La réunion de rentrée
Scène 1 : Michou, puis Arlette
Salle en désordre, chaises métal dont certaines renversées, une table, un paperboard.
Sonnerie de téléphone. Michou entre, cartable de prof à l’ancienne, farfouille pour en tirer un gros téléphone démodé.
MICHOU : Oui, j’arrive tout juste au local, ma biche. Non, y a encore personne, comme d’hab. … Ah ! mais non, c’est plus Marcel Guého, tu sais bien…(Elle regarde autour d’elle) Je ne sais pas encore, c’est tout neuf, quoi ! C’est beau, c’est sûr !... (Elle redresse une chaise pour s’asseoir, fatiguée) Mais si, on va peut-être bien la regretter, notre vieille salle… Que veux-tu, c’est dans les accès de nostalgie qu’on se rend compte qu’on vieillit ! Je me demande pourquoi je me lance encore là-dedans, d’ailleurs. Je vais récupérer combien d’acteurs cette année ? J’en peux plus, de ce stress. Je crois que je vais…(Elle se lève pour redresser une autre chaise, installer ses affaires) (Bruit de porte en coulisses) Ah ! j’entends quelqu’un, à plus ! Je te rappelle après la réunion.
ARLETTE : (entre précipitamment par coulisse jardin) Ah ! Michou, tu es seule ! Parfait ! J’arrive par derrière parce je voulais te voir, toi, avant que les autres nous sautent dessus. (Regard circulaire) … Ah ! dis donc, c’est chouette ici ! ça va nous permettre de nous renouveler complétement, ça, de renaître en quelque sorte ! Et justement, voilà ce que je voulais te dire : on ne va pas recommencer comme l’année dernière, hein ? Pas question de donner un rôle à Sandrine, on est bien d’accord ?
MICHOU : Bonsoir, d’abord. Ben pourquoi ? Elle joue pas mal quand même !
ARLETTE : (très remontée) Pas mal ? Tout le monde sait sur quel registre elle joue ! Dès qu’elle remue son popotin (et ça, d’accord, elle sait le faire !), tous les mâles de la salle sont en lévitation. Enfin, on imagine ce qui lévite…(geste)
MICHOU : Tu as raison, Arlette, mais ça peut attirer du public aussi. (Mine gourmande et taquine) Et c’est vrai qu’elle a un beau cul quand même !
ARLETTE : Ne me dis pas que pour toi, c’est ça, le talent d’une actrice ? Depuis le temps qu’on joue ensemble, on a appris plus de subtilité, de recherche dans le jeu, non ? Un beau cul ! C’est ça, l’image que tu veux donner d’Artiteiz ?
MICHOU : Ben, je sais pas, Arlette, mais regarde Bardot. Tu lui mettais le cul de Balasko, sa carrière était pourrie d’avance…
ARLETTE : Bon, je te préviens, c’est elle ou moi. Parce que ses manigances, ses minauderies pour que tu lui donnes le premier rôle, ça, j’en peux plus.
MICHOU : (effort pour paraître ferme) Peut-être, mais c’est moi qui fais la mise en scène, on est bien d’accord ? Alors, je vais te dire….
ARLETTE : Ok, je t’aurai prévenue. Sinon, tu as une idée de pièce, j’espère ? Parce qu’il faut qu’on s’y mette au plus vite, quand même !
MICHOU : Oh ! C’est pas les pièces qui manquent ! On cherche un registre comique, plutôt. La vie est déjà tellement triste. (Ton professionnel, elle rassemble avec minutie les chaises en U) Comique, mais pas que, non plus ! Tu connais notre public, de vrais amateurs de théâtre, il ne faut pas les décevoir…
ARLETTE : Tu as raison. Il faut que ça fasse un peu réfléchir en même temps, quoi ! Et puis, il faut un rôle pour tous ceux qui veulent jouer !
MICHOU : C’est ça qui n’est pas évident ! Tous les ans, c’est le même problème. Faudrait que je l’écrive moi-même, tiens ! Comme ça, tu l’écris en fonction des acteurs que tu as sous la main. (Elle reprend le rangement des chaises en arc de cercle) Et celui qui n’arrive pas à apprendre plus de trois scènes, crac, tu le fais mourir dans l’acte 1, c’est pratique…
ARLETTE : Charlotte et Jean-Marc, ils reviennent ou pas ?
MICHOU : Non, je ne leur ai pas envoyé le mail de rentrée. (Mimique d’Arlette qui désapprouve) Ils refusent de se faire vacciner, voilà ! Les antivacs, j’en ai ma dose !
Scène 2 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand
Yolande entre, l’air décidé.
YOLANDE : Salut les copines ! Ouf, j’ai cru que je n’y arriverais jamais. Bertrand a voulu se garer sur l’ancien parking ; monsieur a ses habitudes là-bas, figurez-vous ! Vous voyez le chemin à faire avec mes talons ? (Elle se laisse tomber sur une chaise et enlève ses chaussures). Allez, Bertrand, fais pas ton timide !
ARLETTE : Tu nous as amené ton bonhomme, cette année ?
YOLANDE : Ben oui, on a toujours besoin d’un coup de main pour bricoler le décor ou réparer un truc. Il adore ça, bricoler, et il a déjà tout fait à la maison, plutôt deux fois qu’une, même. Chantier peinture tous les trois mois, sciage et rabotage, j'en ai un peu marre à la fin, si vous voyez ce que je veux dire !
ARLETTE : Il est en retraite ?
YOLANDE : Oh ! Oui, depuis cinq ans déjà. Il était cheminot, alors retraite à 55 ans, (ironie) vu la fatigue occasionnée par le boulot.
Bertrand entre, sans enthousiasme.
Maintenant, il s’emmerde. (Baisse le ton) Alors, comme en plus, dans la journée, il est tout seul avec le chien, il a tendance à (geste de boire). Je préfère l’avoir à l’œil !
ARLETTE : Je comprends ça ! (sort côté jardin avec son sac à main) Bon, j’espère qu’ils ont mis des miroirs en coulisses pour le maquillage ?
MICHOU : Bonsoir, Bertrand. On a beaucoup entendu parler de tes talents de bricoleur, tu vas sûrement nous être très utile. J’aurais peut-être un petit rôle pour toi en plus ?
BERTRAND : Ouh la la la la ! C’est pas pour moi, ça. J’ai pas de mémoire, d’abord. Non, non, non, je veux bien rendre service, mais vous allez pas me piéger avec un rôle, hein ?
MICHOU : Oh, je t’assure que ce ne serait pas compliqué, presque un rôle de figurant. Pas plus de dix répliques, tu vas bien pouvoir retenir ça ?
BERTRAND : Aaah non, non, non ! Je vais pas aller faire le guignol sur scène, moi, hein. Vous voyez ce qu’ils diraient, les copains, aux boules ? (en colère, à Yolande) Si c’est pour ça que tu m’as traîné ici, toi, je te préviens, Yoyo, je me tire tout de suite. Et avec la bagnole ! Tu rentres à pied, avec ou sans chaussures.
YOLANDE : Mais non, mon biquet, c’est pas pour ça. Calme-toi ! Allez, fais le tour pour voir ce que tu pourrais bricoler. Un peu de déco par-ci par-là, peut-être ? Ce ne serait pas du luxe pour égayer tout ça ! (Il regarde, fait le tour, prend des notes, disparait entre les rideaux.)
JOSYANE : (entre, pose un sac, en sort des gâteaux) Salut la compagnie ! Je suis un peu en retard, non ? J’ai attendu que mes gâteaux soient cuits. C’est ma dernière recette, vous m’en direz des nouvelles ! Avec des noix du jardin !
MICHOU : Tiens, Josyane ! Quel honneur ! Tu nous avais abandonnés, dis donc ! Combien, deux ans ?
JOSYANE : Oui, c’est ça. J’ai essayé la danse bretonne. Mais j’ai pas le sens du rythme, moi. Je me retrouvais toujours dans l’autre sens. Au théâtre, au moins, on se place comme on veut. (Découvrant Yolande, très aimable) Salut toi, dis donc, t’as changé de couleur ? C’est pas mal !
YOLANDE : Euh non….
JOSYANE : C’est la coupe alors ? Ou t’as maigri ? Je sais pas, t’as quelque chose de changé. (grave) Simone, t’es pas malade au moins ?
YOLANDE : (glaciale) Moi, c’est Yolande.
JOSYANE : Ah ! je me disais aussi…
ARLETTE : entre Ah ! Josyane, quelle chance que tu reviennes cette année ! Tes gâteaux sont tellement bons ! Et à cette heure-ci, on a quand même souvent un petit creux, hein ?
JOSYANE : (volubile) Je te donnerai la recette si tu veux. La seule difficulté, c’est quand tu ajoutes le beurre et que…
YOLANDE : Eh ! les filles, on n’est pas là pour ça !
PHIPHI : (passe la tête) Bonbonsoir, c’est bien ici là la réunion théâtre ?
YOLANDE : Oui, bonsoir ! Ah ! Ça, c’est bien, un nouveau ! Et un homme en plus ! C’est une denrée rare dans les clubs théâtre. Bienvenue chez nous, je suis Yolande. Et vous ?
PHIPHI : Jeje m’appelle Phiphi, Philippe et j’ai déménagé ici l’année dernière.
JOSYANE : On va vous appeler Phiphi ou Philippe ?
PHIPHI : Cocomme vous voulez ! On dit comme on peut… Phiphilippe quoi !
Luis laisse galamment entrer Bérengère, puis entre après elle.
Scène 3 : Michou, Arlette, Yolande, Josyane, Philippe, Bérengère, Bertrand, puis Luis, Alex
MICHOU : Entrez ! Entrez ! Bonsoir, soyez les bienvenus ! Deux nouveaux, c’est formidable ! On ne se connait pas ?
BERENGERE : Bonsoir. Non, je viens de me poser en Bretagne. Je suis Bérengère. J’ai vu votre annonce, alors, voilà, je viens vous proposer mes… modestes talents (rire faussement modeste). Je suis fan de théâtre.
JOSYANE : Mais on est tous fans de théâtre ici ! Vous avez déjà fait partie d’une troupe ?
BERENGERE : Oui, mais à Paris. Je vais vous apporter un peu l’atmosphère de la capitale, quoi ! (petit rire) Mais je ne sais pas si vous avez l’habitude de …
ARLETTE : (très froide) Aucun problème, on s’adapte à tout, même au pire ! À condition qu’on s’adapte à nous d’abord. Votre mari aussi faisait partie de la troupe ?
BERENGERE : Oh ! Ce n’est pas mon mari. On ne se connait pas d’ailleurs ; nous sommes arrivés ensemble sur le parking, c’est lui qui m’a indiqué votre… local ! Je ne suis pas sûre que je l’aurais identifié comme un théâtre (rire discret).
Josyane sort
LUIS : Bonsoir. Y a que des filles, ici ? (Bertrand revient en suçant son crayon, carnet à la main. Il continue à écrire) Ah ! Non, un mec aussi. Salut ! (Il l’évalue du regard) Bon… (À Michou) Moi, c’est Luis, Loulou pour les intimes.
ALEX : (rentre à jardin) Demat d'an holl[1] ! Ah ! Ben dites donc, ça change ici ! C’est formidable ! Au moins, on sait pourquoi on paie des impôts ! Ouais, ça sent encore le neuf mais on va pas regretter notre bonne vieille salle et ses rideaux tout déchirés, hein ? Bon, les coulisses, ici au moins, on va pas critiquer : si j’ai bien compris, y en a pas du tout … (Il rit) Salut, Michou, ça fait du bien de te revoir ; ça fait un bail, hein ? Vingt ans, non ?
MICHOU : (froide) Bonsoir, Alex. Je dirais même bien trente.
ALEX : Non, tu crois ? Ah ! Michou, la plage de Barcelone au clair de lune, hein ? L’auberge de jeunesse, le flamenco… J’ai l’impression que c’était hier. Trente ans ? Tu es sûre ?
MICHOU : (glaciale) Tu dois retrouver la date facilement. Six mois après, tu t’es marié. Elle va bien, Solange ?
ALEX : Elle va, elle va… avec trente ans de plus, quoi ! À l’époque, je l’appelais ma moitié, elle n’aimait pas ça. Alors j’ai arrêté. Je l’appelle plus d’ailleurs...
JOSYANE : (rentre avec un couteau pour le gâteau) Alex, j’ai failli ne pas te reconnaître ! Petite nostalgie du théâtre ? C’est bien, ça ! Mais tu ne vas plus jouer les jeunes premiers, dis donc !
ALEX : Oh ben, tu sais ! Une perruque noire, du maquillage, et je parais quarante ans…
JOSYANE : (qui joue avec le couteau) Si tu rentres bien le ventre, oui, peut-être…
ALEX : Eh ! Je fais de la muscu en club depuis le printemps.
BERTRAND : Amuse-cul ? Oh ! Dis donc, ça doit être bien de faire ça en club ? Raconte.
YOLANDE : Oh la ! Toi alors, toujours prêt pour les bonnes adresses. « Muscu » il a dit, pas « amuse-cul ». Tu ferais bien de t’y mettre toi aussi, tiens. Tu l’as finie, ta liste ?
Bertrand sort en ronchonnant
Scène 4 : Michou, Arlette, Yolande, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
BETTY : (bruit dans l’entrée, entre en trombe) Ouf ! Je suis pas trop en retard, cette fois, hein ?
ARLETTE : Ben si, comme d’hab ! Mais le jour où tu seras à l’heure, on se dira que nos montres déconnent !
BETTY : Pff ! Il a fallu que je mette à la porte ma cliente ; elle voulait absolument me raconter sa dernière rencontre, un mec bronzé, friqué, très drôle, et tout et tout. J’ai même cru que j’allais avoir droit à la vidéo qu’ils ont faite au pieu ! Insupportable ! Vous n’imaginez pas le nombre de nanas qui, une fois allongées, se croient chez leur psy. Je suis esthéticienne, moi, pas conseillère conjugale ! Chacun ses emmerdes, quand même !
LUIS : Mais, Betty, je ne savais pas que tu faisais du théâtre. (Regard insistant) On va jouer ensemble, dis donc ? Alors, heureuse ?
YOLANDE : Tu as eu du mal à te garer, toi aussi ?
BETTY : Pire que ça ! Je suis allée à l’ancienne salle, je croyais que c’était là-bas, la réunion.
YOLANDE : Et tu la trouves comment, la nouvelle ?
BETTY : (confuse) Ben, je l’ai pas trouvée tout de suite justement. C’est pour ça que…
BERENGERE : C’est donc la première fois que vous utilisez cette salle ? C’est bien, ça va redynamiser votre asso, qui était un peu… vieillissante, d’après ce qu’on m’a dit, non ?
ALEX : Vieillissante ? ça veut dire quoi, ça ? Et la Comédie française, avec plus de 300 ans, on dit qu’elle est vieillissante ? Artiteiz va avoir 50 ans de présence à Theix ! Un demi-siècle, ça se respecte, non ? On appelait ça patronage, à l’époque ! Alors ça fait partie du paysage theixois comme la Tour Eiffel illumine Paris. Artiteiz est l’un des piliers de la commune, oui, madame !
BERENGERE : Je vous crois ! Mais je me demandais si on pouvait vraiment exprimer son potentiel dans cet environnement un peu…. comment dire ? poussiéreux ? Cette salle toute neuve, c’est une chance quand même, c’est mâgnifique !
BETTY : (simule l’enthousiasme) Eh ! Oui, un pôle culturel, lumineux, fonctionnel, avec auditorium, médiathèque, pôle musical, théâtral et tout le tintouin…
YOLANDE : Mâgnifique, ça c’est vrai ! Tout à fait ce qu’il faut pour mettre en valeur nos talents !
BETTY : Bon, enfin, voilà, je suis bien contente d’être là.
Scène 5 : Michou, Arlette, Yolande, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
MICHOU : Et quand Betty est là, ça veut dire qu’on peut commencer. Hum…Cette première réunion a pour but de fixer les objectifs de l’année. Primo, on se tutoie tous, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
BERENGERE : Pourquoi pas ? Moi, j’ai un peu de mal avec ça. La familiarité, ce n’est pas mon fort. Question d’éducation ! (Pleine de bonne volonté) Mais bon, allez, on se lance...
BETTY : On ne peut pas faire de théâtre sans familiarité. Il faut pouvoir se toucher, s’embrasser… Il faut être à l’aise avec le corps de l’autre, on n’a pas le choix !
LUIS : Ah ! Là, je suis complètement d’accord. Tu pourras jamais jouer avec quelqu’un que tu n’oses pas toucher. J’ai connu un metteur en scène professionnel qui disait que d’abord, il fallait que tout le monde ait couché avec tout le monde. Ouais ! Hommes, femmes, tout ! Comme ça, plus personne ne fantasme sur le corps de l’autre, les frontières sont abolies, et on peut commencer à bosser.
BERENGERE : On n’ira peut-être pas jusque-là, on n’est pas obligés de se prendre pour des professionnels !
MICHOU : Tutoiement pour tous, donc ! Secundo, trouver une pièce. C’est toujours le plus difficile…
ALEX : Ah ! Ça c’est vrai. Tu te rappelles, une année, on a changé trois fois de projet. On a commencé par « Douze femmes pour une scène » et comme on n’avait que neuf femmes, on a essayé « Le père Noël est une ordure », mais on a eu peur de pas avoir les droits.
PHIPHI : Et vous avez joujoué quoi alors cette année-là ?
ALEX : Je me rappelle même plus. Une adaptation de Molière, je crois… Enfin, j’en pouvais plus, moi, de recommencer à apprendre des rôles différents. C’est même pour ça que je suis parti. Le foot, au moins, t’as rien à apprendre avant le match…
LUIS : Tu fais du foot ? Ah ! C’est bien, ça !
ALEX : Je faisais (signe fataliste). Mais là, je vais me remettre au théâtre. Ah ! Purée, c’est moche de vieillir, quand même !
BETTY : Ben, dis donc, le théâtre, c’est juste un sport de vieux, pour toi ? C’est ça ta motivation ?
ALEX : (grave) Non, non, ma motivation à moi, c’est plutôt côté cœur…
MICHOU : Bon, Alex, je suis ravie de te revoir. Mais on ne va pas réchauffer les histoires anciennes. Je ne suis pas restée trente ans à t’attendre ! J’ai vécu moi aussi, pendant ce temps-là !
ALEX : Oh ! là, tu n’y es pas. Quand je dis le cœur, c’est le palpitant qui me joue des tours. Une alerte sérieuse au printemps, ça donne à réfléchir. Alors, comme mon cardio m’a interdit le foot, j’ai cherché autre chose. Parce que Solange, à la maison, elle m’a dit comme ça : « Alex, tu arrêtes le foot, Ok ! Mais je te préviens, je veux pas t’avoir dans les pattes tous les soirs ! ». Et puis, le théâtre, c’est quand même un peu mes vingt ans, avec le patronage, les tournées en caravane, et tout…
PHIPHI : Moi, j’ai hohorreur du foot !
LUIS : (inquiet et compatissant) Dis-moi, Phiphi, tu as déjà joué sur scène ? Devant un vrai public, je veux dire ? Ton léger défaut d’élocution, à peine perceptible certes, et plein de charme… mais ça rajoute pas à ton stress, ça ?
PHIPHI : Ne t’intinquiète pas. Je bafouille un peu quelquefois, mais dès que j’apprends un tétexte par cœur, je le récite impeccable. Écoutez ! (Il se lève pour réciter à la perfection)
Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi …
BETTY : C’est bon, Phiphi, on te croit. Mais tu as essayé de te soigner ? Parce que, tu sais…
PHIPHI : Oui, c’est même pour ça que je suisuis là. Mon psy m’a dit « Essayez le thé… théâtre ! »
ALEX : Au moins, ça va te coûter moins cher que le psy. Tu as toujours parlé comme ça ?
PHIPHI : Non, c’est depuis le cocollège. Quand ma mamaman et ma mamie venaient me chercher et m’appelaient de loin « Phiphi ! Phiphi ! », là, j’ai commencé à dédérailler.
LUIS : Ah oui, ça c’est dur, pour un ado.
PHIPHI : Oh ! ça ça va mieux ! En fait, dès que je suis en conconfiance, ça me passe !
MICHOU : Eh ben, on va essayer de te mettre en conconfiance. (Froide) Allez ! J’aimerais qu’on revienne au choix de cette année.
JOSYANE : Oui, parce que je voudrais pas rentrer trop tard, moi. J’arrive pas à me rappeler si j’ai éteint mon four en partant.
LUIS : Y a quoi dans ton four ?
JOSYANE : Ben, le reste de mes gâteaux. J’en ai fait pour vous, mais c’était surtout pour mes gosses aussi. J’ai sorti les vôtres en vitesse et j’ai laissé les autres au chaud. (Effort pour se concentrer) Mais j’arrive pas à me revoir éteindre… Oh ! la la, s’ils sont cramés, ça va hucher à la maison…
BETTY : (hurle) Mais on s’en fout de tes gâteaux !. On va pas y passer…
JOSYANE : (vexée) T’as pas toujours dit ça ! Ils tombent bien, mes gâteaux, quand la répé se prolonge jusqu’à 10 ou 11 h du soir et que personne n’a encore mangé.
MICHOU : Meeerde ! On n’a même plus le droit de manger ici. On se met au boulot et tout de suite, si tu veux les revoir, tes macarons à la noix !
BERENGERE : Hum…ça se passe toujours comme ça, vos réunions ? Parce qu’à Paris….
Scène 6 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
BERTRAND : (revient des coulisses, l’ai important) Tu as un budget pour la bricole ? Parce que là, quand même, y a des trucs qui urgent ! Faudrait vous mettre des porte-manteaux pour vos costumes. Et fixer quelques spots en plus…
YOLANDE : Je crois que c’est pas le moment, mon chou ! Mets-toi dans un coin pour faire ta liste. On l’enverra à la mairie. Ils devraient bien trouver un peu de sous pour nous quand même, surtout si on leur fait économiser la main-d’œuvre.
ALEX : Rêve pas, les prochaines élections, c’est dans combien ? … trois ans ? Alors, avant qu’on s’intéresse à notre petite asso… Si encore on faisait du foot…
PHIPHI : Du foot ? ça changerait quoi ?
LUIS : Hé ! t’as déjà vu des vestiaires de foot, toi ? (Dénégation de Phiphi) Ben crois-moi, y a pas un footeux qui se déshabillerait ici ! Tu connais le montant des subventions votées aux assos de théâtre et celles des assos de foot ? (Dénégation de Phiphi). Ben je préfère pas te le dire, tu partirais en courant. Faire du foot !
PHIPHI : ça, ça risque pas. Mais on peut quand même demander à la maimairie de voir si…
BETTY : (idée lumineuse) Tiens, c’est Sandrine qui aurait pu nous aider sur ce coup-là. Elle avait de très bons rapports un moment, je crois, avec l’adjoint à…
ARLETTE : (très sèche) Très bons, je ne sais pas ! Mais des rapports, c’est sûr ! Le jeudi, de 5 à 7, si vous voulez savoir !
BETTY : (fataliste) Ouais, mais l’adjoint a dû sauter après les dernières érections !
ARLETTE : (étonnée) Les dernières élections, tu veux dire ?
BETTY : (rigole) Oh la la, c’est ma langue qui a fourché, comme on dit ! Pour revenir à Sandrine…
LUIS : (à Betty) Ta copine Sandrine ? Celle qui… (Il remue du popotin), c’est bien ça ? Elle vient aussi ?
BETTY : Ah ! Non, elle viendra pas ce soir. Elle est morte.
ARLETTE : Quoi ? Quand ?
JOSYANE : C’est pas vrai !
LUIS : (écœuré) Oh ! Ben, ça c’est pas juste ! Une belle fille comme ça ! ça aurait pu tomber sur une autre quand même ! ça manque pas, les quiches !
BETTY : Hé ! Calmez-vous ! Elle est morte, elle est morte…. Elle est morte de fatigue, quoi !
ARLETTE : (froidement) Dommage !
BERENGERE : C’est une hyperbole ! Très bon ressort comique au théâtre. Molière…
LUIS : Hyper belle, oui ! Et tout à fait du genre ressort en effet ! Tu la connais ?
JOSYANE : Ah ! Tu nous as fait peur ! Je me disais aussi, je l’ai vue avant-hier chez le gynéco. On a le même…
LUIS : Mais elle viendra plus tard ?
BETTY : (froidement) Si je lui dis que tu es là, c’est pas sûr…
LUIS : (très sûr de lui) Ben lui dis pas ! Ça lui fera une surprise… Très important, surprendre les femmes ! Croyez-moi, c’est la clé du succès ! Moi par exemple…
BETTY : (excédée) On te croit, on te croit ! En attendant, la clé du succès, au théâtre, c’est d’abord un bon texte. Vous avez des idées ?
Scène 7 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
BERENGERE : Je ne voudrais surtout pas m’imposer. Mais… je peux ?
JOSYANE : Vas-y, vas-y, envoie-nous un petit coup d’atmosphère (elle imite Arletty).
BERENGERE : Eh bien ! Pour moi, le must du théâtre, c’est Ionesco. Il a quand même révolutionné le genre…
LUIS : Qui ça ?
BERENGERE : Par exemple, La leçon. Un texte d’une profondeur insondable, à jouer en même temps au premier et au second degré…
BETTY : La leçon ? Combien de personnages ? Deux, si mes souvenirs sont bons ? Le vieux prof, ça va, on l’a. Mais pour la petite fille…
BERENGERE : Il y a la bonne aussi !
YOLANDE : Bon, deux rôles et demi, quoi ! Je ne sais pas pourquoi vous venez ici, vous, mais moi, c’est pour m’éclater à jouer. Je veux un rôle, un vrai, avant d’être vieille.
BETTY : Ben, ça, déjà, c’est foutu !
JOSYANE : (rigolarde) Moi c’est parce que j’aime bien être reconnue ; quand je fais mes courses au Carrefour maintenant, j’entends : « Tiens, voilà la Zézette du théâtre ». Rhoo ! C’est rigolo !
BERENGERE : Moi aussi, bien sûr, je viens pour jouer mais c’est surtout pour le plaisir du texte, pour fréquenter les grands esprits, pour…
YOLANDE : (dubitative) Grands esprits, j’irais pas jusque-là ! On est une troupe d’amateurs quand même. On aime jouer mais on ne prétend pas….
BERENGERE : Je ne parlais pas de vous, je parlais des grands auteurs, Ionesco, Beckett… Molière, pourquoi pas ?
BETTY : (cherche dans sa mémoire) Beckett ? C’est pas lui qui a écrit « Je veux revoir Godot », un truc comme ça ? Ah ! Mortel ! Y a deux mecs qui passent deux plombes à attendre un type qui viendra jamais. J’ai fait semblant d’avoir envie de faire pipi pour me tirer, mais j’étais au milieu de la rangée. Vous voyez, le Théâtre Anne de Bretagne ? Elle est large, la rangée du milieu. Tous les autres, ils étaient comme mon chat devant un aquarium, comme ça (geste bouche bée) … Pas moyen de les faire bouger !
LUIS : (dubitatif) Beckett, c’est pas trop notre répertoire, ça, quand même !
BERENGERE : On ne peut pas faire l’impasse sur Ionesco, voyons. La Cantatrice chauve, si vous préférez. Est-ce que les gens d’ici ont déjà eu l’occasion de voir jouer du Ionesco ?
ALEX : Crois pas. Mais ils vont pouvoir encore vivre un moment sans le connaître. Par contre, moi j’ai vu une pièce cet été à Pallavas, géniale, très drôle ! C’est un type qui rentre du boulot plus tôt que d’habitude et qui veut prendre une douche. En rentrant dans la salle de bain, il voit un mec en train de déboucher le lavabo…
JOSYANE : Bon, je vois pas ce qu’il y a de drôle.
ALEX : Sauf que le mec avec la clé à molète, il est à poil, complètement à poil.
JOSYANE : Ah ! ben, il a voulu réparer la douche, aussi ! Tu trouves ça marrant, les histoires de plombier, toi ?
BETTY :Non, Josyane, ça c’est du boulevard. On a toujours dit qu’il n’y aurait pas de ça à Theix !
JOSYANE : Oh ! ben, c’est sûr, on n’a pas besoin de boulevard, on a déjà l’avenue Raymond Marcelin, c’est bon…
ALEX : Mais je t’assure que ça marche bien. Les gens étaient pliés de rire, même Solange. T’imagines ?
MICHOU : Meeerde, Alex ! On a dit « pas de boulevard » ! Pourquoi pas un entracte ? Et tiens, une buvette à l’entracte, pendant qu’on y est ? Si vous avez un autre metteur en scène sous la main, ne vous gênez pas !
ARLETTE : (perfide) Hé, ça mérite réflexion…
Scène 8 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
BETTY : (très excitée) Alors, moi, cet été, sur la plage, j’en ai écrit une, de pièce. C’est exactement ce qu’il nous faut. Bon, c’est pas de la grande littérature, mais je ne prendrai pas de droits d’auteur pour vous, c’est une sacrée économie, ça !
PHIPHI : Sur la plage ? Ben dis donc ! Moi, je ne sais rien faire sur la plaplage. Je regarde les gens, c’est tout.
BETTY : Oui, enfin, j’ai déjà jeté quelques idées, quoi ! Y a plus qu’à rédiger. Je sais pas encore trop comment ça peut se terminer, mais on trouvera…
LUIS : C’est quoi, le sujet ?
BETTY : Dix personnages, plus très jeunes, qui ont passé le bac ensemble et veulent se retrouver pour …
LUIS : Une partouze !
BETTY : Rêve pas, Luis. Mais vous voyez, avec une situation comme ça, on joue facilement avec le sexe des acteurs.
LUIS : (triomphant) Tiens, qu’est-ce que je disais ?
BETTY : Ah ! merde, Luis ! T’es lourd, quand même ! Je veux dire que, selon qu’on a des hommes ou des femmes comme acteurs, on peut adapter les rôles.
ARLETTE : Mais s’ils ont passé le bac ensemble, c’est qu’ils ont exactement le même âge !
BETTY : Ben oui, et alors ?
ARLETTE : Alors ? On ne peut pas jouer ça ! On n’a pas le même âge !
BETTY : C’est prévu ! Pour moi, y a un rôle différent : celui de la patronne de l’hôtel où ils se retrouvent. Pour les autres, ça va, c’est crédible.
ARLETTE : Pas vraiment, quand même. Moi, je ne peux pas jouer un personnage qui aurait passé le bac avec eux…
ALEX : On a combien de différence, toi et moi ? Quatre ans, c’est ça ? Y en a qui auraient redoublé !
ARLETTE : N’importe quoi…. C’est pas jouable, na !
JOSYANE : (s’impatiente) Bon, alors, (articule en détachant chaque syllabe) on-joue-quoi-cette-année ?
BERENGERE : (réfléchissant) « On joue quoi cette année ? » … ça ferait un bon titre, ça ! Pas très littéraire, certes, mais au point où on en est…
BETTY : Ah ! Ouais, c’est original comme titre ! Ça change de Faut pas payer ou Un vrai bonheur !
MICHOU : (très intéressée) « On joue quoi, cette année ? », c’est pas bête, ça ! Une pièce qu’on écrirait ensemble, dans laquelle on retrouverait notre vie de troupe de théâtre, nos difficultés, nos recherches…
ALEX : Nos engueulades ?
JOSYANE : Mais pourquoi pas ? Y a de quoi faire, au moins !
LUIS : Ben ça va être chiant, ça !
BETTY : Il n’y a pas de sujet chiant ! Il n’y a que des acteurs qui ne savent pas les faire vivre !
LUIS : C’est beau, ça ! C’est de toi ?
Scène 9 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
BERTRAND : Bon, moi, c’est pas mes oignons, votre texte ! Mais si on joue notre vie de troupe, au moins, il va être simple, le décor !
ALEX : Sauf si on te demande de reconstituer la caravane.
BERTRAND : Quelle caravane ?
ALEX : Celle qui nous servait à transporter nos décors, qui avait la manie de crever ses pneus au plus mauvais moment et qui a fini lâchement abandonnée sur un parking de cinéma.
BERTRAND : Et après, vous avez fait comment ?
ALEX : On a acheté un vieux camion avec de bons pneus. Lui, c’étaient plutôt les freins qui avaient des faiblesses.
BETTY : (qui n’a rien écouté) Mais si, c’est une super idée. « On joue quoi cette année ? », c’est ça qu’il nous faut.
LUIS : Et vous croyez qu’on va attirer du monde avec un titre comme ça ? La troupe en folie, ou… Rififi au théâtre, ce serait pas mieux ?
JOSYANE : Déjà, « On joue quoi cette année ? », c’est pas un titre qui fait peur. Vous vous rappelez Le magasin des suicides ? Impossible de placer nos affiches !
PHIPHI : Eh ben pourquoi ? J’ai lu le roman, c’est génial.
BETTY : Oui, et on l’a adapté nous-mêmes. Alors, on était tout fiers d’apporter nos affiches aux commerçants. Mais t’imagines le boulanger qui met dans sa vitrine « Le magasin des suicides » , au-dessus des croissants tout chauds ? Ils ont fait semblant d’accepter, mais ils l’ont mise illico à la poubelle, en douce. Même les pompes funèbres !
MICHOU : (toujours dans sa bulle) Y a longtemps que j’y pense, en fait, montrer au théâtre ce qu’est le théâtre, l’envers du décor. Du théâtre dans le théâtre !
BERENGERE : Une mise en abyme, quoi ! Ça s’est déjà beaucoup fait, mais pourquoi pas ? Ici, on ne doit pas connaître.
BERTRAND : Une mise en abime ? Oh ! Là, ça va pas, non ? Leur supersalle toute neuve, si on la leur abime… !
BERENGERE : (charmée) Ah ! Quel humour, Bertrand ! J’adore cet esprit brut de décoffrage, authentique, sans malice. Abyme, Bertrand, avec un –y- ! Ça consiste à représenter une œuvre dans une œuvre similaire, par exemple un film dans un film.
LUIS : Ou la Vache qui rit qui a comme boucles d’oreille des boîtes de vache qui rit !
JOSYANE : Ah ! J’ai tout compris, dis donc ! Je sens qu’avec l’abime, on va toucher des cimes ! (Elle rit, très contente d’elle, et rassemble ses affaires) On a déjà le titre au moins « On joue quoi cette année ? » Je dirai aux copines que c’est moi qui l’ai trouvé ! Allez ! je vais sortir mes gâteaux de mon four, kenavo. (Elle sort)
MICHOU : Et voilà ! Tout va bien, on a déjà le titre ! Y a plus qu’à… Josyane, attends-moi, tu peux me déposer ? Allez, bye, à mercredi ! Yolande, tu fermes ? (Elle sort)
BERENGERE : Eh bien, je suis ravie d’avoir fait votre connaissance. On se retrouve mercredi donc ?
BERTRAND : Oui, mais attends, on va boire un coup ; on n’a pas le droit, je sais ! Ben, moi, j’ai apporté une bouteille, pour fêter la rentrée. (Il sort)
Scène 10 : Arlette, Yolande, Bertrand, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
ARLETTE : Et manger les gâteaux que Josyane nous a laissés. Ils sont bons, d’habitude, faut leur faire honneur.
BETTY : La pauvre, y a que ça qu’elle réussit ! Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire d’elle encore ? La danse bretonne, c’était bien pourtant pour elle, on se fond plus facilement dans la masse. Un rôle au théâtre, ça suppose qu’on comprend le texte déjà, qu’on se coule dans un personnage, qu’on crée, quoi !
BERENGERE : Certes, elle n’a pas vraiment le profil d’une actrice, en effet… Mais qui choisit parmi les candidatures ? Y a un casting ? un jury ?
Bertrand revient avec une bouteille et des verres qu’il pose sur une chaise. Il les remplit.
BETTY : Tu rêves ? On prend ceux qui viennent, Michou distribue les rôles, on ne discute pas.
LUIS : Elle a des critères de sélection au moins ? Parce que quand même, je ne ferai pas n’importe quoi comme rôle, moi. Vous êtes toujours d’accord avec ses choix ?
ARLETTE : Non, il y a même eu des débuts de révolution, des gens qui sont partis en claquant la porte. Mais bon, faut bien quelqu’un pour la mise en scène ; elle a de bonnes idées… quelquefois.
BETTY : Moi, je la trouve trop autoritaire ; c’est pas parce qu’elle se fait déborder par ses élèves qu’elle doit se venger sur nous.
BERENGERE : Elle est prof, c’est ça ? Ah ! Je m’en doutais !
BETTY : Ouais, et dans un mois, elle va encore frôler la dépression, parce que ses élèves lui auront comme d’hab jeté ses clés par la fenêtre ou mis un lézard mort dans son sac !
LUIS : La pauvre ! Alors, elle se défoule sur vous ? Et vous n’avez jamais pensé à un metteur en scène professionnel ?
BETTY : Tu sais ce que ça coûte ? C’est pas avec nos cotisations à 30 € qu’on peut se payer ça ! Et puis, on vise pas le festival d’Avignon, non plus.
YOLANDE : Avignon, non, mais on a déjà joué plusieurs fois à Kerervhy ! ça compte, ça, dans l’histoire d’une troupe !
BERENGERE : Kerervhy ? Qu’est-ce que c’est ?
YOLANDE : Eh ben c’est l’Avignon breton, justement, le festival du théâtre amateur ! On connait pas ça à Paris ?
BERTRAND : (tend la bouteille) Quelqu’un en veut encore ? (Il propose à 2 ou 3 comédiens, qui refusent). Bon, j’emporte la bouteille, sinon ça va être perdu. (Yolande lui fauche la bouteille)
Noir
Acte 2
La répé
Désormais, Phiphi ne bégaie plus que de manière exceptionnelle.
Scène 1 : Michou, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex
MICHOU : Betty est là ? Non, évidemment ! Bertrand, tu peux réparer un peu la table, s’il te plait ? J’ai deux, trois trucs à préciser pendant ce temps-là.
BERTRAND : Une table, ça ? J’aurais pas cru… Moi je te dis qu’il faut du vrai bois. Ta table, on ne peut même pas poser une bouteille au bout sans qu’elle se gondole.
MICHOU : Trop cher, le bois ! On posera la bouteille au milieu, voilà !
Bertrand entreprend de réparer la table ; divers bruits de visseuse, marteau, discrets au début ; ils vont accompagner le récit de Josyane et s’amplifier peu à peu.
JOSYANE : Arlette non plus, elle est pas là. (ton larmoyant) Mais chuis pas sûre qu’elle viendra… la pauvre !
LUIS : Pourquoi « la pauvre » ? Je l’ai vue il y a deux jours. Elle était ravie de reprendre les répés.
JOSYANE : (ravie de détenir un scoop) Ah ! oui, y a deux jours… Mais ce que vous savez pas…. Eh ben, c’est ce qui s’est passé hier….
Un silence
ALEX : Bon, tu accouches, qu’est-ce qui s’est passé ?
JOSYANE : Ah ben, moi, je sais pas ce qui s’est passé, mais je suis pas sûre qu’elle va venir ce soir, (ton larmoyant) ni même plus tard d’ailleurs…
YOLANDE : Non, mais arrête ton cinéma ! Tu sais quelque chose ou pas ? On n’a pas que ça à faire, écouter tes potins…
JOSYANE : Oh ! mes potins, d’habitude, tu aimes bien ! Hein, c’est qui qui passe chez moi en revenant du boucher, rien que pour entendre les ragots sur les vieilles copines ? « Qui c’est qu’a couché avec qui », et « qui c’est qui s’est fait opérer des varices… »
YOLANDE : Josyane, ça suffit. Il te reste trois secondes pour dire ce que tu as à dire !
JOSYANE : Oh la la ! Bonjour la copinerie, dis donc ! Bon, ce que je sais, c’est que hier matin, moi, je passais devant son immeuble, j’étais allée chercher des croissants à la boulangerie pour mes mômes parce que… (Yolande s’avance, menaçante) Eh ben, figurez-vous que les pompiers étaient en bas de chez elle ! Et même qu’ils l’ont emmenée sur un brancard, en faisant « pinpon » et tout (elle imite « pinpon pinpon »).
LUIS : Les pompiers ? Mais c’est pas forcément pour elle ! Tu l’as reconnue ?
JOSYANE : Arlette ? Oh ! ben non, ça risque pas… Oh la la (ton larmoyant) elle avait la tête complètement recouverte de pansements blancs. Enfin, blancs… !
LUIS : Et alors, ça peut être n’importe qui d’autre de son immeuble…
JOSYANE : Mais j’ai reconnu ses chaussures, ses tennis genre peau de panthère, vous savez ? Avec des lacets roses…
ALEX : Et merde, Josyane, tu t’es même pas renseignée sur son sort ?
JOSYANE : Ben j’ai pas osé déranger, dis donc. Ils avaient l’air très occupés…
MICHOU : Bon, espérons que ça va s’arranger. The show must go on, hein, comme on dit ! Sinon, je connais quelqu’un qui pourrait prendre son rôle. (pour elle-même) Peut-être mieux même … Allez, au boulot ! (À tous) A l’avenir, je vous demande de respecter scru-pu-leu-se-ment les horaires. Donc, tous les mercredis, 19 h 30, c’est bon pour…
Bertrand se donne un coup de marteau sur le doigt.
BERTRAND : (suçant son doigt) Aaaah ! Meeeerde ! Ça fait chiiiier !
YOLANDE : C’est pas vrai, tu fais trop de bruit, là !
BERTRAND : Ah ! Faut savoir, hein ? Je bricole ou je bricole pas ? T’as déjà vu bricoler sans bruit, toi ?
YOLANDE : Toi ? Non, jamais ! Mais t’es pas obligé de gueuler en plus !
BERTRAND : Quand on bricole, on gueule, c’est comme ça ! Toi, quand tu mets ton vernis à ongles, tu gueules. Et ben, moi aussi, je gueule. Mais si je dérange, hein …
MICHOU : Mais non, mais non, Bertrand, bricole ! Et gueule, oui, gueule, s’il le faut ! Mais ne laisse pas ton marteau tomber sur le parquet, hein ? ça pourrait l’abimer. Alors, les répés le mercredi, ça convient à tout le monde ?
Scène 2 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex
Arlette entre, la tête en œuf de Pâques, un gros coquard sous l’œil. Tout le monde fait « AH ! »
YOLANDE : Ah ! Arlette, on a eu peur, dis donc ! Josyane vient de nous dire que les pompiers t’ont emmenée hier ! Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est pas trop grave ?
ARLETTE : Oh, ça va aller ! J’ai glissé dans ma cuisine et je me suis fracassé la tête dans l’angle d’un placard. Alors, la journée aux urgences, vingt points de suture, voilà, c’est tout ! Mais, dans un mois, j’aurai plus rien sur la tête !
JOSYANE : Oh ! ma pauvre, ils t’ont rasée alors ? Ah, ben, c’est pas de bol…
YOLANDE : Oui, enfin quand même, tu pourrais faire attention ! Y a cinq ans, quand tu es tombée de ton échelle, tu nous as bien mis dans la merde !
ARLETTE : Eh ben, je vais me faire engueuler en plus ! Y a cinq ans, je me suis pété le coccyx. J’ai sûrement fait exprès pour me faire remarquer, tiens !
JOSYANE : Oui, enfin, on a failli annuler la pièce quand même !
ARLETTE : Et qui c’est qu’a joué assise sur la bouée de son petit-fils ? Je ne demande pas de médaille d’ancien intermittent du spectacle, mais juste un peu de compassion, ça ferait pas de mal.
YOLANDE : Mouais, enfin, fais gaffe ! Quand on fait partie d’une troupe, on pense collectif !
ARLETTE : C’est marrant qu’on dit toujours « Fais gaffe ! » après que les gens se sont cassé la gueule ! T’aurais dû me le dire avant ! Tiens, tu m’aurais téléphoné hier matin, par exemple…
MICHOU : Tu sais, Arlette, faut plus faire d’imprudences à nos âges, quand même ! Si tu te sens pas trop en forme pour jouer, dis-le maintenant ; on a encore le temps de trouver quelqu’un…
ARLETTE : Rêve pas, Michou ! Tu vas pas me remplacer comme ça… surtout par celle à qui on pense toutes les deux…
MICHOU : Bien, bien, allez, on peut penser qu’Arlette aura repris un aspect à peu près normal pour janvier. Horaire des répés, donc ! Mercredi, 19 h 30, ça convient à tout le monde ?
ARLETTE : C’est un peu tôt, pour moi. C’est l’heure où j’ai le plus de clients.
ALEX : Tu tiens un bar ? C’est l’heure des pochtrons ?
ARLETTE : Non, des chiens. (Étonnement d’Alex) Je fais du toilettage à domicile.
PHIPHI : Moi, j’aimerais mieux le jeudi. Le mercredi, je ne rate jamais La grande librairie, à la télé.
JOSYANE : Ah ! Non, le jeudi, c’est le jour des entraînements de foot !
ALEX : Tu joues au foot, toi ?
JOSYANE : Moi non, mais mon bonhomme, si !
LUIS : Et alors, il peut pas s’entraîner sans toi ?
JOSYANE : C’est pas ça, mais c’est le seul soir où je peux être peinarde à la maison. Alors, j’en profite ! La télécommande rien que pour moi, le pied, quoi ! Ah ! Non, moi je garde mon jeudi !
Bruits de visseuse, tout le monde se retourne.
BERENGERE : Je rêve ! Une répé dans ces conditions-là, mais c’est tout bonnement ... inenvisageable ! Il ne pourrait pas faire ça avant qu’on arrive ?
BERTRAND : Elle a un problème, la Parisienne ?
YOLANDE : Non, madame, « IL » pourrait pas. D’abord, on n’a qu’une voiture ! Et « IL » vient avec moi. Je le prends en sortant du cabinet.
BERTRAND : Laisse béton, Yoyo. (Il fait semblant de ranger ses outils) Je vais pas faire de vieux os ici, moi.
YOLANDE : Arrête de m’appeler Yoyo en public, je te l’ai dit cent fois.
BERENGERE : Bertrand, ne te fâche pas ; tu peux visser à la main peut-être, sans bruit ?
BERTRAND : Non, je peux pas ! J’ai un rhumatisme à la main droite. Et moi aussi, j’ai du mal à me concentrer quand vous bavassez. J’ai mal calculé mon trou, là. Merde !
JOSYANE : Mais on s’en fout, de ton trou, Bertrand, ça se verra pas, on mettra un napperon…
BERTRAND : Non, on s’en fout pas ! Quand on fait quelque chose, on le fait bien ou on le fait pas ! Si je me dis que mon trou est de traviole, ça va me perturber pendant tout le spectacle ! (Il se remet au travail en bougonnant)
BERENGERE : Oui, mais tout de même. On ne peut pas se mettre en condition de produire du texte, du sens, avec des bruits de vissage à côté (elle imite le bruit de la visseuse).
MICHOU : Déjà, si on produit du texte, ça va aller. Pour le sens, on verra plus tard… Et pour le bruit, va falloir s’habituer, on n’a pas le choix. Je répète ! Tout le monde a lu la pièce ?
ALEX : Moi, pas tout à fait. J’ai du mal à me concentrer avec Solange. Entre l’aspirateur, Joe Dassin et Scènes de ménage, à la télé... Si j’allais chez toi…
Scène 3 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
(Arrivée essoufflée de Betty)
MICHOU : Betty, on a failli t’attendre !
BETTY : Je fais ce que je peux ! Mais vous n’avez pas franchement l’air d’avoir commencé à travailler, non plus…
BERTRAND : Bon, ça va comme ça, la table ? Je vais m’en griller une dehors, moi, pour me détendre les nerfs. (Il sort)
LUIS : Moi, j’ai pas eu beaucoup le temps de lire ; j’ai eu un problème de voiture. Il a fallu que je démonte le carbu. Tu sais, les coupés cabriolets, c’est sensible à l’humidité ! Et pour l’atteindre, le carbu…
MICHOU : Bon, c’est comme d’hab, quoi ! Eh bien, on va mettre en place les différents personnages. Vous savez qui vous allez jouer, au moins ?
ARLETTE : Moi c’est bon, j’ai tout lu hier aux urgences, en attendant qu’on me rafistole le crâne. Trois heures d’attente ! Même que les soignants se demandaient bien ce qui me faisait rigoler. Ils m’ont demandé ce que j’avais bu, figurez-vous !
PHIPHI : Ah ! Oui, moi aussi, je l’ai lue, c’est une histoire de député un peu bizarre. Je vais être son prof de musique, c’est ça ? Je le sens bien, ce rôle-là.
YOLANDE : Moi, je trouve que tu as la dent un peu dure quand tu parles de la mairie. Si on demande une subvention, faut peut-être les caresser dans le sens du poil, non ?
PHIPHI : (s’exalte) Ah ! Mais on peut penser qu’ils ont le sens de l’humour, quand même ! D’ailleurs, tu crois que Molière s’est gêné pour critiquer le pouvoir ? Et La Fontaine ? C’est la liberté d’expression qui fait la grandeur de l’artiste. On n’est pas chez Poutine (il hésite), merde !
BETTY : (très maternelle) Mais dis-moi, Phiphi, tu as fait d’énormes progrès de diction, déjà ! C’est la magie du théâtre ?
PHIPHI : Je vous l’avais dit. Dès que je suis en conconfiance, c’est bon ! Et vous êtes tous tellement sympas.
BETTY : On est vraiment contents pour toi, Phiphi. Mais surtout, si tu te sens encore stressé, n’hésite pas à m’en parler. J’ai une très bonne écoute, je peux…
PHIPHI : (affolé) Ah ! Nonnon, hein, si tu me parles comme ma mère, ça va encore dédérailler. Y a plus qu’avec elle que je bébégaie.
YOLANDE : (compatissante) Ah ! C’est drôle ! Et tu es marié ? Tu as une copine ?
PHIPHI : Non, pas encore. Mais ça aussi, mon psy m’a dit « Allez dans les assos culturelles, y a beaucoup plus de femmes que d’hommes. Vous trouverez chaussure à votre pied. »
YOLANDE : Ah ! Oui, mais ici, tu vois, y a surtout des vieilles godasses.
ARLETTE : Merci !
Bertrand rentre, cigarette éteinte au bec)
MICHOU : Ah ! Bertrand, tu peux déplacer la table basse ? On la mettra devant pour le seau à champagne.
BERTRAND : Non, on peut pas ; elle a un pied complètement foiré, votre table. J’ai essayé de réparer, mais c’est tout vermoulu.
YOLANDE : Eh bien, mets ta caisse à outils, c’est pile la bonne hauteur.
BERTRAND : Et je soulève le seau pour prendre mes outils, moi ? Dis donc, je suis pas le gnasse de service, quand même !
BERENGERE : Mais non, Bertrand, tu es notre factotum !
BERTRAND : Votre quoi ?
BERENGERE : Un factotum ! C’est du latin, ça veut dire « fait tout ».
BERTRAND : Traite-moi de casserole, pendant que tu y es !
BERENGERE : (rit) Ah ! Bertrand, ce que tu es drôle ! C’est une vraie réplique de théâtre, ça, dis donc ! Factotum, celui qui fait tout, tu te rends compte ? Une espèce de deus ex machina, quoi !
BERTRAND : Qu’est-ce qu’elle veut, la Parisienne ? Je me méfie, moi, quand on me sort des grands mots comme ça.
BERENGERE : (très aimable) Non, Bertrand, c’est bien simple, on ne peut rien faire sans toi ! (À Michou, ton offusqué) Moi, en revanche, je voudrais savoir pourquoi on a abandonné l’idée de la pièce avec mise en abyme. C’est très tendance en ce moment. Thé à la menthe ou t’es citron, par exemple, ça fait un tabac à Paris !
MICHOU : Pourquoi ? Parce que j’ai pas le temps de l’écrire, moi ! Je passe mes soirées à corriger des copies, moi ! Celle-là, je l’ai bricolée en huit jours, en collant des bouts de texte ensemble. Elle est pas en abyme, mais elle tient la route, et y a un rôle pour tout le monde.
YOLANDE : Je pourrais l’écrire, moi la pièce en abyme, si tu veux. J’ai deux, trois idées…
MICHOU : On n’a plus le temps, on joue dans quatre mois. J’ai compté, ça fait douze répés à tout casser. Et comme vous n’avez encore rien appris…
LUIS : Douze ? Quatre mois, ça doit bien faire seize semaines, à vue de nez ?
MICHOU : Et les vacances de la Toussaint ? Et celles de Noël ? Tu les décomptes ?
ALEX : Ah ! Bon, pendant les vacances scolaires, y a pas répé ? Ben, Solange, elle va pas aimer ça, hein !
Sonnerie de téléphone musique country. Arlette se précipite.
ARLETTE : (parlant comme à un enfant) Oui, mon poussin, je t’écoute.
MICHOU : J’avais dit « portable éteint » ! On commence quand, merde ?
ARLETTE : (aparté) C’est mon fiston, y a plus rien dans le frigo, j’en ai pour deux secondes ! (Reprend le téléphone. Voix désolée) Ben, oui, je sais, j’ai pas eu le temps hier, avec mon accident...Tu peux peut-être aller t’acheter une pizza, non ? … Ma carte bancaire ? (Plus bas) Ah ! tu sais bien, au fond du bac à linge sale… Allez, bisous, bisous. (Elle raccroche. Aux autres, un peu gênée) Ben oui, le bac à linge sale, c’est l’endroit le plus sûr contre le vol, il parait.
PHIPHI : Il a quel âge, ton fiston ?
ARLETTE : Il va sur ses trente ans. (Elle se reprend) Je l’ai eu très jeune.
Scène 4 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
JOSYANE : (qui a sorti un début de layette rose) Ça dérange si je tricote ?
LUIS : (surpris) Un peu, oui ! C’est si urgent, ton tricot ?
JOSYANE : Ben oui, ma belle-fille doit accoucher d’un jour à l’autre. C’est un garçon, mais j’ai commencé après la première échographie comme quoi c’était une fille. Alors, j’ai pris du rose et je continue … Bof ! Pas grave ! Il connaîtra pas encore ses couleurs.
BERENGERE : Eh bien, on n’a pas l’habitude de voir tricoter au théâtre. Ça me dérange un peu, moi, psychologiquement…
JOSYANE : Ah ! Ben ! Pt'être, mais moi je sais pas rester sans rien faire, alors je tricote.
BERENGERE : Parce que faire du théâtre, c’est rien faire, pour toi ?
JOSYANE : Ben, les réunions en tous cas. Pendant qu’on cause, on fait rien. Et puis elle avance pas ma brassière. J’ai bien essayé devant la télé, mais pour suivre Plus belle la vie, c’est pas possible. Quand tu comptes tes points, tu comprends plus rien à l’histoire. Tandis qu’ici, t’es pas obligée de regarder ce qui se passe… Je tricote partout d’ailleurs. Même sur les ronds-points, je tricotais.
BETTY : Quels ronds-points ?
JOSYANE : Avec les gilets jaunes, tiens !
LUIS : Tu étais gilet jaune, toi ?
JOSYANE : Ben oui, c’était super pour tricoter ! Et au moins, le soir, quand mon bonhomme me demandait : « Alors, qu’est-ce t’as encore fait de ta journée ? », je pouvais dire « Je suis allée défendre notre pouvoir d’achat ! » Et toc ! Qui c’est qui riait jaune ? Hein ? (Elle rit, ravie de son jeu de mot) Qui c’est qui riait « jaune » » ? Vous avez compris ?
MICHOU : (fatiguée) Bon, allez, tricote … Les autres, on commence (Josyane compte à mi-voix. Michou hurle) Ah ! Oui, mais tais-toi ! Tu vas pas compter à voix haute, quand même ? Je rêve…
JOSYANE : Oh là là ! On s’énerve pas (elle continue à compter en bougeant les lèvres)
Le portable d’Arlette sonne à nouveau. Tout le monde se retourne.
ARLETTE : (répond, très gênée) C’est encore lui ! Faut bien que je réponde !… Oui, mon grand, fais vite, je vais me faire engueuler… Ah ! Je m’en doutais. C’est pourtant facile : 5656 ! Bisous (elle raccroche) Il avait encore oublié le code !
MICHOU : Allez, on y va. Au cas où vous ne l’auriez que partiellement lue, je vous rappelle le contexte : si ça s’appelle Politik Country, c’est que ça se passe avant les législatives. M. Jourdain rêve de reprendre le siège de député de son père, mort depuis 6 ans. Il est prêt à tout pour se faire élire.
LUIS : Ah ! Moi je croyais que c’était une comédie musicale !
MICHOU : Et tu n’as lu que le titre, c’est ça ? Non, notre homme veut en finir avec le genre de la campagne électorale à la papa, Luis ! Finis, les discours et les analyses que personne n’écoute ! Il faut être punchy, percutant ! une nouvelle conception de la politique, quoi !
YOLANDE : Mais dis donc, moi j’ai lu un peu ; ça ressemble quand même beaucoup à ce qu’on a joué il y a quelques années, ça ! La nouvelle prose de M. Jourdain. C’est du copiage, quoi !
BETTY : On s’en fout ! D’ailleurs, c’était déjà copié du Bourgeois gentilhomme.
LUIS : C’est juste pour un hommage à Molière, alors ?
BETTY : Eh ! pour son 400e anniversaire, c’est bien vu, non ?
BERENGERE : Oui, enfin, cette petite allusion à l’homosexualité du fils de Jourdain, c’était pas obligatoire. Molière n’a jamais écrit sur l’homosexualité, il me semble.
MICHOU : Non, mais il a beaucoup écrit sur le mariage des femmes, sujet brûlant à son époque. Je suis sûre que, s’il vivait aujourd’hui, il écrirait sur l’identité sexuelle. Et même sur les non-binaires, à mon avis !
LUIS : C’est vendeur, ça, comme sujet ? On s’en branle un peu, non, si j’ose dire ?
MICHOU : Tu peux éviter la vulgarité, au moins, Luis ? Non, justement, on s’en moque pas ; ça fait 40 ans que le décret de Pétain, qui condamnait les « mœurs impudiques et contre nature », a été abrogé, en 1982 ; et on en est toujours à la stigmatisation des LGBT, qui se font casser la gueule dans la rue. Le théâtre, ça sert aussi à faire évoluer les mentalités. Depuis sa naissance, dans la Grèce antique ! Parfaitement, Luis !
YOLANDE : Vous vous rappelez comment on a refusé du monde à Minuit chrétien, dont c’était un thème central ? Salle comble les deux derniers week-ends !
PHIPHI : Moi, je l’ai vue, cette pièce, et j’ai adoré. Même que c’est ça qui m’a donné envie de faire partie de votre troupe.
Scène 5 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
MICHOU : Bon ! Je continue pour ceux qui n’ont pas eu le privilège exceptionnel de voir La nouvelle prose de M. Jourdain : il y a le candidat aux législatives, M. Jourdain, fils d’un député vieille France qui a gardé son siège pendant 40 ans. Il ne connait rien aux institutions mais il aime parader...
BETTY : Un politique, quoi !
MICHOU : Sa femme, Mme Jourdain, a la tête sur les épaules et essaie de le canaliser.
JOSYANE : Et c’est qui, Nicole ?
MICHOU : C’est la servante, tu devrais le savoir, c’est ton rôle.
JOSYANE : Ben justement, je vois pas pourquoi je jouerais le rôle d’une servante. Mme Jourdain, je pouvais aussi ! J’en ai marre des rôles secondaires, moi.
MICHOU : Ah ! Mais là, tu te trompes ! Chez Molière, le rôle de la servante c’est le plus important, c’est celle qui incarne le bon sens, c’est le porte-parole de l’auteur.
YOLANDE : Mais tu as même gardé les prénoms. Tout le monde va voir qu’on réchauffe le plat !
LUIS : Oh ! ça, c’est facile à changer ! On peut faire comme en cours d’anglais, chacun va choisir le sien. Mais on évite quand même les Margaret, Johnny, Tracy et tutti quanti...
ALEX : Et ça fait pas très anglais, Tutti quanti, de toute façon.
JOSYANE : N’empêche que c’est carrément pompé, ça ! T’es gonflée quand même… Comment on appelle ça, déjà ?
BERENGERE : Du plagiat, Josyane. Mais il y a des antécédents célèbres. Molière pompait carrément Plaute, c’est bien connu. Après, il y a la touche supplémentaire qu’on apporte au texte, un nouvel angle…
LUIS : Et puis, c’est pas grave de pomper ; c’est même tout un art. Moi en fac….
MICHOU : (s’énerve) Merde, c’est pas pompé du tout ! Je me suis juste inspirée de la situation de départ. Après, j’ai cherché dans une autre pièce, Une alliance contre nature, et pour le troisième acte, Un cadavre à l’Assemblée. Non, mais j’ai pas le temps de tout réinventer non plus.
JOSYANE : Et ton histoire de maison de retraite pourrie, là, ça sert à quelque chose ?
MICHOU : Oui, notre député va axer sa campagne sur le scandale Orpea ; ça devrait lui rapporter gros, en termes de voix.
YOLANDE : Alors, là, j’aime pas trop, moi. Je viens de caser ma mère en Ehpad ; je sens que ça me foutre un de ces bourdons, ça !
ARLETTE : (glaciale) Tandis que les fils homos, on n’est pas concernés, c’est ça ?
YOLANDE : Pas moi en tous cas, Dieu merci, j’ai que des filles. Mais c’est quand même moins grave d’être homo que d’être vieux, non ?
ARLETTE : C’est moins définitif, d’après toi ?
YOLANDE : Ben, je sais pas… Mais c’est moins handicapant, déjà !
MICHOU : (choquée) Handicapant ? Je rêve ! (Se reprend. A Arlette) Dis donc, à propos de handicap, ton œuf de Pâques, là, Arlette, ça me donne une idée : on pourrait l’utiliser pour une digression sur les violences conjugales.
ARLETTE : Comprends pas …
JOSYANE : Moi, si ! Dans la pièce, tu te referais la même tête, on dirait que c’est ton bonhomme qui t’a cassé la gueule…
ARLETTE : N’importe quoi ! Je vois pas l’intérêt…
BETTY : Ah, si ! excellent sujet ! Le député pourrait aussi dénoncer les féminicides, qu’il est urgent d’éradiquer.
LUIS : On veut jouer une comédie ou un documentaire sociétal ?
BETTY : Justement, y a rien de tel que de faire rire sur un sujet pour obliger les gens à y réfléchir. Arlette qui arrive sur scène avec tous ses pansements, le chemisier déchiré, qui s’écroule sur le canapé en pleurant et en criant : « C’est Gaétan ! Parce que son steack était trop cuit ! », croyez-moi, ça fait rire.
(Rires dans la salle ???)
MICHOU : Tiens, vous voyez ? (ou « Enfin, en général, ça fait rire ! ») Après, on trouve le moyen d’obliger ceux qui ont rigolé à réviser un peu leur point de vue, à culpabiliser même. C’est comme ça qu’on fait évoluer les mentalités… Allez, on en reparlera ! Au boulot !
Scène 6 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
YOLANDE : On commence par la première scène ? Je la sais presque. (rigole) Ben oui, je n’arrive qu’à la fin.
MICHOU : Non, on découvre la scène centrale, qui va vous permettre de fixer vos personnages. Alex, tu réunis tout ton staff pour faire le point sur ta campagne. Et comme les sondages décollent, tu leur offres le champagne.
LUIS : Ah ! On aura quelque chose à boire ? Pour le champagne, j’ai une bonne adresse.
MICHOU : Tu veux rire ? Eau et colorant alimentaire, on n’y voit que du feu. Bertrand, mets ta caisse là.
Bertrand obéit en ronchonnant. Josyane la couvre d’un napperon au crochet.
BETTY : On n’a pas encore appris cette scène-là, on joue avec le texte, alors ?
MICHOU : Oui, pour cette fois. Mais je vous préviens, c’est la dernière.
LUIS : Tu ne me l’as pas donné, mon texte !
PHIPHI : Tu as dû l’avoir par mail, comme tout le monde, non ?
LUIS : J’en sais rien, je ne regarde jamais ma boîte. Et fallait que je l’imprime, en plus ? Non, ça va pas, ça !
ALEX : Tu as prévu quoi, pour le décor ?
MICHOU : Pas prévu pour le moment. On répète, les idées viendront à mesure qu’on se familiarisera avec la situation.
ALEX : C’est pas vrai, ça. On a besoin de décor pour entrer dans le personnage. Moi, je crois qu’il faudrait une grande table pour réunir tous les intervenants, genre conseil des ministres. Que je présiderais, bien sûr.
LUIS : Moi, je serais en face. D’ailleurs, pour consulter son texte en douce, c’est plus commode.
BETTY : Pas question que quelqu’un tourne le dos au public ! On sera tous de face, et…
BERENGERE : C’est quand même bizarre, comme disposition ! Vous avez déjà vu des réunions où tout le monde est du même côté de la table ?
BETTY : Ben non, mais au théâtre, c’est mieux pour que le public nous voie tous. Moi, par exemple, le public me dit souvent qu’il aime voir mes expressions. …
BERENGERE : Ridicule ! on va avoir l’air de jouer la Cène de Vinci !
BERTRAND : La scène de quoi ? Vinci, c’est des parkings surtout.
BERENGERE : (indulgente) Léonard, Bertrand ! (Mimique de Bertrand qui ne comprend pas). Léonard de Vinci ! La Cène, avec le Christ au milieu.
ALEX : Je SERAI le Christ !
PHIPHI : Alors, moi, je serai au bout, comme Juju, Judas, je veux dire.
LUIS : Y avait pas une Marie-Madeleine sous la table ?
BERTRAND : Non, ça, c’était à la Maison-Blanche !
MICHOU : (hurle) ça suffit ! On y va ! Allez, rentrez dans vos personnages, vous commencez une réunion très importante, qui va révolutionner la fonction politique. Vous devez trouver des idées neuves, pour transformer cet ignare, décrépit mais riche, en député crédible. Alex, quand tu veux !
Scène 7 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
Tous les acteurs prennent leur texte, sauf Luis qui suit avec Betty.
Les répliques en gras sont celles qui font partie du texte écrit par Michou. On doit voir que les acteurs les lisent plus ou moins maladroitement.
Jourdain/ALEX : (lit d’un ton mou) Chers collaborateurs, une tâche d’une ampleur inédite nous attend. Nous allons écrire ensemble…
MICHOU : Dis donc, Alex, si tu veux convaincre ne serait-ce qu’une poignée d’électeurs, il va falloir muscler ta prononciation. Allez, recommence ! Josyane, pour faire une rentrée convenable tout à l’heure, il faudrait que tu sois sortie. Betty aussi, d’ailleurs !
Josyane lâche son tricot et se lève précipitamment pour sortir, suivie par Betty
Luis se rapproche de Bérengère pour lire le texte.
Jourdain/ ALEX : (plus convaincu) Chers collaborateurs, une tâche d’une ampleur inédite nous attend. Nous allons écrire ensemble une page de l’histoire de France. Les sondages décollent enfin, depuis que j’ai changé de coach.
Conseiller politique /LUIS : Vous avez changé finalement ? C’est dangereux en pleine campagne !
Jourdain/ ALEX : Je n’ai pas eu le choix. Le précédent s’est fait débaucher par le Renouveau national. Tant mieux, en fait, il était nul ! Vous allez voir, celle-ci a un sens inné de la politique !
Josyane entre
NICOLE/JOSYANE : (timidement) Monsieur, il y a là une dame qui dit qu’elle a rendez-vous avec vous. Mais…
MICHOU : Plus fort, Josyane. Tu dois prendre un air énergique, tu es une espèce de Cerbère du député (étonnement de Josyane), son chien de garde, quoi. Recommence !
NICOLE/ JOSYANE : (ton menaçant) Monsieur, il y a là une dame qui dit qu’elle a rendez-vous avec vous. Mais elle a un drôle de look, alors……
Jourdain/ ALEX : Faites entrer ! C’est ma nouvelle coach: elle a plein d’idées. Pour reconquérir la circonscription de mon père, elle a baptisé l’opération Politik Country. Avec ça, on peut gagner !
Coach/ BETTY : entre avec autorité
Prof musique / PHIPHI : (sans la voir) Politik Country ? C’est un peu bizarre, non ? Si c’est pour reconquérir un siège, on aurait pu choisir… je sais pas, moi, Reconquête, par exemple !
Coach/ BETTY : (très sûre d’elle) Ah ! non, ça a déjà servi, ça, et en plus, ça a foiré ! Dans Country, y a un jeu de mots : c’est à la fois la campagne, celle des vaches, et la campagne… des députés, quoi ! (regard qui s’attarde sur chaque présente) Faites-moi confiance ! Allez, on se met au boulot, là, tout de suite !
Jourdain/ ALEX : Politik Country, j’aime bien, ça fait ancrage local ; alors que la circonscription familiale nous a été raflée par un pourri qui n’est même pas breton. Alors, premier point du programme ?
Coach/ BETTY : Le premier point, c’est de savoir vous mouvoir avec aisance. Aller au-devant des gens sur les marchés, être à l’aise dans votre corps. Pour cela, rien ne vaut d’apprendre à danser. Il est temps de s’y mettre. Vous avez, je crois, engagé un professeur de danse. Il a quelques idées, au moins ?
Jourdain/ ALEX : C’est une femme ! La voici.
Coach/ BETTY : Il faut dire « iel » alors ? Comme vous voulez ! Iel a des idées, votre prof de danse ?
Josyane entre discrètement et s’assoit à l’écart en reprenant son tricot
Prof de danse /ARLETTE : Facile ! Un meeting, ça doit se terminer dans la bonne humeur. Une petite démonstration de country, ça fait oublier les arguments les plus foireux. Tenez, regardez ça ! (Elle fait quelques pas) Allez, à vous !
Jourdain/ ALEX : Quoi ? Maintenant ?
PHIPHI : Dis donc, Michou, c’est pas un peu ringard, la country ? Moi, je pense que la salsa…
YOLANDE : Ou de la danse bretonne, pour rappeler les origines d’Artiteiz. Et ça aussi, ça fait ancrage local.
LUIS : Ah ! La ringardise absolue, quoi ! Moi, je propose du hip-hop.
MICHOU : Non, mais c’est pas fini ? C’est moi l’autrice ou c’est vous ? Si tout le monde s’en mêle…
LUIS : (rigole) Autrice ? C’est nouveau, ça ! Encore un coup des féministes…
MICHOU : Oui, Luis, autrice. C’est un mot qu’on employait déjà au Moyen Age, figure-toi. Quant à la danse, vous voyez Arlette faire du hip-hop ? On fait avec ce qu’on a ! Arlette, reprends ta démo de country. Alex, tu te bouges !
(Arlette et Alex se mettent en place ; Alex suit péniblement la démonstration d’Arlette)
MICHOU : Mouais, faudra reprendre ça ! Josyane, je crois qu’il faut que tu lâches ton tricot quand même. D’ailleurs, tu ne devrais même pas être sur la scène !
JOSYANE : Ah ! oui, mais moi, j’aime bien vous écouter en tricotant, ça me distrait !
MICHOU : Non, c’est pas possible, ça ! Tu dois aussi apprendre tes entrées et tes sorties et te concentrer.
JOSYANE : Ben, justement, je suis très concentrée, moi, j’étais en train de me dire « Et ma layette qu’est pas finie ! »
MICHOU : Mais t’en connais des bébés, qui portent encore des layettes tricotées ? (Très pédagogue) Ici, tu vis quelque chose d’unique, tu es impliquée dans la campagne du député. Au lieu de t’emmerder dans ta cuisine…
JOSYANE : M’emmerder, moi ? Jamais de la vie ! Entre le ménage, les courses, les feuilletons télé, j’ai même pas le temps d’aller boire le café chez les copines !
MICHOU : (conciliante ) Oui, toi, Josyane, tu ne t’ennuies jamais. Mais ton personnage, Nicole, elle s’emmerde, elle, la plupart du temps ! Elle souffre d’un déficit de reconnaissance sociale. Tu vois, Josyane ?
JOSYANE : Oh ! Tu m’embrouilles, dis donc ! Moi, c’est la reconnaissance familiale qui me manque, et pourtant, avec tous les mômes que j'ai torchés !
BERENGERE : Il faut que tu comprennes qu’au théâtre, on est forcément un peu schizo !
JOSYANE : On est quoi ?
BERENGERE : Schizo (agacée) Schizophrène ! On se dédouble, quoi ! Il y a ta personne, Josyane, qui a des (du bout des lèvres) « mômes à torcher », des courses à faire pour tout le monde, des lessives... Et il y a ton personnage, Nicole, servante depuis vingt ans chez un couple de bourgeois qui la méprise. Et qui tout d’un coup se trouve impliquée dans une aventure politique ! Appuie-toi sur ce que dit le texte. Et oublie tes mômes et tes tricots. Il faut qu’on y croie que tu es contente de ce changement dans ton univers… rabougri.
MICHOU : (pincée) Merci, Bérengère, c’est lumineux. Mais c’est moi, la metteuse en scène. On continue ? On passe au prof de musique !
LUIS : « Metteuse en scène » en plus ? Quelle foutaise ! Enfin, si ça vous fait plaisir… Phiphi, je crois qu’on t’attend.
PHIPHI : Oui, mais si on interrompt tout le temps la répé, je sais plus où j’en suis, moi… Alex, tu peux reprendre ?
Scène 8 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
MICHOU : (au bord de la crise de nerfs) Dix répliques ! On a déjà travaillé dix répliques ! Tout va bien, on joue en janvier, les enfants. En janvier ! ça fait quarante ans, qu’on l’a, le créneau de janvier, et il est divisé par deux, en plus, maintenant. Si on le rate cette année…
JOSYANE : Ah ! si on le rate, il ne sera pas perdu pour tout le monde. Y en a qui n’attendent que ça, même. Croyez-moi, dans la tête de certains, ça pourrait faire « Tilt »!
MICHOU : Et, vous, vous n’avez lu que la première scène, vous n’êtes pas concentrés sur votre jeu. Vous ne savez rien de votre personnage… Phiphi, c’est à toi ! Il nous reste une demi-heure !
PHIPHI : Alex, reprends ta phrase.
Jourdain/ ALEX : (fatigué) On passe à la musique ? Qu’allez-vous me proposer ?
Un blanc, tout le monde se regarde.
MICHOU : (très patiente) Là, Bertrand, c’est à toi de jouer. Quand il y a écrit « sonnerie de téléphone », tu devras déclencher le bruit depuis la régie. Comme on n’a pas encore installé le matériel, pour le moment, tu fais « Dring ! Dring ! »
BERTRAND : Dring ! Dring ! C’est un peu con, ça ! Je suis pas là pour faire le pitre, moi, je vous l’ai dit déjà ! Les copains aux boules…
YOLANDE : Mais ça, c’est juste pour les répés, mon chou ! Le jour du spectacle, on entendra une vraie sonnerie de téléphone, et on ne te verra même pas dans ton pigeonnier !
BERENGERE : (pincée) Ton poulailler ! Au théâtre, on appelle ça un poulailler !
BERTRAND : Oh ! La Parisienne ! Des poules ou des pigeons, on fait même pas la différence à Paris. On s’en fout !
BERENGERE : Mais pas du tout ! Poulailler, c’est un terme technique, il désigne la partie la plus haute d’un théâtre.
MICHOU : Revenons à nos moutons, s’il vous plait ! Alex, redis ta dernière phrase.
Jourdain/ ALEX : Bon, on passe à la musique ? Qu’allez-vous me proposer ?
Michou fait un signe à Bertrand
BERTRAND : (de mauvaise grâce) Dring ! Dring ! Dring ! Trois fois, c’est bon ?
BETTY se lève pour chercher son téléphone.
MICHOU : Ben, ça dépend de la vitesse à laquelle Betty décroche. Ne t’arrête pas avant qu’elle ait le téléphone en main. Recommence, Alex.
Jourdain/ ALEX : Encore ? On passe à la musique ? Qu’allez-vous me proposer ?
BERTRAND : Dring, dring. (Betty cherche toujours) Je continue alors ? Dring, dring.
Betty décroche un téléphone imaginaire. Tout le monde attend, figé.
Coach/BETTY : Allo, oui, je vous écoute. Pour la livraison des costumes de Politik Country ? Eh bien, oui, je vous attends, depuis un moment même. Le député s’impatiente ! Si vous n’êtes pas là dans un quart d’heure, j’annule tout !
MICHOU : Mais les autres, ne restez pas comme des cruches pendant qu’elle téléphone. Vous continuez à vivre…
BERTRAND : Il sert à quelque chose, ce coup de téléphone ? Parce qu’on ne peut pas dire qu’il donne des infos capitales. On peut le shunter, non ? Ça éviterait les « dring » !
PHIPHI : Si tu avais lu tout le texte, tu saurais qu’il prépare le quiproquo…
BERTRAND : Le quoi ?
PHIPHI : Le malentendu du 2e acte. On en a besoin pour comprendre que Nicole ouvre sans méfiance aux Blackblocs qui viennent casser la gueule à M. Jourdain.
MICHOU : (épatée) Phiphi, tu m’éblouis ! Même moi, j’avais pas vraiment vu ça comme ça. Donc, on garde le coup de fil. Mais vous vous occupez pendant ce temps-là, les autres !
PHIPHI : On n’a pas de texte à dire…
MICHOU : Démerdez-vous pour trouver ce qui peut vous occuper, comme si vous n’écoutiez pas son coup de fil. Faites comme dans la vraie vie, quoi ! Cherchez dans vos notes, buvez un coup… Allez, au prof de musique !
Prof musique / PHIPHI : Monsieur, il vous faut une chanson pour votre clip de campagne. J’en ai composé une. Écoutez.
Allumez le feu
Entrez dans le jeu
Pour faire de moi le prochain député
Allumez le feu
Entrez dans le jeu
Car avec vous, je veux tout écraser
Allumez le feu.
Prof musique / PHIPHI : (à Jourdain) Vous essayez de chanter avec moi ? Voilà les paroles (il lui tend une feuille et chante. Jourdain essaie de chanter avec lui. )
Je veux la foudre et l'éclair
L'odeur de poudre, le tonnerre
Je veux la fête et les espoirs
Pour le soir de ma victoire.
Prof musique / PHIPHI : Allez, au refrain. Je vous laisse essayer ?
Jourdain /ALEX : (seul, sans conviction)
Allumez le feu
MICHOU : Alex, va falloir y mettre plus de conviction ! C’était bien toi, le spécialiste de Johnny, y a trente ans ? Fais un effort, nom de Dieu !
Scène 9 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
ALEX : Michou, si tu m’engueules, mon cœur ne va pas tenir. Je suis encore fragile, là. On le disait bien l’autre soir, après ton départ, tu es devenue trop autoritaire. Autrefois…
MICHOU : Alex, si ça vous libère de parler de moi en mon absence, je peux rentrer corriger mes copies ! Et si ça te tente, tu prends ma place. Si, au contraire, monsieur veut bien se donner la peine d’essayer de chanter…
JOURDAIN/ALEX : OK, ce que j’en disais, c’était pour détendre l’atmosphère. Mais réfléchis à ça, quand même !
BERENGERE : Il faudrait réfléchir à l’ambiance des répés aussi ! Entendre gueuler le mot de Cambronne toutes les trois minutes, c’est pas comme ça que je conçois le théâtre, moi…
MICHOU : (ironique) « Merde » ? Le mot de Cambronne, c’est bien ça que ça veut dire ? Ah ! oui, ma jolie, mais « merde », c’est le mot qui porte bonheur au théâtre. Tu ne savais pas ça ? Allez, Alex, enchaine… (en exagérant l’intention) merde !
JOURDAIN/ALEX : (Se remet résolument dans la répé) Bon, mon conseiller politique, maintenant ! Là, j’ai quelques lacunes. Quel est le message principal de ma campagne ?
Conseiller politique/ LUIS : Aucune hésitation ! L’écologie, c’est le sujet qui marque des points à tous les coups en ce moment.
JOURDAIN/ALEX : Si vous le dites ! Qu’est-ce que je dois soutenir à ce sujet ?
Conseiller politique/ LUIS : Aucune hésitation ! Qu’il faut repousser la fin du nucléaire !
JOURDAIN/ALEX : Ah bon ? Il me semblait que, la semaine dernière, le parti avait fait une déclaration pour en finir au plus vite, au contraire.
Conseiller politique/ LUIS : Oui, mais depuis, on a fait alliance avec La France indisciplinée, donc le message a changé !
Un blanc.
MICHOU : (qui n’en peut plus) Quand il y a un blanc, Bertrand, c’est à toi de souffler. Là, tu souffles pour Josyane, qui oublie encore sa réplique : « Monsieur …»
BERTRAND : Quoi ? Faut que je suive tout le temps le texte, alors ?
LUIS : (moqueur) Ben oui, c’est ça un souffleur. Le… comment on dit, déjà ? Le factotum. C’est le rôle le plus important, quoi !
MICHOU : Oui, mais c’est juste pour la répé. Je vous rappelle que l’objectif est de se passer de souffleur. On n’en a jamais eu ici, on va pas commencer cette année. (Menaçante) Josyane, encore une erreur et tu es privée de tricot pour toutes les répés !
ALEX : Pas de souffleur ? À nos âges ? Mais on peut quand même planquer des antisèches dans le décor, accrochées aux rideaux par exemple ?
ARLETTE : Ah ouais, et quand tu as un trou, tu chausses tes lunettes, bien sûr ! Comme ça ? (Elle met des lunettes imaginaires et s’approche d’un rideau)
MICHOU : Zut, on enchaîne. Josyane, c’est à toi.
JOSYANE : Quoi ? Je sais plus où on en est, moi. Qui c’est qui a parlé le dernier ?
MICHOU : (excédée) Bon, j’en peux plus, vraiment ; on va s’arrêter là pour aujourd’hui. Vous n’êtes pas du tout dans vos personnages. Pour la semaine prochaine, pensez à un accessoire de costume, quelque chose qui correspond à votre rôle. Pour commencer à l’habiter un peu, vous comprenez, (elle s’enflamme) à faire corps avec lui, à lui donner votre chair, votre sang, à vous déposséder de votre quotidien, de vos lessives, de vos gosses...
BERTRAND : Et finalement, t’as pas besoin de moi pour un rôle ? Je vais pouvoir être factotum à temps plein ?
ALEX : (pragmatique) On fait comment pour la vente des billets ?
BETTY : On n’en est pas là ! Allez, moi, je file, j’ai encore une cliente. Arlette, je te ramène ?
Betty et Arlette sortent
Scène 10 : Michou, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex
ALEX : Il faut y penser assez vite, aux billets. C’était tellement galère dans le temps.
BERENGERE : Vous faisiez comment ?
ALEX : Oh là là ! On avait un téléphone avec répondeur installé au local. Et on venait une ou deux fois par semaine relever les réservations enregistrées. Dingue ! ça donnait « Allo, c’est mâme Marchidu. On veut quatre places pour le 12, vous notez ça ? Ah ! Non, je veux dire le 13, le dimanche, quoi ! Bon, si y a plus de place le 13, vous mettez le 12. Mais on aime mieux le dimanche, ça fait une sortie. Vous me rappelez si y a un problème, hein ? »
JOSYANE : Et tu oublies de dire que derrière, tu entendais le mari : « Non, pas quatre places ! Trois ! Moi, je vais au foot, je t’ai déjà dit ! ». Et la bonne femme qui répondait « Ah ! Mais si, tu viens ! Je vais pas aller à pied quand même. » Et clac, raccroché ! Donc, tu savais pas s’il fallait réserver trois ou quatre places, pour le 13 de préférence, mais éventuellement le 12.
ALEX : Et qu’en plus, elle n’avait pas donné son numéro, la Mâme Marchidu ! Alors s’il n’y avait plus de place, tu te faisais engueuler aux entrées parce qu’on l’avait pas rappelée.
MICHOU : Encore un détail ; faudra prévoir deux week-ends à huis clos en extérieur pour répéter de manière intensive.
PHIPHI : (moqueur) Huis clos en extérieur, c’est original, ça !
YOLANDE : On loue une salle dans un centre de vacances. On mange et on couche sur place.
LUIS : On couche ? Tiens, tiens.
MICHOU : Non, Luis, oublie ton metteur en scène pro. Trente euros par personne et par week-end.
LUIS : Quoi ? On est payés ? Bon, c'est pas le cachet de Depardieu, mais...
YOLANDE : Non, les trente euros, c'est ce que chacun paye pour la chambre. A trois lits, je précise, dont un superposé.
MICHOU : Autre détail : vaccin obligatoire pour tous, évidemment ! Je contrôle à la prochaine répé. Et d’ici là, vous ne sortez qu’avec un masque ! On peut pas se permettre de rater des représentations cette année, la caisse de l’asso est vide. Allez, à mercredi prochain, même heure.
BERTRAND : On boit un coup ensemble au local ?
MICHOU : Si vous voulez, mais vite fait ! Je suis claquée, moi ! Quelqu’un a apporté sa bouteille ? La tradition veut que les derniers arrivés paient leur coup.
Noir/ Rideau
Acte 3
La première
Scène 1: Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex
Rideau fermé, trois coups : Tatatatatatata, Ta..
Voix de YOLANDE :: Aïe, fais gaffe, merde !
Fin des 3 coups : ta , ta, le rideau commence à s’ouvrir.
Voix de MICHOU : (paniquée) Non, Bertrand, on n’ouvre pas. Betty n’est pas arrivée, on ne peut pas commencer.
Michou se précipite pour le refermer. Brouhaha derrière le rideau.
Voix de BERENGERE : Mais le public est là ? Dieu, quelle horreur !
Voix de JOSYANE : Ils sont nombreux ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Voix de MICHOU : Bertrand, envoie-nous une musique pour attendre. Quelqu’un a des nouvelles de Betty ?
Voix de LUIS : Elle est coincée dans un bouchon, tout près. Elle est là dans dix minutes.
Voix de ARLETTE : Ouais, dix, pour elle ça peut faire vingt !
Voix de JOSYANE : Un bouchon à Theix, bien sûr ! Sur le boulevard, sans doute ?
Musique du petit train d’Interlude
Voix de ALEX : Alors qu’est-ce qu’on fait ? On dit qu’on joue pas aujourd’hui ? Justement, je suis en petite forme, moi, depuis ce matin.
Voix de ARLETTE : Je te l’avais dit, je te l’avais dit ! Betty, on ne peut pas lui faire confiance !
Voix de YOLANDE : Et dire qu’il y a mes collègues du cabinet dans la salle ce soir ! J’ai honte, mais honte !!!
Voix de BERENGERE : J'ai une petite conférence sur l’origine religieuse du théâtre, je pourrais peut-être la faire en introduction.
Voix de MICHOU: Tu veux vider la salle, c’est ça ? On n’est pas à l’Université Tous Ages, là.
Voix de BERENGERE : Mais qu’est-ce qu’on fait ? C’est insupportable ! Un public, ça se respecte ! Ils ont payé quand même !
Voix de JOSYANE : Pas tous, y en a qui ont reçu des invitations.
Voix de YOLANDE : Ben oui, mais c’est les pires ! Quand on ne paye pas, on se croit tout permis ! (exaspérée) Bertrand, arrête cette musique de débile !
Voix de JOSYANE : Qui c’est qui avait fait un sketch des Vamps, une année, avant Venise sous la neige ? On pourrait le refaire en attendant.
Voix de MICHOU : Bien sûr, on va le refaire comme ça, sans préparation ? Tu rêves !
Voix de LUIS : Moi, un sketch, je peux. Tiens, celui du mec qui a pris un chien, rien que pour draguer les nanas qui promènent le leur. Et alors, un jour, ça se présente bien. Une fille super canon avec sa petite chienne bichon frisée, et alors le chien qui se met à renifler…
Voix de BERENGERE et ARLETTE : Non !
Voix de LUIS : Pourtant, il marche bien, mon sketch, mes copains adorent. Ils me le redemandent à chaque assemblée de l’Autoclub 56. Je vous assure, ça nous sauverait la mise. On leur demande ?
Voix de de BERENGERE et ARLETTE : NOOOON !!!!
Voix de ALEX : Bon, faut trouver quelque chose ou tout arrêter. (Regarde en écartant un peu le rideau) Oh ! là là, ça s’agite ! Y en un qui s’en va, je crois. Ah non, il va pisser apparemment. Il aurait pu y penser avant…
Voix de MICHOU : Je sais, on va leur montrer comment on se prépare pour une pièce de théâtre. Une relaxation, tiens, ça ne nous fera pas de mal. Allez, ouvre, Bertrand. À moitié seulement !
Rideau s’ouvre à moitié.
MICHOU : (faussement joviale, improvise et en fait trop) C’est bon ! Merci, Bertrand ! (Le rideau s’arrête) Hum, hum … Mesdames, messieurs, cher public. (À part) Le petit train peut s’arrêter, Bertrand. On est arrivé en gare de Theix ! (rire géné, la musique s’arrête) Merci, Bertrand ! Merci d’être là, si (elle évalue du regard) nombreux ce soir. Si vous êtes là, c’est que vous aimez le théâtre, comme nous. Et nous avons pensé que vous aimeriez découvrir un peu les dessous d’une troupe, savoir ce qui se passe derrière le rideau. (Mine gourmande) Vous n’avez encore jamais vu ça, hein ? Alors, voilà, une fois que tout le monde est prêt, on se boit un petit verre de blanc, sec. Oui, c’est pour s’éclaircir la voix ! Y en a même qui font des gargarismes avec. Bertrand, tu peux montrer ? Ah ! c’est vrai, on a tout bu ! Prends de l’eau pour la démo. (Petit rire) (Gargarisme de Bertrand)
On entend secouer la porte du fond (Betty).
Alors, après le petit verre, on fait la concentration. Et ça, on va vous le montrer en live, d’une part parce que vous ne l’avez jamais vu, et d’autre part (très pro) parce qu’on n’a jamais assez de concentration. Allez, les enfants, en place !
Tous se donnent la main, en ligne. Luis se déplace pour être entre Bérengère et Arlette. Michou reste en dehors pour commenter.
MICHOU On commence par se chauffer la voix ; très important, la voix, au théâtre, hein ? Allez, on enchaine les voyelles : AAAAAA.
Michou dirige comme un chef d’orchestre.
Vocalises bien synchros ; au moment du EEEE, on entend un IIII (Luis). Arlette lui donne un coup de coude.
Josyane, qui a commencé son « OOOOO » après tout le monde, continue très longtemps seule, yeux fermés. Tout le monde la regarde et attend. Coup de coude de Yolande.
UUUU est parfait.
Pendant les vocalises, arrivée de Betty par la porte du public ; elle cherche à se faire discrète, entre sur le côté par derrière le rideau et prend place dans la ligne.
MICHOU : Voilà, on est prêts. Reste à pousser notre cri de guerre pour ne faire qu’un, tous ensemble.
Tous se mettent en cercle avec Michou, posent la main droite au centre.
MICHOU : (crie) « Politik…
TOUS (crient) : …Country ».
MICHOU : Et voilà ! Merci de votre attention. C’est l’heure du thé(rire gêné) … du théâtre! Bonne soirée à tous.
Scène 2 : Arlette, Yolande, Josyane, Phiphi, Luis, Alex,
On se met en place : Alex, Phiphi, Arlette, Luis
Les autres disparaissent en coulisse.
Début des trois coups (tatata)
Voix de MICHOU : Ah ! Fais pas chier avec ça, ouvre ! (Le rideau s’ouvre complètement.)
JOURDAIN /ALEX : Mes chers collaborateurs, nous entrons dans la phase décisive de ma campagne. Les sondages sont encore un peu timides, mais ils frémissent ! J’ai engagé plusieurs professeurs et un coach. Il est en retard, d’ailleurs et, je vous préviens, je déteste ça. Je le paie assez cher pour…
Nicole/ JOSYANE : (entre) Monsieur, votre professeur de tennis est là.
JOURDAIN /ALEX : Il est temps ! Bon, elle va me donner ma leçon ici. (Aux deux professeurs) Je veux que vous me voyiez faire.
PROF DE TENNIS/ YOLANDE : (entre en courant, lui met la raquette à la main et se place derrière lui pour guider ses gestes). - Bonjour, Monsieur. Je sais que vous êtes pressé, comme moi. On reprend tout de suite ? Vous vous rappelez : l’essentiel au service, c’est ? c’est ? … la position ! Avancez un tout petit peu, lentement, le buste, stop ! Tournez légèrement les épaules en utilisant la rotation du corps. Jambes un peu pliées, mais souples. Bien, maintenant, le mouvement du bras. En arrière, bien cassé. La prise semi-western de coup droit est celle qui vous donnera le plus de force ! Allez-y ! Ser…. vice !
JOURDAIN /ALEX : (ratant de peu le prof de musique) Eh ? Ça va comme ça ?
PROF DE MUSIQUE / PHIPHI : (qui esquive). - Attention… ! Ouh ! Époustouflant !
PROF DE TENNIS/ YOLANDE : - Je vous l'ai déjà dit ; tout le secret du tennis ne consiste qu'en deux points : la maîtrise des revers et la puissance de frappe.
JOURDAIN /ALEX : Exactement comme en politique, quoi ! En appliquant cette technique, donc, un joueur est quasiment sûr de renvoyer la balle à son adversaire ?
PROF DE TENNIS/ YOLANDE : Vous avez tout compris ! C'est là qu’on voit quelle place, nous autres, nous devons avoir dans un État, combien l’art du tennis l'emporte sur toutes les autres pratiques inutiles, comme la danse, la musique, la…
PROF DE DANSE/ARLETTE : Oh là ! parlez de la danse avec respect !
PROF DE MUSIQUE / PHIPHI : Reconnaissez au moins la supériorité de la musique.
PROF DE TENNIS/ YOLANDE : Non mais, vous n’allez quand même pas comparer vos pratiques à la mienne ! La danse et la musique sont parfaitement inutiles dans notre …
PROF DE MUSIQUE/ PHIPHI : Oh ! mais pour qui elle se prend, cette grenuche !
PROF DE DANSE/ARLETTE : En voilà une drôle de pouffe, avec son short ridicule !
PROF DE TENNIS/ YOLANDE : (s’avance vers le prof de musique en bombant le torse) - Mon petit gars, je pourrais bien te faire chanter un nouvel air, toi !
PROF DE MUSIQUE/ PHIPHI : (fait des pas sautillants pour l’esquiver, comme s’il jouait au tennis) Et moi, je vous apprendrai votre métier. Sportive de mes deux, va !
JOURDAIN /ALEX : Mais arrêtez, vous n’allez pas vous battre dans mon salon !
PROF DE TENNIS/ YOLANDE Si je te montre mon coup droit…
JOURDAIN /ALEX : Oh la ! Doucement.
PROF DE DANSE/ARLETTE : Je te casserai ta raquette sur le dos, tu vas voir…
JOURDAIN /ALEX : - Mais je vous en prie.
PROF DE MUSIQUE/ PHIPHI : On va un peu lui apprendre à parler, à cette pétasse !
JOURDAIN /ALEX : - Mon Dieu. Arrêtez-vous. Nicole, faites quelque chose !
Nicole se saisit de la raquette et veut taper sur le prof de musique, qui esquive. C’est Jourdain qui prend. Il chancelle, se rattrape à une chaise, s’assoit…
Scène 3 : Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
Josyane prend un air affolé, vient auprès de Jourdain.
Silence gêné, personne ne sait quoi dire, on se regarde. On entend le souffleur qui fait très fort « dring, dring ». Jourdain se lève péniblement et va décrocher.
JOURDAIN /ALEX : (qui parle avec difficulté) Allo, excusez-moi, mon téléphone marche mal. On l’entend à peine. Oui, Jourdain à l’appareil… Ben, je le vois bien que vous n’êtes pas arrivé ! Et on aurait bien besoin de vous, là ! Je vous paie pour diriger ma campagne, non ? (vraie sonnerie de téléphone en régie, Jourdain essaie de l’arrêter, en vain). Excusez-moi, on m’appelle sur une autre ligne (il cherche un autre téléphone, ne le trouve pas. Enfin, la sonnerie s’arrête. Regard furieux vers la régie) Quoi ? Vous déclarez forfait ? Non, mais je rêve ! … A une semaine des élections ? Y a quelqu’un qui vous paie mieux, c’est ça ? C’est quel parti ? … Ah ! l’ordure ! Il a raccroché en plus ! (Il revient s’asseoir, complètement déboussolé).
Un blanc, tout le monde se regarde.
BERTRAND : (en coulisse) C’est trop facile… (un blanc. Plus fort) C’est trop facile…
Rien ne se passe. Tout le monde reste figé. Bertrand (toujours salopette de bricoleur) finit par entrer et s’adresse à Jourdain.
BERTRAND : Le livreur de costumes vient d’arriver, il a trouvé l’adresse sans problème. Il dit même que (il regarde Jourdain avec insistance) … c’est trop fa-ci-le.
Il sort.
JOURDAIN /ALEX : (comprend soudain) Ah oui oui ! C'est… c’est trop facile. Il va avoir de mes nouvelles, je vous jure ! Me laisser tomber maintenant ! Ah ! J’en peux plus, moi !
Il s’assoit lourdement.
NICOLE / JOSYANE : Allez, y a pire dans la vie. Imaginez, vous auriez pu apprendre, je sais pas, moi, que vous êtes exclu du parti par exemple !
JOURDAIN /ALEX : (très convaincu) Ben, j’aurais préféré ! J’aurais pu me poser en victime au moins ! Tandis que là…
Jourdain tombe allongé.
NICOLE / JOSYANE : (le secoue, en faisant des signes vers la coulisse) Ah non ! Faut pas vous laisser aller. Pensez à ce qu’aurait dit votre père…
(Elle appelle à mi-voix, paniquée) Michou, on fait quoi ?
Scène 4 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
MICHOU : (entre, essaie à son tour de secouer Alex, qui ne réagit pas) Bon, on arrête, on a un problème, là !
Conseiller politique/LUIS : (qui ne sait pas si c’est le texte ou s’il faut rattraper la situation) Avec les politiques, on a toujours des problèmes ! Il faudrait…
JOSYANE : Non, on arrête pour de vrai. M. Jourdain fait un malaise.
Conseiller politique/LUIS : C’est bien ce que je disais. Il ferait mieux de renoncer à sa campagne !
MICHOU : Luis, ça suffit ! On ne joue plus, là. Alex se sent mal, très mal, pour de vrai.
JOSYANE : Tu crois que c’est le coup qu’il a reçu ? J’ai pas tapé fort pourtant. Ben, faut savoir encaisser pour faire de la politique aussi !
Tous accourent près d’Alex.
La scène devient confuse, les acteurs vont et viennent, sortent chercher un verre d’eau, une couverture…
YOLANDE : Il a sa connaissance au moins ?
ARLETTE : Je ne sais pas. (À la cantonade) La femme d’Alex n’est pas dans la salle, par hasard ?
JOSYANE : Ça risque pas, elle veut pas venir le voir jouer. Elle a trop honte, qu’elle dit. Mais ça vaut mieux comme ça ! Tu imagines le choc ? On aurait à gérer sa crise de nerfs en plus ! Et je vous assure que les crises de Solange…
LUIS : Faudrait le mettre en PLS. Quelqu’un sait faire ça ?
PHIPHI : Il faufaut appeler les sesecours ! Vivite ! (Il cherche son téléphone)
JOSYANE : Non, pas toi ! C’est moi qui appelle ! (Elle va prendre le téléphone de théâtre, compose le numéro, attend)
PHIPHI : Non, celui-là, c’est un faufaux ! Prends le mien ! (Il le lui donne)
LUIS : Y a bien un défibrilateur dehors. Je vais le chercher ?
YOLANDE : On va lui défibriler la tête, peut-être ! Tu sais t’en servir, d’ailleurs ?
LUIS : Moi non !
YOLANDE : Oh ben, personne ne sait jamais s’en servir, c’est bien connu !
JOSYANE : (au téléphone) Allo, oui, une urgence. Mon partenaire fait un gros malaise. Il est allongé, il ne peut plus jouer…. (Articule) Non, pas jouir, jouer…. (Crie) Mais on s’en fout, jouer à quoi !... Ben, on est au théâtre, là ! On est des AC-TEURS, en plein spectacle ! Mais non, on rigole pas… Enfin, on a bien rigolé mais on rigole plus du tout !... (Respire profondément et baisse le ton) Oui, je me calme !... Non, là, ce que vous entendez, c’est le public qui rigole ! Qu’est-ce que vous voulez, ils comprennent rien ! … Ça vaut peut-être mieux, oui, vous avez raison !... Ils croient que c’est le texte, ils sont morts de rire… Non, non, lui, il est pas mort, enfin je crois pas… Vous me passez le médecin ? D’accord, je reste en ligne ! Ce sera pas long ?
ARLETTE : (À la cantonade) Est-ce qu’il y a un docteur dans la… ?
BETTY : (crie) Non, surtout pas ça !
ARLETTE : Ben, ça peut être utile quand même…
BETTY : Non, on peut tomber sur un faux médecin. Y en a qui feraient n’importe quoi pour monter sur les planches, devant un public. Phiphi, t’es bien infirmier urgentiste, toi ? Tu peux faire quelque chose ? Un massage ?
PHIPHI : Ah ! oui, mais là, ça ça me stresse trop. Je peux pas m’occucuper des gens que je connais. C’était un bon coco, un vrai bon copain, Alex !
LUIS : C’était ? Il est pas mort quand même !
BERENGERE : Comme Molière, vous vous rendez compte ? Mourir en scène, quelle belle fin pour un acteur ! C’est le rêve de tous les comédiens !
YOLANDE : Eh ! Ça va pas ? Il n’est pas mort !
JOSYANE : (elle vient le regarder de près) Tu es sûre ? Je lui fais un bouche à bouche, à la rigueur.
(Elle s’apprête à le faire. La main d’Alex tombe).
JOSYANE : (se redresse et crie) Aaah ! Il a bougé sa main ! Ah non, elle est tombée ! Eh ben ! Quand je vais raconter ça aux copines…
Scène 5 : Michou, Arlette, Yolande, Bertrand, Josyane, Philippe, Bérengère, Luis, Alex, Betty
PHIPHI : (Au bord de la scène, s’adresse au public) : Vous êtes fous… arrêtez de ririgoler ! C’est plus du tout drodrôle !
LUIS : Te fatigue pas ! Ils peuvent pas comprendre. Tu te rappelles, y a eu un cas comme ça l’année dernière.
BETTY : Ah ! Oui, en Angleterre, je crois ?
LUIS : Oui, un humoriste qui s'est effondré au cours d’un sketch où il mimait une crise cardiaque... Il est resté plus de cinq minutes affalé sur une chaise, à l’agonie. Cinq minutes ! Et pendant ce temps-là, tout le public était hilare et trouvait qu’il jouait vraiment très, très, très bien. Et après, il était mort !
ARLETTE : Je me rappelle. Oh là là ! Ça fait peur, quand même !
BERENGERE : Il y a eu un autre acteur en Italie, tout jeune. À la fin, il faisait semblant de se suicider. Or l'acteur s'est véritablement étranglé, à la branche d'un figuier.
LUIS : Et dire qu’il y a des tas de gens qui veulent se tuer et qui n’y arrivent pas ! Réussir un suicide qu’on veut rater, ah ! le con !
PHIPHI : Vous vous rendez compte, s’il meurt, Alex, on va avoir tous les journaux, même la télé peut-être. BFM, tout ça ! Si c’est pas malheureux, quand je pense au mal qu’on a pour avoir les correspondants locaux du Télégramme et du Oueste-France, d’habitude !
ARLETTE : Dans ce cas-là, on pourrait même donner son nom à la salle, comme on avait appelé l’ancienne Marcel Guého.
PHIPHI : Ah ! Au fait, c’était quiqui, Marcel Guého ?
YOLANDE (émue, comme tous les autres) C’est à lui qu’on doit d’être là. Il a fondé le théâtre à Theix, c’était un super acteur. Il n’avait qu’à entrer sur scène, tout le monde riait. Il est mort dans un accident de voiture, la veille de Noël, en rentrant de la montagne ; il devait jouer le soir même !
PHIPHI : Eh ben, dis donc ! Quelle histoire ! Et les autres, ils ont fait comment ?
YOLANDE : Il avait une doublure, on a joué ! En revenant pleurer dans les coulisses, chaque fois qu’on sortait de scène (sanglot contenu). J’en ai encore des frissons !
ARLETTE : C’était une super idée de donner son nom à la salle, mais y a plus que les vieux qui savent qui c’était, Marcel ! Place aux jeunes morts, aussi ! Faudrait proposer…
BETTY : Pas la peine, la salle va être démolie.
PHIPHI : À cause d’Alex ? C’est pas de sa faute, quand même !
YOLANDE : Mais non, c’est prévu dans le programme de la Mairie.
JOSYANE : Allo ! le SAMU ? Oui, notre partenaire a perdu connaissance… Un coup sur la tête, oui. Un petit pourtant !... À Theix… Oui, Theix-Noyalo, c’est pareil ! …. Comment ça, c’est pas pareil ? …Ben, c’est la fusion de deux communes, quoi ! C’est une histoire compliquée, ça fait… (Les autres font des signes désespérés) Mais viiite ! On est au théâtre !... Ah ! Vous êtes déjà venu ?... Voir Minuit chrétien ? (Sourire très satisfait) Oui, c’était très bien… Moi, je jouais Micheline… La veuve joyeuse ! Oui …oui… Vous trouvez ? … (Les autres font encore des signes désespérés. Soudain, elle hurle) Ah ! Mais non, c’est plus la même salle, hein ! C’est la nouvelle, la Passerelle ! (…) La Passerelle pour le Paradis ? N’importe quoi ! Ah ! ben, on a de l’humour au SAMU, au moins ! (Elle hurle à nouveau) Mais arrêtez ! On a un acteur qui est en train de mourir, là, sous nos yeux ! Vous vous bougez un peu ou quoi ? Le public, oui, on s’en charge, on va l’évacuer. En dix minutes, c’est fait !
MICHOU : C’est vrai, ça, faudrait évacuer. Bertrand, tu t’en charges ?
BERTRAND : (avec beaucoup d’assurance) Quoi, quoi, quoi ? Évacuer le public ? Mais ça ne se fait pas comme ça ! Y a des règles, draconiennes même. (À une dame du premier rang) Ah ! Si, ma petite dame, on les respecte, et au quart de poil, hein ! Même en cas de force majeure. Surtout en cas de force majeure ! Je suis le responsable sécurité de la troupe, moi ! Imaginez qu’il y ait des élus dans la salle. D’accord, ils viennent pas souvent, mais si par hasard ils nous voyaient faire n’importe quoi en matière de sécurité, hein ?… Sans compter qu’il y a bien ici quelqu’un qui pourrait aller moucharder… Eh ! Ben, l’année prochaine, couic, plus de place dans la programmation ! Et on y tient quand même, à notre place ! (Très imbu de son autorité) Bon, là, personne ne bouge, on va ouvrir les issues de secours, et vous allez tous sortir tranquillement, un par un, les mains sur la tête… Qu’est-ce que je raconte, moi ? Ah ! C’est l’émotion, tiens ! Non, non, les mains sur la tête, c’est pas nécessaire. Quand même !
(De la régie, on crie « remboursez ») Rembourser, et quoi encore ? On en a pour une plombe, d’abord ! On n’a pas assez d’emmerdes comme ça ? Et puis, dites donc, on a eu des frais pour la monter, cette pièce ! Rien que nos deux week-ends de préparation à Banastère, tiens ! Vous savez ce que ça coûte ? En plus qu’on la loue, cette salle. Parfaitement, ma p’tite dame, on la loue. La recette d’aujourd’hui va pas suffire, c’est sûr ! 8 € multiplié par (il évalue) 150 à vue de nez (à modifier en fonction de l’affluence), ça fait, ça fait… 8 fois 100 = 800, plus la moitié 400. Avec les tarifs réduits, 1 000 balles à tout casser. Ah ! Non, j’oublie les invitations des VIP (prononce « vieilles pies »). Levez la main, ceux qui ont reçu une invitation gratuite… (il compte) Ah ! oui, quand même ! Non, non, non, pas question, on ne rembourse pas, mais gardez votre ticket, vous pourrez revenir la semaine prochaine. Gratos, oui, môsieur ! (Un blanc) Enfin, s’il s’en sort, l’autre… Sinon… (geste fataliste)
(Il se retourne vers les autres, catastrophé) Et ça les fait encore rigoler ! Non, mais c’est pas vrai ! Je peux faire quoi, moi ? Allez, la régie, le noir !
Noir
On entend « pin-pon »
Lumière
Les comédiens sont tous restés figés à leur place, ils se regardent, font des signes désespérés à la régie.
BERTRAND : Nom de dieu, j’ai dit Noir ! Mais vous comprenez rien ou quoi ?
Noir
Lumière : les comédiens n’ont toujours pas bougé.
Ils se lèvent enfin en entrainant Alex pour saluer joyeusement.
[1] Bonsoir la compagnie