Acte I
Lorsque le rideau s’ouvre, le public peut observer, dans la pénombre, le salon de Lui.
C’est le salon d’un homme cultivé, qui désire que personne ne l’ignore.
On entend un bruit de serrure.
On devine un homme entrer, puis une femme.
Lumière.
Lui est froid, presque désagréable, elle est naturelle. Ils restent debout.
Lui – Voilà. C’est ici.
Elle – Charmant !
Lui – Ça te plaît ?
Elle – Non ! Mais… ça te ressemble !
Lui – Bien.
Elle – Je m’exprime mal. Disons, disons que ce n’est pas la déco que je mettrais chez moi, mais que…
Lui – C’est celle que tu attendais chez moi ! Ce n’est donc pas une surprise.
Elle – Tu possédais déjà la plupart des meubles à l’époque.
Lui – Oui, « à l’époque ». « À l’époque » si tu veux !
Elle – Oui, c’était il y a tout de même, sept ou huit ans…
Lui – Sept ou huit ans que quoi ?
Elle – Il y a sept ou huit ans, nous vivions ensemble.
Lui – Effectivement… à quelques jours près…
Elle – Nous ne nous étions pas revus depuis…
Lui – Depuis le jour où tu m’as quitté, je pense...
Elle – Voilà ! C’était…
Lui – C’était il y a un certain temps.
Elle – Eh oui ! Quel hasard !
Lui – Eh oui, quel hasard ! Qui l’eut cru ? Après tant de temps, sans se voir, sans même s’appeler, ni même chercher à avoir des nouvelles l’un de l’autre…
Elle – Se revoir chez un boucher !
Lui – Au coin d’une rue !
Elle – Celle où nous habitons tous les deux !
Lui – Et sans le savoir… une sacrée coïncidence !
Elle – Un signe diraient certains !
Lui – Diraient certains !
Elle – Tu écris toujours ?
Lui – Toujours !
Elle – Et tu n’as toujours pas été édité !
Lui – Tu as un air… affirmatif.
Elle – Je le suis ! Je suis affirmative ! Mon père est libraire, ne l’oublie pas ! Il espère acheter un de tes livres un jour – à défaut de le vendre. Alors, il guette.
Lui – Je pense souvent à lui.
Elle – À défaut de l’appeler.
Lui – Au moment de la rupture, je me suis dit… C’est trop tôt…
Elle – Après tu t’es dit…
Lui – C’est trop tard… Voilà… Que de banalité !
Elle – Et tes études ?
Lui – Et les tiennes ?
Elle – Eh bien… j’ai obtenu ma maîtrise de psycho…
Lui – En huit ans, c’est pas mal… j’ai eu mon CAPES, j’enseigne le français !
Elle – Au collège ou au lycée ?
Lui – Au lycée !
Elle – C’est moins grave, ils sont plus grands.
Un temps.
Lui – Et toi ? Tu travailles ?
Elle – Non… Je songe à reprendre mes études !
Lui – Un master II ?
Elle – Oui, et une thèse ensuite…
Lui – Il faut avoir de l’ambition dans la vie !
Elle – Je vais t’en prendre un peu…avant de partir…Elle se dirige vers la porte.
Lui – On n’est pas très pressé non plus ! Tu peux t’asseoir !
Elle – C’est très aimable ! Je n’osais pas !
Lui – Tout de même, entre nous… après tout ce que nous avons… vécu… ensemble !
Elle – Oui !
Lui – Tu veux que je mette ta viande au frais… Le temps que tu restes ici ?
Elle – Ma viande ?
Lui – Tu sortais de chez le boucher.
Elle – Ah ! Ma bavette ! Oui, volontiers.
Lui – Toujours le même morceau !
Elle – Et toi ? Laisse-moi deviner… Un onglet !
Lui – Perdu ! Il n’y en avait pas, les bouchers se gardent toujours les meilleurs morceaux ! Une bavette également !
Il sort. Elle feuillette un livre sur la table, semble ennuyée par son contenu et le repose négligemment. Il entre.
Lui – Tu veux boire quelque chose ?
Elle – Un jus de fruit.
Lui – Tu ne bois plus d’alcool ?
Elle – Un jus de fruit avec un fond de vodka !
Lui – Je me disais bien… Il sert la vodka. Je vais chercher le jus d’orange !
Elle – Je t’en prie ! Il ne sort qu’un instant et la sert à son retour. Merci ! Tu ne prends rien ?
Lui – Je vais me servir un whisky.
Un temps long laissant présager une question qui brûle les lèvres mais que l’on n’ose pas poser.
Elle – Tu vis avec quelqu’un ?
Lui – Non, mais je sors avec une femme.
Elle – Toujours les appartements séparés alors !
Lui – Toujours ! Pour écrire.
Elle – Ah, oui ! Pour écrire ! Et… ça fait longtemps ?
Lui – Ça fait longtemps que quoi ?
Elle – Que vous êtes ensemble ?
Lui – Trois ans, trois mois et… douze jours !
Elle – C’est bien !
Lui – C’est même très bien…
Elle – Tu es… heureux ?
Lui – Très !
Elle – Tu ne me demandes pas ?
Lui – Je ne te demande pas quoi ?
Elle – Si j’ai quelqu’un !
Lui – Ah… Bien sûr que si… Tu as quelqu’un ?
Elle – Oui ! Ça fait cinq ans... Depuis le 1er janvier !
Lui – Oh ! Depuis le 1er janvier ! C’est bien ça ! Et… tu es heureuse ?
Elle – Oui...
Lui – Le « oui » est timide.
Elle – Mon bonheur aussi.
Lui - Ah ! J’en suis désolé.
Elle – Moi aussi ! Un temps. On a bien ri toi et moi.
Lui – Eh oui ! Parfois on a bien ri.
Elle – Oui mais… Tu sais… Les bonnes choses…
Lui – Ne sont pas faites pour durer ! Si l’on s’entend bien, il vaut mieux rompre, c’est l’ennui qui fait durer les couples.
Elle – Ne soit pas idiot !
Lui – Je ne le suis pas… Enfin, il me semble !
Elle – Quoi qu’il en soit, on a bien ri tous les deux !
Lui – Quoi qu’il en soit, hein ! Ah, la fête de la musique jusqu'à deux heures du matin, les 14 juillet et ses feux d’artifice, le week-end du 15 août en camping à Saint-Jean-de-Mont…
Elle – Où tu avais arrosé toutes les femmes qui faisaient la vaisselle !
Lui – Eh oui.
Elle – Et les collages d’affiches !
Lui – Où je devais te promettre de te payer le restaurant pour que tu daignes venir…
Elle – C’était pour t’embêter ! J’adorais ça !
Lui – M’embêter ?
Elle – Non… Coller les affiches ! Tu le fais toujours ?
Lui – Moins, beaucoup moins ! Même plus du tout ! Je me suis embourgeoisé ! Le militantisme m’épuise ! Mais il m’en reste quelques-unes, si tu veux faire un collage…
Elle – On verra !
Lui – Tu… tu as quelque chose de prévu ce soir ?
Elle – Non, Stéphane…
Lui – Il s’appelle Stéphane ?
Elle – Oui !
Lui – Oh, quel joli prénom…
Elle – Tu le connais…
Lui – Le serveur du restaurant où nous allions si souvent…
Elle – Oui, voilà ! Stéphane, donc, est parti pour trois jours chez ses grands-parents…
Lui – Oh, comme c’est mignon.
Elle – Pour les obsèques de sa grand-mère.
Lui – Comme c’est dommage.
Elle – Qui était riche.
Lui – Comme tu as de la chance.
Elle – Il héritera un jour…
Lui – Malgré le fait que ton bonheur soit timide, j’en connais un qui ne sera pas célibataire tout de suite…
Elle – Eh non, mais il ne faut pas le lui dire!
Lui – Il y a peu de chance que je lui parle un jour !
Elle – On ne sait jamais !
Lui – Il travaille dans un nouveau restaurant ?
Elle – Non, pourquoi ? Toujours le même ! Il est même propriétaire !
Lui – Il n’y a donc aucune chance pour que je le recroise un jour ! Je ne vais plus dans ce restaurant, la nourriture y est comme le propriétaire, fade et sans consistance !
Elle – Pourtant, parfois j’y fais le service…
Lui – Oh, maladroite comme tu es !
Elle – Disons plutôt que je tiens la caisse !
Lui – Ce rôle doit t'aller à merveille !
Elle – Je te rappelle au passage que nous habitons, toi, moi et… Lui, par conséquent… dans la même rue….
Lui – Eh bien, je vais déménager ! Je blague ! Un temps.
Elle – Et tes parents, au fait, comment vont-ils ?
Lui – Mon père est malade…
Elle – Le pauvre…
Lui – Mais l’héritage ne sera pas à ta hauteur…
Elle – Tu es ignoble … Je ne vois pas pourquoi tu me parles sur ce ton. Détends-toi ! Notre histoire est terminée depuis suffisamment longtemps pour que l’on puisse s’entendre le temps d’une soirée… Nous pouvons être amis tout de même…
Lui – Nous n’avions déjà pas grand-chose à nous dire lorsque nous étions amants, alors séparés…
Elle - Nous parlons bien, là, ce soir !
Lui – Nous résumons cinq années sans nous voir et nous sommes déjà à court de sujet. Être amis suppose des contacts réguliers, des discussions amusées, des passions communes…
Elle – C’est vrai. Finalement nous n’avions rien à faire ensemble !
Lui – Finalement non ! On ne peut pas que rire et s’amuser.
Elle – Alors, tu n’as plus aucune raison d’en vouloir à Stéphane.
Lui – Non, a priori aucune ! Mais faut-il nécessairement une raison pour détester quelqu’un ? Un temps. Tu restes dîner ici ce soir ? Cécile est en déplacement.
Elle – En déplacement ?
Lui – Elle est représentante médicale. Alors ? Tu dînes avec moi ?
Elle – Je ne voudrais pas te déranger dans la composition d’un merveilleux poème. Et puis, j’ai ma bavette !
Lui – Je te propose simplement de te la faire cuire ici ! J’ajouterai des frites surgelées !
Elle – C’est trop aimable !
Lui – Et un bordeaux !
Elle – Je ne bois pas de vin !
Lui – Ah, c’est vrai ! J’oubliais, seulement des boissons fortes agrémentées de soda !
Elle – Et de la bière quelquefois.
Lui – Ton côté gauche populaire.
Elle – Et du champagne.
Lui – Ton côté gauche caviar… J’allume la poêle ?
Elle – Allume…
Lui – Par ici la cuisine…
Ils sortent.
Noir quelques secondes.
Lorsque la scène est de nouveau éclairée, ils sont tous deux à table, ils mangent.
Elle – Tu n’as pas ouvert le vin ?
Lui – Pour moi tout seul ?
Elle – Je ferais un effort !
Lui – Alors, dans ce cas…
Il sort du bar une bouteille de vin et deux verres, il s’assoit pour l’ouvrir.
Elle – Ton père… C’est grave ?
Lui – Cancer.
Elle – Ah ! Il ne souffre pas trop ?
Lui – Je ne sais pas, il n’a jamais été très causant !
Elle – Et ta mère ?
Lui – Elle continue à sourire, et à s’en occuper !
Elle – Elle ne changera jamais ! Il la sert en vin puis se sert. Merci.
Lui – Allez, changeons de sujet et trinquons. À nos retrouvailles !
Elle – À nos retrouvailles ! Tu sais que j’ai toujours des affaires à toi !
Lui – Moi aussi ! Quelque part dans l’appartement, je les chercherai après dîner ! Je dois même avoir ton cadeau de Noël !
Elle – Tu m’as fait un cadeau pour Noël ?
Lui – Pas cette année. Avant que tu me quittes ! Nous devions nous voir pour le réveillon. Nous ne nous étions pas vus pour Noël. Je ne t’ai pas vue pour le réveillon. Et pour cause, tu m’as quitté. Par téléphone. J’ai donc toujours ton cadeau !
Elle – Moi aussi… Je dois toujours l’avoir !
Lui – Il ne faudrait jamais faire de cadeau à l’avance !
Elle – Je l’avais fait le matin de la séparation !
Lui – C’était donc un cadeau de rupture.
Elle – Je ne savais pas encore que j’allais te quitter !
Lui – Tu n’as jamais pris beaucoup de temps pour la réflexion.
Elle – Je suis une instinctive ! J’ai pris la décision en mangeant.
Lui – Entre le plat principal et le dessert, mon ami Stéphane est venu bavarder…
Elle – Non, pas Stéphane… J’étais dans une pizzeria, avec Steven.
Lui – Oh, Steven ! Il n’est pas mort celui-là ?
Elle – Je ne sais pas, je ne le vois plus !
Lui – Nous ne trinquerons pas deux fois… Dans le doute !
Elle – Il était gentil !
Lui – Il était idiot ! Donc, tu dînais avec Steven et devant une calzone… Tu manges toujours des calzone ?
Elle – Toujours !
Lui – Donc, devant la calzone, tu te dis, en fait, je vais le quitter !
Elle – Pas tout à fait ! J’y songeais déjà depuis quelques jours !
Lui – Ah, tout de même ! Et le cadeau, c’était quoi ?
Elle – Une chemise et un livre.
Lui – Un livre ? De qui ?
Elle – Je ne sais plus ! Il a dû être édité en poche depuis !
Lui – Tu vois, tu aurais pu attendre trois ans pour l’acheter, ça t’aurait coûté moins cher.
Elle – Imbécile. Et moi, mon cadeau, c’était quoi ?
Lui – Tu verras ! Je te le donnerai après dîner… Il ressert du vin.
Elle – Fais attention, je vais être saoule !
Lui – Tu habites à deux pas !
Elle – Au pire, je peux dormir ici !
Lui – Au pire ou… au mieux… Un temps assez long.
Elle – Tes amis vont bien ?
Lui – Lesquels ?
Elle – Je ne sais pas… Tous ?
Lui – Eh bien, ils vont tous bien pour ceux que je vois encore !
Elle – Tu t’es fâché avec certains ?
Lui – Fâché non, mais tu sais ce que c’est… La vie… On déménage, on a un métier, on fonde une famille, on part en vacances avec les beaux-parents, on s’éloigne les uns des autres !
Elle – Tu vois toujours Étienne tout de même ?
Lui - Oui, deux fois par an, une fois chez lui, une fois ici, ou au restaurant. On rigole toujours autant !
Elle – Je l’aimais bien lui !
Lui – Ça en faisait déjà un, moi, je n’en appréciais aucun ! Un yaourt ?
Elle – Non merci.
Lui – Rien du tout ?
Elle – Rien du tout !
Lui – Passons au salon !
Elle – Tu peux manger un dessert, toi, si tu veux !
Lui – Ne t’inquiète pas pour moi, si j’avais faim je mangerais davantage…
Ils s’installent « au salon ». Ils font suivre leur verre et la bouteille (déjà à demi-vide. Une seconde sera ouverte dans une trentaine de tirades.)
En somme, quand on réfléchit bien, tu m’as quitté pour l’autre !
Elle – Oui.
Lui – C’est ça !
Elle – Tu m’en veux ?
Lui – Plus maintenant !
Elle – Tu, tu m’avais trompée ?
Lui – Tu sais bien que non, je ne sais pas faire !
Elle – Tu ne me demandes pas ?
Lui – Je ne te demande pas quoi ?
Elle – Si moi je t’avais trompé…
Lui – Non, je ne te le demande pas.
Elle – Tu ne veux pas le savoir ?
Lui – Non.
Elle – Je suis idiote, je ne t’aurais jamais quitté pour un homme avec qui je n’avais pas déjà couché au moins deux fois ! Tu le sais très bien !
Très long silence.
Lui – Autrement, question poésie, histoire de parler, tu en es où ?
Elle – Oh, toujours Baudelaire !
Lui – Forcément !
Elle – Me reprocherais-tu de m’être arrêtée sur Baudelaire ?
Lui – Non, je ne te reproche rien d’autre que de n’avoir lu que lui !
Elle – Et si j’avais peur d’être déçue par les autres ?
Lui – Tu n’as pas peur d’essayer les autres d’habitude. C’est plutôt une seconde nature chez toi de comparer la taille des vers…
Il s’arrête un instant, puis, dans une rage terrible. « C’est tout de même impressionnant le nombre de personnes qui se sont arrêtées sur Baudelaire. Ils n’ont toujours pas eu le courage d’en faire étudier un autre sur toute une scolarité ! “J’aime Baudelaire… Finalement il n’y a rien de mieux que Baudelaire…” Et si l’on met Baudelaire de côté, cher ami, de quel poète appréciez-vous les opus ? “Encore et toujours Baudelaire”.
« Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces cieux brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers les larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté. »
Pendant toute la récitation, le ton de Lui est caricatural, elle récite à voix basse, l’air envoûtée…
Lui - Ils m’emmerdent avec Baudelaire !
Elle – Si tu étais édité, peut-être qu’ils te préféreraient à lui ! C’est impressionnant également le nombre de poètes ratés qui détestent Baudelaire !
Lui – Pas raté, ignoré ! Et ça n’a rien à voir ! Je ne vais pas me laisser impressionner par une fille qui n’a même pas été capable de lire Le Petit Prince en entier !
Elle – Je t’ai connu maîtrisant mieux tes émotions.
Lui – Comme le disait le grand poète Catulle Mendès, « Naguère, au temps des églantines, j’avais des peines enfantines ».
Elle – Et maintenant ?
Lui – J’ai des peines d’homme ! Celles des trahisons ! J’ai l’âme du désespéré !
Elle – Tu as toujours été désespéré… Et désespérant !
Lui – Tu te mets à faire des bons mots ?
Elle – Depuis toi, oui ! Généralement, ce sont les défauts qui déteignent !
Lui – N’aie pas peur, rien ne déteint sur le sombre…
Elle – Bon, on ne va pas jouer à s'envoyer des insultes toute la soirée, que fait-on ?
Lui – On baise ! C’est toujours ce que l’on a fait de mieux ensemble, non ?
Elle – Tu es vulgaire !
Lui – Ne nous mentons pas ! Tu es restée manger pour ça ! Je t’ai proposé de rester dans ce but, donc nous sommes là pour ça. Autant joindre l’utile à l’agréable…
Elle – L’utile ?
Lui – Te faire taire !
Elle – Je pars. Elle se lève.
Lui – Mais non, reste, excuse-moi.
Un temps.
Elle – Je te fais encore craquer, toute aussi sotte que je puisse être !
Lui – Que je puisse être… C’est bien, on en apprend des choses en maîtrise de psycho !
Elle – Toujours aussi con !
Lui – Cognac ?
Elle – Non merci ! Toujours cognac cigare à la fin des repas ?
Lui – Toujours ! J’aime boire un cognac le soir tout en fumant un cigare, ça te dérange ?
Elle – Ça fait juste vieux !
Lui – Et alors ! Sous prétexte que ça fait vieux, je devrais abandonner ce plaisir pour boire un whisky-soda en fumant un joint ?
Elle – C’est dépassé ! C’est plutôt coke-champagne quand on est branché !
Lui – Je n’ai jamais vu d’autre intérêt à être branché que de s’attirer en sympathie un nombre impressionnant de cons ! Je te prends pour exemple !
Elle – Tu vises mes amis ?
Lui – Tes amis ! Enfin, ceux avec qui tu sortais il y a trois ans, ce ne sont probablement plus les mêmes puisque, à l’époque, c’était bière-cannabis. Ils ne doivent plus être assez chics.
Elle – Très drôle ! J’évolue, et je change d’amis, comme de partenaires, en fonction de cette évolution.
Lui – Tu es passée du poète raté au serveur camé. Tu parles d’une évolution.
Elle – Je croyais que le poète était ignoré ?
Lui – Ce n’est que pour mieux insister sur le camé.
Elle – Il est peut-être camé mais il ne me rabaisse pas sans cesse, lui ! Il n’a pas un complexe d’infériorité qui le pousse aux plus grands outrages ! Il s’en fout de savoir si j’ai obtenu ma maîtrise de psycho en deux, en trois ou en dix ans ! Il ne me demande pas tous les trois jours les titres des livres que j’ai lus dans le RER ou dans le métro, il m’aime pour ce que je suis.
Lui – Mais non, il t’aime pour lui, il lui fallait une conne, il ne pouvait pas mieux tomber !
Elle – Et toi, ce n’est pas ce qu’il te fallait, une conne ? Tu n’aurais jamais supporté qu’une femme puisse t’apprendre quelque chose ! Alors, tu vois, Stéphane, il est peut-être moins cultivé que toi, il prend des drogues et tu n’en prends pas, il baise moins bien que toi, je m’ennuie avec lui, mais il me respecte !
Lui – Parce que moi, je ne te respectais pas ! Tu racontes vraiment n’importe quoi ma pauvre fille, ce n’est tout de même pas de ma faute, si mademoiselle ne savait parler que des boites de nuits et si elle se moquait de tout ce qui l’entourait. Je n’ai pas créé de toute pièce ton inculture… Et est-ce que je t’ai fait, ne serait-ce qu’une seule fois, le reproche de ton ignorance ?
Elle – Oh non, monsieur est de gauche ! Monsieur ne fait pas de tels reproches, monsieur enferme dans une nasse, et il vous fait bien comprendre que celle à laquelle vous appartenez est celle du néant, des imbéciles, de la plèbe…
Lui – Mais il fallait me le dire, j’aurais fait attention. Je t’aimais, moi.
Elle – Oh, je sais que tu m’aimais, que tu m’aimais comme un fou ! Que tu en as pleuré la nuit pendant des mois. Tes amis m’envoyaient des messages, me suppliant même de revenir.
Lui – Je sais, c’est moi qui les écrivais.
Elle – Quoi ?
Lui – Je n’osais pas directement. Alors j’empruntais des téléphones portables ! Tu répondais toujours… Rapidement, en plus !
Elle –Tu es une ordure !
Lui – Non, madame, un écrivain ! Certes, mauvais, mais ma seule imagination est là. Dans la bouche. Dans les gestes. Dans les messages des autres… Alors je joue ! Je m’amuse. Tu sais, la réponse m’importait peu en définitive. Je t’aimais toujours, certes, mais tu m’avais quitté ! Je ne me serais jamais abaissé à revenir dans tes bras. J’ai trop d’orgueil pour ça !
Elle – Je ne comprends rien, tu utilisais mes réponses pour écrire ?
Lui – Oui, enfin, c’est ce que je disais pour me rassurer ! J’espérais bien un peu que tu répondes : « Mon cher Étienne, tu ne peux pas savoir comme je le regrette ». Ça m’aurait plu. Tu serais revenue et je t’aurais fermé la porte au nez !
Elle – Ton orgueil !
Lui – Toujours lui ! Mais tu ne l’écrivais pas ! J’étais gentil, j’étais mignon, tu remarqueras que jamais je n’étais tyrannique pervers et méprisant. Non, j’étais même adorable. La vérité, c’est que tu ne m’as jamais aimé. Tu prenais du plaisir mais quand l’autre, l’autre dinde est apparue ! Pantalon et chemise blanche, entrée, plat du jour, café dessert, là, forcément le coup de foudre ! Le coup de foudre et adieu ce pauvre Michel ! Même mon prénom faisait vieux… Alors !
Elle – Alors, je t’aimais. Enfin je ne sais plus. Quand on s’est rencontrés, j’étais folle de toi, je me suis dit, jamais un mec comme ça ne voudra de moi ! Et puis, tu... tu as voulu de moi… Tout le monde, à commencer par mon père, me disait, il est bien ce garçon-là, il est doux, calme, cultivé. Tu as de la chance. Ça, c’était mes copines, celles que tu détestais ! Au début , j’étais sous le charme, je lisais tes poèmes, je lisais tes nouvelles, je lisais tes romans. Tu vois, je suis allée plus loin que Baudelaire et Le Petit Prince finalement, j’ai lu toute une partie de ton œuvre !
Lui – Et puis…
Elle – Et puis, au bout d’un moment, ton œuvre, elle m’a emmerdée ! C’est amusant un mec qui se relève la nuit pour écrire. Au début ! C’est très drôle de s’apercevoir que le matin, au réveil, il a envie d’être seul. Je sortais faire un tour, je me disais mon homme écrit et ça… Il y a un temps où ça amuse moins ! Je t’ai aimé, mais je crois que je me suis très rapidement lassée. Au bout de trois mois, je me suis demandé si tu étais vraiment fou ou carrément con !
Lui – Et Stéphane ?
Elle – Oh Stéphane ! Pour être honnête, c’était une excuse… Au début, je me disais, j’en aime un autre, je couche avec un autre, autant partir avec cet autre. C’est plus moral !
Lui – Toi et la moralité !
Elle – Je suis partie avec lui… Au début, je l’ai aimé.
Lui – Tu es une amoureuse des premiers jours ! C’était amusant de repasser le pantalon noir et la chemise blanche, d’aller chercher tous les samedis soir ses deux grammes de coke dans le 14e… Au début ! Vous buviez souvent le champagne, il t’a fait goûter au caviar… Les vacances en Amérique du Sud, en pèlerinage nasal…
Elle – Oui, c’était attachant. Et puis, il a acheté le restaurant…
Lui –Tu étais la patronne ! Et ce n’est pas le resto le plus populaire de Paris !
Elle – Ça non, mais…
Lui – Mais, là encore, tu t’ennuies.
Elle – Mais toi ? Tu ne t’ennuies jamais ?
Lui – Si, toujours ! Je me suis toujours ennuyé, ce qui ne m’a jamais empêché d’être amoureux !
Elle – C’est tellement plus simple ton discours ! Mais tu n’oseras pas me contredire. Si tu t’ennuies, c’est qu’il n’y a jamais chez une et une seule personne l’ensemble des qualités et des défauts nécessaires à ton bonheur !
Lui – Donc, autant en avoir plusieurs ! Le problème, c’est que la complexité m’effraie !
Un temps.
Elle – Tu t’ennuyais avec moi ?
Lui – Terriblement ! … Tu sembles vexée ?
Elle – Non… surprise.
Lui – C’est pour ça que je ne te voyais pas souvent, ne le prends pas mal, je me suis mal exprimé, je ne m’ennuyais pas lorsque j’étais avec toi, je m’ennuyais lorsque je passais trop de temps avec toi. J’aime être seul…
Elle – Tu ne m’aimais donc pas…
Lui – Ciel ! Incompréhensive que tu es ! Jamais je ne te laisserais tenir pareil discours. Six mois à t’attendre, six mois à pleurer…
Elle – Tu n’as pas pleuré six mois, n’exagère pas !
Lui – J’ai pleuré le premier soir. Après, je t’ai haïe !
Elle – Dès le deuxième soir ?
Lui – Non, dès le troisième. Le deuxième soir, j’ai bu une bouteille de rhum, ce qui m’a poussé à vouloir lever une armée pour raser la ville. Je n’ai pas trouvé beaucoup de volontaires… Les jeunes d’aujourd’hui ont le vin plus criard que téméraire.
Elle – Tu m’aurais tuée ?
Lui – Non ! Mais j’aurais apprécié que quelqu’un puisse le faire à ma place !
Elle – Et après le troisième soir, la haine jusqu’à ce soir ?
Lui – La haine et la souffrance, parce que je rêvais de toi, je te voyais partout. Tu ne peux pas comprendre, tu ne peux pas imaginer à quel point j'ai souffert.
Elle – Ne parle pas trop, ton orgueil pourrait le regretter !
Lui – Tu dois savoir le mal que tu m’as fait, cette lâcheté que tu as eue… Je ne souriais plus… Je buvais… J’attendais… Les yeux fixés sur le téléphone…
Elle – Tu serais revenu?
Lui – Je n’en sais rien. Si je sais. Je me serais agenouillé, mais c’est le passé… J’ai de nouveau aimé depuis…
Elle – Cécile.
Lui – Non, Cécile, c’est différent, c’est de la tendresse…
Elle – Et avec cet autre ?
Lui – C’est plus compliqué !
Elle – Et, tu ne l’aimes plus… cet autre ?
Lui – Si, toujours.
Elle – Je le connais ?
Lui – Qui ?
Elle – Cette personne !
Lui – Oui.
Elle – Et je peux savoir ?
Lui – Non !
Elle – Ah.
Un long silence.
Lui – Ça fait quand même bizarre d’être là, tous les deux. Ça ne se passe vraiment pas comme je l’avais imaginé !
Elle – Et tu les avais imaginées comment nos retrouvailles ?
Lui – Dans un bain de sang !
Elle – Et moi qui avais peur de te revoir un jour !
Lui – Oh peur ?
Elle – Oui peur ! Tu es tout de même impressionnant et… tellement différent des autres ! Tu n’es pas spécialement beau mais tu es séduisant. Et je n’arrive pas à savoir d’où ça vient !
Lui – Moi non plus !
Elle – Plus je vieillis, plus je pense que le couple est une notion dépassée.
Lui – Oui, peut-être, il ne faudrait pas être jaloux alors !
Elle – Ce serait la première chose à faire : bannir la jalousie ! Regarde, on a bien tous plusieurs amis, et on les aime tous autant, pourquoi alors ne pas faire la même chose en amour ?
Lui – L’argument n’est pas mauvais, je dois bien l’avouer ! Nous avons parfois des coups de foudres amicaux et nous ne délaissons pas pour autant le reste de nos relations !
De nouveau, un temps assez long.
Elle – En fait, ce qui me manque, chez toi, c’est… c’est ta folie !
Lui – Ou ma connerie ! Enfin, on ne va pas refaire le passé !
Elle – On peut juste accommoder le présent !
Lui – En passant dans la chambre par exemple !
Ils s’embrassent, elle sort, lui regarde le public et sourit. Le rideau se ferme.
Acte II
Le lendemain matin.
Même décor.
Lui entre avec deux tasses de café.
Il est vêtu d’un peignoir blanc.
Lui – Faisant un clin d’œil en direction du public – Ça, c’est fait !
Elle entre.
Elle – Comme notre première nuit !
Lui – Comme notre première nuit !
Elle – Je m’en souviens comme si c’était hier !
Lui – Ce n’était pas il y a quinze ans non plus ! Un temps. Et déjà tu étais infidèle à un autre homme !
Elle – Dans ce sens-là, tu ne m’en as jamais voulu.
Ils rient – Un temps.
Elle – Tu es toujours aussi tendre !
Lui – Toujours !
Un temps.
Elle – Et dire que nous ne nous étions pas revus depuis sept ou huit ans !
Lui – Huit ans et quatorze jours exactement !
Elle - …
Lui – Tu m’as quitté un 31 décembre, ça ne s’oublie pas !
Elle – Comment ai-je pu me passer de toi ?!
Lui – Je me le demande !
Elle – C’est aussi bien avec… euh… comment s’appelle-t-elle déjà ?
Lui – Cécile !
Elle – Alors, avec elle ?
Lui - C’est différent, c’est plus tendre, plus régulier…
Elle – Moins bestial !
Lui – En quelque sorte !
Il allume une cigarette.
Elle - Tu fumes dès le matin.
Lui – Oui. Ça me réveille et ça me calme.
Elle – Ce n’est pas très bon.
Lui – Pour la santé. Je sais !
Elle – Tu t’en fiches ?
Lui – Exactement ! À les entendre, on ne pourrait rien faire de ce qui est bon ! Tu prends toujours du café au petit déjeuner ?
Elle – À l’époque, …
Lui – Arrêtes avec ton à l’époque ! Ça m’énerve !
Elle – Lorsque nous sortions ensemble…
Lui – Jadis…
Ils rient.
Elle – Lorsque nous sortions ensemble, tu allais le matin à la boulangerie !
Lui – Et je nous rapportais deux pains au chocolat et deux croissants !
Elle – C’était bien !
Lui – Il faut que j’aille à la boulangerie ?
Elle – Pourquoi pas ?
Lui – Bon je sors !
Elle – Dans cette tenue ?
Lui – C’est à deux pas !
Elle – Mais les passants ?
Lui – Justement, ce sont des passants, ils s’en moquent !
Il sort.
Elle – Quel bon coup !
Elle sort d’un sac un téléphone portable et compose un numéro.
Elle – Allô ? Stéphane ? C’est moi. Cet après-midi ? Mon pauvre chéri ! Je suis à la maison. Qu’est-ce que je fais ? Je bois mon café. Je te manque ? Moi aussi, tu me manques. Oui, beaucoup ! Je pense bien à toi. Si j’ai dormi ? Oui ! Enfin, non pas très bien, je n’aime pas te sentir loin de moi. Tu rentres quand ? Demain ? Demain matin ou demain après-midi ? Demain matin. Demain matin tôt ou demain matin tard ? Pourquoi ? Pour savoir ! Tu ne sais pas encore ! Ce n’est pas grave ! Je t’embrasse. Oui je t’aime ! Un temps. Stéphane ? Je pense à toi mon ange. Je t’aime.
Elle raccroche. Lui entre.
Lui – Et quatre viennoiseries, quatre !
Elle – Tu as été rapide !
Lui – Quand je te disais que la boulangerie était à deux pas. Tu téléphonais ?
Elle – À Stéphane.
Lui – Il n’est pas trop triste ?
Elle – Il surmonte !
Lui – L’héritage aide !
Elle – Tu es infâme !
Lui – Je sais ! Mange !
Elle – Nous allons… nous revoir ?
Lui – Je porte mal l’infidélité.
Elle – Occasionnellement…
Lui – Non.
Elle – Exceptionnellement ?
Lui – Bon, exceptionnellement, pourquoi pas…
Elle – Une fois par semaine ?
Lui – Une fois par semaine.
Elle – Chez toi ?
Lui – Oui, chez moi, je ne voudrais pas me retrouver nez à nez avec ton Stéphane !
Elle – Tu as peur de lui ?
Lui – Non, peur de moi, je pourrais le tuer !
Un temps.
Elle – Tu vas rester avec Cécile ?
Lui – Mais pourquoi cette question ? Bien sûr ! Nous ne ressortons pas ensemble, nous nous associons en tant qu’amant et maîtresse…
Elle – Je pourrais être jalouse.
Lui – De Cécile ?
Elle – Oui.
Elle – Et moi, je pourrais être jaloux de Stéphane !
Elle – Oui, mais c’est déjà le cas, tu continueras. C’est moins grave !
Lui – Je ne voudrais pas te chasser, mais elle doit passer ce matin…
Elle – Qui ?
Lui – Eh bien Cécile.
Elle – Je dois donc partir maintenant.
Lui – Oui.
Elle – Tu me chasses ?
Lui – Notre relation est illégitime, quitter précipitamment l’appartement fait partie des charmes de l'adultère.
Elle – Ou des contraintes ! Je peux… venir dormir ici ce soir ?
Lui – Nous avons dit une fois par semaine.
Elle se lève. Fait tomber son peignoir blanc. Elle apparaît en tenue légère.
Lui – Il te va très bien mon cadeau de noël !
Elle – Tu ne voudrais pas le revoir ce soir ?
Lui – On verra plus tard ! Dépêche-toi s’il te plaît !
Elle – Bon très bien ! Je m’habille !
Il se retrouve seul.
Lui – Qu’est-ce que j’ai fait encore ! Comme si je n’avais pas assez d’ennuis comme ça !
Il réfléchit. Quant à l’autre…
Il se rend à la cuisine.
Elle – Je pars !
Il revient, l’embrasse.
Lui – Je t’appelle.
Ils s’embrassent de nouveau, lui la pousse dehors. Il se rend dans la chambre. Un temps. On sonne.
Lui – C’est toi mon cœur ?
On entend une voix d’homme répondre oui.
Lui – Je t’ouvre !
Entre Stéphane.
Stéphane – Tu m’as manqué !
Lui – Toi aussi !
Ils s’embrassent.
Stéphane – Tu ne devineras jamais ce que j’ai dû lui dire pour pouvoir venir passer cette nuit d’amour avec toi.
Lui – Jamais !
Stéphane – Que ma grand-mère était morte !
Lui – C’est un gros mensonge !
Stéphane – Tu n’as pas l’air étonné !
Lui – Venant de toi, rien ne m’étonnera jamais !
Stéphane – C’est flatteur !
Lui – Tu viens juste de la quitter ?
Stéphane – À l’instant !
Lui – C’est bien !
Lui se retire des bras de Stéphane.
Stéphane – Qu’est-ce que tu as mon bébé ?
Lui – Rien ! Je n’ai rien. Enfin si, j’ai la migraine, j’ai écrit trois poèmes cette nuit.
Stéphane – Je peux les lire ?
Lui – Non… ils ne sont pas terminés !
Stéphane – Tu ne les as donc pas écrits, tu les as juste commencés !
Lui – Et oui !
Stéphane – On va au lit ?
Lui – Tout de suite ?
Stéphane – Tu n’en as pas envie ?
Lui – Pourquoi cet air étonné ? Je n’en ai pas toujours envie !
Stéphane – Mais si justement ! Tu es un homme. Tu ne me désires plus ! Tu ne m’aimes plus !
Lui – Mais si, je t’aime.
Stéphane – Alors, embrasse-moi !
Il l’embrasse.
Stéphane – Tu as pris ton petit déjeuner ?
Lui – Juste un café.
Stéphane – Dans ce cas, au lit ! Je descends à la boulangerie !
Lui – Je n’ai pas très faim !
Stéphane – L’appétit vient en mangeant ! Et puis, j’ai une faim de loup. Allez, dans la chambre, et après le plateau sur la couette, nous deux sous la couette !
Lui – Le petit déjeuner au lit ? Personnellement, je ne peux pas par peur de tout renverser !
Stéphane – C’est mon métier !
Lui – J’oubliais !
Stéphane sort.
Lui – Il voit quelqu’un d’autre. Il l’a quitté hier soir, il ne vient que ce matin… Je le hais… Ils vont bien ensemble ces deux-là ! Incapables d’être fidèles. Et moi qui ne peux rien lui dire. Quoique ! Je peux bien avoir croisé Marie hier soir, par hasard, et qu’elle m’ait dit qu’il était parti pour deux jours…
Stéphane entre.
Stéphane – Tu n’es pas couché ?
Lui – Non, je ne suis pas couché !
Stéphane – Toi, tu me fais la tête !
Lui – Non.
Stéphane – Tu veux me quitter ?
Lui – Peut-être !
Stéphane – Pourquoi ?
Lui – J’ai croisé ta chère et tendre hier soir !
Stéphane – Ah ! Et vous vous êtes salués ?
Lui – Oui ! On s’est même parlé.
Stéphane – Il y a du progrès !
Lui – Oui, on sortait de chez le boucher.
Stéphane – Ça rapproche !
Lui – Effectivement, elle achetait une bavette.
Stéphane – C’est son morceau préféré.
Lui – Elle n’en achetait qu’une.
Stéphane – Je préfère l’onglet.
Lui – Je sais… Il n’y en avait plus.
Stéphane – De toute façon, j’avais un reste de gratin.
Lui – Pour elle, tu étais déjà chez tes parents hier soir !
Stéphane – Ah ! Vous avez rattrapé le retard, vous avez même bavardé !
Lui – Tu étais où ?
Stéphane – Avec une autre femme.
Lui – Tu me le jures ?
Stéphane – Je te le jure !
Lui – Ce n’était pas un homme ?
Stéphane – Quelle idée ! Je n’aime que toi !
Lui pleurniche.
Stéphane – Tu pleures ?
Lui – Oui, j’ai eu peur. J’ai cru que tu avais un autre amant, alors forcément, je pleure, les nerfs !
Stéphane – Mon bébé !
Lui – Mon p’tit cœur !
Stéphane – Ce n’était qu’une femme !
Lui – Je la connais ?
Stéphane – Non.
Lui – Elle est jolie ?
Stéphane – Oui.
Lui – Elle me plairait ?
Stéphane – Assurément !
Lui – Tu me la présenteras ?
Stéphane – Quelle drôle d’idée ! Je ne vais pas lui dire : je te présente mon petit copain, elle pourrait être surprise, voire déçue, ou pire, effrayée !
Lui – Tu pourrais lui dire que je suis ton meilleur ami !
Stéphane – Tu n’as pas une tête de meilleur ami !
Lui – Comment ça ? Comment ça, je n’ai pas une tête de meilleur ami, je ne suis tout de même pas efféminé. [Facultatif : s’adressant au public : vous vous en doutiez-vous, avant qu’il entre ?]
Stéphane – Ce n’est pas ce que je voulais dire, on verra…
Un temps.
Stéphane – On ne va pas au lit ?
Lui – Je vais te chercher un café. Mange !
Il le fait et il se sert.
Stéphane – C’est mignon !
Lui – On fait quoi pendant ces deux jours ?
Stéphane – Comment ça on fait quoi, on reste ici !
Lui – Pour une fois on pourrait sortir, je ne sais pas moi, aller au cinéma…
Stéphane – On pourrait être vu !
Lui – Et alors ! On n’est pas les deux seuls pédés de Paris.
Stéphane – On pourrait être vu par nos femmes !
Lui – Elles ne vont pas au cinéma.
Stéphane – On ne sait jamais. On pourrait être vu par des amis à elles.
Lui – Tu ne veux pas bouger.
Stéphane – Ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que l’on ne peut pas !
Lui – On pourrait quitter Paris.
Stéphane – On ne se voit pas souvent, autant en profiter.
Lui – Profiter de quoi ?
Stéphane – D’être tous les deux, en amoureux.
Lui – On ne se voit que pour faire l’amour.
Stéphane – C’est ce que l’on fait de mieux tous les deux !
Lui – Mais il n’y a pas que ça !
Stéphane – On n’a pas non plus beaucoup de points communs.
Lui – Forcément, on ne parle jamais, on ne fait que baiser !
Stéphane – À notre niveau, j’appelle ça faire l’amour, c’est presque de l’art !
Lui – De l’art, tu parles !
Stéphane – Oh ! Tu ne veux pas que l’on vive ensemble tout de même, ce n’est pas possible, entre nous, c’est chimique, nos corps ne peuvent se passer l’un de l’autre mais il n’y a pas de volonté de s’installer, de fonder un couple, une famille…
Lui – Pourquoi pas ?
Stéphane – Tu es fou ?
Lui – Oui…
Stéphane – De moi, je sais. Je les connais tes répliques ! Écoute mon Mimi, sois raisonnable ! Tu le sais bien que toi et moi, c’est juste du sexe !
Cette fois encore Lui accuse le choc. Il sort un instant. Il entre de nouveau.
Lui – Et à part ça, histoire de parler, question poésie, tu en es où ?
Stéphane – Encore et toujours Verlaine !
Lui – Forcément !
Stéphane – C’est un reproche ?
Lui – Et Baudelaire, t’en fais quoi ?
Stéphane – Je n’aime pas Baudelaire, ça m’énerve Baudelaire, à croire que les gens n’ont lu que Baudelaire !
Lui – Comment peux-tu dire ça ?
Stéphane – Je dis ce que je veux. J’aime Verlaine, c’est mon droit.
Lui – Comme tous les bisexuels camés de la terre.
La galopine, à pleines mains,
Branle la pine, au beau gamin,
L’heureux potache, décalotté,
Joui et crache de tout côté.
C’est d’un vulgaire !
Stéphane – C’est un poème parmi tant d’autres !
Lui – Un de ceux que tu préfères !
Stéphane – On ne va pas parler poésie toute la journée !
Lui – Pourquoi pas, puisque l’on reste ici !
Un temps.
Stéphane – Je peux partir si tu veux !
Lui – Et dire à ta fiancée « en fait mamie n’était pas morte. »
Stéphane – Tu es épuisant ! Ce n’est pas parce que ce n’est que du sexe qu’il n’y a pas de sentiments.
Lui – C’est une conception originale des choses. Toute en nuances.
Stéphane – Tu le sais que je ne peux pas me passer de toi.
Lui – Tu peux comprendre que j’aspire à autre chose.
Stéphane – Oui, oui, je peux le comprendre, mais tu sais mieux que moi que ce n’est pas possible.
Lui – Oui, mais ce n’est pas parce que ce n’est pas possible qu’on ne peut pas rêver ! Ça nous coûterait quoi d’aller nous balader en amoureux ? D’évoquer le prénom de nos futurs chats ? L’emplacement de la niche de nos futurs enfants ? De jouer au vieux couple en commandant l’un pour l’autre une glace à deux boules dont on connaît le parfum à l’avance ? De passer deux jours sans faire l’amour…
Stéphane – Tu pourrais ?
Lui – Quoi ?
Stéphane – Deux jours sans faire l’amour ?
Lui – Non, mais on rêve là, c’est de l’abstrait, de l’imaginaire.
Stéphane – Je ne sais pas rêver sans substance, je suis un camé, rappelle-toi !
Lui sort de la pièce
Stéphane – Il m’énerve !
Lui entre.
Lui – Je sors.
Stéphane – Pour aller où ?
Lui – Acheter le journal.
Stéphane – Tu n’es plus abonné ?
Lui – Si. Je sors pour me calmer.
Stéphane – Bien, sors…
Lui claque la porte.
Stéphane – Quel caractère ! Et il doit dire la même chose à Cécile.
Un temps. Stéphane se lève et va chercher un magazine. Cécile entre, des fleurs à la main, visiblement à l’improviste.
Cécile – Coucou mon amour.
Elle voit Stéphane.
Cécile – Qu’est-ce que tu fais là ?
Stéphane – Comment ça ?
Cécile – Qu’est-ce que tu fais chez lui ?
Stéphane – Qu’est-ce que je fais chez lui ? Eh bien, je suis venu lui faire une crise de jalousie !
Cécile – Une crise de jalousie ?
Stéphane – Pour qu’il n’ait pas de soupçons !
Cécile – Pour qu’il n’ait pas de soupçons ?
Stéphane – Pour toi et moi.
Cécile – Mais pourquoi aurait-il des soupçons, nous avons commis une folie, on ne compte pas recommencer.
Stéphane – Qu’est-ce qu’on ne compte pas recommencer ?
Cécile – Nous deux, cette nuit.
Stéphane – Comment ça ?
Cécile – C’était juste comme ça, pour s’amuser. Je l’aime trop, je ne veux pas le tromper.
Stéphane – Tu l’aimes, lui ?
Cécile – Oui, je l’aime.
Stéphane – Mais cette nuit, tu ne m’as parlé que de ses défauts.
Cécile – Ça n’a rien à voir, je suis à un âge où on s’installe, où on aime sur le long terme…
Stéphane – Tu te résignes à être monogame.
Cécile semble désespérée par la réponse.
Stéphane – Nous ne nous verrons plus ?
Cécile – Il n’en a jamais été question.
Stéphane – Je n’avais jamais vu ça comme ça !
Cécile – Tu croyais que tu allais m’enlever à lui comme tu lui avais pris Marie ? C’est une obsession !
Stéphane – Est-ce de ma faute si nous tombons amoureux des mêmes femmes !
Cécile – Tu n’es pas amoureux de moi !
Stéphane – Mais si !
Cécile – Mais tu es fou !
Stéphane – De toi.
Cécile – Vous seriez faits pour vous entendre, vous avez les mêmes répliques. Celas explique peut-être que vous soyez attirés par les mêmes femmes. Un temps. Et il est où, lui ?
Stéphane – Il est sorti.
Cécile – Et il t’a laissé chez lui, avec toute la sympathie qu’il a pour toi !
Stéphane – Nous nous sommes fâchés !
Cécile – Mais qu’est-ce que tu es venu lui dire ?
Stéphane – Que je pensais qu’il revoyait Marie.
Cécile – En sortant de l’hôtel, tu es venu directement ici émettre des doutes sur une liaison imaginaire, pour être certain qu’il n’en avait pas sur la nôtre ?
Stéphane – Voilà !
Cécile – Tu te crois au théâtre de boulevard.
Stéphane – Nous y sommes en quelque sorte.
Cécile – Par ta faute. Un temps. Et tu attends sagement qu’il revienne.
Stéphane – Je ne vais pas attendre éternellement…
Cécile – Je pense bien ! Tu vas partir ! On va se dire adieu. Et que je ne te revois plus.
Stéphane – Et lui ?
Cécile – Quoi, lui ?
Stéphane – Que va-t-il penser ?
Cécile – Que va-t-il penser de quoi ?
Stéphane – Que je sois parti sans l’attendre ?
Cécile – Tu crois vraiment qu’il va t’en vouloir ?
Stéphane – Avec lui on ne sait jamais !
Cécile – Il va être ravi que tu ne sois plus là, alors pars !
Stéphane – Et nous ?
Cécile – Et nous, rien, tu es têtu !
Stéphane – En fait, tu t’es servie de moi.
Cécile – Mais pas du tout.
Stéphane – Mais si, tu ne m’as pas précisé que c’était juste pour une nuit.
Cécile – Je ne t’ai pas dit que c’était pour toute la vie non plus !
Stéphane – Donc, tu m’as manipulé.
Cécile – J’ai juste eu une faiblesse.
Stéphane – Et elle t’a plu cette faiblesse ?
Cécile – Elle ne m’a pas déplu.
Stéphane – C’est tout ?
Cécile – Bon, elle m’a plu. Mais sors, va-t’en. Je ne veux pas perdre Michel pour une bêtise.
Stéphane – Parce que lui, tu penses qu’il t’est fidèle ?
Cécile – certaine – Mais oui, il est incapable de mentir !
Stéphane – Si tu le dis…
Il sort.
Noir.
Lorsque la scène est de nouveau éclairée, on entend un bruit de serrure.
Cécile surgit.
Lui entre, sans voir que ce n'est pas Stéphane.
Lui – Pardonne-moi mon amour.
Cécile - Comment sais-tu que je suis là ?
Lui – Tu es là mon amour ?
Cécile – Tu as bu ?
Lui – Dis pas ça !
Cécile – Tu as bu !
Lui – Ne dis pas ça, ce n’est pas vrai, je n’ai pas bu !
Cécile – Tu es ivre ! C’est à cause de Stéphane ?
Lui – Quoi, Stéphane ? Tu connais Stéphane ?
Cécile – Oui, il était là quand je suis arrivé, il m’a tout dit.
Lui – Il t’a tout dit ?
Cécile – Oui, tout !
Lui – Tout ?
Cécile – Oui. Et tu crois vraiment que ça vaut la peine que tu te mettes dans cet état ?
Lui – Ça ne te fait rien, à toi ?
Cécile – Qu’est-ce que tu veux que ça puisse me faire ? Ce sont tes histoires.
Lui – Je ne pensais pas que tu le prendrais comme ça.
Cécile – Tu croyais que je pourrais le prendre mal ?
Lui – Bien oui, tout de même. Toutes les femmes le prendraient mal !
Cécile – Je ne dois pas être comme toutes les femmes.
Lui – Et ça ne te dégoûte pas ?
Cécile – Qu’est-ce qui ne me dégoûte pas ?
Lui – Eh bien, que je sois bisexuel !
Cécile – Tu es bisexuel ?
Lui – Quand un homme couche avec des femmes et avec des hommes, tu appelles ça comment ?
Cécile – Tu couches avec des hommes ?
Lui – Je ne comprends plus, je croyais qu’il t’avait tout dit ?
Cécile – Qui ?
Lui – Mais Stéphane.
Cécile – Tu couches avec Stéphane ?
Lui - Depuis trois mois. On s’est croisé dans un bistrot, vous étiez toutes les deux absentes ce soir-là. Alors on a bu, au début on s’est engueulé, et après, en arrivant ici, l’alcool aidant, on est passé à l’acte…
Cécile – Quoi ?
Lui – Mais je croyais que ça ne te dégoûtait pas.
Cécile – Mais je ne parlais pas de ça, moi.
Lui – Tu parlais de quoi ?
Cécile– Que Stéphane était venu ici pour te faire une crise parce que tu couchais avec Marie.
Lui – Parce qu’il le sait ?
Cécile – Quoi ?
Lui – Mais que j’ai passé la nuit dernière avec Marie.
Cécile – Parce que tu as passé la dernière nuit avec Marie ?
Lui – Oui. C’était par hasard. Tu n’étais pas là, Stéphane non plus. On s’est rencontré chez le boucher, on a mangé ensemble. Au début on s’est un peu engueulé, et puis, l’alcool aidant, on est passé à l’acte.
Cécile – Si tu ne peux plus t’empêcher de coucher avec les personnes avec qui tu bois deux verres, il faut te faire soigner.
Lui – Un temps. Moi, je ne comprends plus rien, il est venu te dire quoi Stéphane ?
Cécile – Il n’est pas venu me voir, il était venu te voir, pour te faire une crise sur Toi et Céline pour que tu n’aies pas de doute sur lui et moi.
Lui – Pourquoi j’aurais des doutes sur lui et toi ?
Cécile – Parce qu’on avait passé la nuit ensemble, gros malin.
Lui – Tu m’as trompé ?
Cécile – Oui, avec celui qui est en même temps ton amant et l’amant de ton ex.
Lui – Et moi qui avais confiance en toi.
Cécile – Tu te fous de moi, là ? Tu me trompes avec un homme depuis trois mois et tu viens me faire la morale ! J’ai croisé Stéphane par hasard. Ça fait plus de trois ans qu’on est ensemble, toi et moi, j’ai juste eu envie de faire une fois l’amour avec un autre homme, pour me prouver que je séduisais encore, que j’étais toujours attirante, et puis pour sentir un autre que toi contre moi. Comme ça, pour une nuit, rien de régulier…. Une petite rupture annuelle du contrat. Sans conséquence.
Lui – Tu comptais renouveler ton test de capital sympathie tous les ans ? À une date anniversaire ? Mais enfin, ça n’a rien à voir avec moi qui t’ai trompée avec un homme. Tu ne devrais même pas être jalouse, puisque ça n’a rien à voir. Rien ne t’empêche de me tromper avec une femme.
Cécile – Tu es un grand malade. Et Marie, c’est un homme peut-être ?
Lui – Ça n’a rien à voir, c’est une ex. C’était un accident.
Cécile – Donc, je résume. Si je n’avais pas couché avec Stéphane, il n’y aurait aucun problème. Je devrais presque te dire merci pour ta fidélité. Te dire je comprends mon chéri, tu as un besoin naturel de coucher avec Stéphane de temps en temps et tu peux sans hésiter remettre ça avec tes ex à l’occasion. Je ne t’en veux pas, je t’aime.
Lui – Voilà. Alors que toi, tu m’as trompé avec un garçon, qui n’est pas ton ex, et sans l’excuse de l’alcool.
Cécile – Reste ici, prend une cuite, invite des hommes et tes ex, amuse-toi bien. Je repasserai demain chercher mes affaires.
Lui – Non, mais attends, on ne va pas se quitter comme ça !
Cécile – J’aimerais bien savoir ce qui, pour toi, est un motif suffisant de rupture !
Lui – Je ne sais pas moi, un désaccord politique ou littéraire.
Cécile – Tu es vraiment un malade.
On sonne.
C’est qui cette fois ? Un berger allemand dont tu es follement tombé amoureux après un open bar au jardin zoologique ?
Lui – Arrête de crier s’il te plaît, tu me donnes mal à la tête, j’ai demandé à Stéphane de passer, on s’était fâché.
Cécile – Tu ne vas m’entendre longtemps.
Elle va pour sortir.
Elle ouvre la porte, Stéphane est là.
Stéphane – Bonsoir.
Cécile – Entre.
Lui – Salut. Tu aurais pu en trouver une autre que Cécile tout de même.
Stéphane – Pour quoi faire ?
Cécile – Laisse tomber, il sait tout.
Stéphane – Il sait tout.
Lui – Oui. Traître.
Elle – Je sais tout moi aussi.
Stéphane – Ah, je vais vous laisser.
Elle – Non, je vous laisse. Vous deviez avoir prévu une petite soirée si je ne me trompe.
Elle sort.
Un long silence.
Stéphane – Je peux ?
Lui – Quoi ?
Stéphane – Consommer.
Lui – Dans les toilettes s’il te plaît.
Stéphane s’absente quelques instants. Lui, abattu et seul, tente de se lever. Il n’y parvient pas et reste sur le sol, le dos contre le canapé.
Stéphane – Qu’est-ce qu’on fait ?
Lui – Je ne sais pas, rien.
Stéphane – Tu ne veux pas aller dans la chambre ?
Lui – Tu rêves !
Stéphane – Quoi, ce n’est pas très grave. Tu ne l’aimais pas vraiment, Cécile.
Lui – Comment ça, je ne l’aimais pas ? Je ne l’aime pas. On est toujours ensemble. Et en plus, c’est faux, je l’aime. D’une certaine manière, à ma façon, mais je l’aime. C’est comme si je te disais : tu n’aimes pas Marie.
Stéphane – Je n’aime pas Marie. Enfin, pas de passion, je l’aime comme on aime une fille avec qui l’on vit depuis cinq ans.
Lui – Et moi ? Tu m’aimes comme on aime le mec avec qui l’on couche depuis trois mois ?
Stéphane – Toi, c’est différent. C’est l’interdit dans une vie trop sage.
Lui – Un joint matin midi et soir et une ligne régulièrement, quelle vie sage !
Stéphane – Oui. Non. Mais toi, c’est du désir. Tu me rends fou.
Lui – On est perdu.
Un temps.
Stéphane – Pourquoi ? Parce que notre vie sexuelle n’est pas consensuelle ?
Lui – Oui. Les têtes de cons, mal baisés, avec leurs responsabilités de petits chefs dans des bureaux de merde, ils ont peut-être des vies de ploucs, mais à cette heure ils sont avec leur femme et un couple d’amis dans un théâtre. Après, ils iront au restaurant et ils rentreront tranquillement pour regarder la fin des variétés à la télévision. Ils n’ont pas à jongler entre femme, amants et maîtresses.
Stéphane – Qu’est-ce que tu en sais ?
Lui – Rien, je n’en sais rien. Je ne sais rien. Mais, putain, pourquoi la vie n’est pas plus simple. On a tout, on en a même trop et on passe notre temps à se prendre la tête à cause de notre boulot, de notre queue, de notre sale gueule et de notre putain d’ambition.
Stéphane – Parle pour toi.
Lui – Ah ! Parce que pour toi tout va bien ! Tu ne peux plus bander sans ta dose mais tout va bien.
Stéphane – Oh, mais merde. Il boit. Tu crois quoi ? Qu’il n’y a que toi qui te poses des questions ? Je ne veux pas passer mon temps à me plaindre. Oui, je ne sais plus où j’en suis. Parfois, je rêve d’aller vivre sur une île déserte avec Marie. Parfois avec toi, parfois avec personne. Je veux tout et je ne veux rien.
Lui – Alors tu vois, on est des paumés. Qu’est-ce que tu veux, on est la première génération à avoir eu – soi-disant – le choix. On nous dit que l'on pouvait tout avoir et tout choisir : sa femme, sa sexualité, son métier, sa maison, le sexe de son enfant, la couleur du lait, la taille du chêne que l’on veut planter dans le Sahara… On a fait de nous la génération du « tout est possible ».
Stéphane – C’est vrai. Je me rappelle un copain, il disait toujours qu’il rêvait d’être avocat, avec une femme blonde avec des petits seins. Il voulait une Porsche et un manoir, et vivre sur la pointe du Raz, avec des lauriers-roses à rentrer l’hiver.
Lui – Et aujourd’hui, il doit vivre avec une petite moche hystérique, une attirance pour la prof de judo de son fils, il doit répondre au téléphone dans une entreprise d'import-export, vivre dans un HLM du Blanc-Mesnil avec vue sur deux platanes, à boire un verre de lait blanc.
Stéphane – Il y a de quoi être désespéré.
Lui – La société libérale nous a dit que tout était possible, que tout le monde pouvait y arriver. On y a cru. Ils ont juste oublié de nous préciser que c’était beaucoup plus facile lorsque nos parents avaient réalisé leurs rêves avant nous.
Stéphane – Ce n’est pas con ce que tu dis.
Lui – Bien sûr que ce n’est pas con. Ça n’empêche pas qu’on soit là complètement paumé, à ne plus savoir ce que l’on veut, à espérer, à rêver, à n’être jamais content…
Stéphane – Et on fait quoi ?
Lui - Rien, on ne fait rien, c’est bien le problème. Toi tu te drogues, moi je râle, d’autres dépriment et une bande de crétins infâmes espèrent gagner du fric.
Stéphane - Et avec les filles, on va faire quoi ?
Lui - Avec les filles ?
Stéphane - Oui avec les filles, avec Cécile et Marie…
Lui - Qu’est-ce que tu veux que l’on fasse ? Toi tu vas tout faire pour garder Marie, moi tout faire pour garder Cécile. Jusqu’à accepter la cohabitation. On se fera des dîner à quatre où elles nous surveilleront comme jamais. Histoire d’être certaines qu’on ne fait rien dès qu’elles auront le dos tourné. Un temps… Il hurle. Putain de vie ! On serait là comme des ploucs sans passions, sans luttes, sans combats, sans travail, sans personne avec qui baiser, sans argent, sans copains avec qui se prendre des cuites, on aurait des motifs d’être des déchets mélancoliques… Mais non, on a tout et on gâche tout… Comme si ça avait la moindre importance qu’à l’occasion on aime s’envoyer en l’air toi et moi.
Stéphane - C’est vrai, ça n’a aucune importance. Qu’est-ce qu’on s’en fout qu’on baise ensemble ? Que j’ai passé la nuit avec Cécile et toi avec Marie, on s’est tous bien amusé…
Lui - Oui, effectivement, on s’en fout ! Sauf que, pour beaucoup, ça ne se fait pas. Alors on va recoller les morceaux, on va jouer les parfaits hétéros et on va souffrir en silence.
Stéphane - Et on ira chacun de notre côté se taper des mecs dans des saunas glauques. En attendant, on leur dit quoi ?
Lui - Que nos mères étaient trop protectrices et nos pères absents. Ça justifie un moment d’égarement.
Stéphane - Ça fait cliché.
Lui - Mais ça rassure !
Stéphane - Et ce soir ?
Lui - Ce soir ?
Stéphane - Oui, ce soir. Je dors où ? Dans ta chambre ou sur le canapé ?
Lui - Tu veux dormir où ?
Stéphane - Quitte à être dans le cliché, autant dormir ensemble et faire l’amour.
Lui - Avant de nous dire adieu, beau cliché !
Rideau.
Acte III
Lorsque le rideau s’ouvre, Lui et Cécile sont en scène.
Ils dressent la table.
Pour quatre personnes.
Le tableau central n’est plus le même.
Lui – Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée.
Cécile – C’est trop tard. Ils devraient déjà être arrivés.
Lui – Ils vont peut-être annuler. Pourquoi avoir voulu absolument les inviter ?
Cécile – Je ne voulais pas sombrer dans le mesquin. Faire comme si nous ne nous étions jamais connus. Comme s’il ne s’était jamais rien passé.
Lui – Il s’est passé ce qui s’est passé. On n’était pas obligé non plus de faire un dîner tous les quatre ! On peut très bien s’arrêter pour se saluer lorsque l’on se croise dans la rue sans s’infliger un dîner de couple aux chandelles. C’est quoi la prochaine étape ? Leur faire un cadeau pour Noël et les inviter à tirer les Rois pour la nouvelle année ?
Cécile – Tu es anxieux?
Lui – Oui !
Cécile – De le revoir.
Lui – Non. De nous revoir tous ensemble.
Cécile - Il t’a manqué.
Lui – Non, je te l’ai déjà expliqué. Il ne m’a pas manqué. La crise de janvier dernier m’a permis de me libérer. J’ai commencé une psychothérapie et j’ai compris.
Cécile – Que tu as sombré dans une aventure homosexuelle pour compenser l’absence de ton père comme pour le choquer malgré toi.
Lui – Voilà ! Donc ayant compris pourquoi je l’ai fait, je n’ai aucun ressenti vis-à-vis de Stéphane. Aucun manque, aucun trouble.
Cécile – Et lui ?
Lui – Quoi et lui ?
Cécile – Lui, qu’est-ce qu’il ressent?
Lui – Comment veux-tu que je le sache?
Cécile – Tu ne l’as jamais revu?
Lui – Non, et toi?
Cécile – Quoi moi?
Lui – Toi, tu l’as revu?
Cécile – Qui ?
Lui – Lui !
Cécile – Stéphane?
Lui – Oui Stéphane! Tu le fais exprès?
Cécile – Non, je ne l’ai pas revu.
Lui – Tu regrettes.
Cécile – Je regrette quoi?
Lui – De ne pas l’avoir revu? Les fourchettes, c’est à droite?
Cécile – Non, à gauche. Non je ne regrette rien, c’était juste un coup comme ça, en l’air, pour rien. Contrairement à toi et Marie.
Lui – On arrête là. On ne va pas s’engueuler. Un temps. C’était quand même une mauvaise idée de faire ce dîner.
Cécile – J’ai voulu être moderne.
Lui – Si être moderne c’est inviter à la table des couples les anciens amants et les anciennes maîtresses, il n’y aura plus personne de libre le samedi soir les dix prochaines années.
Sonnette.
Cécile – Les voilà!
Lui – Eh bien, ouvre!
Cécile – Non, toi.
Lui – C’est ton idée.
Cécile – Ce sont tes ex!
Lui – Le tien aussi!
Cécile – Oui, mais moi, c’est un sur deux. Et toc !
Lui – Bon.
Il va ouvrir la porte d’entrée.
Lui – Bonsoir.
Elle et Stéphane entrent.
Un temps. Il fait la bise à Marie. Un temps. Il se penche pour faire la bise à Stéphane, se ressaisi et lui sert la main.
Lui – Voilà, c’est ici.
Elle – Charmant.
Stéphane – Ce tableau n’était pas là à l’époque.
Cécile – À l’époque ? À l’époque, c’était il y a un an !
Lui – Un an et 17 jours, nous sommes le 1er février !
Cécile – Oui, c’est ça! Bon, bien, bonsoir!
Elle fait la bise à Marie et Stéphane.
Lui – Asseyez-vous! Je vais déposer vos vêtements dans la chambre.
Stéphane – discrètement à Lui - Ah, oui, la chambre ! Il sort.
Elle – As-tu besoin d’aide Cécile ?
Cécile – Oui, tu m’aideras à porter les toasts !
Elles sortent. Entre Lui. Il se précipite sur Stéphane et l’embrasse.
Lui – On se voit toujours demain de 5 à 7 au sauna des grands boulevards?
Stéphane – Oui, je compte les heures depuis la semaine dernière. Quand on pense qu’elles nous croient chez le psychanalyste!
Lui – N’en parlons pas ce soir, elles trouveraient étrange que l’on s’y rende le même jour à la même heure depuis un an!
Cécile et Marie entrent.
Elle – Alors, les garçons, vous êtes heureux de vous revoir?
Stéphane – Très!
Elle – Quand on y pense, quelle histoire ! J’ai toujours autant de mal à vous imaginer faire l’amour tous les deux !
Cécile – Ce que l’enfance nous pousse à faire tout de même! Un temps.
Lui – Sinon, histoire de parler, question poésie, vous en êtes où?
Elle/ Cécile/ Stéphane – Ça va!
Lui – C’était juste histoire de parler!
Elle – Toujours pas édité?
Lui – Toujours pas.
Stéphane – Ça finira par arriver!
Cécile – À compte d’auteur!
Lui – Vous avez quelque chose contre moi ce soir?
Elle – Mais non, « qui aime bien châtie bien ! »
Cécile – Tu sers l’apéritif ?
Lui – Qu’est-ce que vous voulez boire ? S’adressant à Marie – Mademoiselle, une coupe de champagne je suppose?
Elle – Volontiers!
Lui – Un an sans changement, c’est formidable!
Elle – C’est du champagne bio?
Lui – Je me disais aussi… Non, c’est du champagne tout ce qu’il y a de plus normal. Mais si tu veux, je peux descendre à la supérette, ils ont tous été convertis dans ce quartier bobo. Le rayon bio dépasse l’entendement !
Elle – Ça ira, merci.
Lui – Et toi, Stéphane, après les drogues chimiques, tu fais aussi un retour au naturel ?
Cécile – Michel !
Lui – Je blague! « Qui aime bien châtie bien! » Donc, Stéphane, du champagne?
Stéphane – Oui, merci.
Lui – Eh bien voilà, tout le monde est d’accord, quatre coupes! Il sort.
Cécile – Quel caractère ! Il n’était pas très chaud pour ce dîner !
Elle – Stéphane non plus !
Cécile – Un sentiment de honte peut-être !
Elle – Ou la peur de se revoir !
Stéphane – Mais non, ni l’un ni l’autre ! C’est juste que la rencontre est cocasse. C’est une situation étrange, particulière, inhabituelle.
Elle – C’est vrai, mais notre histoire est inhabituelle.
Stéphane – Ah! Et en quoi ?
Elle – Ce n’est pas tous les jours qu’un homme s’envoie en l’air avec l’ex de sa petite amie !
Stéphane – Alors ça, on n’en sait rien!
Lui entre avec un plateau sur lequel est disposé quatre coupes servies ainsi que le reste d’une bouteille de champagne.
Lui – Voilà.
Il sert un verre à chacun.
Lui – De quoi parliez-vous?
Cécile – De tout et de rien. Un temps. Où partez-vous en vacances cet été ?
Elle – Stéphane a insisté pour un séjour nature dans les Pyrénées.
Cécile – Ils étaient vraiment faits pour s’entendre, Michel a eu la même idée! Vous partez quand ?
Elle – Première semaine d’août, il n’y a personne à Paris, nous fermons le restaurant.
Cécile – Nous aussi, c’est drôle, on pourra se voir !
Elle – Quel hasard!
Lui – Ah oui, quel hasard ! Après un an sans se voir, sans même se parler… Aller en vacances au même endroit et aux mêmes dates !
Stéphane – Nous aurions voulu le faire exprès, on n’y serait pas arrivé!
Le téléphone portable de Marie sonne. Elle décroche, répond, puis précise : « Excusez-moi, mon père ». Elle se rend dans la chambre.
Lui vide la bouteille dans les coupes restantes. Puis :
Lui – Personne ne conduit ! Je vais pouvoir en ouvrir une deuxième ! Nous ne sommes pas réunis tous les mois!
Il sort.
Stéphane embrasse Cécile.
Cécile – Tu n’avais pas à avoir peur! Ils n’ont rien remarqué.
Stéphane – Enfin, tout de même, c’est immoral !
Cécile – Beaucoup moins que ce que nous faisons le jeudi de 7 à 9 heures ! Et dire qu’il me croit à mon cours de sophrologie !
Stéphane – Et Marie à la salle de musculation !
Cécile – Tu vas devoir changer d’alibi, elle va finir par s’apercevoir que tu n’y vas pas! Ou faire un scandale et demander le remboursement de l’abonnement.
Stéphane – Pourquoi veux-tu qu’elle s’en aperçoive ?
Cécile – Parce que les hommes qui font deux heures de musculation par semaine ont rarement du ventre !
Stéphane – Je n’ai pas de ventre !
Cécile – Juste celui d’un trentenaire qui ne s’entretient pas !
Entre Lui.
Lui – Cécile mon amour, tu me feras penser à passer commande, il ne reste plus de champagne.
Cécile – Oui.
Entre Marie.
Marie – Michel, mon père t’embrasse.
Lui – Tu l’embrasseras de ma part !
Un temps.
Lui – Voilà, voilà. Un temps. Vous êtes allés au cinéma dernièrement ?
Elle – Non, avec le restaurant, nous n’avons pas le temps.
Stéphane – Et puis nous essayons de conserver du temps pour avoir des activités régulières dans la semaine, alors le cinéma…
Cécile – Tu fais quoi Stéphane comme activité régulière ?
Stéphane – Le jeudi, je fais deux heures de musculation.
Lui semble surpris.
Elle – Pour peu de résultats…
Cécile – Et toi Marie?
Elle – Le lundi, je fais de la sophrologie.
Lui – Comme Cécile, sauf qu’elle c’est le jeudi!
Elle – C’est drôle, ça ! Et ça te plaît?
Cécile – Beaucoup, c’est très stimulant.
Elle – Oui, moi aussi ça me stimule, c’est une récréation hebdomadaire… Tu utilises quelle méthode?
Cécile – Un temps Il va être l’heure de passer à table ! Stéphane, tu viens m’aider, nous allons laisser les deux ex bavarder!
Stéphane – Ne faites pas de bêtises tous les deux !
Ils sortent. Un temps. Elle embrasse Lui.
Elle – Une chance qu’elle soit partie, je ne sais pas ce que je lui aurais dit, je ne suis jamais allé à un cours de sophro. Et pour cause…
Lui – Alors comme ça, deux heures avec moi, c’est… stimulant !
Elle – Eh oui !
Stéphane et Cécile entrent.
Cécile – Nous allons pouvoir passer à table!
Ils s’installent.
Lui – Cécile s’est surpassée pour vous! Timbale de foie gras, caille aux raisins, raisins bio, et, pour finir, une salade d’oranges accompagnée d’un fondant au chocolat !
Cécile – Ça a l’air compliqué comme ça mais en réalité, c’est très simple !
Elle – Merci ! Nous aurons du travail pour vous égaler lorsque nous vous rendrons l’invitation !
Lui – Ah, parce que…
Stéphane – C’est bien naturel !
Lui – Vous pourrez faire simple, on ne joue pas non plus à faire des dîners « presque parfaits » ! Je vais chercher le vin. Il se rend à la cuisine.
Stéphane – Et moi je m’excuse trois minutes, une envie pressante ! Il sort.
Elle – Ma chère Cécile ! Nous les avons bien eus, ils n’ont rien remarqué !
Cécile – Rien !
Cécile embrasse Marie.
Et le rideau se ferme pour ne s’ouvrir que sur les saluts.