tourner, ils avaient engagé un vrai tueur à gages ?
Zoé - Je suis déjà tendue, ne m’irrite pas davantage. Restons zen ! Maman, tu n’as pas perdu un peu de poids ?
Solange - Quatre kilos.
Yoann - C’est parce qu’elle a retiré ses boucles d’oreilles… En tout cas, moi je trouve très sympa qu’elle veuille se rapprocher de vous. C’est même assez touchant, non ?
Julien - Je vais te toucher, moi, tu vas voir ! Transformer ta belle gueule d’enfoiré !
Yoann - Je la boucle ! Rendons-nous utile. Je vais chercher le couvert.
Yoann pénètre dans la cuisine.
Zoé (à sa mère) - Tu me cueilles complètement dans toutes tes décisions. Il faut que l’on en parle plus longuement. Bon ! Auparavant, tu veux boire quelque chose ?
Solange - Une menthe à l’eau.
Julien - Je le crois pas…
Zoé - Tu ne préfères pas un cocktail de jus de fruits frais maison ?
Solange - C’est parfait, ma puce.
Zoé se rend à l’office. Un temps.
Julien - Alors comme ça, vous êtes totalement métamorphosée ? Un vrai miracle !
Solange - Je te le confirme, lapin !
Julien - Ne m’appelez plus jamais lapin !
Solange - Pourquoi es-tu si sceptique ? De mon balcon, je vais pouvoir vous faire des petits coucous, je viendrai régulièrement vous embrasser, passer de bons moments auprès de vous…
Julien - On pourra quand même respirer ?
Solange - Mal ! Très mal ! Tu sais Julien, tu as toujours été mon ennemi. Je t’ai haï dès la première minute. Tu as réussi à me voler ma fille unique idolâtrée, je ne l’ai jamais accepté. Elle t’a quitté, j’ai soufflé un moment mais il a fallu que cette crétine s’aperçoive qu’elle t’aime toujours. Tant pis pour toi, tu vas en baver encore plus ! Zoé m’appartient ! C’est la guerre !
Julien - Quand vous vous montrez aussi sympathique, on a qu’une envie : vous offrir des fleurs ! En couronnes !
Solange - Ta vie va être un enfer !
Julien - La vôtre, mortelle ! Je peux aussi me montrer particulièrement machiavélique, croyez-moi…
Solange - Je sens que l’on va bien s’amuser.
Julien - De mon côté, c’est sûr. (Zoé et Yoann réapparaissent avec des verres et des bouteilles en mains. Julien assure le service. Il remplit un verre et le tend à Solange.) Ce cocktail, je le prépare moi-même. Vous allez adorer mais je vous préviens : il achève !
Solange change de tête, pose son verre sur la table basse.
Zoé - Il contient un peu de rhum mais faut rien exagérer.
Yoann - Moi j’ai connu une nana qui est partie d’un bon
« rhum » !… (Aucune réaction.) D’accord ! Chaud l’ambiance !
Julien a rempli les autres verres.
Julien (levant son verre) - À nos retrouvailles ! Et surtout maman Solange, à votre bonne, bonne santé !
Solange, toute pâle, passe la main sur son front.
Solange - Justement, je me sens pas très bien.
Julien (enjoué) - Chérie, appelle le Samu, les pompiers, le curé…
NOIR
Rideau final
Musique. Saluts.