PROLOGUE
Lumière tamisée sur une chambre-salon très dépouillée mais luxueuse. Des murs blancs. Une moquette beige.
Côté jardin : un immense lit crème supplanté d’un miroir tout aussi gigantesque. Une coiffeuse et un coin salon avec table basse, noire et massive. Trois fauteuils, noirs également.
Côté mur : un bureau, une bibliothèque garnie de cadres vides et d’une chaîne musicale. Un piano quart de queue. Des partitions. Sur le bureau, un jeu de cartes étalé. Une bouteille de vin rouge ouverte. Deux verres remplis. Un bar, juste derrière. Une seule photo au mur. Agrandie et pas discrète du tout. Portrait dérangeant d’un homme de cinquante ans, Philippe Vandal, à la fois superbe et bien trop apprêté pour son âge.
Musique. L’orage éclate. On aperçoit les éclairs, côté cour, par la fenêtre qui donne sur le bureau. Elle s’ouvre et les carreaux claquent par un vent puissant. Des cartes s’envolent. La musique monte.
Une femme brune, toute vêtue de noir, entre dans la pièce un tableau à la main. Elle semble nerveuse ou très émue. Ses gestes sont disloqués. Peut-être a-t-elle un peu bu. Malgré la tempête, elle ne tente pas de fermer la fenêtre. Elle s’empresse juste de ramasser « ses » cartes. Religieusement, elle accroche son tableau, son propre portrait, aux côtés de l’effigie de Philippe Vandal. Elle éclate de rire. Danse trois pas sur la musique et lève son verre à la santé des deux visages, en répétant de sa voix grave :
A l’aigle à deux têtes !
A l’aigle à deux têtes !
Macha, puisque c’est son nom, s’assoit derrière son bureau. Rassemble ses cartes et se ressert à boire. Elle a des yeux intelligents et graves. Un sourire sournois et rieur. Une bouche écarlate et des cheveux trop noirs. Des rides profondes mais rares qui jouent à être des fossettes tardives… et l’embellissent.
Macha (gourmande, battant son paquet, s’adressant au portrait de Philippe) - Oui, je sais. Tu aurais aimé que je coupe.
(Un temps.)
Attends donc cinq minutes, il faut que je prévienne les gens. Ils te cherchent. Ils savent que tu es mort.
(Elle semble attendre une réponse.)
Donne-moi cinq minutes et je coupe je te dis.
(A elle-même comme au public.)
Je suis une femme simple vous savez. Superstitieuse, avenante, mais loin d’être idiote… J’aime autant vous prévenir.
Disons, plus modestement, que « j’en impose »…
Je percute la rétine. J’ouvre l’horizon, qui, devenu trop grand, file le vertige aux humains. Je réveille des papilles endormies. Ils salivent après mon passage. Se tiennent cœurs ouverts et corps aux aguets. Des vrais petits soldats, si seulement vous pouviez les voir… Les hommes doutent de leurs amours en cours. Les femmes me haïssent avant de rêver d’être des hommes… pour mieux m’aimer. Tout ça finit par se battre… par faire ensuite des enfants… parce que toute réconciliation en passe par-là…
La vraie mère de tout ce joli monde, c’est moi. Je floue les puceaux et cloue au poteau les machos. Je pardonne aux sots. Je m’abandonne aux beaux. Je condamne les bourreaux. Dépèce les veaux pour offrir leurs oripeaux aux femmes indignes d’être Femmes. Pardon mesdames, mais c’est inné ces choses-là. Je rends les gens sensuels et intelligents, instinctivement et… très modestement. Un sacré boulot. Ça ne s’apprend pas. Si vous saviez… Quand ils se présentent devant moi… ah… quand ils se présentent…
Grandiose et contagieux.
Oui. Enfin le dialogue peut commencer.
Ce n’est pas compliqué. Le pêcheur est celui qui connaît Dieu et le prêtre celui qui le cherche. Je me régale de l’âme humaine.
Je m’y vautre.
Je ne suis qu’une passionnée de l’âme humaine.
Je suis une misanthrope.
Bien sûr.
C’est évident.
Petite, maman me disait sans cesse que j’étais naïve, rêveuse et… ah, ah… et pas trop moche, comme elle aimait à le répéter le soir dans mon oreille droite. Mon oreille droite était toujours bouchée. Je me suis bien gardée de le lui dire. Je lisais sur ses lèvres. Le label « pas trop moche » dans la bouche de ma mère devint vite « la putain de Macha » !
(Elle dispose le paquet de cartes battues face à elle.)
Allez, coupe.
(Elle tire ses cartes par trois en les énumérant. Son attitude révèle une nervosité croissante mais habitée. Son état n’est pas gratuit.)
1, 2, 3. J’ai toujours aimé Cocteau, le bon vin, et les cartes.
(Elle rit.)
Et les hommes aussi. Les hommes… Les hommes, c’est Philippe.
(Elle rit encore de plus belle.)
Philippe est mort. On a tué Philippe. Les hommes sont morts. 1, 2, 3. Tous les hommes sont des égoïstes. On a tué un égoïste. Ça aide à comprendre l’assassin.
1, 2, 3. La police me soupçonne. On ne tue pas sa raison de vivre. Tu pourrais aller leur dire, toi. Merde. Les morts n’ont que ça à foutre : dire aux vivants qu’ils se trompent.
(Silence. Coups de tonnerre. Elle respire.)
J’ai toujours aimé l’orage. La violence me calme ou le calme me rend violente. A l’époque où je chantais, j’allais me réfugier dans les cafés quand ça pétait. Pour voir. Même bien au chaud chez moi, je courrais jusqu’au bistrot d’en face pour me goinfrer des gueules des clients. La foudre leur arrachait la haine du ventre. Gérard, le patron du resto, ne manquait jamais de me dire : « C’est pas bon mademoiselle de venir traîner dans les lieux publics quand tout le monde s’y réfugie. »
Je ne comprenais pas.
Je répondais : « Pourquoi… Ça fait femme publique ? »
(Silence.)
… Alors je sortais. Je marchais des heures sous les éclairs et la pluie. C’est là que les voitures s’arrêtaient en m’envoyant leurs phares en pleine gueule. Certains voulaient m’abriter. D’autres voulaient payer.
Santé.
(Elle trinque avec le tableau de Philippe.)
Je t’ai rencontré par un temps d’orage, Philippe tu te souviens ? On a grondé d’amour aussi fort qu’un « coup de foudre sous une pétarade d’éclairs ». Ah ! Puis on s’est perdu de vue pendant quarante ans. On est retombé l’un sur autre, et là encore, ça pétait comme une fête foraine un soir de fermeture.
Je me sentais ravinée comme une terre en friche.
Quarante ans plus tard. Quand l’éclair a fait des siennes, tu m’as reconnue. Néon blanc sur faciès craquelé. Pendant une minute, tu n’as rien dit. Puis comme un bébé, tu as articulé : mamaquerelleàmoi, ma maquerelle à moi, tu m’as étranglée dans tes bras, ma maquerelle à moi, tu as souri, ma maquerelle à moi, tu n’as plus cessé de venir. Tous les soirs, tu étais là. Un jour, quand même, tu as foutu les pieds dans le plat. Tu as hurlé, mécontent, mais qu’est ce que t’as bien pu foutre pour en arriver là !
Santé !
(Un temps plus long.)
Je n’ai pas su lui raconter. J’ai lancé une phrase un peu vague de l’ordre de : « Tu sais bien qu’on a toujours été Misanthropes. » Le genre de conneries qui ne veut rien dire, qui excuse tout.
Ah, mes grands airs de fausse tragédienne, il a toujours aimé cela. Tu sais bien Philippe qu’on a passé notre temps à se foutre de la gueule des autres. « Ça fustigeait sec ! » : Fallait bien qu’ils se vengent, fallait bien qu’on paye un jour ou l’autre !
… Payer, Philippe, il faut toujours payer.
C’est là que ça s’est passé.
(Elle rabat ses cartes.)
1, 2, 3… Fallait pas te faire assassiner. Je suis coupée en deux. Je ne sais plus marcher. Quand je décroche le téléphone, je continue d’espérer que tu m’appelles. Je n’ose plus sortir. Trop de filles à aider. Maintenant c’est moi qui perds pied. Je ne dirige plus rien dans cette maison. Je fais semblant.
(Elle rallume une cigarette.)
Le soir, quand je souffle ma fumée sur ton ombre, je me liquéfie. Je veux monter vers toi. Comme le vieil encens des églises froides. C’est lourd l’encens. Ça ne monte pas aussi vite qu’un ballon rouge. Je veux être ce ballon lâché par la main d’un gamin, qui monte, qui monte… Qui monte et s’écrase en lambeaux bordeaux contre ta bouche rose…
Notre mariage a été créé dans le ciel. Plus rien n’existe que la sécurité d’être blottis ensemble. J’attends. J’expire ma fumée sur toi. (Elle s’exécute sur le portrait de Philippe.)
Tu vois… des jeux d’enfants. Je suis une église. Une église qui porte tes statues en son sein. On vient s’agenouiller devant toi en mon antre. J’ai des catacombes en moi forgées de vieilles pensées. … Philippe… Si tu étais encore vivant, je te tuerais pour avoir osé crever avant moi. Tu n’avais pas le droit.
Tu n’avais aucun droit.
Tu avais tous les droits.
(Elle inspire un grand coup. Finit son verre de rouge en appuyant sur un Interphone.)
… Justine, Carmen, Lydia, montez, je vous prie.
Et n’oubliez pas mes cigarettes.
(Elle retient ses pleurs.)
J’ai toujours aimé l’orage, Cocteau et le bon vin. Je ne supporte pas qu’un homme me quitte. Et pour là-haut en plus ? Y a qui là-haut ?
(Les cartes retombent à terre. Macha s’écroule sur son bureau.)
« … Quand on sait bien,
que l’on n’est plus qu’une ombre
fidèle à d’autres ombres
à jamais… »
TABLEAU 1
Entrée de Lydia, Carmen et Justine, trois jeunes prostituées belles chacune dans un genre bien particulier, caricatural et opposé.
Carmen - Hey ; c’est quoi ta robe de pauvre ma poule, t’es toute déchirée à l’arrière ! Tu nous la joues la Goulue et sa culotte fendue ?
Lydia - Oh, lâche-moi !
Carmen - Mais c’est qu’elle va faire tout plein d’heureux ce soir l’enfant sage ! Welcome… Bienvenue… Je suis enchantée… Happy to see you… Oh ma pauvre ! Avec ton tralala, ton petit, tralala, la la lère, la la la, la la lère…
Lydia - Tu vas la fermer, oui, t’es franchement pas drôle !
Carmen (imitant Arletty) - « Mon cœur est français, mon cul est international ! »
Justine - Chut !
Carmen - Quoi chut, quoi… C’est l’heure ou jamais de l’ouvrir…
Justine et Lydia - Tais-toi, merde !
(Lydia se rue pour fermer la fenêtre tandis que Justine relève Macha du mieux qu’elle peut. Carmen, frustrée, s’assoit dans un coin.)
Justine - Macha, qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ?
(Macha tressaille. Lisse ses cheveux pour les plaquer en arrière. Rassemble ses cartes et se redresse. Ses trois gestes suffisent à lui redonner sa dignité perdue. Elle sait, comme peu de gens, ranimer ses yeux d’un claquement de doigt.)
Macha - Rien Justine, rien.
(Silence. Elle se ressert un verre. C’est un verre de dépendance.)
Justine - Hey Macha, c’est à vous que je parle…
Macha - Je suis là Justine. Je suis là.
… Justine, est-ce qu’il t’arrive de parler à tes morts ?
Justine - Je ne sais pas, je pense à eux souvent mais… Quels morts ?
Macha - Tes morts. Ceux que tu as aimés. Ou qui t’ont aimée. Est-ce que tu vis encore avec eux ?
Justine - Je ne sais pas. C’est des grands mots tout ça. Je me souviens que mon père parlait à ses morts… mais il était vieux !
J’ai des souvenirs. Un objet, un endroit, une odeur…
Macha - Je ne parle pas de tes souvenirs. Les souvenirs s’apprivoisent. Les blessures deviennent cicatrices. Tu verras Justine. Elles sont ta différence. Ton intérêt. Ta bouille, qui ne serait pas émouvante sans elles. Ton passeport.
Non. Je te demande : est-ce que tu vis avec eux ?
Carmen - Moi, je vis avec mon chien.
Justine - Je ne sais pas, je…
Macha - Est-ce que tu sens leur présence à tes côtés ?
Carmen - Elle n’invente que la présence de ses amants absents.
Lydia - Mais laisse Justine répondre, on ne t’a rien demandé à toi !
Justine - Je… Ça dépend qui. Macha, vous pensiez à Philippe, c’est de Philippe que vous cherchez à me parler…
Carmen (provocante) - Ouais, ouais, au fait ?
Lydia (énervée) - Oh la la !
Macha - Ce qui compte… Regarde, il est là.
Justine - Je ne vois pas Macha. Je ne sais pas. Les morts, ça voyage il parait. Ça...