Acte 1
Premier tableau
Le premier acte débute, alors que le rideau est encore fermé. Soudain, Christine, affolée, hurle...
CHRISTINE (voix off) - M'sieur Baptiste !!! (Au même instant, on entend le bruitage d'une personne tombant lourdement dans un escalier en bois... suivi du bruitage d'une femme, descendant rapidement ce même escalier, en martelant les marches... Un court instant de silence et Christine se remet à crier) Mon Dieu ! m'sieur Baptiste !?... (Le rideau se lève sur Christine, sanglotant près du corps sans vie de monsieur Baptiste ; et sur le décor suivant : une salle à manger bourgeoise et cossue. Dans le fond, l'amorce d'un escalier en bois, ou en imitation bois, ou même, une simple peinture au mur. Le haut de cet escalier, se perdant dans les tentures. Des fauteuils, des chaises, une table, un bureau, des tableaux accrochés aux murs, etc.. Christine, à deux doigts de craquer nerveusement, est agenouillée près du corps de monsieur Baptiste, au pied de l'escalier. Elle ne cesse de sangloter tout en répétant) M'sieur Baptiste !... répondez-moi... j' vous en supplie... (Levant la tête) Mon Dieu, et s'il... Oh, non !! (Elle se lève, court un peu dans tous les sens en appelant à l'aide) Au s'cours !! au s'cours !!! à l'aide !! (Puis, elle revient à monsieur Baptiste, alors qu'entre Stéphane, l'homme à tout faire qu'employait monsieur Baptiste. Sur le pas de la porte, Stéphane sourit. Un sourire que Christine ne voit pas...) Ah ! monsieur Stéphane ! c'est horrible ! Il vient de tomber du haut de l'escalier. J'ai rien pu faire... je...
STÉPHANE (se penche sur le corps de monsieur Baptiste) - Il est mort... (Christine se mord les doigts pour ne pas hurler... Stéphane se relève en souriant. Bien sûr, Christine est complètement surprise par ce sourire énigmatique) Et, bien évidemment, c'est toi qui l'a ?... (Geste à l'appui) poussé ? N'est-ce pas ?
CHRISTINE (horrifiée) - Mais non !!
STÉPHANE - Allez... j'ai tout vu ma p'tite. J'étais justement en train de regarder par la fenêtre. (Il prend un air sadique, face à une Christine qui ne comprend rien à ce qui lui arrive) Parce que je sais que le vieux va descendre l'escalier à cette heure-ci, et que tu vas le suivre... Je sais qu'il ne voulait pas que tu l'aides. Il voulait le descendre tout seul cet escalier, pour se prouver et te prouver, qu'il n'était pas encore complètement foutu... (Fronçant les sourcils) Mais vous étiez en retard ce matin dis donc ! Ça f'sait bien une heure que j'attendais. (Il s'approche de Christine, une lueur lubrique dans les yeux) Entre parenthèses d'ailleurs, de te voir le descendre, cet escalier, tu ne peux pas savoir c' que ça m' fait... (Il l'enlace, mais elle se dégage rapidement de son emprise.)
CHRISTINE - Ça va pas, non ?! vous êtes fou ? complèt'ment dingue ?!
(Furieux de se voir repoussé ainsi, Stéphane prend un air vraiment méchant... néanmoins, relativement rapidement, il ravale sa colère.)
STÉPHANE - Donc, j'étais derrière la vitre ; et de dehors, j'ai tout vu... (Souriant) T'en es pas à ton coup d'essai, hein ? (Lui prenant le menton entre deux doigts, sans douceur, il la force à relever la tête) Avoue !
(N'y tenant plus, Christine tente de lui administrer une claque, mais Stéphane intercepte le poignet.)
CHRISTINE (les larmes aux yeux) - Salaud !!
(Sur ce, Stéphane prend les deux poignets de Christine et les serre très fort. Folle de douleur, la jeune femme lui envoie un coup de pied dans l'entrejambes. Ce qui a pour effet de faire lâcher prise à Stéphane, qui se plie en deux. Il serre les genoux un instant en grimaçant, mais rapidement sort un couteau à cran d'arrêt de sa poche... Il pointe la lame brillante vers Christine, qui, avec effroi, a un mouvement de recul.)
STÉPHANE (avançant sur Christine, pétrifiée) - Alors ça, tu vois, j'aime pas. Mais alors pas du tout ! (Avec un mauvais rictus, il rentre la lame dans le couteau, et le remet dans sa poche) Joli coup d' pied dans mes bijoux d' famille... Mais tu vois, malgré ça, et ben j' vais pas m'fâcher. Non. (Souriant) Ça en vaut pas l' coup. Mais un conseil, n'essaie pas d' te faire la malle ! Parce que j' te jure, que si tu f'sais ça, où que tu irais j' te r'trouv'rais ! et j'hésiterais pas une minute à te faire endosser le meurtre de Baptiste, ma belle. O.K ?... (Christine est complètement abattue) Alors, écoute bien c' que j'vais te dire. Ouvre en grand tes jolies oreilles. Y'a plus qu'nous deux ici... (Christine regarde monsieur Baptiste) Tu vas faire exactement c' que j' vais t' dire. (Il désigne le secrétaire de monsieur Baptiste) Dans son bureau là, à l'autr' vieil obsédé, tu prends une feuille et un stylo... (Christine, pétrifiée ne bouge pas d'un iota. Stéphane la secoue sans ménagement) Et vite ! s'il te plaît !! (Christine s'exécute, telle un automate) Sans quoi, ma parole, j' te balance du haut d' l'escalier autant de fois qu'il le faudra, pour que tu deviennes raisonnable ! (Tout en sanglotant, Christine sort une feuille et un stylo du secrétaire) Assieds-toi ! (Elle s'assoit au bureau) J' plaisante pas tu sais ! Ça f'sait vraiment un bon bout de temps qu'j'attendais ça. Aussi, ne t'avise surtout pas de tenter quoi qu' ce soit. Tu vas vite comprendre que je suis maître de la situation et qu’ j'entends bien le rester... Ecris !! (Tout en essuyant ses larmes de temps en temps, Christine écrit ce que lui dicte lentement Stéphane) “Maman... Moi, Christine Letelliez, ta fille, saine de corps et d'esprit... reconnais avoir tué... monsieur Julien Baptiste... ce 26 mars... à... (Il jette un œil à sa montre) 10 heures 05... en le poussant du haut de l'escalier...
CHRISTINE (craquant) - Non, non... c'est pas vraaaiii !
STÉPHANE (méchamment) - Ecris !!! (Et Christine se remet à écrire, en sanglotant) J'ai fait ce geste... par amour... pour Stéphane Doucet... (Christine arrête d'écrire. Elle regarde Stéphane ; ses yeux sont remplis de larmes) Ecris ! 'te pose pas d' questions !... Pour Stéphane Doucet... (Il épelle) D.O.U.C.E.T... sans qu'il ne m'ait jamais rien demandé... sachant qu'à la mort de monsieur Baptiste... (Il répète ces derniers mots, et continue la phrase) je recevrai - léguée par testament - la somme de... (Questionnant Christine) Combien il t'a légué déjà ?
CHRISTINE - Comment vous savez tout ça ?
STÉPHANE (petit sourire) - Rien de ce qui s'est passé ici, depuis six ans que j'y bosse ne m'est étranger. Si on m' le dit pas, j'écoute aux portes... Alors ? combien il t'a légué ?
CHRISTINE - ... Trente mille francs. (voir en euros...)
STÉPHANE (reprenant la dictée) - La somme de trente mille francs... et qu'ainsi, je ne resterai plus indifférente aux yeux de Stéphane... mon seul et unique...
CHRISTINE (l'interrompant) - Et si j' vous la donnais, cette somme ?
STÉPHANE (avec un rire sarcastique) - Ah, ah, ah !! Mais bien sûr que tu vas m' les donner ces trente mille balles ! puisque j' vais t' faire chanter... T'avais pas compris ça ?! (Christine semble effectivement ne pas tout comprendre de ce que lui dit Stéphane) T'es plutôt mignonne, mais pas fu-fute, hein ? (Soudain, reprenant son air très méchant) Non, tu vois, j'suis très gourmand. Très, très gourmand ! et trente mille balles, c'est pas suffisant. J'en veux beaucoup plus !
CHRISTINE (ne comprenant pas où veut en venir Stéphane) -Mais, monsieur Baptiste n'avait pas énormément d'argent...
STÉPHANE - Je sais !... quoique... enfin bref ! mais, y'a pas qu'monsieur Baptiste sur terre... Tu vas utiliser tes charmes, pour plumer des pigeons qui ont beaucoup plus de thunes que c' gros vicelard ; qui a dépensé pratiquement tout son pognon avec des putes (prostituées) !
CHRISTINE (se défendant hargneusement) - J'ai jamais utilisé mes charmes avec monsieur Baptiste !!
STÉPHANE (la calmant) - Doucement... Je sais qu' t'as jamais utilisé tes charmes avec Baptiste... tout du moins, pas les charmes que lui s'attendait sûrement à c'que tu dévoiles... (En souriant) Si tu lui avais montré ceux-là, je suis sûr qu'il t'aurait largué plus que trois patates, c'est évident... Mais regarde, simplement pour ta gentillesse et tes beaux yeux, il te donne trente mille balles. Alors, imagine un peu, si tu lui avais... montré... plus d'attention encore ; si tu lui avais dévoilé tes autres charmes, plus cachés... ce qu'il t'aurait donné ? Hein ? tu piges ?... Il avait beau n'pas être Crésus, mais un vieux cochon comme lui... (Christine proteste) Ne dis pas l'contraire ! Un vieux cochon comme lui, pour te voir à poil et toucher un peu, j' suis sûr qu'il aurait trouvé dix briques en cinq sec !
CHRISTINE (le fusillant du regard) - T'es vraiment une ordure !
STÉPHANE (contre toute attente, il a un petit air satisfait) - Ah ! enfin, elle me tutoie... Y'a d' l'espoir, y'a d'l'espoir !... Bon, allez. On a pas l' temps d' se faire des gentillesses maintenant. Pour l'instant, tu continues de dicter... Où on en était ?... (Il lit par-dessus l'épaule de Christine, et ce faisant, essaie de lui caresser la poitrine. Mais Christine envoie balader la main, sans douceur) Ça fait rien, je serai patient, tu sais... (Il la regarde rapidement) Ça vaut la peine... et malgré c'que t'en penses là, tu l'regrettr'as pas ; toi non plus. Bon. (Il relit) ... “Sachant qu'à la mort de monsieur Baptiste, je recevrai, léguée par testament, la somme de trente mille francs...” Ça va. A part les fautes... T'es encore moins douée qu'moi ; et c'est peu dire. Allez, on continue. Comment j'ai tourné ça tout à l'heure ?... Ah, oui ! Note : “...et qu'ainsi, avec cette somme en poche, je ne resterai plus indifférente aux yeux de Stéphane Doucet, mon amour...” (Christine marque un temps d'arrêt. Stéphane s'en aperçoit) Oui. Tu mets, “mon amour”. Comme dit la chanson : “C'est pas encore d'l'amour, mais ça viendra”... Point final. Et tu signes... (Il se frotte les mains) Tu vas être ma poule aux œufs d'or !... Mais allez, je s'rai pas ingrat. T'auras ta part. Une part correcte. Et si par hasard, tu ne voulais pas jouer le jeu, et ben tant pis... (S'emparant rapidement de la feuille) cette confession arrivera illico-presto entre les mains de ta pauvre mère. (Il plie la lettre et la met dans sa poche.)
CHRISTINE (effondrée) - Non ! pas ça. Ça la tuerait.
STÉPHANE (souriant) - Je sais. C'est pour ça que j' le ferais, si tu m'y forçais... Je connais l'état de ta mère ; et surtout, l'état d'son “palpitant” (cœur). Pas brillant. Une lettre pareille entre ses mains et hop !... (Christine pleure) Quant à moi, je serais déjà loin, tu penses bien... Allez, pleure pas. Y'a aucune raison pour que ça s'passe comme ça, de toute façon. Hein ? Au contraire même ; avec le pognon qu' tu vas t'empocher, tu vas pouvoir la faire soigner ta “manman”. (Souriant) Alors, elle est pas belle la vie ?... (Froidement) Je suis déjà sur un autre coup. Un super coup, qui peut pas foirer. Comme pour Baptiste... Un coup en or. Seulement, pour le réussir, bien sûr, il te faudra une autre identité... Pour ça, on va s' débrouiller ; j' connais du monde. Et il faudra te vieillir un peu. Au départ... Parce que jeune et jolie comme tu es, y'a des vieux - pas complètement gagas - qui pourraient s' méfier... C'est une dame de compagnie d'une cinquantaine de berges qu'il leur faut. Pas plus, pas moins. Pour éveiller aucun soupçon. Et au fur et à mesure, tu te rajeuniras un peu. Pour les émoustiller ; réveiller leur désir... Je suis sûr que tu réussiras. Est-c' que t'as l' choix ?... Pas vraiment il me semble, hein ?... Pense toujours à ta pauvre maman si malade, et qu'une vacherie de mauvaise nouvelle pourrait tuer. Alors que si tout baigne, elle peut vivre encore des années et des années... hein ? (Christine pleure toujours doucement) Donc, tu te grimeras un peu les premiers jours, et tu t'habilleras en conséquence. Et puis, tu commences à l'exciter un peu... Il va devenir exigeant, c'est normal. A ce moment-là, tu lui parles de ta maman. Qu'elle a besoin d'argent pour recevoir des soins, et patati et patata... T'en rajoutes au besoin. Tu fais du cinéma, quoi... Tu vois où j' veux en venir ?... Oui. Tu vois parfaitement bien où j' veux en venir. Donc, J' te fais pas d'dessin...
CHRISTINE (abasourdie) - Tu veux que j' fasse la putain pour toi ?
STÉPHANE (faussement choqué) - Oooh !... Oh, et puis, appelle ça comme tu veux ; seul le résultat compte pour moi. Et le résultat, c'est la monnaie. C'est les biftons !... Bon. (Il sort une coupure de presse de sa poche) J'ai vu une annonce dans le canard, y'a deux jours. J'l'ai découpée... (Il la relit vite fait pour lui) Tu te rendras au 2 bis rue de la Rive, 9ème, vendredi à 16 heures 30... (Il tend la coupure de presse à Christine) J' te la laisse... A présent, tu attends deux minutes, le temps que je recloue la latte du plancher, là-haut...
CHRISTINE (complètement étonnée) - La latte du p...
STÉPHANE - Ben ouais. (Il sourit) Ça fait quinze jours, que chaque matin, à l'aube, je décloue légèrement la dernière latte du plancher, juste avant le première marche de l'escalier. Quinze jours ! J' commençais à désespérer que l' vioque s'écrase un jour.
(Visiblement, Christine ne sait vraiment plus où elle en est.)
CHRISTINE - C'est pas vrai ?!
STÉPHANE (haussant les épaules) - Ben ! si c'est vrai. Ça fait quinze jours, qu'à partir de neuf plombes, j'attends patiemment derrière la fenêtre, que Baptiste se “crashe”. Et c'est enfin arrivé. J' me doutais qu'ses vieux os et son vieux palpitant ne résisteraient pas à une telle chute... Et par bonheur, c'est c'qui s'est passé. Alors, tu m' laisses faire deux p'tites minutes, et ensuite, tu pourras appeler le docteur Girault. Mais attention ! Toi et moi, on dira la même chose au toubib. A savoir que Baptiste a eu un malaise en haut de l'escalier. Il a porté la main à son cou, en cherchant de l'air comme un fou ; il a battu des bras et il est tombé tout d'suite. O.K ?
(Christine éclate en sanglots et le rideau tombe... Quelques secondes plus tard, Christine et Stéphane, apparaissent sur l'un des côtés de l'avant scène. Ils marchent au long du rideau, comme s'ils arpentaient un trottoir. Christine est très abattue. Derrière le rideau, on entend les informations télévisées de 20 heures...)
Deuxième Tableau
STÉPHANE - Et ben tu vois qu'elle a bien fonctionné notr' petite histoire ! le toubib a signé le permis d'inhumer sans problème. Il s'est pas posé plus d'question qu'ça. Il le connaissait le Baptiste. Il savait que d'un moment à l'autre, il pouvait passer de l'autre côté... Maintenant qu'on a trouvé le truc, crois-moi, on va être riches. (Christine continue de sangloter) Mais arrête de chialer bon Dieu ! Tu vas pas m' dire que t'y t'nais à c' point-là, au vieux ?! hein ? Allez...
(Au moment où ils vont pour sortir de l'autre côté de la scène, ils croisent un clochard...)
LE CLOCHARD - A votr' bon cœur, m'sieur dame ! (Mais Stéphane et Christine sortent, sans rien lui donner...) I's auraient pas pu m'donner un' p'tit' pièce ces deux-là ?! Pffff ! la solidarité, c'est p'us c' que c'était. (Entendant les informations, derrière le rideau) Ah ! j' crois ben que j' vais m'installer ici... J' vas pouvoir écouter les infos sans bourse délier... (Il s'assoit par terre, le long du rideau, et il parle à sa bouteille) Remarque, les infos, ça parle de quoi l' plus souvent ? hein ? d'attentats ; d'avions qui s'cassent la tronche ; de cars qui s' renversent dans l' fossé ; d'enfants qui' s'font violer ; d'impôts qu'augmentent... R'marque bien qu' ça - les impôts qu'augmentent - on s'en fout un p'tit peu, non ?... Non, moi, c' qui m'ennuie surtout, vois-tu, c'est quand que j' vois des viticulteurs mécontents, qui - pour prostester... (Il se reprend) pour protester de leurs conditions - déversent des hectolitres de pinard sur la chaussée ! Alors ça oui, ça m' fait mal au ventre ; j' t'assure. Mais l' reste, bof... (Sur ce, il boit un bon coup à la bouteille) Bon. C'est pas tout ça, mais va falloir qu'on trouve que'qu' chose à becqu'ter tout d'même. (Il se lève difficilement) On peut pas s' nourrir que d'amour et d'eau fraîche... Enfin, quand j' dis d'eau fraîche, tu m'as compris...
(Il entonne la chanson “Sous les Ponts de Paris” ; la fait durer un certain temps, et sort... Derrière le rideau, on entend toujours, à la télévision, les informations du soir. Vous aurez compris que cet intermède (deuxième tableau) devant le rideau, permettra de changer le décor entre le premier et le troisième tableau...)
Troisième Tableau
VOIX OFF - Quelque temps plus tard, chez Michel et Nathalie...
Le rideau se lève sur la salle à manger / salon de Nathalie et Michel. Seule en scène, Nathalie regarde la télévision. Elle suit les infos de 20 heures... De la cuisine, entre Sandrine qui est en train de préparer le dîner, pour toute la famille. La table de la salle à manger est déjà dressée pour trois personnes.
SANDRINE - Maman ? tu sais à peu près à quelle heure il va rentrer papa ?
NATHALIE (baissant le son de la télé) - Oh, alors là ! avec ton père... Il m'a bien dit qu'il essaierait de ne pas rentrer trop tard, mais... Tu sais comme moi qu'il ne fait pas un boulot évident. En fait, il peut pratiquement jamais savoir à l'avance, à quelle heure il aura fini. Ça dépend de tellement de choses... Ce matin, quand il est parti, j'ai essayé de lui faire sentir, qu'il serait bien qu'il n'arrive pas trop tard...
SANDRINE - Mais sans lui dire que c'était moi qui préparais le repas ??
NATHALIE - Bien sûr que non ! Puisque tu veux lui faire la surprise.
SANDRINE - Oui, seulement... (Ennuyée) j' sais pas trop quoi faire. En entrée, j'avais pensé à des avocats ?
NATHALIE (en souriant et secouant la tête) - Si j'ai un conseil à te donner ma poule, c'est de ne pas risquer de réveiller une cuisante blessure à ton père ; en lui rappelant - avec des avocats, “l'affaire Marconi”. Il n'a pas besoin de ça en ce moment... Il a eu suffisamment de problèmes et de déboires ces derniers temps, pour qu'on lui fiche la paix. Surtout, évitons de lui remettre cette triste histoire - entre autres - en mémoire. Y'a pas mal de trucs comme ça en ce moment, qu'il vaut mieux éviter, si on ne veut pas le voir se renfrogner.
SANDRINE (secouant la tête, et élevant le ton) - C'est fou c' qu'il faut composer avec vous ! J'ai vraiment du bol d'avoir un père flic !
NATHALIE (relativement durement) - J' t'en prie Sandrine ! Ne l' prends pas comme ça, tu veux ?!
SANDRINE (se radoucissant) - Excuse 'man !... mais c'est vrai.
NATHALIE - Peut-être, mais papa a un travail très honorable. Bien sûr, j’te l’concède, il n'est pas toujours facile pour nous de l'assumer. Mais dis-toi bien, que c'est encore plus difficile pour lui. C'est vivre dangereusement - toujours sur le fil du rasoir - que d'être inspecteur de police. Surtout dans “la Crime”. Alors, on doit être fières de lui, et lui montrer... En ce moment, il a des déconvenues... c'est donc encore plus délicat. Pour tous. 'Faut faire avec. C'est pour cette raison qu'il me semble inutile de lui rappeler de mauvaises choses, si on peut faire autrement. Tu n'crois pas ?
SANDRINE - Si... Qu'est-c' que tu dirais alors, d'une salade de tomates avec des œufs durs ?
NATHALIE - Parfait. C'est peut-être très simple à faire, mais tu peux être sûr que ça, ça lui fera plaisir... Et ensuite ?
SANDRINE (s'en retournant vers la cuisine, et en souriant) - Ensuite ? du poulet bien sûr ! (Elle est sortie.)
NATHALIE - C'est ça ! (Elle sourit) Ah, la la... (De nouveau seule, elle remonte le son du téléviseur. Un temps. Entre Michel.)
MICHEL - Salut !
NATHALIE (ravie, elle se lève rapidement) - Aaah ! tu n' rentres pas trop tard, pour une fois. C'est bien. (Ils s'embrassent, et Nathalie éteint la télé) Comment tu vas ?
MICHEL - Ça va... (Fatigué, il se laisse tomber sur un fauteuil.)
NATHALIE - T'es sûr ? Ça n'a pas l'air.
MICHEL - Si, si... Sandrine n'est pas là ?
NATHALIE - Dans la cuisine... (Un ton en dessous, en jetant un œil sur la porte de la cuisine) C'est elle qui prépare le dîner. Mais chut ! c'est une surprise qu'elle te fait. Alors surtout, fais celui qui n'est pas au courant. J't'ai rien dit, hein ?
MICHEL - O.K. Ça fait plaisir ça au moins. (Plaisantant) Mais c'est vrai qu' ça va sûr'ment être une sacrée surprise...
NATHALIE - Ah ben, elle n'a que quinze ans, que veux-tu... Mais 'faut bien qu'elle commence un jour. Tâche d'être magnanime, sinon tu la connais, elle va faire la tête. Et ne voudra pas recommencer avant un bon bout d' temps.
MICHEL - Bien sûr que je vais être magnanime. Cela dit, j' trouve que c'est une sacrée bonne nouvelle. A peu près la première de la journée d'ailleurs.
NATHALIE - Et ben tu vois ? il est 20 heures 16, 'faut jamais désespérer. T'as eu encore des problèmes, au “poulailler” ?
MICHEL - Bof... tu sais comment peuvent être les supérieurs ? Parfois doux comme des agneaux, parfois chiants comme la peste. T'as les mêmes emmerdes avec le “dirlo” de l'école où tu bosses.
NATHALIE - Ha, ça !...
MICHEL - Bon. Moi, j' fais coffrer un type ; un dangereux, c'est tout à fait normal. Pas un remerciement, pas même ne serait-ce qu'une petite allusion sympa. Qui prouverait que t'es pas une machine... Rien ! j'ai fait qu' mon devoir après tout. Mon boulot. J' suis payé pour. Seulement, pour dix que t'arrêtes, t'en laisses filer un, et t'es l' roi des cons ! Sans compter les “copains”, qui t' ratent pas dans ces cas-là !...
NATHALIE - Celui qui t'a filé entre les mains, tu parles du “maquereau”, là ? Le... comment déjà ?
MICHEL - “Le Beau Joseph”, oui. Remarque, comme je l'ai raté celui-là, ça m' reste en travers du gosier.
NATHALIE (en souriant) - Ça doit être les arêtes... du maquereau ; qui passent pas...
MICHEL - J' vais te dire : j' suis à peu près certain qu'on l'a rencardé sur notre descente !
NATHALIE - N'y pense plus va.
MICHEL - Ha ! facile à dire... Peut-être même par un mec de la maison ! Un fumier d' flic véreux. Ou par un qui veut ma place...
NATHALIE - Tu nous ferais pas un petit complexe de persécution, toi ?
MICHEL - Pas du tout. C'est malheureusement vachement sérieux c' que j'dis.
NATHALIE - Tu crois vraiment qu'un flic aurait pu le prévenir ?
MICHEL - Oh, oui. Un flic corrompu. Ou un flic souteneur.
NATHALIE (surprise) - Ça existe ?
MICHEL - T'es naïve ma chérie. Bien sûr que ça existe !
NATHALIE - Oh, remarque... j'ai l'air étonné comme ça ; et pourtant... Dans des p'tits patelins, y'a bien des “bistrots-merlans”. Tu sais ? des types qui tiennent à la fois un café, et un salon de coiffure. (Elle sourit) Alors, pourquoi n'y aurait-il pas des “poulets-maquereaux” ?
MICHEL - Ça t'amuse toi.
NATHALIE - Oui. Et j'aimerais assez que ça t'amuse, toi aussi, à vrai dire. Ça te dériderait un peu. Tu frôles la déprime... Allez ! si tu n' peux pas t'empêcher de penser à ton boulot, pense au moins aux choses positives. Y'en a ! Pense à Bénétol, ou à Leray, que t'as arrêtés et qui sont pour un bon moment derrière les barreaux. Voilà des trucs agréables ! Pour te remonter le moral, de temps en temps, pense plutôt à ça. Hein ?
MICHEL - Ouais... (Se mettant à son aise) Tiens, on m'a mis sur une nouvelle affaire.
NATHALIE - Aujourd'hui ?
MICHEL - Non. Y'a déjà trois jours...
NATHALIE (souriant) - Et bien ! c'est tout d' même mieux que d' figurer sur une liste de futurs licenciés, non ?... (Sérieusement) C'est “top secret” que tu m'en aies pas parlé ?
MICHEL - Non... Mais, c'est une affaire un peu embrouillée ; de dames de compagnie et de retraités célibataires, ou veufs... On en est à trois décès - on dira suspects - en l'espace d'à peu près trois mois. Dans le 11ème, le 9ème et le 15ème. Quand je dis des morts suspectes, c'est qu'elles ne sont vraiment, pour l'instant, que suspectes...
NATHALIE - Alors pourquoi “la Crime” s'y intéresse-t-elle ?
MICHEL - Ben... parce que c'est tout d' même assez bizarre comme truc. C'est peut-être qu'une coïncidence, mais à chaque fois, le mort vivait seul, avec une dame de compagnie. Et en plus, il est vrai, pour le premier cas, un chauffeur et homme à tout faire... Et apparemment - je dis bien apparemment, car on n'a pas encore réuni suffisamment d'éléments pour en être tout à fait sûr - ce ne serait pas la même dame de compagnie pour chacun des cas...
NATHALIE - Dommage, hein ? ça t'aurait bien arrangé si ça avait été, à coup sûr, la même ?
MICHEL (en souriant) - T'es pas femme de flic pour rien toi, madame Colombo. Et ben oui, ça nous aurait sacrément arrangés, effectivement. Parce que là au moins, y'aurait pas eu de doutes. On en aurait conclu que ces vieilles personnes avaient été assassinées. Et ce, sans l'ombre d'une hésitation. Mais ç'eut été trop simple, bien sûr... On a eu vent de cette affaire par un toubib. Un certain docteur Germain ; qui a été appelé pour constater un des trois accidents. Appelons ça comme ça pour l'instant... Et ce sont deux autres médecins qui se sont occupés des deux autres cas. Comme ces toubibs sont confrères mais néanmoins amis, et qu'ils se retrouvent souvent à un Cercle, ils en sont venus à discuter de ça... Trouvant les coïncidences décidément troublantes, y'en a un qui a décidé de nous en parler... (Michel semble embarrassé) Et, depuis hier, je cogite... Je pense à un truc...
NATHALIE - Quel truc ?
MICHEL - Et ben... c'est pas facile...
NATHALIE - Là, c'est sûrement “top secret” ?
MICHEL - Oh, non. Il faut que j' t'en parle, mais c'est pas facile...
NATHALIE - Ah bon ? Tu vas mener une action dangereuse ?
MICHEL - Ben... D'abord, dis-toi bien que si mon paternel était encore de ce monde, c'est sûrement à lui que j'aurais demandé de... (Il hésite.)
NATHALIE (intriguée) - Ton père ? tu lui aurais demandé quoi ?
MICHEL - Et ben, c'est délicat... Sais-tu ce que désigne une “chèvre”, dans le jargon des flics ?
NATHALIE - ... Un mouton ?
MICHEL - Non. Une “chèvre”. Un “mouton”, ça se dit aussi remarque ; mais c'est pour désigner un type, qu'on met dans une cellule avec un prisonnier, afin de lui soutirer des aveux. Et si le “mouton” est un prisonnier - lui aussi, on lui fait généralement bénéficier d'une remise de peine, pour le remercier. Non, là, moi je te parle d'une “chèvre”... Et ben, c'est en quelque sorte l'appât du loup. C'est-à-dire que c'est une personne dont le rôle consiste à attirer un criminel dans un piège. Une fois que le “loup” est dans la bergerie, crac ! on l'alpague. Enfin, je schématise un peu, mais en gros, c'est ça.
NATHALIE - Donc, t'as pensé piéger le loup - c'est-à-dire la, ou les dames de compagnie - avec l'aide d'une “chèvre” ?
MICHEL - Voilà.
NATHALIE - Et alors ? où est le problème ? puisqu'apparemment problème il y a.
MICHEL (emprunté) - Et ben...
NATHALIE - T'as pensé à une chèvre bien sûr. Cette chèvre, c'est toi et t'hésites à me le dire, parce que c'est un truc risqué ?
MICHEL - Non. C'est pas moi... Mais c'est là que...
NATHALIE - Il faut que ce soit un homme relativement âgé ?... Vivant seul, et riche ?
MICHEL - De faire croire qu'il l'est, riche, suffirait... C'est vrai que dans les trois cas, le mort était un homme qui touchait une bonne rente. Qui était sans famille ; ou presque, ou fâché avec... Et à chaque fois, qui a légué par testament, une sympathique somme d'argent, à sa dernière dame de compagnie... Malencontreusement juste avant de mourir “accidentellement”. Bien sûr, tout cela reste à vérifier, car tu penses bien que la, ou les dames de compagnie ont pris le large sans laisser d'adresse. Et que de ce fait, on n'a pas pu jusqu'à maintenant, en interroger une seule. Disparues, dès qu'elles ont touché le pactole. Et si c'est une seule et même personne qui agit - comme j'en suis de plus en plus convaincu ! elle aura à chaque fois changé d'identité. Les toubibs nous ont donné le nom de “ces” dames de compagnie. Parce que les notaires eux, macache !... Tenus au secret professionnel. Et au point où en est l'enquête - c'est-à-dire à ses premiers balbutiements - on ne pouvait pas les forcer à divulguer ces noms.
NATHALIE - Et alors, avec les noms, qu'est-c' que ça donne ?
MICHEL - Rien, tu penses bien. Des noms d'emprunt. Bien sûr, on a fait tout de même des recherches, pour avoir la conscience tranquille, mais on a retrouvé aucune trace de ces dames... “Ces dames”, entre guillemets. Les toubibs nous en ont bien fait une vague description, mais là encore, ça n'a rien donné... jusqu'ici. Elles sont inconnues au bataillon... Sauf ! sauf il est vrai, dans le premier des cas...
NATHALIE (avec un petit sourire) - T'aimes bien ménager le suspense, toi.
MICHEL - Peut-être parce que ce premier coup n'était pas prémédité ?... On sait qui était cette dame de compagnie. Mais on n'a pas mis la main dessus, bien évidemment. C'est ça qui me fait dire que c'est une seule et même personne qui a commis les trois assassinats ; maquillés en accident... C'est une jeune femme de 31 ans qui - on l'a su bizarrement - n'a que sa mère pour toute famille. Et sa mère est atteinte d'une très grave maladie de cœur. Une mauvaise nouvelle pourrait la tuer net. Tu vois, en plus on marche sur des œufs... Tu m'diras, pour des “poulets”, marcher sur des œufs... Bon. Mais de toute façon, débusquer une femme à Paris, qui se déplace sous de fausses identités, j' te dis pas le temps que ça peut mettre...
NATHALIE - D'ou la nécessité de trouver une chèvre, et rapidement !
MICHEL - Rapidement ouais ! Au train où vont les choses, un quatrième meurtre est complètement envisageable.
NATHALIE - Et cette fameuse chèvre ce sera qui ?... Philippe Seguin ?
MICHEL - Et ben, j'avais plutôt pensé à... “Papy-la-Frite”.
NATHALIE (pour le moins surprise) - A papa ?!?
MICHEL - Oui, à ton père.
NATHALIE (secouant la tête) - Et ben ! j'aurais pensé à pas mal de monde, mais sûrement pas à lui... (Légèrement inquiète) C'est pas dangereux ?
MICHEL - Ben, en principe pas trop. Evidemment, je prendrai toutes les précautions nécessaires.
NATHALIE (surprise) - Tu prendras ? toi ? Tu ne serais donc pas couvert par ta hiérarchie ?
MICHEL - Et ben... c'est-à-dire que... (Il semble ennuyé) je leur en ai parlé, sans vraiment leur en parler, tout en leur en parlant... un peu... Si tu vois c' que j' veux dire ?
NATHALIE - Pas vraiment, mais enfin... (Un temps) Je suppose que tout ça te regarde... Et, tu voudrais que... je lui demande, à papa ?
MICHEL - Ben... on peut lui demander ensemble ?
NATHALIE - Dis-moi. Qu'est-c' qui t'a fait penser à lui ?
MICHEL - A 73 ans, il est encore solide comme un roc ; il a l'esprit vif et une langue qu'est pas dans sa manche, comme dit la chanson. C'est pas pour rien que Sandrine l'a surnommé, “Papy-la-Frite”. J'aurais pu demander ça à un flic. A un pote. Le problème, c'est qu' je sais plus qui sont mes potes... En ce moment, j'ai confiance en personne dans la maison “poulaga”. Non, en fait, y'a plusieurs autres choses qui ont fait que j'ai pensé à lui plutôt qu'à un autre. Il est retraité ; il vit seul...
NATHALIE (l'interrompant) - Oui, ça on est bien d'accord... Mais, il n'est pas très argenté. Il ne roule pas sur l'or, avec sa petite retraite d'opérateur géomètre.
MICHEL - Ça, comme j' te le disais tout à l'heure, il suffit de faire croire qu'il est riche. Il jouera un rôle de toute façon... Et puis, en demandant à la “Crime”, je peux disposer d'un peu de pognon, au cas où... pour appâter le loup... Ah ! autre chose : je suis allé jeter un coup d'œil dans les maisons qu'habitaient les trois retraités trucidés. Et j' me suis aperçu qu'elles avaient toutes les trois, quelques petits points en commun avec la maison de Romorantin...
NATHALIE - La maison de tes parents ? “L'Ormaie” ?
MICHEL - Oui.
NATHALIE - T'aimerais que la “bergerie” soit cette maison ?
MICHEL - Pourquoi pas ? elle n'est pas habitée ; sauf quand on y est, pendant les vacances bien sûr.
NATHALIE - Oui. Mais c'est complètement isolé !
MICHEL - Justement, c'est l'idéal. (Sentant Nathalie inquiète) 'T'inquiète pas. Papy Roger n'y sera pas seul. Dans le premier cas de ces morts suspectes, un homme à tout faire était aussi dans la maison. Avec la dame de compagnie et le retraité. Ça m'a donné l'idée d'être le jardinier et le chauffeur, par exemple.
NATHALIE (en souriant) - Que d'idées !!... (Redevenant sérieuse) Dis-moi, cet homme à tout faire, dans le premier cas, vous savez qui c'est ?
MICHEL - Oui. On sait qui c'est. Un certain Stéphane Poucet, ou Doucet ; j'sais plus trop bien, mais peu importe, on a son nom exact au bureau. Qui a passé six années au service de monsieur Julien Baptiste. Le premier retraité - dans l'ordre chronologique - retrouvé mort ; au pied de son escalier. Ce monsieur Baptiste - j' me souviens de son nom, puisque Batistin était le prénom de mon arrière-grand-père... aurait eu un malaise en haut d'un escalier ; il est tombé et cette chute a entraîné la mort. Ce qui aurait pu être parfaitement plausible, d'après le médecin qui a signé le permis d'inhumer. S'il n'y avait pas eu les deux autres décès, dans des circonstances plus ou moins similaires, tout ça aurait pu passer comme une lettre à la boîte... Pour en revenir à ce Pousset, ou Doucet, on a perdu sa trace à lui aussi... Envolé, sans laisser d'adresse, juste après le décès du p'tit vieux. Ou plutôt, après le passage du toubib... De là à en déduire, que lui et la dame de compagnie travaillent main dans la main... N'empêche que pour démêler tout ça, il faudrait en prendre un, quasiment sur le fait. Avec un peu de chance - la chance n'est-elle pas la meilleure alliée du flic ? on devrait pouvoir y arriver. De toute façon, il n'y a guère que la solution de la chèvre, pour nous éviter d'avoir un quatrième cadavre sur les bras. Ce qui m'ennuierait beaucoup, vois-tu, dans la conjoncture actuelle ; je n' te le cacherais pas.
NATHALIE - Remarque, jusqu'à présent, on ne peut pas dire que vous ayiez des cadavres sur les bras, puisque personne n'est encore sûr qu'il y ait bien une “affaire de la dame de compagnie”...
MICHEL - C'est vrai, mais plus le temps passe et plus j' me dis qu'il y en a sûrement une. Y'a pas d' fumée sans feu. Regarde : rien que le fait de ne retrouver aucune trace des gens qu'on recherche, ça me semble complètement anormal.
NATHALIE - Oui. C'est vrai que c'est bizarre... Mais dis donc, pour en revenir à Romorantin, t'es connu là-bas ! C'est là qu' t'es né. T'as pas peur d'être vite repéré ?
MICHEL - Qu'est-ce que tu crois ?... (Michel se lève et tout en continuant de discuter avec Nathalie, se débarrasse de son blouson et de ses “bretelles à pistolet”) Je vais me transformer ; me grimer. On a des as dans la police, pour le maquillage et les déguisements. Pour ça, pas d' problème ! Même toi, tu m' reconnaîtrais pas ! Et puis, j' connais suffisamment bien le notaire pour, si besoin était, faire courir le bruit que la maison a été vendue à un riche retraité parisien. Voilà... Ah ! encore une chose. (Il se rassoit) C'est bien les vacances scolaires, à partir de jeudi ?
NATHALIE - Oui.
MICHEL - O.K. Donc, tu pourrais m'être utile.
NATHALIE (surprise) - Moi ?! utile à quoi ?
MICHEL - Je vais passer une petite annonce, pour recruter la dame de compagnie... Et il est possible - c'est même quasiment certain - que plusieurs bonnes femmes se présentent. Et là, tu peux jouer un rôle.
NATHALIE (que la perspective semble amuser) - Ah, bon ? Moi aussi ? Ça va me rappeler quand je faisais du théâtre à l'école...
MICHEL - Sauf que là, ce sera pas du théâtre !... Tu te feras passer pour une dame de compagnie, que l'annonce a intéressée. Tu discuteras un peu avec les autres, comme ça...
NATHALIE (rapidement) - 'Faudra que j' me maquille et que j' me déguise, moi aussi ?
MICHEL - Evidemment. 'Faudra te vieillir. Mais ne t'inquiète pas pour ça ; j'aurai ce qu'il faut. Et tous les conseils nécessaires.
NATHALIE (turlupinée) - Qu'en as-tu vraiment dit à tes supérieurs ?
MICHEL - Et ben, en fait... J'ai carte blanche. (Souriant) Même s'il est vrai, que c'est pas exactement comme ça que je leur ai dit que je m'y prendrai... Ils ne me couvriront pas en cas de pépin. Bah ! 'faut pas en demander trop non plus, hein ?... A partir du lundi 5 juillet, je suis en vacances. J'ai pris trois semaines de congés. Des faux congés évidemment... trois semaines, c'est un peu court, mais 'faudra faire avec. Je dois y arriver. Je dois réussir à prouver qu'on est bien en présence de trois crimes abjects. Et surtout, confondre l'assassin. Ça, si je veux faire oublier le “flop” du “Beau Joseph”... On a son amour propre tout d' même ! Sans quoi j' passerai pour un clown “jusqu'à la fin d' ma mort”, comme dirait Papy.
NATHALIE - Moi aussi ? je devrais rester les trois semaines ?
MICHEL - Non. Toi, ce sera juste le temps du recrutement. Une fois qu'on sera à peu près sûr d'avoir déniché un assassin potentiel - y'a des signes qui ne devraient pas tromper... ta mission sera terminée.
NATHALIE (souriant) - Ma mission ?
MICHEL - Et ouais. Rigole pas. C'est même une sacrée mission que j' te confie-là.
NATHALIE (saluant de façon comique) - Bien chef !... à vos ordres chef ! (Redevenant sérieuse) Donc, en principe tu n'auras que trois semaines pour agir ?
MICHEL - A peu près, ouais... Je sais, c'est court. Il va falloir brûler les étapes, sans éveiller de soupçons chez la suspecte. En admettant qu'on n' se gourre (trompe) pas au recrutement ! Qu'on n'engage pas une dame de compagnie innocente, comme l'agneau qui vient de naître... alors que la tueuse - pendant ce temps-là, sévit dans un tout autre endroit... Chance, seras-tu avec moi ?...
NATHALIE - Tu parlais de faire passer une annonce tout à l'heure ?
MICHEL - Oui. Une petite annonce bien explicite ; bien alléchante, en effet. Bien tentante quoi. Et qu'on passera dans tous les canards du coin, et des environs. Déjà, pour accepter d'aller travailler à Romorantin - qui est à pratiquement 150 bornes de Paname, ça voudra dire quelque chose à mon avis. Ça sélectionne automatiquement. J'ai déjà rédigé un bout de texte. (Sur ce, il se lève et va chercher un morceau de papier dans la poche de son blouson. Il le déplie et lit :) “Homme seul, retraité, 80 ans, de santé très précaire, pourvu d'une très bonne rente, ayant acquis dernièrement une gentilhommière à Romorantin, dans le Loir-et-Cher, cherche dame de compagnie, pour lui faire oublier sa solitude et l'aider à finir agréablement ses jours. Saura se montrer généreux, si la personne est douce, prévenante et compréhensive. S'adresser à M. Lucien Jeannet, lundi 12 juillet à partir de 14 heures, à “L'Ormaie”, 3 route de Blois ; Romorantin-Lanthenay. Attention ! du fait de son grand âge et de la fatigue que cela engendrera, ne recevra qu'un seul et unique jour - ce 12 juillet”. (Satisfait, il replie le papier) Tu vois, ça, bien visible, bien encadré, ça devrait faire “tilt” tout d'suite !
NATHALIE (songeuse, en lui demandant le bout de papier, qu'elle parcourt du regard) - Ouais... Tu ne crois pas que c'est un peu trop explicite tout d' même ?
MICHEL - Evidemment, j'ai pas fait dans la dentelle...
NATHALIE - Non. C'est un peu racoleur ; mais enfin...
MICHEL - Je pense vraiment que c'est le style d'annonce qu'il faut.
NATHALIE (lui rendant le morceau de papier) - Si tu l' dis... (Michel se lève, remet la feuille de papier dans la poche de son blouson et se rassoit) 'Reste plus qu'à demander à papa, que tu appelles, “Lucien Jeannet” ?... c'est ça ?
MICHEL - Oui. J'ai pensé à ce nom-là. Ça sonne pas mal ; qu'est-c' que t'en penses ?
NATHALIE - Ouais. Lucien Jeannet... Il ne reste plus donc qu'à lui demander de faire la chèvre... (Soucieuse) Et, “l'accident” entre guillemets... qui pourrait lui arriver ; tu y as pensé ?
MICHEL - Bien sûr ! Etant donné que ton père était chasseur, et qu'il a une passion pour les armes à feu, l'accident est tout trouvé. Ecoute : pour bien faire, il faudrait qu'il nettoie des armes tous les jours ; à partir d'une heure précise. Pour inciter la meurtrière à utiliser l'une de ces armes... pour commettre son forfait. Je pourrais demander au grand patron de pouvoir disposer de deux ou trois pistolets, qu'on rajouterait aux fusils de ton père. Et il pourra s'amuser à briquer tout ça. Bien évidemment, aucune de ces armes ne sera chargée, mais ! on laissera traîner en permanence quelques balles à blanc à proximité... Notre criminelle sera automatiquement tentée d'utiliser ça ; car tout le monde croirait alors à un accident... Il faut provoquer, par tous les moyens, et rapidement !
NATHALIE (en souriant, elle se touche le front, du doigt) - Y'a pas à dire, y'en a quand même là-dedans !
MICHEL (restant sérieux) - De toute façon, je serai toujours là. Prêt à intervenir au moindre danger.
NATHALIE - Bon. Quand lui parle-t-on de ça ?
MICHEL - Le plus tôt possible. La dernière mort suspecte remonterait à une bonne vingtaine de jours. On est vendredi... On le verra dimanche dans la journée ? Il ne sera pas sans passer ici. Sinon, on poussera jusque chez lui, d'un coup d' vélo. Ça nous f'ra du bien... De toute façon, l'annonce, je ne la ferai pas paraître avant mardi, ou même mercredi... Une petite huitaine de jours avant... Ouais. On lui dira dimanche.
NATHALIE - D'accord. (Un temps) Au fait, sans vouloir retourner le couteau dans la plaie, qui a repris l'enquête sur les “maquereaux” ? et sur le “Beau Joseph” en particulier ?
MICHEL - L'autr' bourrin de Percheron ! Je lui souhaite du plaisir, crois-moi. Et je lui laisse ça bien volontiers. Parce que les “maquereaux”, les “morues” et toute cette racaille qui hante les eaux troubles, j'en avais jusque-là !
(A cet instant, entre Sandrine, avec un plat recouvert d'une feuille d'aluminium, pour faire la surprise à son père jusqu'au bout. Comme c'est l'entrée qu'elle apporte, le plat pourrait être un saladier.)
SANDRINE - Salut 'pa !
MICHEL - Salut ma puce. (Sandrine pose le plat sur la table et va embrasser son père, qui feint la surprise) Mais dis-moi, c'est toi qui nous fais à manger ce soir ?
SANDRINE - Oui ! C'est une surprise, hein ?
MICHEL - La surprise du chef !
SANDRINE - Petit chef, alors... Et, c'est parce que c'est les vacances...
NATHALIE (en souriant) - Ça, ça veut dire qu'il ne faudra pas nous y habituer. C'est juste parce que c'est les vacances...
MICHEL - C'est super ! Qu'est-c'que tu as fait d' bon ?
NATHALIE - Bon... (Elle secoue la tête) j' sais pas encore si... Tout d' suite, j' voulais faire des avocats. Mais maman a pensé qu' ça te rappellerait trop l' boulot...
MICHEL (amusé) - C'est un peu vrai ça...
SANDRINE (ôtant la feuille d'aluminium, ou tout autre film protecteur, de sur le saladier) - Aussi, j'ai fait des maquereaux au vin blanc, en entrée ; et en plat principal, de la morue... Ça t' va ? (Nathalie se pince pour ne pas éclater de rire ; Michel ne sait pas trop quelle contenance prendre) Mais non ! j'ai fait une salade de tomates... Presque une salade niçoise.
(Michel jette un œil au saladier.)
MICHEL - C'est bien. Mais tu vois, t'as juste oublié une petite chose...
SANDRINE - Quoi donc ?
MICHEL (faisant un gros effort pour garder son sérieux) - Le maïs... Oui. Les “poulets” raffolent de ça...
(Il éclate de rire, et prend Sandrine dans ses bras. Il l'embrasse, pendant que le rideau tombe sur le premier acte.)
Acte 2
Le rideau se lève sur le même décor. Nous somme toujours chez Michel et Nathalie. Personne en scène. Michel, Nathalie et Sandrine dorment à poings fermés. On pourrait même entendre en bruitage, de forts ronflements...
VOIX OFF - “Deux jours plus tard. Nous sommes le dimanche 4 juillet. Il est 6 heures 45... du matin.”
Soudain, la sonnette de l'entrée retentit... un temps... retentit un deuxième coup de sonnette, impatient... Nathalie, en chemise de nuit, cheveux hirsutes, sort de la chambre. Elle bâille à s'en décrocher la mâchoire, se heurte aux chaises et à la table, alors qu'on sonne toujours à la porte. Finalement, Nathalie réussit à ouvrir à son père : “Papy-la-Frite”.
NATHALIE (étonnée bien qu'étant encore complètement endormie) - Papa ?!?
(Entre Papy-la-Frite, en short, chaussettes montantes aux couleurs plus que criardes et chaussures de ville... Il porte un “marcel”, et il est en pleine forme. Il est juste surpris de voir la tête que fait sa fille... Yeux au ciel et hochant la tête, Nathalie referme la porte derrière lui.)
PAPY - Quoi ? (Il embrasse rapidement sa fille sur le front) c'est pas vrai qu' vous êtes encore au “pieu” ?! Dis-moi qu' je rêve !
NATHALIE (secouant la tête, et un air de reproche dans la voix) - T'es bien matinal, papa. (Elle bâille.)
PAPY - Bop, bop, bop, bop, bop ! fous-moi la paix ! C'est vous qu'êt's collés aux draps, oui ! il est presque sept heures.
NATHALIE - Ben... c'est les vacances ! et en plus on est dimanche, papa.
PAPY (étonné) - Dimanche ?... vraiment ?
NATHALIE - Oui. Vraiment.
PAPY - T'en es vraiment sûre, certaine ?
NATHALIE (secouant la tête) - Tout à fait vraiment sûre certaine !
PAPY - Ah, bon... De toutes les façons, sept heures c'est la bonne heure.
NATHALIE - ... Sauf quand on s'est couchés à deux heures du mat'... comme nous.
PAPY - Vous étiez de sortie, hier ?
NATHALIE - Oui ! On est allés au restaurant. (L'air de rien) Pour mon anniversaire...
PAPY (surpris) - Ton anniversaire ?!?
NATHALIE - Oui.
PAPY - T'es pas née un 15 avril, toi ?
NATHALIE - Non. Le 3 juillet.
PAPY - T'es sûre ?
NATHALIE (air de reproche dans la voix) - Papa !!
PAPY - Ah, bon... (Il embrasse Nathalie une nouvelle fois, sur le front) Et ben, bon anniversaire, ma chérie.
NATHALIE - T'es incorrigible papa. Tu pourrais quand même te rappeler du jour de mon anniversaire ! J' suis fille unique...
PAPY - Bop, bop, bop, bop ! les dates et mézigue, on est fâchés... Et, vous avez mangé jusqu'à deux plombes du mat' ?
NATHALIE - On est sortis du restaurant à 11 heures et demie ; après on est allés danser en boîte.
PAPY - Ton flic de mari t'a mis en boîte ?!... Sans blague, il a bien voulu t'emmener en boîte ? C'est pourtant pas sa tasse de thé.
NATHALIE - Non, c'est vrai, mais il m'a fait plaisir pour mon anniversaire. Et on a emmené Sandrine. Pour la récompenser du fait qu'elle nous ait décroché le Brevet des collèges. C'était la première fois pour elle. Tu penses comme elle était heureuse la môme !
PAPY - Et ben, faudrait bien qu' j'y aille moi aussi un d' ces jours au dancing. Y'a des fois où qu' ça m' démange les cannes de guincher. Y'a ben “LE JAVANAIS”, qu'est pas loin d' la maison... D'un coup d' vélo, j'en aurais ben pour dix minutes... Oh, c'est vrai qu' c'est une boîte de vieux... qui sent l' sapin et la naphtaline ; mais bon !
NATHALIE - T'as pas peur que la musique soit trop forte pour toi ?
PAPY - Bop, bop, bop ! pas au “JAVANAIS” ! Y' passent pas d' rap, ni d' techno. Ce s'rait p'utôt d' la “pequ'no” qui pass'rait... Non, mais ce s'rait histoire de danser deux ou trois cha-cha. Tu t' rappelles comme j'aimais ça ?... et que j' dansais ça ? (Il fait deux ou trois pas de danse...) Et pis, si c'est trop fort, j' mettrais mes boules Quiès. Mais de toutes les façons, j'y suis habitué à la musique forte. Parce que les voisins, les Jobart, ils sont d' plus en plus sourdingues ; alors i's écoutent toujours leur transistor à fond les manettes, l'esgourde (l'oreille) rivée d'ssus !
NATHALIE (lasse, elle s'assoit) - Ouais, mais c'est pas comparable avec la musique d'une boîte ; ni même de celle d'un dancing.
PAPY - Bop, bop, bop !
(Sur ce, entre Michel, marchant au “radar”...)
MICHEL (après avoir bâillé tout ce qu'il savait) - ... Bonjour.
PAPY - Tiens, v'là Starsky et Hutch à lui tout seul. V'là l' plus beau ! (Les deux hommes se serrent la main) Bonjour m'sieur Hooker.
MICHEL - ... Qu'est-c' qui vous arrive Papy ? rien d' grave ? (Il bâille et va embrasser Nathalie, qui - assise - repiquait un somme...)
PAPY - Rien m'sieur l'inspecteur. Rien, j' vous l' jure... D'ailleurs j' me rappelle même plus pour quoi qu' j'étais venu... J' perds la mémoire en marchant, moi... Je suis comme Louis XVI : j'ai pas d' tête... Ah, si ! ça y est ! ça m'est “r'viendu”. (S'adressant à Michel) Tu veux pas repiquer d' la salade, des fois ? (En souriant) J'en ai tout un panier... si ça t' dit. En tout cas, c'est pas la peine d'en acheter, j'en ai à r'vendre.
(Michel fait la grimace.)
NATHALIE (à son père) - Ecoute 'pa : (Regardant Michel) Le pauvre, tu lui demandes ça un dimanche... Qui plus est, à sept heures du matin, après cinq malheureuses heures de sommeil. C'est à peu près le seul jour qui lui reste, où il n'entend pas parler ni de panier, ni de salade... ou d' panier à salades. T'es pas tendre avec la police tu sais.
MICHEL - Bop, bop, bop, bop, bop ! 'faut pas exagérer. Et pis, il fait un super temps c' matin. Pas un temps à prendre racine au pucier (lit), même pour l'y faire un câlin !
NATHALIE (secouant la tête avec un air de reproche) - Tu pourrais te reposer toi aussi. T'es à la retraite !
MICHEL (s'asseyant à côté de Nathalie) - C'est vrai...
PAPY - La retraite ?! c'est quoi ça, la retraite ? 'connais pas, moi. Vagu'ment entendu parler d' la retraite de Russie, et d' la retraite aux flambeaux ; c'est tout. (Il prend une chaise sur laquelle il s'assoit à califourchon) Figurez-vous que moi, depuis que j' suis debout, j'ai déjà repiqué deux rangs d' salades ! au bas mot, deux cents frisées et scaroles ; et semé quatre rangs d'haricots verts. 'Voyez ? j' suis pas resté les deux pinceaux dans l' même sabiot ! Hein ? (Nathalie et Michel ont du mal à rester éveillé...) HEIN ??
(Nathalie et Michel sursautent.)
MICHEL - ... Vous avez fait ça à la lampe torche ?
PAPY - Bop, bop, bop, bop, bop ! à six heures moins l' quart, on y voit déjà clair, sans problème. Et c'est à c' t'heure-là qu'on est l' mieux pour bosser dans un jardin, l'été. A la fraîche ! Alors, comme il me restait du plant d' salades, au lieu de bêtement le foutre en l'air, j' suis venu voir si t'en voulais. J' suis passé par le chemin de derrière ; et j' pensais te trouver dans ton jardin, à y suer sang et eau. Mais, penses-tu ! Au lieu d' ça, Michel était au pageot, dans les bras de Morphée.
NATHALIE - Non ! dans ceux de Nathalie !
PAPY - Ah, vous et votr' plumard, c'est pas rien. Bop, bop, bop, bop... (Soupirant) On vous a jamais dit que pioncer (dormir), c'était “clamser” (mourir) un p'tit peu ?
NATHALIE - Pardon ? c'est quoi ce langage ?
PAPY - Ah ! oui. J'oubliais que ma fille unique et préférée est prof. de français. Je traduis donc : On vous a jamais dit que dormir, c'était mourir un peu ?
NATHALIE - En fait, voilà le vrai adage : “partir, c'est mourir un peu”.
PAPY - Ouais, ben moi, j'ai arrangé ça à ma sauce.
NATHALIE - Comme beaucoup de choses...
MICHEL (après avoir bâillé à s'en décrocher la mâchoire) - Quelle variété de haricots vous avez donc semée, Papy ; à cette époque ? des “Triomphe”, des “Délinel” ?
PAPY (en souriant) - Des “A-l'œil”...
MICHEL (étonné) - Des quoi ?
PAPY - Des “A-L'ŒIL” !
MICHEL - Jamais entendu parler. Ça vient d' sortir ?
PAPY - Non. C'est une blague. J' les appelle comme ça, parce que j'ai pas payé le paquet d' graines.
NATHALIE (inquiète) - Comment ça ? pas payé ? Tu n' l'as pas volé au moins ?! (Elle se lève.)
PAPY - Ben... (Il sourit) Si... Enfin, pas vraiment ! Mais, si on veut...
NATHALIE (outrée) - Alors là ! si maman était encore de ce monde... t'aurais pris une sacrée engueulade.
PAPY - J' t'en prie Natie ! Laisse ta mère où elle est, tu veux ? tu vas m' gâcher la journée.
NATHALIE (faisant les gros yeux à son père) - Ooooh !! (Elle le houspille) Sans compter que ton gendre est carrément dans la police ! Ça ferait bon effet, si on t'arrêtait pour vol !
PAPY (en souriant) - J'espère quand même qu'i' m' sauverait la mise !
NATHALIE - T'as pas honte ? Si tu étais un peu... gêné ce mois-ci, t'aurais dû nous en parler... On t'aurait dépanné.
PAPY (redevenant presque sérieux) - Bon, c'est fini, oui ? j' peux m'expliquer ? Bien. Alors, hier, je suis allé faire les commissions au “Champion” (ou autre supermarché) du coin. La caissière - sûrement troublée par le beau mec qu'elle avait en face d'elle...
NATHALIE (l'interrompant rapidement) - Quel beau mec ?
PAPY - Ben moi, pardi ! pas l' pape. Donc la caissière disais-je, n'a pas vu le paquet d' graines de fayots. Tant pis pour elle ! Et d' toutes les façons, l' “Champion” va pas faire faillite pour 875 malheureux centimes qui sont pas rentrés dans ses caisses.
NATHALIE (dans tous ses états) - Et si l'alarme avait sonné, hein ? à la sortie du magasin !
PAPY (se fâchant quelque peu) - Et puis quoi encore ?! c'était pas un manteau d' “vision, vingt deux” ! (Se reprenant) Tiens, j'en bafouille... un manteau d' vison, vingt dieux !! C'était un “pacson” (paquet) d' graines de haricots verts à 8 balles 75 centimes, point !... (Plus particulièrement à Michel) Bon, enfin bref, j' les ai d'hier les pt'its mignons, et c' matin, hop ! j' les sème ; et à cette heure, ils sont déjà en train de pousser. (Il tend l'oreille) J' les entends d'ici... Ça pate pas en route, hein ? J' suis pas l' gars qui bricole.
MICHEL (qui décidément a du mal à émerger) - C'est pas un peu tard pour faire des haricots ?
PAPY - Bop, bop, bop, bop, bop ! alors toi, t'es ben un vrai parigot. Mais on a au moins jusqu'au 20 juillet pour semer des fayots ! Moi même qui t' cause, j'en fais jusqu'à la fin du mois. Je tente quoi ! Qui ne tente rien, n'a rien.
NATHALIE - J' pense quand même que passé le 14 juillet, c'est un peu tard...
(Papy-la-Frite hausse les épaules.)
MICHEL - Vous les récoltez les haricots que vous faites fin juillet ?
PAPY - La plupart du temps, oui. (Il sourit) Mais si par exemple, il fait un temps trop sec et qu' ça sort pas, et ben comme disait une de mes voisines : “On sucera les graines !”... Ha ! tiens, une année ; et ben c'est pas très vieux... (A Nathalie) Maman n'était déjà plus d' ce monde, y'a donc... (Il cherche dans sa mémoire) moins d' dix piges ; et ben j' me suis vu faire une cueillette - et une bonne cueillette ! un premier novembre.
NATHALIE - Le jour de la Toussaint ?
(A cet instant, Michel sort faire un café.)
PAPY - Oui. J' me souviens même que j' me suis dit : “Voyons, j' cueille-t'y les fayots, ou j' vas-t'y voir maman au cimetière ?”... En fin d' compte, j'ai cueilli mes fayots ; maman, elle pouvait attendre. Les haricots, moins. La preuve : le lendemain, il nous arrivait une gelée ! si j' les avais pas cueillis ces fayots, j'aurais tout paumé. J' suis allé voir maman que le surlendemain ; elle était toujours là...
NATHALIE (secouant la tête) - Toi alors !... (A Michel dans la cuisine) Tu nous apportes un café, chéri ?
MICHEL (voix de la coulisse) - Oui, oui !
NATHALIE - C'est bien !... (A Papy) Dis-moi, y'a toujours ce couple de lillois, en location chez les Trofiresse ?
PAPY - Tiens, ils sont repartis ce matin, à six heures et demie. Ça faisait un mois qu'ils étaient là. Ils ont pris leurs vacances en juin et ils doivent reprendre le boulot demain, ou mardi... Hé ! hier après midi, il a fait vach'ment chaud ? et ben, ils étaient à prendre leur dernier bain de soleil, sur la terrasse, complètement à “oilpé” (à poil) ! Pas gênés...
(A ce moment, Michel apporte le café. Nathalie va chercher trois tasses, trois petites cuillers et le sucre.)
NATHALIE (voix de la coulisse, répondant en cela à Papy) - Mais remarque Papy : en principe, personne ne peut les voir ?...
PAPY - Personne, personne... sauf moi, quand j' taille la haie, juché sur mon escabeau. (Il sourit.)
NATHALIE (revenant de la cuisine, avec les tasses, les cuillers et le sucre) - C'est pas vrai ?! et ça n' les a pas dérangés ?
PAPY - Penses-tu ! m'est avis qu' ça doit être des adeptes du nudisme, ou quelque chose comme ça. Elle est pas mal la bonne femme. Pas tellement de visage, mais de corps, bien. J' lui mets 17 sur 20. Pour son âge, drôl'ment bien conservée.
NATHALIE (en souriant et servant le café) - Tu lui donnes quel âge, donc ?
PAPY - Oh, c'est une vioque ! L' Bastien m'a dit un jour, qu'ils avaient 50 balais. Paraît qu'ils ont deux enfants : 21 et 24 ans ; qui sont maridas. Mais j' vous l' dis, ça n'empêche pas la maman d'être bien conservée. (D'en parler, visiblement, ça l'émoustille.)
NATHALIE (en souriant) - Tu vas t'en remettre ?
PAPY - Comme dirait l'autre : elle pourrait encore facilement se faire poser un “anti-viol”.
NATHALIE (gros yeux à son père) - Papa !!
PAPY - 'Faut dire que l' type est pas mal non plus. Mais attention, j' mange pas encore de c' pain-là !... 'Faudrait pas croire... Il est balèze ; genre armoire à glace. Pas un poil de ventre.
MICHEL - Comme moi quoi. Un apollon. (Il sourit.)
PAPY - Mouais...
NATHALIE (en souriant, elle s'adresse à Michel) - Sauf que lui, c'est pas UN poil DE ventre. Et que toi : c'est pas UN poil SUR le ventre !... Et lui a 50 berges ; toi, t'en as que 42.
PAPY - En fait, lui, c'est l'apollon ; et toi, ce serait comme qui dirait, “l'Apollo”...
MICHEL - Merci.
PAPY - Pour en revenir à la nana, je suis sûr que cette gonzesse, quand elle demande à un photographe, en minaudant : “C'est quoi mon meilleur profil ?” le type, il doit lui dire : “Vous êtes assise dessus, la p'tite dame !...”
NATHALIE (gros yeux à son père) - Papa ! t'es insupportable. Un vrai gamin.
PAPY - Je sais. Et j' vais essayer de l' rester le plus longtemps possible. 'Faut bien rigoler ! En tout cas, j' sais pas c' qu'ils font ces gens-là, mais ils sont sûrement pleins aux as !
MICHEL - Ils font peut-être partie de la mafia ?
PAPY - Oh, non. Mais à c' qu'il paraît, ils ont trois comptes en Suisse.
MICHEL (plaisantant) - Remarquez, 'vaut encore mieux avoir trois comptes en Suisse, plutôt qu'un “cont'... encieux”, va.
PAPY (en souriant) - Ha !... (A Nathalie) Il s'améliore ton gendarme de mari en vieillissant. Il se bonifie avec le temps. Comme le pinard. On en fera quelque chose si les p'tits cochons l' mangent pas.
(Un temps, où tous boivent leur café.)
NATHALIE (s'adressant à Papy) - Alors comme ça, tu as taillé ta haie ?
PAPY - “Farpait'ment” madame !
NATHALIE (haussant les épaules) - J' croyais qu' c'était Justin Lenôtre qui t' la taillait à présent ? avec ton mal au dos...
PAPY - Bop, bop, bop, bop ! 'faut pas s'écouter. Et l' Justin, la dernière fois, c'est lui qui s'est “taillé” avant d'avoir fini. Alors, terminé l' Justin ! Il peut rester à s' les rouler chez lui, c' cossard (fainéant) !
NATHALIE - Et hop ! encore un de baptisé.
MICHEL (à Nathalie) - En parlant de baptisé...
NATHALIE (ne l'écoutant pas, elle continue de s'adresser à son père) - D'abord, elle avait vraiment besoin d'être taillée cette haie ? ou tu avais vraiment besoin de voir la bonne femme d'à côté - comme tu dis, toute nue ?
PAPY - Ha ! ha ! (A Michel) Elle est bien comme sa mère celle-là ! Autant “soupçonnière” !
NATHALIE - Soupçonneuse ! on dit, soupçonneuse.
PAPY - Oui... Et ben oui, madame ! Elle avait grand besoin d'être taillée ma haie. Et dans la foulée, j'ai même tondu la p'louse. Et pourtant, y' avait pas Pamela Anderson en train d' lézarder sur ma p'louse !...
NATHALIE - T'arrêtes pas cinq minutes toi ! tu penses à ton cœur ?... Il faut qu' tu bricoles, que tu t'occupes. Tiens, t'es comme le père Pinson. A 82 ans, il arrête pas non plus.
PAPY - Arrête ! Lui, il arrête pas... d'arrêter ! c'est différent.
NATHALIE - Mauvaise langue ! t'as jamais pu l' voir ce voisin-là.
PAPY - Mais non ! c'est pas ça. Seul'ment, l' père Pinson par ci, l' père Pinson par là, c'est rengaine ! hein ? Pinson, il est retraité d' l'armée de l'air. Et il était terrien... c'était même pas un volant. Et pas un violent non plus, d'ailleurs. (Il sourit, Nathalie hausse les épaules) Il en foutait pas la rame dans son “burlingue” (bureau) ! Alors, c'est sûr, qu'à présent, il peut bosser un peu. Il a de la ressource. A 82 piges, il est pas usé comme certains. Et j' parle mêm' pas d' moi ! En plus, Pinson, y'a tellement longtemps qu'il est à la retraite, qui' s' rappelle mêm' p'us qu'il a travaillé un jour.
NATHALIE - Tu vois, t'es jaloux ! Parce qu'à 82 ans, il en fait autant qu' toi qu'en a 73.
PAPY - Mais non, j' suis pas jaloux ! Il donne l'illusion d' bosser et tout l' monde - toi en tête - se fait berner ! Tu veux j' te dise ? il brasse de l'air. Il brasse de l'air l' père Pinson ! Il ventile. Il fait du vent. J' l'appelle “l'hélicoptère”. Voilà. (Nathalie sourit) Oh, ben ça, tout c' que tu veux qu' j'ai raison !
NATHALIE (le taquinant) - Allez, allez...
MICHEL (changeant la conversation) - Vous êtes venu en vélo, Papy ?
PAPY - Non. En voiture.
NATHALIE - Tu crois qu' c'est bien prudent ?
PAPY (faisant celui qui n'a pas compris l'allusion) - J'en sais rien finalement. Avec tous les chauffards qu'on voit aujourd'hui sur les routes... j' sais plus trop. En tout cas, c'est pas moi qui veux causer un accident. Ça non ! J' roule pas vite du tout. T'nez, tellement peu vite que l'autr' jour, j' me suis fait doubler par un fou en vélo ! (Montrant son genou) J' me suis même fait un bleu au genou...
NATHALIE (intriguée) - Tu t'es fait un bleu, parce qu'un vélo t'a doublé ?
PAPY (en souriant) - Oui.
NATHALIE - Explique-moi, là. Comment c'est possible ça ?
PAPY - Parce que, quand j'ai vu l' vélo qui nous doublait, j' suis descendu d' voiture... croyant qu' j'étais à l'arrêt. Et comme on roulait, j' suis tombé et j' me suis fait un bleu.
NATHALIE - N'importe quoi.
PAPY (en souriant) - T'as raison. N'empêche qu'on s'est vraiment fait doubler par un vélo. Ça, c'est pas des vannes.
NATHALIE - On ? tu étais avec qui ?
PAPY - Avec l'Antoine. Tiens, on allait voir la tante Jacqueline !
NATHALIE - Comment ça va, la tata ? Y'a un moment qu'on l'a pas vue.
PAPY - Bof, ça va. Elle change pas. Toujours pucelle.
NATHALIE (outrée) - Ooooooh !!!
PAPY - Maint'nant, à 66 balais, j'ai bien peur qu'elle le reste jusqu'à la fin d' sa mort. Et qu'on l'enterre avec sa fleur. Vous m' direz, y'en aura au moins une dans la tombe, comme ça...
NATHALIE (gros yeux à son père) - Papa !!
PAPY - Elle nous a raconté qu'une taupe était rentrée dans sa cuisine. Pas triste la bestiole ! Ta tante, elle a mené un d' ces cirques avec ça ! Quand elle l'a vue, elle a grimpé sur un tabouret ; elle a hurlé à la mort pendant dix minutes. Manque de bol, ses voisins n'étaient pas là. Il a bien fallu qu'elle redescende de son perchoir. La faim la tenaillait... Elle s'est armée de courage... et d'un balai. Et après avoir cassé un carreau d' la fenêtre de la cuisine, deux verres - qu'elle aimait bien - qui traînaient sur l'évier... et fait dépoter son transistor, et ben, comme disait Robert Lamoureux, en parlant d' son fameux canard : “ Et la taupe était toujours vivante !”... Elle a fini par lui faire sa fête quand même au bestiau.
NATHALIE - Pauvre bête.
PAPY - Qui ? la frangine ?
NATHALIE - Ben non ! quoique, tuer une taupe...
PAPY - Figure-toi qu'en fait, elle croyait qu' c'était un rat. Elle est tellement miro qu'elle f'rait pas la différence, dans un couloir, entre une vache et un bonhomme. En passant, elle dirait “pardon m'sieur”...
NATHALIE - N'exagère pas.
PAPY - Bon... en fait, c'est nous qui lui avons dit qu' c'était une taupe. Elle nous l'a montrée sur le tas de fumier. Elle était pas encore complètement bouffée par les asticots.
NATHALIE (grimaçant) - Tu pourrais nous épargner les détails, s'il te plaît ?
PAPY - Non mais, 'faut l'entendre raconter ça. Ça vaut dix sur dix. J' t'assure. Donc, une fois trépassée la bébête, forcément ta tante, elle en avait moins peur. N'empêche, il fallait quand même qu'elle la sorte de la cuisine ; de derrière le frigo où elle l'avait trucidée... Alors à tâtons, elle l'a prise par la queue, et est allée la jeter sur le tas de fumier. Et tu connais l'Antoine ? encore plus rapide que moi pour sortir une connerie. L'air le plus sérieux du monde, il lui a dit qu'elle n'aurait pas dû y toucher... que c'était porteur de maladies, etc, etc... Et... (Il commence à rire.)
NATHALIE - Attention...
PAPY - J' commence à m' marrer... Parce qu'elle a dit, complètement naïvement : “Mais, j' lui ai seulement touché la queue...” Là d' ssus, l' Antoine lui sort : “Et ben justement, c'est par là qu'on attrape les maladies !” Ha ! ha ! ha ! vous l'auriez vue. Elle est devenue rouge comme une pivoine, la frangine. (S'adressant plus particulièrement à sa fille) Elle change pas, j' te dis. (Il avale une gorgée de café.)
NATHALIE - Antoine non plus ne change pas, à c' que j' vois.
PAPY - Ah ben Antoine, il arrêtera de déconner quand il s'ra dans l' trou. Pas avant ! (Papy termine sa tasse de café. Il le déguste) Rudement fameux votre café ! C'est quoi la marque ?
NATHALIE - Du “Grand-Mère”.
PAPY - 'Faudrait bien qu' j'achète ça aussi. Il est meilleur que l' “Maxwell”. Et pourtant, ils en font une pub de celui-là, à la téloche !... Au fait, en parlant de télé, vous l'avez-t'y regardée hier soir ?
NATHALIE - Non. Puisque j' t'ai dit qu'on était sortis.
PAPY - Ah oui, c'est vrai.
NATHALIE - Pourquoi ? Qu'y avait-il de beau à voir ?
PAPY - De beau... (Il secoue la tête) On peut pas dire que c'était beau ; mais intéressant ça oui. Un reportage sur le massacre d'une taupe dans la cuisine d'une certaine tante Jacqueline !... Non. J' plaisante.
NATHALIE (en souriant) - Ah bon ?
PAPY - Un reportage sur le massacre des éléphants, en Afrique. Comme invitées, y'avait carrément B.B. (Brigitte Bardot) et Sophie... (Il cherche le nom) la petite fille du mime là... Marceau ! Sophie Marceau. Deux “sex en bol”. (Il mime une forte poitrine) Bref, y' avait du beau monde... au balcon.
NATHALIE (pensive) - Massacres d'éléphants... Heureusement que je n'ai pas vu ça. Déjà, quand on tue une taupe, ça me chagrine... Alors, de voir des éléphants souffrir, j'en aurais chialé comme une madeleine.
PAPY - Moi, c' que j'en ai retenu ; ce qui m'a marqué - mis à part les deux paires de poumons, de la Bardot et de la Marceau - c'est que des types tuent des éléphants, pour “prendre leurs défenses”... (Il sourit.)
NATHALIE (comprenant le jeu de mots, elle secoue la tête) - Oh, papa ! papa !! (Navrée) Décidément, t'as aucun sentiment. T'es dur comme la pierre.
PAPY (en souriant, coquin) - Ah, si seul'ment c'était vrai...
NATHALIE - Tu pourrais avoir un peu de pitié tout d' même !
PAPY - Mais j' rigole ! Bien sûr que ça m' fait quelque chose ! Encore, que c'eût été pire - t'as vu comme je parle bien ? c'eût été pire disais-je donc, si j'avais vu ça tout seul. Mais ça m'a remué tout d' même les tripes.
NATHALIE (intriguée) - T'étais pas seul hier soir ?
PAPY - Non. J'étais avec Lulu.
NATHALIE - Il vient encore t'embêter ce pique-assiette ?
PAPY - Il m'embête pas ! c'est pas un pique-assiette ! il est gentil.
NATHALIE - Gentil, gentil... il est peut-être gentil, mais il boit comme un trou.
PAPY - Ah, ça ! c'est vrai qu'il se contente pas d' sucer la chaîne du puits... Quand il s'est pointé sur les coups de sept plombes, et qu'i' m'a dit : “La Frite, t'a t'y mis des glaçons au frais ?”... j'ai tout de suite compris qu'il resterait un p'tit moment. L'sacré Lulu !
NATHALIE (avec humeur) - Tu penses oui. Sacré Lulu !
MICHEL (à Nathalie) - C'est qui ce Lulu ?
NATHALIE - Lucien Gothard... Tu sais bien ? Mais si ! j' t'en ai déjà parlé et t'as dû déjà l'avoir vu. C'est ce type qu'a été musicien dans l' temps, et qui habite la p'tite maison tout en longueur, à côté d' chez Barrier, le menuisier...
MICHEL - Ah, ouais ! je vois.
NATHALIE - C'était un brave gars. Dommage que la boisson l'ait démoli. Il était pas bête. On dit qu'il se serait mis à canucher, quand sa femme l'a quitté. Pour refaire sa vie avec un maquignon. Mais moi, je suis persuadée qu'il buvait déjà avant ; et que c'est pour cette raison que la Juliette l'a largué... C'est bête, il s'était ramassé un maximum de fric en faisant tous les p'tits bals musette du coin. Quand il en a eu mis suffisamment de côté, il s'est lancé dans l'élevage des canards. Pour faire du foie gras et du confit.
MICHEL (amusé) - Un musicien qui fait dans l' canard ?...
PAPY - Ouais. C'est un enchaînement logique au fond.
NATHALIE - Et plus tard, il a investi dans une boulangerie.
PAPY - La boulangerie où y'a les Mariannet maintenant. Les Mariannet, qui l'ont ach'tée une bouchée d' pain cette boulange... (Insistant) Une boulangerie achetée une bouchée de pain... c'est drôle non ? (Nathalie et Michel se regardent, l'air ahuri) Vous êtes vraiment pas réveillés vous, ce matin !!
NATHALIE (plus particulièrement à l'attention de Michel) - Au début, Lulu y avait collé des gérants dans sa boulangerie. Ça et les canards, ça marchait plutôt bien pour lui et sa femme. Malheureusement, lui qui buvait déjà pas mal, s'est mis à boire de plus en plus. Et il a cherché des noises aux gérants. Il les a tellement pas tracassés, que finalement, il a tout fait capoter. Les gérants sont partis, sa femme itou. Il a vendu aux Mariannet, et il est devenu un vrai fût ambulant.
PAPY - Dame ! j'avais acheté une boutanche de perniflard, et un cubi d'vingt litres de picrate, v'là même pas huit jours. Et ben, tout ça, ça pas eu l' temps d' prendre la poussière. Le Lulu, il est venu trois fois dans la semaine ; crac ! rectifiés ; la bouteille comme l'cubi... Lui, l'cubi, j'ai plus qu'à l' ramener au mâle.
NATHALIE (houspillant son père) - T'es pas obligé de lui ouvrir aussi toi ! quand il vient.
PAPY - Bop, bop, bop, bop ! c'est à peu près ma seule distraction.
NATHALIE - De voir un pauvre type prendre cuite sur cuite, tu parles d'une distraction ! Surtout que toi non plus, quand vous êtes ensemble, tu dois pas sucer d' la glace, j'imagine ?...
PAPY - Bop, bop, bop ! t'inquiète pas, va.
NATHALIE - Bop, bop, bop ! si, justement, j' m'inquiète. Ça doit être drôl'ment bon pour ta tension ça, oui.
PAPY - Pour la tension, j' me soigne !
NATHALIE - Si tu prends une pilule tous les matins, mais que par derrière tu bois deux litres de vin, j' pense pas qu' tu t' soignes vraiment... (Un temps) Tu sais ce qu'il serait bien pour toi ? (Papy fronce les sourcils) que tu te trouves une gentille petite veuve, pour t'aider à finir tranquillement tes jours.
MICHEL (rapidement) - Tiens ! en parlant d' ça... (Mais personne ne l'écoute.)
PAPY (répondant à Nathalie, sans se préoccuper de ce que voulait dire Michel) - Ça va pas, non ?!?
NATHALIE - Quoi ? ça te dirait pas de te remarier ? Et même, sans forcément te remarier, avoir en quelque sorte, une dame de compagnie ?
MICHEL - Ah ben oui, tiens...
PAPY (toujours à Nathalie, sans laisser Michel parler) - Tu veux rire, je suppose ?! M'emmerder avec ça ? alors que d'puis dix piges, j' suis libre comme l'air !? Personne pour m'empêcher de me relever à deux heures du mat', pour boire un canon si j'en ai envie...
NATHALIE (rapidement) - Ah ! tu vois qu' j'ai raison de m'inquiéter !? Le Lulu te donne le mauvais exemple.
PAPY - Bop, bop, bop, bop, bop, bop...
NATHALIE - Tu la vois encore la p'tite mère Binouchet ? Elle était gentille cette femme.
PAPY (se frottant les mains, l'air satisfait) - Eh ! eh ! ça y est. Elle est rentrée... en maison de retraite, la semaine dernière. A deux cents bornes d'ici. Tu m' cass'ras plus les noisettes avec ça.
NATHALIE (désolée) - Oooh... Et ben, et Lucie ?
PAPY - Quelle Lucie ?
NATHALIE - Lucie Gigondas. Avec elle aussi, je t'aurais bien vu faire un bout de chemin.
PAPY - Oh, arrête ! Elle, tout ce qui l'intéresse, c'est de fonder une vraie famille ; comme elle dit : un chat, un chien... Moi, je serais le canari de la maison... Non mais, tu m' vois dans le jardin, avec un greffier et un clebs ? Non, je dis stop ! J' suis bien plus peinard tout seul... Laisse tomber, madame l'entremetteuse. N'essaie plus d' me caser, s'il te plaît.
MICHEL (essayant de parler...) - Tout à l'heure Papy, Natie a parlé de dame de compagnie...
PAPY (l'interrompant très vite) - Tu vas pas t'y mettre toi aussi ?!
MICHEL - Non, non. C'est pour tout autre chose.
PAPY - Ah, bon...
(A cet instant même, entre Sandrine. Elle est en chemise de nuit et bâille à s'en décrocher la mâchoire.)
NATHALIE - Ah, ça te l' fait à toi aussi ?...
SANDRINE - Bonjour ! (Voyant son grand-père) Salut la Frite !
PAPY - Salut Drin'-Drin' ! (Tous deux s'embrassent, puis Sandrine embrasse ses parents) Dis donc Sandrine, tu pourrais passer un peu plus souvent à la maison. Ces derniers temps, c'est pas tes visites qui m'ont étouffé.
SANDRINE - Je sais Papy. Mais j'avais pas tellement le temps. Je révisais pour le Brevet des Collèges. Mais maintenant que je l'ai passé, et que je l'ai eu ! j' pourrais venir.
PAPY - Le Brevet des Collèges ? ça va t' servir à quoi, ça ? à rien !
NATHALIE - Ça clôture ses quatre années de collège. C'est peut-être pas un bagage très important, mais il vaut tout de même mieux l'avoir. Surtout que si on a travaillé un peu en quatrième et en troisième - avec le contrôle continu - de le passer ce n'est qu'une formalité. Ceux qui ne l'ont pas doivent le faire exprès, ma parole !
PAPY (qui marmonne) - C'est bien c' que j' disais, ça sert à rien. De toutes les façons, maintenant, il faut avoir tout un tas de trucs, pour arriver à que dalle. Avant, avec le certif', on en savait presque autant qu'aujourd'hui avec le BAC ! Tu parles d'un progrès !
NATHALIE - N'exagère pas.
PAPY - Sans compter que ce bon sang d' bon Dieu d' progrès met pratiquement tout l' monde sur la touche ! On invente des machines et des bidules à tour de bras - des machines qui justement remplacent les bras ! et on sait plus quoi faire des ouvriers. Tu parles si c'est bien !
NATHALIE - Tu t'en fiches toi, t'es à la retraite.
PAPY - La retraite ! c'est quoi la retraite ? Si la retraite c'est de ne rien faire, alors c'est pas pour bibi ! Moi, j'ai jamais autant turbiné que depuis qu' j'ai quitté mon patron. Dieu ait son âme le pauvre...
SANDRINE - Et ben moi, je dis, vivement la retraite !
MICHEL - Quand tu auras 70 ans, au train où vont les choses....
NATHALIE (parlant de Sandrine) - Celle-là, elle n'a pas encore travaillé, qu'elle est déjà fatiguée.
SANDRINE - Pas travaillé ?!? Et hier, qui est-c' qui a balayé ici ?
NATHALIE - Parlons-en, oui. J'ai retrouvé plein de moutons dans les coins. Pour bien faire avec toi, 'faudrait que les coins se rapprochent, hein ?
SANDRINE - C'est la barbe de balayer.
MICHEL - Passe l'aspirateur !
SANDRINE (grimaçant) - Il est trop lourd. Et puis de toute façon, l'aspirateur c'est la barbe aussi !
NATHALIE - Ah ! il en faut pas beaucoup pour te barber. Il faudrait que tout t'arrive tout cuit dans l' bec, toi. Là, ça irait. Rien faire, et gagner d' l'argent. Et bien, des jobs comme ça ma vieille, sache que ça n' court plus les rues. Si tant est qu' ça les ai courues un jour !
SANDRINE - J' vais aller m'habiller tiens. Ça aussi c'est du boulot !
NATHALIE - Et n'oublie pas d' faire ta toilette !... (Sandrine sort en soufflant fort) Au fait papa, Michel voulait te demander quelque chose...
PAPY (du tac au tac, en souriant) - De la salade ?
MICHEL - Non. Pas exactement... Maintenant si vraiment vous en avez de trop... Mais non, là, ce dont je voulais vous parler... c'est pas facile...
PAPY - Allons bon !
MICHEL - Je dirais même que c'est carrément délicat.
PAPY - Oh ?
MICHEL - Oui... Voilà. Au boulot, j'ai une drôle d'affaire sur les bras en ce moment... Et, j'aurais besoin, si possible...
NATHALIE - ...d'un mouton.
MICHEL - Non ! d'une “chèvre”.
PAPY - Une chèvre ? un mouton ?... pour faire un méchoui ? pour tondre la p'louse ?
MICHEL - Non. Pas exactement... Une “chèvre” pour...
PAPY (l'interrompant) - Tiens, en parlant de mouton, ça m' rappelle une connerie que j'avais sortie un jour à l'école. Ça remonte à loin, mais j' m'en souviens bien. Même que j' m'étais ramassé deux baffes pour ça. Une par le maître et l'autre par le paternel. C'est des choses qui marquent... Le maître venait de nous dire que le mouton était un animal à poil laineux. Et dans la classe, y' avait une fille qui s'appelait Laineux, justement. Odette Laineux. P't'êt' qu'elle est à six pieds sous terre aujourd'hui... Et moi, qui évidemment, n'en ratais déjà pas une à l'époque, j' me suis mis à chanter - faux de surcroît - (Scandant) “A poil Laineux ! à poil Laineux, à poil !...”
(Il continue de chanter, en même temps que tombe le rideau, et que Nathalie et Michel rient jaune... c'est la fin du deuxième acte et éventuellement le début de l'entracte.)
Acte 3
Premier tableau
Décor - La salle à manger d'une belle gentilhommière, dont le revêtement mural sera identique à celui de la salle à manger / salon de Michel et Nathalie. (ceci pour éviter un trop important changement de décor pendant l'éventuel entracte.) De toute façon, cette similitude sera expliquée au cours du troisième acte de la pièce. Quant au mobilier, qui lui, bien sûr, sera complètement différent de celui des premier et second actes, il sera - à l'ouverture du rideau - encore recouvert de draps blancs “protège poussière”.
Au lever du rideau - bruits de clef dans une serrure... une porte s'ouvre. Entre Michel, portant une valise... Il allume la lumière... Le suivent Nathalie et Papy. Un Papy bien habillé, portant lui aussi une valise. Quant à Nathalie, elle portera un sac.
MICHEL (à Papy) - Posez votre valise Papy, on est arrivés.
PAPY - Bon. J'arrête de ramer, on est sur le sable ?... (Pendant ce temps, Nathalie - qui aura posé son sac - pourra ouvrir les volets, s'il y en a... et la lumière pourra éclairer progressivement la scène. Une fois que la “lumière du jour” sera rentrée dans la pièce, Nathalie éteindra le lustre qu'avait allumé Michel) C'est plutôt gentillet ici.
NATHALIE (à son père) - Alors, t'es toujours aussi certain de ne jamais y avoir mis les pieds ?
PAPY - Absolument certain ! mon pied à couper que j'ai jamais mis la main dans cette maison... enfin, l' contraire !
MICHEL (posant lui aussi sa valise) - L'occasion ne s'était jamais présentée, va.
(Nathalie et Michel se mettent en devoir d'ôter les draps qui recouvrent les meubles.)
PAPY - J' comprends aisément qu' vous n'ayiez pas envie de passer vos vacances autre part. C'est d'un calme... On entendrait pisser un piaf. (Un temps, intrigué) J' suis jamais venu, c'est sûr ; et pourtant, c'est drôle, y'a quelque chose ici, qui m' dit quelque chose... Mais quoi ?... Le papier... (Le papier, ou autre revêtement mural) Le papier me rappelle... (Il a trouvé) Bon sang, mais c'est bien sûr !! C'est chez vous qu'y a l' même ! Ça y est ! ça m'est “reviendu” !! C'est ça ?
MICHEL (en souriant) - Exact ! Bien vu monsieur l'auxiliaire.
NATHALIE - On a les mêmes à la maison.
MICHEL - Comme ça, chez nous, on a l'impression d'être en vacances, au moins dix mois sur douze ! Moi, ce papier, je l'ai toujours trouvé super chouette. Et Natie aussi. Elle en est tombée carrément amoureuse. Alors, tout naturellement, on a posé le même chez nous. Et comme bien souvent, dans les deux mois passés l'achat, on ne retrouve plus vraiment jamais le même, avec exactement les mêmes motifs, et bien, on en a acheté quarante rouleaux d'un coup ! Ainsi, pas de mauvaise surprise de rupture de stock, ou, quoi qu' ce soit d'autres. On a notre réserve. Tranquilles.
NATHALIE - Bon. 'Me cherchez pas. Je vais préparer les chambres, et tout le reste.
MICHEL - O.K.
(Nathalie sort côté appartements, en emportant les draps et son sac de voyage. En fait, elle va rapidement se changer et se grimer en dame de compagnie d'une soixantaine d'années, pour le deuxième tableau...)
PAPY (prenant connaissance des lieux) - Alors, c'est donc ici que j' vais faire la “chèvre” ? Bêêêêh... (Il sourit) On dirait Jack Lang. Quel bel homme... (Il se gratte la gorge) N'empêche, 'faudrait que j' m'entraîne un peu. 'Faut dire que j' suis davantage habitué à faire le “loup-phoque”...
MICHEL - En fait, ici, ce sera - au début ; au temps du recrutement en quelque sorte - la salle d'attente. Les dames de compagnie, qui se présenteront pour la place, patienteront toutes dans cette pièce. La pièce du théâtre, si j'ose m'exprimer ainsi... Sauf que, comme je disais à Natie l'autre jour, on est pas au théâtre. Là, c'est autrement plus sérieux.
PAPY - Bah, bien sûr.
MICHEL - Natie, qui sera grimée pour l'occasion, se fera passer pour une de ces dames de compagnie. Elle restera tout le temps ici. Cédant sa place par gentillesse. Elle dira qu'elle a tout son temps, etc, etc... Comme ça, elle essaiera - mine de rien, d'en savoir un peu plus sur chacune d'elles. Ensuite, quand vous aurez donné le feu vert - par un code qui restera à définir - vous les prendrez à part...
PAPY (rapidement, en souriant, il joue l'étonné) - Que j' les prenne à part ?? Y'aura certainement qu' des vioques ; tu m' fais un sacré cadeau-là !... Euh, continue ; excuse-moi...
MICHEL (très sérieux) - Vous aurez un entretien avec chacune d'elle, à part... dans le bureau d'à côté. Moi, à ce moment-là, je me serai déjà fait une idée de la personne... Ça, c'est un truc. Deuxième chose : C'est ici que vous astiquerez les fusils et les pistolets. Tous les jours, à partir de 14 heures 30 précises. Ce devra être un véritable rituel ; O.K ?
PAPY - Oui. Pour ça, pas d' lézard. Non, moi, ce qui m'embarrasserait un peu, c'est les questions que j' dois poser aux bonnes femmes. Ça, j' dois dire que ça m' tracasse un chouïa. J' suis pas un superb' “beau-parleur”... (Inquiet) Tu m' les a bien préparées hein ? Dans l'ordre, et tout ?... C'est ma hantise.
MICHEL - Oui Papy. Ne “flippez” pas. Tout est bien fait, pour vous... (Il sourit de voir Papy embarrassé) De toute façon, j' connais la baraque comme ma poche. Et je serai toujours près de vous ; même si je suis invisible... à épier, à écouter. Tout est prévu.
PAPY - J' leur cache que j'ai un jardinier à mon service ?
MICHEL - Surtout pas ! 'Faut surtout pas leur cacher ça. D'ailleurs, elles pourront me voir. Bon, et bien, je crois que tout est dit. On va réviser ce soir, et demain, c'est l' grand jour ! (Papy fait fortement trembler ses jambes, pour rire) On va voir si notr' piège fonctionne ; et surtout, sur qui il va se refermer.
PAPY - S'il se referme !
MICHEL - En principe, ça devrait fonctionner. Tout a été fait pour. L'annonce est parue partout où elle pouvait, et suffisamment en gros caractères, pour que tout le monde la voit.
PAPY (finalement effectivement assez inquiet) - J' commence à ne pas être trop rassuré moi. Et c'est pas des blagues... J'ai jamais eu peur des femmes, mais celle-là - celle qu'on attend - j'avoue qu'elle me file le “traczir” (trac). Vu c' qu'elle a déjà fait comme exploits, elle me fout les chocottes la donzelle. (Parlant fort, pour exorciser sa peur) J'AI LA PETOCHE ! J'AI LES FOIES ! J'AI LES MIQUETTES !
MICHEL (en souriant) - Allons, allons.
PAPY - Je gueule pour exorciser ma peur...
MICHEL - Y'a pas de raison que...
PAPY (l'interrompant) - Ah ben oui, mais t'es drôle... Toi, c'est ton job. Moi, j' suis complèt'ment novice en la matière ; donc c'est normal que j'aie les foies. J' voudrais-t'y voir à ma place !... J'AI LES J'TONS !!... Pourvu qu' j'ai pas les guiboles qui flageolent et les dents qui claquent comme des castagnettes. J'aurais l'air malin pour quelqu'un qui veut jouer les vieux beaux.
MICHEL (reprenant sa valise) - Pas trop beau quand même, hein ? N'oubliez pas que vous devez avoir l'air fatigué... Allez, si on met l' grappin sur la meurtrière, vous aurez très certainement droit à une médaille.
PAPY (reprenant également sa valise) - Tu parles ! comme on fait ça, plus ou moins “réglo”, d'après c' que j'ai compris... (traduction - on fait ça sans trop d'autorisation) Plutôt beaucoup moins qu'un p'tit peu plus, d'ailleurs... que j'aurais une médaille, oui !
MICHEL (en souriant) - Une médaille en chocolat. (Il se dirige vers les appartements, suivi en cela par Papy.)
PAPY - Ouais. Et ben, tant qu'à faire, j'aim'rais bien pas l'avoir à titre “costume” !...
(Et le rideau tombe très vite sur ce premier tableau.)
Deuxième Tableau
Scène 1
VOIX OFF - “Le lendemain, 14 heures 05”.
Au lever du rideau, Nathalie - vieillie et vêtue pour la circonstance, est assise sur le divan. Debout, à côté, Papy la regarde avec insistance.
PAPY (troublé) - C'est fou c' que tu m' rappelles ta mère, comme ça. C'est... (L'émotion l'empêche d'en dire davantage ; il ravale sa salive.)
NATHALIE - Moi aussi tu sais, ça m' fait tout drôle. Prendre plus d' vingt ans d'un seul coup... ça vous en fiche un coup.
(Un temps, où on imagine aisément à qui ils pensent...)
PAPY - Et ben moi, j'ai les miquettes ! Six fois que j' suis allé pisser, en vingt minutes !... et c'est pas... (Il en bégaie) cccccc'est pas la-la pro-prose, la pros'-prostate... (A cet instant précis, on sonne à la porte d'entrée) Bon Dieu ! ça y est !? ça commence déjà. (Il regarde sa montre) 14 heures 06 ! (Un temps où il respire fort ; et, fébrile, il va ouvrir) Qu'est-c' qu'il faut pas faire pour la famille... (En faisant exprès de claudiquer un peu - pour faire plus âgé et moins en forme qu'il ne l'est en réalité - il va ouvrir à Félicie. Une vieille dame de 75 ans, sourde comme un pot, à qui Papy s'adresse, en contrefaisant un peu sa voix) Bonjour madame. Entrez.
FÉLICIE (entrant) - Ah non, monsieur. J' m'appelle pas Andrée.
PAPY (en aparté, à Nathalie) - Ça commence fort... (Il hausse un peu le ton. Ce faisant, il oublie de contrefaire sa voix) Non. Je disais : bonjour madame ; entrez !
FÉLICIE - Bonjour monsieur. Je viens au sujet de l'annonce. Excusez-moi, je suis un peu dure d'oreille.
PAPY (en aparté) - Oui. C'est vrai qu'au niveau des feuilles, ça a pas l'air terrible.
FÉLICIE - Comment ?
PAPY - Non. J'disais, au niveau des esgourdes, c'est pas... (Il allait donner une explication et finalement y renonce) Mais, y'a pas d' mal !
FÉLICIE - Ah, bon ? vous aussi ?
(Papy ouvre de grands yeux étonnés, puis, prenant Félicie par le bras, il la fait s'asseoir près de Nathalie.)
PAPY - Asseyez-vous... Voilà. (Il parle fort, en détachant bien chaque syllabe) J'en ai plus que pour quelques instants, avec une personne - comme vous - à côté. Ensuite, je suis à vous. (En aparté) Comme la sardine est à l'huile, évidemment... (Il entre rapidement dans “le bureau”.)
NATHALIE (elle s'adresse à Félicie, avec une voix vieillie pour l'occasion) - Bonjour madame.
FÉLICIE - Pardon ? excusez-moi, je suis un peu dure d'oreille.
NATHALIE (haussant la voix, en articulant bien) - Non, je disais simplement, bonjour madame !
FÉLICIE (débitant son monologue d'un trait) - Ah oui. Effectivement. Il fait un peu frais pour la saison. On endure une petite laine, comme vous dites. D'ailleurs, chez moi, j'ai rallumé la chaudière. C'est peut-être bien la deuxième fois en 75 ans que j' vois ça à cette époque. Mais ça vous voyez, c'est avec leurs fusées et leurs satellites qu'ils nous font c' temps-là ! Et les vaches folles, et la listéria, c'est tout pareil ! Avant, on avait pas tout ça. C'était bien à partir de deux heures, le rendez-vous ?
NATHALIE (abasourdie) - ... Pardon ?
FÉLICIE (elle cherche quelque chose dans son sac) - Le rendez-vous, c'était bien à partir de deux heures ?
NATHALIE - Euh... oui, oui.
FÉLICIE - Ah ? tiens ! j' croyais pourtant... (Nathalie se retient à quatre pour ne pas éclater de rire) J'aurai encore mal vu va... (Finalement, ne trouvant pas ce qu'elle cherche, elle referme son sac) Les yeux aussi m' jouent des tours. Ah, dame on a plus vingt ans ! Quand j' pense que plus jeune, j' pouvais tricoter - à l'endroit, hein ? à l'endroit, mais quand même - dans l' noir !... Ben maint'nant j' peux p'us ; parc' qu'en plus j'ai des arthroses dans les doigts, qu' ça m' f'raient hurler de douleur quand l' temps est à la pluie. Et comme le temps il est souvent détraqué, avec leurs fusées et tous leurs satellites, et ben j'ai tout l' temps mal aux doigts et dans les jambes ! Et ben alors, si c'était pas à deux heures, ce rendez-vous, c'est à quelle heure ?
NATHALIE - Non, non. C'était bien à 14 heures !
FÉLICIE (le débit est toujours extrêmement rapide) - A quatre heures ?!? Ah ben si c'était à quatre heures, j' suis un peu en avance ; mais dame, 'vaut mieux être en avance qu'en r'tard pas vrai ? Et vous aussi, vous êtes en avance dans c' cas ? Oh, ben ça n' fait rien allez, on va pouvoir bavarder un p'tit moment. Vous avez travaillé où, jusqu'à maint'nant ?
NATHALIE - Euh... pas dans l' coin. J'ai déménagé, dernièrement, pour me rapprocher de mes enfants. Je viens de Périgueux.
FÉLICIE - Perpignan ?? c'est pas la porte d'à côté. Et pis, s' rapprocher des enfants, j' sais pas si c'est la bonne solution ; parce que chacun a sa façon d' faire et d' voir les choses, qui sont pas forcément toujours les mêmes pour tout l' monde. Moi j' dis chacun chez soi et Dieu pour tous, et les vaches seront bien gardées ; 'pas ? C'est ma devise. Moi, j'ai travaillé chez l' docteur Henri. J' sais pas si vous connaissez ?... Sur la fin le pauvr' homme il était dans un état ! Il était dev'nu sourd ; encore pire qu' moi et complèt'ment aveugle. Il marchait p'us. A force d'êtr' toujours couché, il attrapait “oscar” sur “oscar” ; forcément pauv' bête... Il causait p'us non p'us. Il mangeait p'us. Par contre i' f'sait tout sur lui. Mais alors, tout !!
(A cet instant précis entre Papy.)
PAPY (en souriant) - Alors mesdames, on papote ?
FÉLICIE - Ah, non. On parlait pas popote. j' disais à la p'tite dame que j'ai t'été au service du docteur Henri, et que l' pauvr' homme sur la fin, il voyait p'us ; il marchait p'us ; il causait p'us ; il entendait p'us...
PAPY (du tac au tac, en aparté) - Il bandait p'us...
FÉLICIE - Il mangeait p'us ; et pis un beau jour, j' me suis aperçue qui' respirait p'us non p'us. Il 'tait mort d'puis trois jours dit's donc !
PAPY - Et ben, ça a pas dû être drôle tous les jours pour vous. Un calvaire ?
FÉLICIE - Ah non ! pas sévère. Du tout, du tout ! Il était très gentil. Contrairement à c' que beaucoup d' gens pensent. Les mauvaises langues... Il était charmant, courtois...
PAPY (perdant un peu patience) - Ah, bon ?
FÉLICIE - Comment ça, ah non ?? (Se fâchant presque) Ah ben si !! Je l' sais tout d' même ! 19 ans qu' j'ai été à son service. Et j' veux pas qu'on dise du mal de lui !... (Elle sort un mouchoir, et se met à sangloter.)
PAPY (s'adressant à Nathalie) - Sur quoi on est tombé, là ?
NATHALIE - J' sais pas... (Elle sort un mouchoir de sa poche, mais c'est pour essuyer des larmes de rire...) Ça m' rappelle un peu le professeur Tournesol, des aventures de “Tintin”.
FÉLICIE (complètement à côté de la plaque) - Ah, vous aussi ?
(Etonnement complet de Nathalie et de Papy.)
PAPY - Hein ?
FÉLICIE - Ah ben moi, c'est pareil. Comme vous, j'ai d' mauvaises jambes... alors pour la marche, “tintin”. (Elle remonte sa jupe et on peut voir de longs poils.) Tiens ! tiens ! pleines de rhumatismes...
PAPY (grimaçant, en aparté) - Et d' poils !
FÉLICIE - J' vous dis : les ravages dus aux fusées et aux satellites !
PAPY (très vite, et très fort) - AU FAIT ! VOUS M'AVEZ PAS DIT ; COMMENT C'EST VOT' NOM ??
FÉLICIE (surprise) - Un bonbon ?! Oh, vous êtes bien gentil, mais ça m' fait mal aux dents.
PAPY - NON ! JE DISAIS : COMMENT-C'EST-VOTRE-NOM ???
FÉLICIE - Comment j' m'appelle ?
PAPY - Voui !!!
FÉLICIE - Félicie... Hossi. (Elle ouvre son sac, et en sort un tas de certificats) Voilà tous mes certificats. L'en manque pas un. (Elle les tend à Papy.)
PAPY - Merci...
FÉLICIE (très vite, elle monte sur ses grands chevaux) - Ah, mais non !! (Surpris de sa réaction, Papy la regarde en fronçant les sourcils) Vous m' dites “mais si” ! et moi, j' vous dis, mais non ! Ah, mais non ! il en manque pas un seul ! Absolument pas un !... (A Nathalie) J'ai horreur qu'on me contredise.
PAPY (en aparté) - Complètement gâteuse, la pauvre... (A Félicie) Alors comme ça, vous vous appelez Félicie ?
FÉLICIE - Félicie Hossi.
PAPY - Aussi ?... (A Nathalie) Tu connais une autre Félicie toi, par hasard ?
NATHALIE - J' sais pas... non... Mais, peut-être qu' “Aussi”, c'est un nom de famille ? On voit tellement de trucs bizarroïdes...
PAPY - Tu crois ? Ce serait possible une chose pareille ?... (Il regarde plus attentivement les certificats que lui a remis Félicie) Gna, gna, gna... Félicie Hossi ! (Il épelle) H.O.S.S.I. T'avais raison ! Comme Tino Rossi, mais avec un H au lieu du R. Ho-ssi.
FÉLICIE - Oui ?...
PAPY (à Nathalie, en souriant) - C'est tout comme dans la chanson de Fernandel alors ? “elle avait du poil aux pattes, Félicie aussi !”
NATHALIE (faisant les gros yeux à Papy) - Chut !!
PAPY - Bop, bop, bop ! elle entend que dalle de toutes les façons ! Elle est sourde comme un pot. Et en plus, elle débloque la mémé.
NATHALIE (un tantinet gêné) - 'Fais attention tout de même.
FÉLICIE (à Papy) - Qu'est-c' qu'elle dit ?
PAPY - Hein ?... euh, elle dit qu'elle a bien connu ma sœur !
FÉLICIE - Et ben moi, c'est pareil ! Une fois par semaine ! (Papy prend un air ahuri) Une fois par semaine, je vois un masseur. Le mien est très bien. C'est Piquemoilleux. Edmond Piquemoilleux. Ah ben moi, si j'y vas, c'est rapport à mon dos. J'ai une colonne “vertimbale”, on dirait l' serpent des pharmacies... et j'ai souvent des sciatiques.
PAPY (rapidement) - Ça, c'est “chiatique” !
FÉLICIE - Oui, sciatique. Vous en souffrez aussi ?
PAPY (touchant du bois) - Non, non.
FÉLICIE - Ça, et mes infections urinaires à répétition, qui m' donnent une fièvre de cheval. Dites donc, à tout hasard, vous n'auriez pas des œufs à m' céder ?
PAPY (à Nathalie, en souriant) - Ah, ça ! c'est c' qui s'appelle “passer de l'âne au coq”.
FÉLICIE - J' voulais m' faire un gâteau ce soir, et en parlant d' sciatique ça m' fait penser qu' j'ai plus d'œufs.
PAPY (en aparté à Nathalie) - Tu veux j' te dise ? ça m'étonnerait beaucoup, mais alors “très beaucoup” que ce soit notre criminelle...
NATHALIE - Chut ! sait-on jamais.
FÉLICIE (cherchant son porte monnaie dans son sac) - Vous m' direz que c' n'est guère le moment de demander ça ; mais après, j'ai peur d'oublier...
PAPY (à Nathalie) - Elle est vraiment pas triste.
FÉLICIE (du tac au tac) - Oui ! c'est ça : une pâte riche ! c'est bien c' que j'ai l'intention de faire. Et pis tant pis pour mon cholestérol ! Voyez-vous, j' n'ai qu'un seul défaut : j' suis gourmande. Alors des fois, ça m' joue des tours pour ma santé. Mais dame, si on peut p'us rien manger, autant aller dans l' trou tout d' suite ; 'pas ? J'adore me faire mijoter des p'tits plats et tant pis pour la ligne. J'ai p'us à plaire d' toute façon ! J'ai fait mon temps. Place aux jeunes ! Mais vous m'auriez connu aux alentours des 25 ans, j' faisais d' l'effet. Tiens, pour vous dire...
PAPY (l'interrompant rapidement en élevant la voix) - Combien il vous en aurait fallu, d'œufs ?
FÉLICIE - Deux ?!?... (Elle secoue la tête) Deux, j'ai peur qu' ce “soye” un peu juste... pour faire une pâte riche. C'est-y qu' vous voudriez m' mettre au régime, vous aussi ?
PAPY - Non, mais j'ai pas dit deux... J' demandais : (Fort) Combien il vous en faut, d'œufs ?
FÉLICIE (ennuyée) - Oui, ben j' vous l' répète : deux, j'ai peur qu' ça fasse un peu juste. A moins qu' vous n'ayiez qu' ça ?
PAPY (découragé, à Nathalie) - On va jamais y arriver. Tout à l'heure, il va s' radiner une autre bonne femme, et on aura toujours la Félicie Hossi sur les bras.
FÉLICIE (amusée) - Ah, vous aussi, vous les mettez sous les draps, les œufs ? Ce s'rait-y qu' vous voudriez des poussins ?
PAPY - Bon. On va essayer d' garder son calme. Ça va pas êtr' facile. (Très fort à Félicie) Combien en voulez-vous ? UN œuf ?...
FÉLICIE - Neuf ?! Là, c'est pour le coup qu' ça va m' faire trop. J' voudrais pas abuser non p'us !...
PAPY - Bien. (Sans trop de ménagement, il la prend par le bras et la fait se lever) Venez avec moi la p'tite dame !
FÉLICIE - Douc' ment, vous allez m' casser ! Et c'est-y qui' s'rait déjà quatre heures ?
PAPY (se dirigeant vers la cuisine) - Vous allez prendre c' que vous voulez dans l' frigo. Ce s'ra plus simple. Sans quoi, on va y coucher !
FÉLICIE - Coucher ? dans l' frigo ?! mais, la dame était avant moi !...
(Ils sortent rapidement. Du cagibi, entre Michel, buriné et vêtu en jardinier. Il est plié de rire, en s'adressant à Nathalie.)
MICHEL - Ouh là là ! j' tenais plus moi, à côté. Dans mon cagibi j'étais plié en deux. J'en ai mal aux côtelettes... Et pourtant, c'est pas marrant... Ce s'rait même plutôt triste, mais bon... (Sur ce, il repart dans un fou rire) Complètement gaga la pauvre Félicie. J' crois qu' j'ai jamais vu ça.
(Nathalie attend qu'il se calme. Michel s'essuie les yeux.)
NATHALIE - Bon, ça y est ? t'es calmé ?
MICHEL - Ouais. J' crois...
NATHALIE - Tu es de l'avis de papa ? c'est pas celle qu'on recherche ?
MICHEL - T'en es pas persuadée, toi ?
NATHALIE - Si.
MICHEL - Ça m'étonnerait quand même que ce soit celle-là. Cela dit, il ne faut rien laisser au hasard de toute façon. Papy va prendre ses coordonnées.
NATHALIE - Si c'était elle, elle jouerait drôl'ment bien la comédie.
MICHEL - Si c'était une comédienne, elle forcerait un peu trop le trait, pour espérer se faire engager. Non, mais je dis que vu son état, c'est plutôt elle qui aurait grand besoin d'une compagnie, oui.
NATHALIE - Tu entends bien d'où tu es ?
MICHEL - Impeccable. Parfaitement bien. Et je vois tout, aussi bien. (Un temps) Ç'aurait été étonnant que la première soit la bonne...
NATHALIE - Ah, ça ! on ne peut pas savoir. Surtout qu'à mon humble avis, il n'en viendra pas des tonnes... pour accepter de se perdre dans un endroit aussi reculé.
MICHEL - C'est bien parce que c'est paumé que j'ai pensé à ce coin-là. Ne viendront ici - hormis Félicie Hossi, qui est complètement à côté de la plaque - uniquement des personnes vraiment intéressées par le pognon. Le pognon qu'on a fait miroiter dans l'annonce... Comme celle qu'on veut démasquer.
(Sur ce, entre Papy.)
Scène 2
PAPY - Ouf ! ça y est ! j' me suis débarrassé d' la Félicie Hossi ; en la faisant passer - comme on a dit, par derrière. Partie faire l'œuf dieu sait où, avec sa douzaine d'œufs. Ça n'a pas été sans mal. Elle commençait à me raconter sa vie dis donc ! A quel âge qu'elle a eu ses premières règles. Et à quel âge ont poussé les premiers poils de sa moustache. Oooooh ! Bop, bop, bop, bop, bop ! n'importe quoi !
NATHALIE (le taquinant) - Elle te plairait pas Félicie ? comme dame de compagnie...
PAPY (haussant la voix) - Et ben tu vois, J' PENSE QU'ON AURAIT DU MAL A S'ENTENDRE, ELLE ET MOI !!!
NATHALIE - Elle n'aurait aucun problème pour t'endormir, avec le bagout qu'elle a... (A cet instant précis, retentit un coup de sonnette) Ah ?
MICHEL - Tout l' monde sur le pont ! (Avec ses deux mains, il fait comme un “clap” de cinéma, et sans parler trop fort :) “L'Affaire de la dame de compagnie : deuxième” !
NATHALIE (légèrement fébrile) - C'est peut-être la bonne.
PAPY (plaisantant) - C'est pas exactement une bonne qu'on cherche, c'est une dame de compagnie...
NATHALIE (en souriant, alors que Michel s'éclipse dans son cagibi) - Ça y est ! Félicie a déteint sur lui.
(Papy va ouvrir, alors que retentit un deuxième coup de sonnette... Papy ouvre à “Gisèle”. En fait, il s'agit de Christine, vieillie pour l'occasion, et qui se fait passer pour une certaine Gisèle... S'il est vrai qu'elle s'est quelque peu vieillie, on sent qu'elle veut - malgré tout - rester une femme tout à fait désirable...)
PAPY - Bonjour madame.
GISÈLE (se tenant sur le pas de la porte) - Bonjour monsieur. Je viens à propos de l'annonce. Vous êtes bien monsieur Jeannet ?
PAPY - Oui. C'est moi-même. Entrez, je vous en prie.
(Gisèle entre ; Papy referme la porte derrière elle, et pourrait faire un clin d'œil à Nathalie.)
GISÈLE (à Nathalie, en lui faisant un petit signe de tête) - Bonjour madame.
(Poliment, Nathalie lui rend son bonjour.)
PAPY (à Gisèle) - Vous m'excuserez. Je vous laisse cinq minutes ici, avec... (Désignant Nathalie) cette dame ; qui est là également pour l'annonce... Je termine mon entretien avec une personne à côté, et je suis à vous. Asseyez-vous. (Gisèle s'assied à côté de Nathalie) A tout d' suite ! (Il sort.)
NATHALIE (essayant de lancer la conversation) - Alors comme ça, vous venez pour la place ?
GISÈLE - Oui... (L'ambiance est fraîche, pour le moins. Gisèle restant très distante et très discrète.)
NATHALIE (insistant) - Ça doit être agréable de travailler ici... De plus, monsieur Jeannet a l'air d'être un homme très gentil... (Elle s'éclaircit la voix) Vous êtes du coin ?
GISÈLE - Non.
NATHALIE - Vous venez de loin ?
GISÈLE - Euh... assez, oui.
NATHALIE - Ah... (Un temps) Le problème tout de même, c'est que c'est un peu perdu. Un trou comme on dit... Ça n' vous dérange pas, vous ?
GISÈLE - Bof, pour ce que j'y ferais... si j'ai la place.
(Nathalie ne relève pas, mais semble perplexe.)
NATHALIE - Moi, faudrait tout d' même que ça paie bien... (Se levant) Vous m'excuserez, 'faut qu' je trouve des toilettes, très vite... (Elle ouvre une porte, qu'elle referme aussitôt. Ce pourrait être celle donnant sur la cuisine) C'est pas là... J' sais pas où ç'est ; ça va être coton pour trouver... (Elle ouvre la porte donnant vers les appartements, sort et referme la porte derrière elle... Gisèle, seule, se met la tête dans les mains, en signe de découragement. Entre Papy ; Gisèle se ressaisit très vite.)
PAPY - Voilà ! (Faisant l'étonné de ne pas voir Nathalie) Ah ? vous êtes seule ? l'autre dame est partie ?
GISÈLE - Non. Elle est aux toilettes. Enfin, je sais pas si elle les a trouvées...
PAPY - Ah... Bon, écoutez, elle n'est peut-être pas à cinq minutes près. Elle vous pardonnera d'être passée avant elle... Enfin, j'espère. Allez, je suis à vous... (Il ajoute en souriant) comme la sardine est à l'huile... (Gisèle se lève, et suit Papy, qui, quelque peu dragueur lui glisse à l'oreille) De toutes les façons, entre nous, je vous préfère nettement à elle...
(Ils sortent. Aussitôt après, Michel sort de sa “cachette”, et Nathalie entre également.)
MICHEL (avec un petit sourire) - Ton père commence très fort avec elle.
NATHALIE - Un peu trop, non ? C'est pas limite “maquereau” ?
MICHEL - Non. C'est tout bon. Il a raison d'y aller bille en tête. Y'a quelque chose qui sonne faux chez celle-là. Déjà la voix, qui colle pas trop avec le reste... ça s'entend tout d' suite. Son air de chien battu, c'est un peu louche... 'Faut pas qu'il ait peur de foncer l' papy ! Et dès qu'elle aura mordu, on aura plus qu'à ferrer.
NATHALIE - T'en parles comme si c'était un poisson ; alors que c'est sûrement un loup.
MICHEL - Et ben, disons qu' c'est un loup d' mer, alors...
(Il sort. Nathalie reprend sa place sur le canapé et le rideau tombe sur le deuxième tableau.)
Troisième tableau
Scène 1
VOIX OFF (rideau baissé) - “Voilà maintenant onze jours que Gisèle Charasse est au service de Papy-la-Frite... euh, pardon ! De monsieur Jeannet. Nous sommes le jeudi 22 juillet...”
Le rideau se lève sur Papy, occuper à nettoyer des fusils et des pistolets de collection. Quelques-uns pourraient être posés sur le bureau ; d'autres pourraient être accrochés au mur... Un temps, entre Michel, toujours vêtu en jardinier.
MICHEL (prenant garde de ne pas parler trop fort) - Alors Papy ? c'est la frite ? tout baigne ?
PAPY - Oui. Ça va.
(Michel prend garde de ne pas être surpris par Gisèle. Pour ce faire, il tend souvent l'oreille...)
MICHEL - Quoi d' neuf ? comme dirait, Félicie Hossi ?
PAPY (émoustillé) - Ah ben, figure-toi, qu'hier au soir, après m'avoir couché, et bordé comme un nouveau-né... ce qui n'est pas si désagréable en fin de compte ; y'avait longtemps qu' ça m'était pas arrivé... (A l'oreille de Michel) La seule fois qu' ça m'est arrivé - 'faut pas l' dire à Nathalie, hein ? c'est quand qu' j'ai trompé ma femme. J'étais en déplacement à Nantes. J' suis tombé sur une drôle de nana c'te fois-là. Elle voulait absolument que j' fasse le chien-chien à sa mémère. A la fin - j' te passe les détails, elle était un peu dérangée - ell' me d' mandait d' faire cou-couche panier, papattes en rond. Et elle me bordait. Elle oubliait pas d'me donner un su-sucre... Donc hier, Gisèle, elle m'a bordé et elle m'a fait la lecture. Voui monsieur !
MICHEL - Vous lui aviez demandé ?
PAPY - Non point ! tu penses ! En principe, ça m'agace fortement, ou ça m'endort. Non, c'est elle qui m' l'a proposé.
MICHEL - Et alors ? qu'est-ce qu'elle vous a lu ? “Tintin au Tibet” ? “Cyrano de Bergerac” ?
PAPY - Oooh, non !! Quelque chose qui n' risquait pas d' m'endormir, crois-moi !... Tu vas t' marrer. Tu dois connaître ça toi. C'est d'un “AVNI”...
MICHEL - D'un quoi ?
PAPY - D'un “AVNI” : Auteur Violent Non Identifié... “Histoire d'O”.
MICHEL - Ah ben en effet ! Dites donc, littérature hautement érotique ce truc-là.
PAPY - Aïe, aïe, aïe ! dans l' genre, c'est du costaud. Accroche-toi aux ridelles, Jeannot !
MICHEL - Ah ben, c'est sûr qu' ça n'a pas dû vous endormir...
PAPY - Ah, non ! J' connaissais pas vraiment ça. Juste entendu parler, c'est tout. Comme j'ai entendu parler de “sœur” Emanuelle, ou d'l'aut' sadique de marquis. Il faut dire que du temps d' ma pauvre Henriette, c'était pas l'genre de bouquin qu'on risquait de trouver à la maison. Hou là là ! Bop, bop, bop bop !
MICHEL - Et ben à la bonne heure, Papy ! Elle n'a pas froid aux yeux votre lectrice !
PAPY - Non. Et attends que j' te raconte la suite. Parce que c'est pas fini.
MICHEL - Ah bon ?
PAPY - Non. En m' lisant ça, elle arrêtait pas d' croiser et d' décroiser ses jambes ; tout en lorgnant mes réactions du coin de l'œil...
MICHEL - Comme Sharon Stone, dans le film “Basic Instinct” ?
PAPY - J' sais pas. J'ai pas vu.
MICHEL - Moi, j' l'ai vu. (En souriant) Mais Natie ne sait pas que j' l'ai vu, alors j' compte sur vous pour... C'est chaud. Purée ! très, très chaud ! Et Dans ce film, en plus - ou en moins, plutôt - Sharon n'a pas de culotte...
PAPY - Ah ben là, elle a pas été aussi loin quand même. Mais malgré tout, aujourd'hui, je peux t'affirmer qu'elle n'a pas 56 ans. C'est pas possible. 35, tout au plus. Et encore ! peut-être 30, 32... grand maximum.
MICHEL (en souriant) - Vous faites aussi fort que Barclay ou Hallyday vous, Papy... Cela dit, c'est ce que je lui donnerais aussi : 30, 32. C'est clair qu'elle se vieillit. Elle ne tient pas à ce qu'on la reconnaisse. Et puis aussi, il faut dire que c'est plus facile de se faire embaucher, là où elle veut se faire embaucher. Mais une fois bien implantée dans la place, je suis sûre qu'elle va se libérer. Ça commence d'ailleurs... avec un jeu de jambes, qui vaut bien celui de Mohamed Ali, hein ?... Sans doute qu'elle vous aurait donné une explication à ce vieillissement, une fois qu'elle aurait été sûre de vous avoir complètement embobiné...
PAPY - Sans doute, oui. Alors, quand elle a vu que son... jeu de jambes était loin de me laisser indifférent, elle a carrément mis ses petits petons sur le rebord du plumard. Prétextant des crampes dans le mollet ; quand elle reste trop longtemps assise...
MICHEL - Elle ne recule devant rien celle-là... Une chose est sûre Papy - elle n'est pas ici uniquement pour vos beaux yeux.
PAPY (en souriant) - Ah, bon ?
MICHEL - On est bien en présence - sinon de notre criminelle - en tout cas de quelqu'un de particulièrement louche, c'est évident.
PAPY - Alors moi, tu m' connais ? à partir de là, j'y suis allé au flanc. Tout en lui caressant ses mignons petits ripatons, je lui ai dit que si elle se montrait gentille comme ça avec moi, et même encore un peu plus, pourquoi pas ? je la coucherais... sur mon testament. Comme légataire universelle !
MICHEL - Quelle a été sa réaction à ce moment-là ?
PAPY - Et ben, à vrai dire, pas celle que j'attendais. D'un coup, elle s'est mise à chialer ; et elle a quitté la pièce.
MICHEL (étonné) - Tiens !... bizarre... Et, elle n'est pas revenue ?
PAPY - Si. Cinq, six minutes plus tard. Elle s'est excusée ; a prétexté l'émotion... Et elle m'a remercié pour ce que je venais de lui dire. M'a dit qu'elle me donnerait toute satisfaction ; et puis elle a continué sa lecture. Mais visiblement, elle était un peu gênée. Car, bien que je lui ai dit qu'elle pouvait remettre ses pieds sur le lit, pour ses crampes, elle m'a pas remontré ses gambettes. Dommage...
MICHEL (réfléchissant) - Y' a quelque chose qu'est pas très logique dans son comportement... A moins que tout soit calculé ?... Savamment calculé et extrêmement bien dosé. Juste ce qu'il faut, et rien de plus...
PAPY - Quand elle a eu fini de lire, j'ai pris sur moi de lui dire que cet après-midi même, je verrai le notaire ; pour faire ce que je lui avais dit. Je sais pas si j'ai bien fait ?
MICHEL - Si, si. c'est très bien. J' vais lui passer un coup d' fil pour le prévenir, le notaire... Mieux vaut ne pas faire traîner les choses. Surtout que mes “vacances” s'achèvent... Et alors là, qu'est-ce qu'elle a dit ?
PAPY - Elle m'a simplement remercié ; c'est tout. Pas d'effusion. Plutôt une espèce de trouble... Là dessus, elle est montée se coucher.
MICHEL - C'est drôle... Elle donnerait l'impression, comme ça, d'agir plus ou moins contre son gré... Plutôt plus que moins d'ailleurs. C'est l'autre-là, le jardinier, qui la manipule ; à tous les coups ! (Soudain, il fronce les sourcils et tend l'oreille) Oh, attention ! j' crois qu'elle arrive ! (Il parle très vite) Vous lui dites que j' vous emmène toute affaire cessante, chez l' notaire. Comme convenu ! Mais par contre, ne lui dites surtout pas qu'on revient tout d' suite, avec lui. Encore une chose - n'oubliez pas de lui demander les papiers dont aura besoin Maître Lombard. Si on n' le fait pas, elle pourrait trouver ça bizarre. Allez, j' vais m' changer !
PAPY (un tantinet abasourdi) - Hein ? (Mais Michel est sorti rapidement) Qu'est-c' que ça veut dire, “toute affaire cessante” ?...
(Puis il se remet à nettoyer ses armes, comme si de rien n'était. Entre Gisèle.)
Scène 2
GISÈLE - Déjà en train de nettoyer vos armes, monsieur Jeannet ? Finie votre sieste ?
PAPY - Et oui. (L'air désabusé) Etant donné que vous n'êtes pas venue me faire la lecture...
GISÈLE (petit air de reproche dans la voix) - Monsieur Jeannet ! Le soir, je veux bien, mais l'après-midi, j'ai bien d'autres choses à faire.
PAPY - Je l' sais, allez. J' vous taquine. (Avec un grand sourire, il se lance) Alors, comme convenu, hier au soir, Christian va m'emmener au bourg. Il me dépose chez le notaire. Nous y allons à l'instant... toute affaire cessante. Il doit m'attendre... Euh, le notaire aura bien sûr besoin de quelques papiers vous concernant : extrait d'acte de naissance, etc... Vous voudrez bien descendre tout ça à l'occasion ?
GISÈLE - Bien sûr.
PAPY - Merci. Allez, à tout d' suite chère enfant.
GISÈLE - A tout d' suite... Euh ! monsieur Jeannet ?
PAPY - Oui ?
GISÈLE - ... Non ! Excusez moi. Non. Rien... A tout à l'heure.
(Papy est sorti. Seule, Gisèle s'assoit et se met à pleurer doucement, la tête dans ses mains... Soudain, par la porte côté appartements, Stéphane fait irruption. Il est vêtu de vêtements couleur kaki. Gisèle se lève, surprise par sa présence.)
Scène 3
GISÈLE - Mais ?! Par où t'es passé ?
STÉPHANE (sur un ton bourru) - 'T'occupe !... Par la fenêtre de la cuisine, madame j' veux-tout-savoir !...
GISÈLE - Ils sont encore là...
STÉPHANE (rapidement) - Parce que ?... ils doivent se tirer ?... (Il jette un œil par la fenêtre.)
GISÈLE - Oui. Ils s'apprêtent à partir pour Romorantin. Ils vont chez le notaire.
STÉPHANE (regardant toujours par la fenêtre, discrètement) - Et ben ça y est ; ils démarrent... (Revenant vers Gisèle, qui a eu le temps de se sécher les yeux) Chez le notaire tu disais ?
GISÈLE - Oui...
STÉPHANE - Pour ?... (Mais avant qu'elle ne lui dise quoi que ce soit, sa face se fend d'un grand sourire, et il fait le signe de l'argent avec le pouce et l'index) D'accord ! Pigé !
GISÈLE (d'une voix neutre) - Il me fait légataire universelle...
STÉPHANE (illuminé) - Non ?!? c'est vrai ??
GISÈLE (candide) - C'est quoi, légataire universelle ?
STÉPHANE (son sourire retombe comme un soufflé raté) - Ah, non ! Ne m' dis pas qu' tu sais pas c' que c'est ?!? (Gisèle hausse les épaules) Mais, pauvre cloche ! Qu'est-c' que t'es tarte, ma pauv' fille !! Légataire universelle ! ça veut dire qu'il te lègue - qu'il te donne, si tu préfères - tout ce qu'il lui appartient ! Tout ! absolument tout !! Argent et biens. Tu t' rends compte ? (Apparemment Gisèle n'a pas l'air de se rendre compte) T'as couché avec lui au moins, pour qu'il fasse ça aussi vite ? (Il rit bêtement, d'un rire qui se transforme en rire sadique. Gisèle, la tête entre ses mains, la secoue négativement en se mettant à pleurer) Allez ! allez ! range ta pudeur à la noix, dans ta poche, avec ton mouchoir par-dessus. J' m'en bats l'œil de toute façon ! J' me doute bien qu' c'est pas uniquement parce que tu lui lis “Histoire d'O”... (En souriant) Au fait, tu lui lis ?... (Gisèle fait signe que oui) En croisant et décroisant tes jambes ?... ça l' fait fantasmer c' vieux porc... Bon, allez. T'as fait comme t'as pu, et l'important c'est le résultat. Et le résultat, il est bien au-delà de mes espérances... T'as pas à avoir de scrupules ! C'est un cochon comme les autres... (Heureux) Mais c'est super, tu les rends tous maboules ! Pourtant, t'es gentillette d'accord, mais tu casses pas trois pattes à un canard... Ah, il est vrai, que dans l'état où ils sont, ils peuvent difficilement s' payer mieux quand même... (Puis, il se met à regarder les armes que Papy est en train d'astiquer) C'est donc ici que le cher vieux astique ses armes... (Il enfile une paire de gants en caoutchouc, qu'il avait dans sa poche, avant d'ouvrir le tiroir du bureau) Et bien sûr, c'est dans ce tiroir qu'il range les balles... (Il prend un pistolet, et glisse une balle dans le barillet... Il est satisfait de lui) Voilà. Pour faire croire à l'accident bête, stupide. Comme il en arrive si souvent... (Il met le pistolet - dans lequel il a glissé la balle - dans sa poche) J' te l' donn'rai tout à l'heure. J' te sens pas très bien sur ce coup-là.
GISÈLE - T'as raison. Parce que j' le tuerai pas !
STÉPHANE - J' te signale quand même, que sur les quatre macchabées, c'est le seul que t'auras trucidé !... Pour Baptiste, O.K, c'est moi qui ai décloué la fameuse latte, sans t'en parler... Mais pour Letourneur, c'est moi qui finalement ai dû l'étouffer avec son coussin, parce que toi t'en as pas eu l' cran ! Idem pour Pajon, que j'ai dû faire tomber de son échelle, alors qu'il cueillait des guignes. Parce que là encore, madame s'est dégonflée au dernier moment. Alors, à Jeannet, c'est toi qui lui logeras la balle entre les deux yeux.
GISÈLE - Non.
STÉPHANE (agacé) - J' sais pas pourquoi tu vois, mais j' m'attendais à c' que tu m' fasses ça encore cette fois !... Mais c' coup-ci, y'a pourtant pas à tortiller, 'va falloir qu' tu mettes la main à la pâte, ma p'tite fille. Parce qu'au cas où il arriv'rait un pépin, j' voudrais tout d' même pas être le seul à plonger... Et te plains pas, j'estime que je te laisse le plus facile, et sûr'ment le moins risqué. C'est l'accident le plus plausible de la série. (Alors, de sa poche, il sort une photocopie de la lettre qui lui sert à faire chanter Gisèle, et la déplie) Tout compte fait, j' crois qu' j'ai bien fait de l'apporter celle-là... Une photocopie, bien sûr !! j’ suis pas fou, j’ me trimballe pas avec l’original... L’original est en lieu sûr. C'est la première fois que tu m’obliges à la sortir, mais là, tu m’ laisses pas l’ choix... Eh, eh !... (Il la brandit devant Gisèle) Tu reconnais ? c'est bien toi qui as écrit, et signé ça ? Hein ?... (Sadique, il passe la photocopie sous le nez de Gisèle, qui s'effondre une nouvelle fois) Tu sais très bien que tu tuerais ta mère si elle recevait ça... Or là, au contraire, tu peux la sauver... T'hésites entre les deux solutions ?... Non, hein ? Tu vois, tu deviens enfin raisonnable... (En souriant) Il est vrai que tu n’ peux guère faire autrement.
GISÈLE - Tu veux que... enfin, qu'on fasse ça aujourd'hui ; déjà ?
STÉPHANE - Non. Aujourd'hui, ce serait peut-être un peu précipité... Mais, demain oui. Tout à l'heure, tu auras la confirmation qu'il t'a effectivement bien couchée sur son testament, et demain tu passes à l'action. Et moi, dès qu' j'ai l'oseille, j' m'évanouis dans la nature. Et t'entendras plus jamais parler d' moi. Parole de Steph ! (Sur ce, il plie la lettre, et la remet dans sa poche) T'inquiète, avec le flouze que j' te reverserai, tu pourras à l'aise, la faire soigner ta “manman”. Au fait, comment elle va ?
GISÈLE - Pas très bien. Et elle commence à trouver bizarre que j' vienne pas la voir. Ça l'étonne que monsieur Baptiste ait besoin de moi 24 heures sur 24...
STÉPHANE - Tu vois bien qu'il faut qu'on fasse vite maintenant !... Et encore heureux que Baptiste était sur liste rouge... Ecoute-moi : Demain, dès que le Jeannet, se sera remis à bidouiller ses flingots, tu lui colles un bastos en plein mitan du front. (Sadique, il fait la démonstration - avec ses doigts - carrément sur elle) Tu vois ? c'est pas compliqué ? à bout portant... T'as même pas à viser. Sans avertissement, sans rien, gants aux mains pour pas laisser d'empreintes, tu t'approches de lui ; gentille et tout, avec un large sourire... Tu tortilles un poil des fesses. Ça plait bien... Et lui ne pensera qu'à une chose : (En souriant) à la “chose” justement... Et là, tu sors le revolver ; et boum !!... il s'écroule. Tu mets l'arme dans sa main, deux ou trois secondes ; histoire qu'elle prenne les empreintes, et ensuite tu la reprends et tu la déposes près de sa main... (Fronçant les sourcils) Il est droitier, ou gaucher ? (Sourire vicieux) Quand i' t' caresse les genoux, c'est avec la main droite ou avec la gauche ?
GISÈLE - Droitier...
STÉPHANE - Donc, tu déposes l'arme près d' sa main droite. Attention, pas de gourance !! Après, tu t' tires en vitesse dans ta chambre. Tu planques les gants qu' tu brûleras plus tard. Tu ressors aussi sec de ta piaule, et tu reviens ici affolée. Y' aura peut-être déjà le chauffeur, attiré par la détonation. Ce qui serait parfait. Bien sûr, t'es complètement paniquée ! et tu cries, comme tu sais si bien l' faire... Voilà. Le vioque s'est tué en nettoyant une arme à feu, dont il avait oublié d'ôter la balle. Un accident de plus de ce genre. Ça arrive fréquemment. On perd un peu la boule à cet âge-là... Bien vu, non ? Et je te le répète : c'est notre dernier coup... (Soudain, inquiet, il fronce les sourcils... et tend l'oreille) Merde ! ils r'viennent déjà ?! (Rapidement, il sort de l'une de ses poches la paire de gants. Dans la précipitation, il fait tomber la lettre compromettant Christine / Gisèle... Il enfile rapidement les gants, et prenant le pistolet dans l'autre poche, va jeter un œil à la fenêtre. Gisèle qui a vu “sa lettre” tomber par terre, la cache comme elle peut aux yeux de Stéphane ; en marchant dessus...) Ils sont à deux bagnoles... Y'a un troisième larron !... sûr'ment le notaire... Il a bien une tronche de notaire çui-là... Bon, ils l'ont ramené... Et ben, c'est impeccable !... (Il se retourne vers “Gisèle”) Comme ça, tu vas tout de suite avoir la confirmation qu'il t'a bien fait légataire universelle. (Il regarde par la fenêtre) C'est pour ça qu'il l'a ramené ici, va... Ils vont par où ?... par-là ! ?... y'a pas à paniquer... (Au moment où Gisèle - proche de se trouver mal - va pour se baisser, avec l'intention de ramasser le document, Stéphane se retourne, et revient vers le centre de la pièce. Du coup, “Gisèle” - blanche de peur - n'ose plus bouger. Et puis Stéphane se dirige vers la porte, côté des appartements...) On reste pas planté là !! On va dans ta piaule ! J' me casserai dès qu' la voie sera redevenue libre. Allez, zou !! (Stéphane s'assure que personne n'arrive côté appartements...) Allez !!
(Et “Gisèle”, ennuyée, n'ayant pas eu la possibilité de ramasser le document, le rejoint... Tous deux sortent rapidement.)
Quatrième Tableau
Scène 1
VOIX OFF (rideau baissé) - “Un quart d'heure plus tard...”
Le rideau se lève. Entre Papy, suivi du notaire et de Michel. Un Michel, vêtu d'une livrée de chauffeur.
PAPY (au notaire) - Entrez... Vous voyez, c'est ici que je vais servir de cible.
MICHEL (lui faisant signe de ne pas parler trop fort) - Chut !...
LE NOTAIRE - Vous n'avez pas trop peur ?
PAPY - Non... (Sourire crispé) J' suis mort de trouille, c'est tout !
(Soudain, Michel aperçoit la lettre que Stéphane a fait tomber de sa poche...)
MICHEL (il se baisse, pour ramasser le morceau de papier) - Qu'est-ce que c'est qu' ça ? (L'ayant ramassé, il le parcourt rapidement des yeux) Et, ben !!
PAPY - C'est quoi ?
MICHEL (avec un franc sourire) - Y'a pas si longtemps d' ça, j' me souviens avoir dit à Natie, que la chance était certainement la meilleure alliée du flic... J' croyais pas si bien dire... J'ai l'impression qu'on a fait souffler un vent de panique ici, en revenant aussi vite... M'est avis qu'on a dû bouleverser quelques plans. Je n' suis pas mécontent de moi. On a bien fait de s'absenter ce petit quart d'heure. Cette diversion aura précipité les choses...
PAPY (ne comprenant pas) - Alors ? c'est quoi ?
MICHEL - Chut !... (Un ton en dessous) Un document qui tenterait à prouver qu'on a vraiment affaire à celle qu'on recherche, en la personne de Gisèle... qui en fait, s'appelle Christine Letelliez. (Perplexe) Curieux quand même qu'un tel document se soit trouvé égaré, et piétiné... Dans la panique très certainement... Une lettre destinée à priori à sa mère, et dans laquelle elle s'accuse ni plus ni moins du meurtre de monsieur Baptiste, le 28 mars 1999 à 10 h 05... Baptiste, c'est le nom du premier mort de la série... (Il parcourt le texte des yeux) Elle écrit avoir commis ce meurtre par amour pour Stéphane Doucet... (Il lève les yeux) L'homme à tout faire de ce monsieur Baptiste. Qu'on a essayé de retrouver, vainement jusqu'ici... (Soucieux) Ce Stéphane qui, très certainement, fait chanter Gisèle, alias Christine Letelliez... car sinon, pourquoi aurait-elle écrit ça ?... de sa seule volonté ?... Sa mère étant gravement malade du cœur, il est évident qu'elle ne lui aurait pas avoué cet assassinat ! J'en déduis donc qu'on l'a forcée à l'écrire... pour la tenir. (Il se dirige vers le bureau, sur lequel trônent les armes de Papy) Est-c' qu'on a touché à quelque chose ici ? (Il compte les armes) 1, 2, 3... Il manque un pistolet ! (L'air de rien) Celui avec lequel on va vouloir vous supprimer, Papy...
PAPY (secouant la tête) - C'est agréable.
(Michel ouvre le tiroir du bureau. La réserve de balles...)
MICHEL - Et bien sûr, il manque une balle. C'est logique.
PAPY - Ben, voyons.
MICHEL - Bon. Et bien, 'reste plus qu'à rédiger ce fameux testament... Ça va aller, Maître ?
LE NOTAIRE - Je pense que oui. Cela dit, je ne regrette pas d'avoir endossé un gilet pare-balles... Tout ça me semble quand même assez risqué pour votre beau-père ?...
PAPY (fanfaronnant) - Bop, bop, bop ! pensez-vous...
MICHEL - J'ai pris toutes les précautions. Mais ce drôle de document me chiffonne... On la fait chanter, c'est sûr. Elle n'est pas seule à agir. Je vais faire surveiller l'entrée du parc, pour renforcer encore la sécurité. Et moi-même, pendant que vous rédigerez le testament, je ferai le tour complet de chacune des pièces de la maison et le tour complet de la propriété... Quelqu'un est venu en notre absence, c'est complètement évident. Peut-être même est-il encore là... J' vous l' dis, le fait qu'on soit revenus quasiment aussitôt de Romorantin, a dû bouleverser leurs plans. Mais je l'avais un peu prévu... Surtout, ne vous inquiétez pas ; je suis là et j'ouvre l'œil. De toute façon, rien ne se passera, tant que vous serez là, Maître. Allez, j' vous laisse tous les deux. Moi, j' me sauve !
(Il va pour sortir, mais à cet instant, entre Gisèle, les documents dont a besoin le notaire, à la main.... Elle semble confuse, car elle ne s'attendait pas à trouver du monde dans cette pièce.)
GISÈLE - Oh ! excusez-moi. Je n' savais pas que...
PAPY - Mais, vous excusez de quoi ? vous êtes ici chez vous, ma p'tite Gisèle. Et vous tombez très bien... (Michel sort. Papy fait les présentations) Maître Lombard, notaire à Romorantin... Mad'moiselle Charasse, ma très charmante et dévouée dame de compagnie, à qui je veux léguer tous mes biens... (Le notaire serre la main d'une Gisèle intimidée) C'est vrai que vous tombez à pic Gisèle, j'allais justement vous chercher pour rédiger le testament... et je vois que vous avez les documents que je vous avais demandés, avec vous. Vous avez épluché tout ça ?
GISÈLE - Oui...
PAPY - Voilà qui est parfait... (S'adressant au notaire, qui - mine de rien - regarde les armes de Papy) Ah ? vous aussi Maître, vous vous intéressez aux armes à feux ?
LE NOTAIRE - Oh, ma foi... de loin. Seulement de loin. De très très loin, en fait. Voyez-vous, j'aurais tendance à considérer cette passion comme une passion beaucoup trop dangereuse pour moi. Moi qui suis plutôt - comment dirais-je - écervelé...
PAPY (en souriant) - Mais moi aussi, je l' suis !... La peur n'évite pas le danger comme on dit. Et puis, il faut bien mourir de quelque chose, 'pas ? Allez, asseyons-nous.
(Tout le monde prend place autour de la table. Le notaire ouvre sa serviette, chausse ses lunettes, et le rideau tombe...)
Scène 2
Le rideau se lève sur le notaire, “Gisèle” et Papy, toujours assis autour de la table... à noter que "Gisèle" semble complètement perdue dans ses pensées.
LE NOTAIRE - Voilà. Ça me semble correct tout ça. Je vais relire... Bien sûr, je passe sur tout le bla-bla ; j'en arrive de suite aux choses sérieuses : “Moi, Jeannet Charles Henri Hubert, né le 17 janvier 1919, à Saint-Lyé-des-Bois, Sarthe ; sain de corps et d'esprit, déclare qu'en l'absence de toute famille - puisque recueilli par la DDASS à l'âge de 18 jours - je lègue la totalité de mes biens à mademoiselle Gisèle Etiennette Charasse, à mon décès... Et ce, pour la gentillesse et le dévouement dont elle a fait preuve à mon égard... Fait en toute bonne foi devant... gna-gna-gna... A Romorantin, le 22 juillet 1999.” Voilà ! (Il quitte ses lunettes, met le document testamentaire dans sa serviette et se lève, suivi en cela, par les autres acteurs) Ma petite demoiselle, au décès de monsieur Jeannet, vous serez à la tête d'une jolie petite fortune. Tout est en bonne et due forme. Il ne manque pas une signature... Félicitations. (Il va pour serrer la main de “Gisèle”, mais celle-ci, au bord des larmes, quitte la pièce rapidement...)
PAPY (avec un clin d'œil au notaire) - Ça doit être l'émotion...
LE NOTAIRE - Sûrement. (Un ton en dessous) Et bien moi, c'est bien la première fois que j'établis un acte testamentaire aussi farfelu. Il est évident qu'elle n'y connaît rien à rien ; sinon elle s'en serait aperçu. C'est égal, je me suis amusé comme un p'tit fou.
PAPY - Et bien tant mieux. Et merci pour tout.
LE NOTAIRE - De rien. Si j'ai pu faire avancer les choses... (Il serre la main de Papy) Et surtout, faites bien attention à vous.
PAPY - Promis, juré. Et encore merci. (Il ouvre la porte d'entrée, et le notaire sort) Bon retour.
LE NOTAIRE - Merci.
(Il est sorti. Papy referme la porte derrière lui, et le rideau tombe.)
Cinquième Tableau
le dénouement
VOIX OFF (rideau baissé) - “Le lendemain, 14 heures 45...”
(Le rideau se lève, sur Papy sifflotant et en train d'astiquer ses armes... un temps, entre “Gisèle”. Elle a passé les gants en caoutchouc... La voyant, Papy sourit.)
PAPY - Alors, ma p'tite Gisou ? comment va ? (S'apercevant qu'elle a enfilé des gants, il sourit, tout en fronçant comiquement les sourcils) Vous avez enfilé des gants ? (Souriant franchement) vous avez froid ?...
(“Gisèle” sort le pistolet de sa poche, mais hésite à s'approcher davantage de Papy... Michel est entré dans la pièce ; il est derrière “Gisèle”, sans que celle-ci s'en aperçoive... Par contre, Papy vient lui, de s'apercevoir que “Gisèle” a pointé un pistolet sur lui... Ne sachant trop quoi faire, il finit par lever les mains... Alors, les yeux de “Gisèle” se brouillent... s'embrument, et sa main se met à trembler... puis elle ferme les yeux et appuie sur la gâchette ; de ce fait, elle tire complètement au hasard. Papy s'est jeté à terre, au moment où “Gisèle” a fermé les yeux et appuyé sur la gâchette... Puis, “Gisèle” rouvre les yeux. Voyant Papy étendu à terre, elle hurle.)
GISÈLE - Mon Dieu ! j' l'ai tué ! (Affolée, elle court vers lui) Monsieur Jeannet ? monsieur Jeannet ?
MICHEL - On dit “jamais deux sans trois”... (“Gisèle” se retourne rapidement) mais rarement, “trois sans quatre”... (Paniquée, “Gisèle” tire sur Michel ; mais ça fait “clic”) Ah ben, y'avait qu'une balle, hein ?! Et qui plus est, à blanc... Papy, vous pouvez vous relever !
GISÈLE (surprise) - Papy ?
(Pas très fier de lui, Papy se relève.)
MICHEL - Ouais. Papy. Papy-la-Frite !... (Prenant le pistolet des mains de “Gisèle” et lui passant les menottes) Désolé, mais je ne prends pas de risques ; je dois vous passer ces engins de torture.
GISÈLE - Vous êtes... la police ?
MICHEL (en souriant) - A moi tout seul ; on peut rien vous cacher.
PAPY (à Michel, en s'époussetant) - T'as pas eu peur, toi ? et si ç'a avait été tout d' même une vraie balle ?
MICHEL (tout en sortant de sa poche, la lettre dans laquelle “Gisèle” / Christine s'accuse du meurtre de monsieur Baptiste) - Pour plus de sécurité, j'ai fait comme vous - j'ai endossé un gilet pare-balles... (Dépliant le document compromettant, il s'adresse à Gisèle, qu'il fait asseoir...) Asseyez-vous... là. C'était encore pour ce Stéphane, que vous vouliez tuer Papy ?
GISÈLE (voyant le document) - Vous avez trouvé ça, ici ?
MICHEL - Oui. (Il se présente) Je suis l'inspecteur Moine, de la Criminelle.
GISÈLE (semblant enfin libérée) - Vous pouvez faire de moi c' que vous voulez. j' m'en fous maint'nant. J'ai tout raté... ou... Tout a commencé le 28 mars, à exactement 9 heures du matin. Quand monsieur Baptiste est tombé du haut de l'escalier... Tout ça, c'était pour ma mère ! Pas pour ce Stéphane dont j'ai rien à fiche ! Pour ma mère !! (Perplexe, Michel a rapidement relu la lettre.)
MICHEL (fronçant les sourcils) - A quelle heure dites-vous avoir poussé monsieur Baptiste, ce 28 mars ?
GISÈLE - Je n' l'ai pas poussé ! Il est tombé, à 9 heures.
MICHEL - Vous êtes certaine que c'était bien à 9 heures ? (“Gisèle” fait oui de la tête) A 9 heures... pas à 10 heures 05 ?
GISÈLE - Je suis certaine que c'est bien à 9 heures, ou 9 heures 05. A cinq minutes près, je suis sûre de moi. Parce que chaque matin, depuis huit mois que j'étais à son service, on descendait de sa chambre, à cette heure précise. C'était l'habitude.
MICHEL - Pourquoi alors - dans ce cas, avoir écrit 10 heures 05 ?... (Il lui met la lettre sous le nez) C'est bien vous qui avez écrit et signé ce document ? Mad'moiselle Christine Letelliez, c'est bien vous ?
GISÈLE - Oui. C'est moi...
(Après avoir réfléchi un temps, Michel sort un petit calendrier de son portefeuille.)
MICHEL - Voyons... à part que le 28 mars tombait un dimanche, j' vois rien de spécial ce jour-là... Le dernier dimanche de mars...
PAPy (il semble avoir un déclic) - Dernier dimanche de mars ?... C'est le jour où on a changé d'heure, ça. Foutue connerie d'ailleurs !...
MICHEL - Oui... (Soudain, le déclic se fait dans sa tête) Ah ! mais oui !! (Refrénant son enthousiasme, il fronce les sourcils) Vous en êtes sûr au moins ?
PAPY - Evidemment.
MICHEL - Comment pourrait-on en être certain ? (Papy secoue la tête, et soudain, Michel trouve la solution) Sur le “Quid” ! ça doit être noté. (Il prend un “Quid” dans un des tiroirs du bureau et cherche... Il lit) “Horaire... France... 227 b. (Référence “Quid 85”. Il cherche la page indiquée et lit...) A partir de 1976, on est revenu au système de l'heure d'été, avancée d'une heure sur l'heure d'hiver. Le changement a lieu les derniers dimanches de mars et de septembre...” Et ben voilà. On y est ! (Il referme le “Quid” et le remet à sa place.)
PAPY - Voilà quoi ?
MICHEL (à “Gisèle”) - Maintenant, je suis sûr que vous avez écrit ça sous la menace. Ça ne fait plus l'ombre d'un doute. C'est ce Stéphane, qui vous a obligée ?... Avec ça, il pouvait vous faire chanter... (“Gisèle” reste muette) Vous ne voulez rien dire bien sûr, parce que vous vous croyez encore menacée ?... Par ce Stéphane, qui n'avait pas changé l'heure à sa montre, ce 28 mars ?... Et vous, ça ne vous a pas choquée quand vous avez écrit ça ?... (“Gisèle”, amorphe, fait non de la tête) Je suppose que vous deviez penser à autre chose à ce moment-là... En tout cas, si vous ne m'aviez pas dit à l'instant, que monsieur Baptiste était décédé à 9 heures 05, vous auriez pu avoir de gros ennuis... Pour une fois que ce changement d'horaire aura servi à quelque chose... Comment est mort monsieur Baptiste, mad'moiselle Letellier ? Est-il mort de sa belle mort ? et ensuite, Stéphane Doucet a-t-il voulu tirer profit de cette mort, en vous la faisant endosser ? en vous faisant chanter ? et en vous obligeant après, à commettre d'autres forfaits pour son compte ? Expliquez-moi.
GISÈLE - En fait, c'est lui qui a tué monsieur Baptiste... Pendant quinze jours, il a décloué la dernière latte du parquet, juste avant le début de l'escalier. Il me l'a avoué une fois que j'ai eu signé la lettre...
MICHEL - Eh ben !
GISÈLE (sur le point de craquer) - J'ai fait ça pour ma mère, qui est très malade !
MICHEL - Oui. A “la Crime”, nous l'avons su à temps. Avant de commettre un impair qui aurait pu être fatal pour elle...
GISÈLE (sanglotant) - ... Et après, j'ai pas su comment m'en sortir.
MICHEL - Pour chacun des autres “accidents”, entre guillements, c'est Doucet qui vous disait ce que vous deviez faire ?
GISÈLE - C'est moi qui devais... mais j'ai jamais pu. Alors, c'est lui qui faisait la... sale besogne. En fait moi, je faisais du charme aux retraités... Il me faisait faire le boulot d'une... prostituée... Je devais les amener à me léguer leurs biens. Pour ça, je devais être très gentille... Pour ce qui concerne monsieur Jeannet - qui devait être le dernier...
PAPY (l'interrompant) - Ravi de l'apprendre...
GISÈLE - ... Il a exigé que ce soit moi qui l'assassine. Il m'y a... obligée, parce qu'il ne voulait plus être le seul à être... inquiété, en cas de problème... Mais là encore, j'ai pas pu...
MICHEL - Si vous n'aviez pas voulu satisfaire à ses exigences -quant au fait de faire du charme aux retraités, pour qu'ils vous lèguent leurs biens - il aurait fait parvenir cette lettre à votre mère, bien sûr ?
GISÈLE - Si j'ai accepté de faire tout ça, c'est parce qu'il m'avait dit qu'avec l'argent acquis, on aurait pu la soigner...
MICHEL - Et vous y avez cru ?
GISÈLE - Pour sauver ma mère, j'étais prête à croire n'importe qui ! et à faire n'importe quoi ! Mais j' vous l' jure : pas à tuer !!
PAPY - Et moi, alors ?
GISÈLE - Vous ? J'ai fermé les yeux et j'ai tiré n'importe où !
MICHEL - Et moi ?!
GISÈLE - Vous, vous m'avez affolée... de la façon dont vous m'avez causé. C'est vrai, vous êtes la seule personne que j'aurais pu blesser, ou même tuer... (Elle se remet à pleurer) 'Faut pas m'en vouloir.
MICHEL (regardant Papy) - Allons, n' pleurez pas. On vous en veut pas.
PAPY (essayant de la consoler) - C'est plutôt moi qui devrais m'en vouloir, de vous avoir pris pour celle que vous n'étiez pas...
MICHEL - On a parfaitement compris le message : si vous ne faisiez pas ce à quoi vous obligeait Doucet, il tuait votre mère. Vous étiez dans l'impasse la plus totale... Mais à présent, il faut nous dire où on peut coincer ce “beau” monsieur. Ce Stéphane Doucet. Et l'affaire sera pratiquement bouclée. Bouclée, comme lui le sera aussi d'ailleurs.
PAPY (à Michel) - Au fait, satisfait de sa chèvre ? malgré le petit passage à vide, à la fin ?
MICHEL (en souriant) - Vous voulez dire, quand vous avez brouté la moquette ?
PAPY (pas très fier) - Ben, oui.
MICHEL - Très satisfait. Un vrai pro. Même lorsque vous vous êtes couché par terre ! C'était la meilleure façon d' vous protéger, foi d'policier !
PAPY - Ah, bon ?
MICHEL - Oui. Pas eu trop, trop peur ?
PAPY - Bof... Mais, finalement, je m'en suis mieux tiré que j' l'aurais pensé.
MICHEL - A la bonne heure.
PAPY - Ça, c'est le cas d' le dire !...
MICHEL - Ah, oui... (Lui passant son portable) Tiens, vous voulez bien appeler Natie s'il vous plaît ? pour la tenir au courant, et la rassurer ?
PAPY - Oui.
(Pendant qu'il compose un numéro de téléphone. Michel s'adresse à “Gisèle”, à qui il ôte les menottes.)
MICHEL - Alors, comment peut-on le coincer, ce jeune homme... de bonne famille ?
PAPY (enchaînant) - ...que ses parents sont morts au bagne...
GISÈLE - Je n'ai qu'un numéro de portable... (Elle lui tend un morceau de papier, sur lequel est inscrit un numéro de téléphone.)
MICHEL - On va essayer de faire avec ; mais je n' me berce pas d'illusions... Il va falloir nous aider...
PAPY (à sa correspondante) - Allô ? Natie ? C'est moi. La Frite !... Bon, ne t'inquiète pas. Tout baigne.... Oui. C'est fait ; en tout cas pour elle. Seul'ment comme on s'en doutait, c'est pas elle la seule en cause, loin s'en faut !... En fait, c'est bien le jardinier qui la faisait chanter. Il menaçait - à l'aide d'une lettre qu'il lui a fait signer - de dire à sa mère gravement malade du cœur, ce qu'elle avait fait à Baptiste... Et en fait, elle n'a pas tué Baptiste. Pas plus que les autres ! Que j' t'explique, vite fait ce qu'elle faisait : Elle, elle était chargée de faire du charme aux vieux, pour qu'ils cassent leur pipe, et une fois qu'ils lui avaient légué leurs biens, c'est l'autre, le Doucet, qui v'naient leur faire la peau. J' te dis ça en gros, hein... D'après ce qu'elle nous a avoué, elle n'a jamais tué un p'tit vieux. Elle ne pouvait pas ; alors c'est l'autre qui faisait la sale besogne... Par contre pour moi, ça a failli se passer différemment ; mais j' te raconterai plus tard. Michel va avoir besoins de la ligne... Je suis sur son portable.... Oui, oui, il va très bien. Il ne lui reste plus qu'à mettre la main sur la maître chanteur... (Un temps) Bop, bop, bop, bop, bop ! Bien sûr que ça se passera bien. C'est un super flic ton homme ! Hoocker à côté, c'est un marchand d' bananes !... Hein ? si j'ai eu peur ? Écoute, j' vais t' dire, il aura fallu qu' j'attende d'avoir 72 berges, pour connaître le grand frisson... Oui... oui... oui...
(Pendant que le rideau tombe assez rapidement, on entend Papy dire “oui” plusieurs fois, et de moins en moins fort, alors qu'en surimpression, une voix (la voix off) éventuellement enregistrée, dira :)
VOIX OFF (enregistrée) - “Bien sûr, Stéphane Doucet ne s'est jamais trop éloigné de “l'Ormaie”, craignant fortement que Christine -une fois encore - n'eût pas le cran d'éliminer monsieur Jeannet. De plus, s'étant aperçu qu'il avait égaré le document compromettant, il lui fallait absolument revenir dans la propriété, et le retrouver. Hélas pour lui, quand le lendemain, il voulut revenir, pour seconder Christine, il vit non loin de “L’Ormaie”, une voiture, avec à son bord deux hommes en faction. Il s'agissait de deux policiers en civil, là sur les lieux, à la demande de Michel... Se doutant de quelque chose, Doucet fit prestement demi-tour et prit aussitôt la direction de la Suisse. Et c'est à 21 heures 05 et non à... 22 heures 05 !... que, grâce au signalement donné par Christine, il fut arrêté à la frontière.
Sur ce, Christine Letelliez bénéficia d'un non lieu. Jamais à aucun moment, au cours du procès, ni Papy, ni Michel n'ont dit ce qui s'était exactement passé à l'Ormaie, ce 23 juillet 1999, entre 14 heures 30 et 14 heures 45...
De nombreuses personnes, émues par l'histoire de cette jeune femme, lui ont adressé des dons. Grâce à l'argent ainsi recueilli, sa mère a pu être opérée. Finalement, cette femme est décédée onze années plus tard...
Quant au tueur psychopathe, Stéphane Doucet, deux ans et douze jours après son emprisonnement à la Santé, on l'a retrouvé pendu aux barreaux de sa cellule. Et comme dirait “Papy-la-Frite” :
VOIX DE PAPY (enregistrée, ou off derrière le rideau) - Repens-toi, mon fils. Bop, bop, bop, bop, bop !
(Et le rideau s'ouvre sur tous les acteurs, pour le salut...)
Fin