Texte déposé.
Acte 1 – Scène 1 : Ma vie dans une boite à chaussure
Ambiance de début de soirée. Eclairage tamisé.
Chris est déjà sur scène à l’ouverture du rideau.
Salon chaleureux. Il y a un fauteuil, un lampadaire, une table et quelques chaises, un canapé, un porte-manteau, un coin bar / cuisine.
Sur un meuble-étagère, une platine disque, une collection de vinyles, des livres, des disques, des objets déco, dont un jardin Zen et son râteau, une boîte à chaussures, la photo de mariage de Chris et Kevin.
Chris se prépare un thé. Il semble calme, posé. Il fait le tour du salon, remet certains objets en place, redresse un tableau.
Son téléphone portable sonne. Il prend l’appel.
CHRIS
Allo ?...
Chris continue à s’activer dans le salon tout en parlant au téléphone
Oh, oui, bonsoir, mademoiselle… Cyndi, si vous préférez… Mais alors, appelez-moi Chris. Oui, Monsieur… ça me vieillit… On pourrait croire que j’ai 60 ans ! Pardon ? Euh… 58, depuis peu...
Vous appeliez pour la chambre ? Pas de souci, tout est prêt. La maison est bien vide depuis la fin de l’année universitaire passée. Vous faite bien finalement de venir un peu avant la rentrée. Je sais que chaque année, il y a pas mal d’étudiants qui galèrent pour trouver un logement.
Un temps. Chris est toujours en train de faire le tour du salon, à ranger, machinalement.
... Oui, pour votre ami Benjamin, c’est prêt aussi, vos deux chambres son mitoyennes. (Rieur) Personne d’autre, j’espère, sinon je devrai partager mon lit, et je ne suis pas sûr que mon mari apprécierait la chose, d’autant qu’il n’est pas là en ce moment.
Un temps
Oui… Oui… Bien sûr... Oh, c’est super ça !...
Chris semble tout à coup préoccupé, et pressé
Oh, veuillez m’excuser, mais quand on parle du loup… J’ai un double appel de mon mari… Je vous laisse et je vous dis donc à demain matin ? … Bonne soirée, mademoiselle, euh… Cyndi, bonne soirée…
Chris se déplace côté bar et prend le double appel
… Allo ? Kevin ? Salut. J’étais en ligne avec la nouvelle locataire. Elle arrive demain matin... Oui, elle a l’air très sympa. Elle est étudiante en psycho, à la fac. Et la chambre bleue c’est pour son copain, Benjamin, je crois.
Ben, écoute, ils m’ont demandé deux chambres séparées, ce n’est sûrement qu’un copain de fac.
Alors, dis-moi, comment va Martine ? Elle est sortie de l’hôpital ? …Bon, super, tu lui fais un gros bisou de ma part. Oh, oui, Ok, tu peux rester là-bas quelques jours pour l’aider, si tu veux, je gère ici et en plus, je vais avoir de la compagnie.
Tout à coup plus triste, il s’approche du jardin zen et gratte le sable avec le râteau tout en parlant
Tu me connais, quand je suis seul, j’ai un peu le blues, je me dis que je suis déjà trop vieux, je repense à toutes mes années d’adolescent, et d’étudiant gâchée, et même après, enfin, jusqu’à ce qu’on se rencontre... Je sais, y’avait des bons moments, aussi... enfin, on en a parlé souvent, je sais...
Reprenant le contrôle et son énergie bienveillante habituelle
Bon, ben, sur ces bons mots du condamné à mort, je te laisse !... Oui, encore quelques petits trucs à régler. Allez, bisous et… on s’appelle ?... Bisous… moi aussi.
Chris va se servir une tasse de thé, qu’il pose sur la table.
Il va chercher un disque et le place sur la platine. Musique douce et apaisante.
Il s’installe à table, commence à boire son thé, pensif.
Puis, s’interrompant, il se lève et attrape une boite à chaussure anodine sur une étagère. En la posant sur la table, on voit inscrit sur l’autre face de la boîte « Correspondance – Chris – 1985/1995 ».
Il se rassoit, ouvre la boîte, en extrait une lettre et la parcours des yeux.
Une voix off, jeune fait entendre ce qu‘il lit.
VOIX OFF (Celle de Jean-Luc, jeune)
« Jean-Luc, Nantes, 9 mai 1986.
Mon cher Christophe, n'importe quel expert en graphologie te dirait que l'homme qui écrit cette lettre est un homme exténué, vidé, épuisé. Et il aurait raison, le bougre !!! Tu me dis que tu tentes l’intégration à Sup de Co par la voie parallèle. Notre lointaine amitié, forgée dans l’enfer des 3 heures de cours de math du mercredi matin en Terminale avec monsieur SOSSET, mais aussi dans la densité de nos confrontations footballistiques (salut, Grand Max), notre lointaine amitié, disais-je, m’oblige à te révéler une chose cruelle mais à laquelle tu dois être préparé : La scolarité à Sup de Co est loin d’être le Paradis décrit par ces professeurs de Prépa.
En dépit de toute apparence, il y a un lien entre ces indigènes péruviens et l’étudiant en Ecole Supérieurs de Commerce, un lien qui les unit, au-delà des barrières culturelles et linguistiques, dans un même élan de survie face à une existence qui ne les ménage guère. Ce lien, c’est la feuille de COCA !!! Depuis deux mois, en effet, le labeur quotidien que j’endure m’a fait choisir le dopant naturel aux multiples vitamines et produis chimiques que j’ingurgitais inconsciemment durant la Terminale, en dépit des conseils avertis de la Mère Rika Zaraï qui n’avait pas à l’époque encore écrit son formidable recueil mais qui pratiquait déjà régulièrement les bains de siège pour lutter contre les engelures de l’hiver.
J’en suis venu à rester, toutes les nuits, branché à un goutte-à-goutte, ce qui me permet d’être très frais le matin lorsque démarre une nouvelle mais toujours aussi rude journée. Il est vrai que l’idée d’avoir remplacé le coca par du muscadet est assez astucieuse ; j’envisage d’ailleurs de déposer un brevet prochainement, ce qui m’assurerait une protection de 20 ans sur mon invention. »
Chris sourit. Il extrait une autre lettre, puis tout un paquet. Il semble en rechercher une en particulier. Quand il la trouve, il se lève et va s’installer dans le fauteuil.
Il est éclairé par un lampadaire au-dessus du fauteuil.
Il commence à la parcourir des yeux. Une nouvelle voix off se fait entendre : c’est Chris à l’âge de 21 ans.
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
« Christophe, Castelmaurou, le 19 septembre 1986
Jean-Luc, le moment est venu pour moi de te parler vraiment, comme je te l'avais promis. Si je ne t’envoie cette lettre qu'aujourd'hui, c'est parce que je voulais être un peu plus stable pour me jeter à l'eau. Car, ajouté aux examens que je passais, cela aurait fait beaucoup pour moi. Et puis, avouons-le, il est encore une fois plus facile de parler quand on est éloigné, car on peut surement aller plus loin dans la réflexion.
Mais alors, qu'est-ce que je voulais te dire depuis si longtemps, qui envahit et paralyse mon esprit ? C'est simple. Je crois que je suis amoureux de toi. Et quand je dis c'est simple c'est que je m’imagine déjà dans une société idéale où effectivement il ne relèverait pas de la peine de mort d’exprimer simplement ses sentiments.
Mais voilà, cette société, elle n'existe pas encore, et tout ce que je vois autour de moi est là pour me rappeler qu'elle n'est pas près de naître. Mon seul espoir étant que l'acte d'amour que j'accomplis aujourd'hui engendre des idées, des valeurs desquelles naîtra un jour cette Société tant rêvée. C'est très ambitieux, je sais, mais c'est apparemment indispensable, car depuis que mon cœur se cogne dans ce labyrinthe, quelques fissures sont apparues qui m'ont fait comprendre plusieurs choses et espérer en même temps.
Alors, Jean-Luc, c'est à toi et à toi seul que je pouvais m'adresser, car tu es ma terre promise, ma mission impossible, mes dix commandements grâce auxquels un jour nous pourrons dire « je t'aime », mais pour lesquels aujourd'hui je dois trouver la force du combat.
C'est ce combat, Jean-Luc, fait de dialogue et de sentiments que j’engage. Contre toi, peut-être, qui n'a pas forcément les mêmes sensations sur tel ou tel point, contre beaucoup d'autres enfin, qui se contentent de juger sans même avoir réfléchi aux conséquences désastreuses de leur intolérance. C'est pourquoi, je te demande, quel que soit le choc émotionnel (positif ou négatif) que tu puisses ressentir après avoir lu cette lettre, de trouver les mots les plus simple et les plus justes pour me répondre et faire progresser notre combat. »
Chris s’est endormi.
Les dernières phrases tournent en boucle dans sa tête, ses rêves prennent la forme sur scène de la projection d’images, avec un montage imprécis, les mêmes mots qui reviennent, avec alternativement la voix jeune de Jean-Luc et de Chris.
Puis d’autres mots, d’autres images, jusqu’à l’enfance.
Puis quelques mots de Chris, sans son, puis sans images.
Enfin, focus lumière sur Chris dans son fauteuil, profondément endormi, la lettre est tombée sur le sol. On n’entend plus que le bruit du disque, arrivé sur le dernier sillon.
NOIR
Acte 1 – Scène 2 : L’arrivée de Cyndi
Focus lumière douce du lampadaire au-dessus du fauteuil dans lequel Chris s’est endormi.
On entend le bruit du disque toujours en fin de course.
Puis l’éclairage s’élargit à tout le salon, lumière douce.
Un doux carillon et le chant des oiseaux indiquent qu’il est huit heures.
Tout à coup un coup de sonnette strident retentit !
CHRIS
Sursautant
Whaouuu ! Qu’est-ce que c’est ? Mais quelle heure il est ?
Regardant sa montre, il s’active plus qu’à son habitude
Merde ! C’est la gamine qui se pointe ! Mais je suis par prêt moi !
Il va ouvrir le rideau, laissant entrer la pleine lumière. Tout en s’activant
Bon, concentrons-nous : Le ménage, je l’ai fait hier, les poussières... ça ira !
Moi... (Un peu dubitatif) je l’ai fait hier !
Un nouveau coup de sonnette le fait sursauter. Il se précipite à l’interphone
Je ne m’y ferai jamais ! (Décrochant l’interphone) C’est au bout du chemin, la maison de gauche ! (Il raccroche, toujours aussi actif)
(Se parlant à lui-même) Et le « bonjour mademoiselle », c’est quand tu veux ! Non, suis-je bête, ça aussi tu l’as fait hier, au téléphone !
Il prend un grand souffle, utilise le jardin zen frénétiquement, pour se calmer
C’est bon... tout va bien se passer...
Juste mes chaussures, un coup de peigne...
Il est où ce peigne ! (Ne le trouvant pas, il attrape le petit râteau du jardin zen) Ça ira comme ça !
Un peu de déodorant (Il prend une bombe aérosol, en propulse une peu partout dans la pièce, puis, après une hésitation, s’en asperge lui-même)
Passant devant la photo de mariage avec Kevin, et avant de la ranger
Bisous !
Apercevant les lettres sur la table, à nouveau stressé
Oh ! Les lettres !
Il rassemble les lettres sur la table, les remet dans la boite à chaussure, qu’il range sur l’étagère, inscription « Correspondance Chris » visible. Puis il se ravise et retourne la boîte.
On frappe à la porte.
Au même moment, il voit la lettre qu’il avait lue dans son fauteuil sur le sol. Il panique à nouveau.
J’arrive, je cherche les clés !
Il ramasse la lettre, ressort la boîte y insère rapidement la lettre, remet rapidement la boite sur l’étagère. Un coin de feuille apparait, dépassant du couvercle. Il essaie sans succès de la faire rentrer. Puis renonce.
Il ouvre enfin la porte, épuisé.
CYNDI
Chargée de deux grosses valises, Cyndi se fraye un chemin jusqu’au salon, pose ses charges et peut enfin dire bonjour.
Très enjouée et active
Bonjour Monsieur... enfin Chris, si notre accord tient toujours !
CHRIS
(Reprenant son souffle) Bien sûr, (Forçant le ton) Cyndi !
Je suis désolé pour cet accueil un peu cavalier, mais je finissais tranquillement de me préparer et de préparer les chambres... (tirant une chaise, toujours essoufflé) Asseyez-vous, je vous en prie, vous avez l’ai bien essoufflée...
CYNDI (Se dirigeant vers la fenêtre (4ème mur)
Ne vous inquiétez pas, j’ai une paire de poumons de rechange dans la valise.
Je suis ravie d’être ici.
Chris exténué, s’assoie sur la chaise qu’il lui proposait
Votre jardin est magnifique. J’imagine déjà quelques soirées barbecue à regarder les étoiles, en écoutant les crapauds... et les merguez crépiter sur le feu... (se reprenant) euh, non, seulement les merguez sur le feu, vous avez compris !
CHRIS
(Riant) Oui ! Votre copain Benjamin n’est pas venu avec vous ?
CYNDI (Revenant vers la table)
Eh non ! Ah, les hommes, c’est plus ce que c’était ! (Ironique) Il a dû vouloir éviter de porter mes deux grosses valises !
Non, en fait on devait bien venir ensemble, mais il a raté le bus. Il ne devrait pas tarder.
CHRIS
Se levant, reposé, et se dirigeant vers la cuisine pour préparer une assiette de petits gâteaux
Eh bien, bienvenue. Vous serez ici, comme chez-vous, on partagera les pièces communes, on peut déjeuner ensemble, si vous le souhaitez, enfin, comme une pension de famille.
J’ai prévu deux chambres, comme vous me l’avez demandé, mais si vous préférez une chambre plus grande pour tous les deux...
CYNDI
Dieu m’en garde !
J’aime mon indépendance et cette année c’est boulot-boulot, il faut que je la décroche, ma thèse !
Elle rejoint Chris devant le bar, côté salon
Et pour être plus précise, nous ne sommes pas un couple. Benjamin est mon meilleur ami et j’irais jusqu’au bout du monde avec lui. (Insistant) Je suis déjà allée au bout du monde avec lui !
Mais, Benjamin joue plutôt dans votre équipe, si vous voyez ce que je veux dire.
CHRIS
Ça m’a l’air assez clair...
CYNDI
J’ai d’ailleurs beaucoup aimé que vous me parliez de votre mari hier, au téléphone. Je trouve ça tellement cool, tellement ça semble naturel, aujourd’hui.
CHRIS
Ça n’a pas toujours été aussi simple, mais, après 30 ans de vie commune, dont 10 ans de PACS et mariés depuis 8 ans, il n’y aurait bien que « Hibernatus » pour y voir quelque chose d’extraordinaire.
Cyndi semble ne pas comprendre. Chris revient à table avec l’assiette de gâteaux
Laissez tomber, Louis de Funès, une référence de vieux !...
CYNDI (Qui s’assied également)
Et pourquoi le mariage ? Vous trouvez que le modèle classique hétéro est enviable ?
CHRIS
Oui, ou non, je ne sais pas. Mais je veux pouvoir dire, parce que j’y ai accès, que c’est super ou que c’est nul, comme tout le monde.
Donc, vous étudiez la psychologie ?
CYNDI
Oui, je commence à en voir le bout ! Je prépare ma thèse. J’adore mes études. Je ne sais pas encore ce que j’en ferai, mais c’est passionnant.
Si vous saviez comme l’esprit humain est torturé parfois. Chacun se fait son schéma de pensée dans sa tête et quand les gens se rencontrent, surtout s’il s’agit de sentiments, ils ne se comprennent pas du tout !
Elle se lance dans une tirade, sans pauses
Moi, par exemple, quand j’ai un crush pour quelqu’un, j’y vais direct : « Bonjour, ça va ? J’ai un crush pour toi, qu’est-ce que tu fais dans les 50 prochaines années… », un truc simple, quoi. Je ne vais pas passer par des circonvolutions à n’en plus finir, du style (minaudant) « Est-ce que tu veux un café ? », « T’as voté pour qui aux européennes ? », « T’as une voiture ? » alors que ce que je veux au fond, c’est tout simple : qu’il m’amène le café au lit et qu’il m’emmène où je veux avec sa voiture. Des exemples comme ça j’en ai à la pelle, les gens sont d’un compliqué. Y’en a même qui n’arrivent pas à parler.
CHRIS (Souriant)
Ce n’est manifestement pas votre cas...
CYNDI
Benjamin est un peu comme ça. Pourtant, quand vous allez le voir, vous ne me croirez pas, mais...
Pendant que Chris et Cyndi discutent, on entend une voix qui semble parler à un enfant ou un animal domestique. C’est Benjamin qui arrive.
BENJAMIN (en OFF)
(Enjoué) Ah, on est arrivé !
CYNDI
Ah ! Quand on parle du loup...
Acte 1 – Scène 3 : L’arrivée de Benjamin
La discussion entre Chris et Cyndi a été interrompue par une voix qui semble s’adresser à un enfant ou un animal domestique.
BENJAMIN (en OFF)
Bon, tu promets d’être sage, hein ? On a la chance de trouver une nouvelle maison, alors il faut faire bonne impression !
CHRIS
(A Cyndi, gêné) Euh, vous deviez n’être que deux, non ? Et on avait dit pas d’animaux...
CYNDI
(Se dirigeant vers la porte pour l’ouvrir) Ne vous inquiétez pas. Si c’est ce à quoi je pense, vous ne serez pas trop dérangé...
Benjamin entre enfin. Il est chargé de deux gros sacs et porte sur son dos une étrange bestiole : une peluche de singe géante désarticulée aux bras et aux jambes fines et longues, enserrant Benjamin autour de son torse et de son bassin, sa tête rieuse reposant sur son épaule.
Benjamin a une tenue excentrique et arbore un sourire ravageur.
BENJAMIN
(A Cyndi, lui faisant une bise) Salut ma puce.
(A Chris, poliment, lui serrant la main) Monsieur...
Il pose ses bagages au sol
Désolé pour le retard, mais j’ai loupé mon bus ! Et l’autre, là (Désignant la peluche) qui ne voulait pas aller à l’école aujourd’hui... Alors, j’ai dû me le trimbaler... Non, j’déconne...
En fait, quand j’ai commencé mes cours de théâtre au conservatoire, le prof nous a dit « choisissez-vous un objet, un gri-gri, et gardez-le sur vous pendant toutes vos études. Ce sera votre fardeau, mais il vous aidera dans vos moments de doutes ».
Et voilà le fardeau que j’ai choisi ! (Fier) Je l’ai fait moi-même ! (Rigolant) Non, j’déconne !
Benjamin décroche son « fardeau » de son corps
Un gri-gri un peu grand-grand, mais... (Regardant tendrement le fardeau) c’est vrai qu’il m’aide. (Regardant Cyndi) Et lui, au moins, il ne me coupe jamais la parole...
CYNDI
Oui, eh bien permet-moi de te la couper, la parole, et de te présenter Chris.
Ah, oui... on a un arrangement : plus de Monsieur, c’est Chris, et moi Cyndi et toi Benjamin.
BENJAMIN
Imitant Tarzan et s’adressant à son fardeau
Et toi Cheetah !
Tendant un bras du « fardeau » vers Chris
(Au « fardeau ») Dis bonjour au Monsieur.
(A Chris, chuchotant) Je préfère que les enfants disent « Monsieur » ... question d’éducation.
CHRIS
(S’adressant au « fardeau ») Bonjour, mon ami, et bienvenue.
(S’adressant à Benjamin) Bonjour Benjamin. Cyndi m’avait un peu briefé, mais j’avoue... je suis ravi que cette maison s’illumine de gaité !
Donc, vous faites du théâtre ?
BENJAMIN
(Enthousiaste) Oui, j’adore ça ! C’est-à-dire que... moi qui suis si timide, si introverti... Ça m’aide beaucoup.
CYNDI
(Un peu lassée) Le seul problème, c’est qu’il est en représentation permanente...
BENJAMIN (Théâtral, jouant avec son « fardeau »)
Je peux vous déclamer du Molière autant qu’il vous en sied.
Tartuffe :
Ah ! Mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.
Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Le Misanthrope :
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers,
J'ai fait jusques ici, profession de l'être ;
Mais après ce qu'en vous, je viens de voir paraître,
Je vous déclare net, que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.
L’Avare :
Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons,
que l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence.
Tu murmures entre tes dents...
CYNDI
Stop !
(A Chris) Vous comprenez pourquoi je tenais à deux chambres séparées...
(A Benjamin) Laisse-moi te présenter Chris...
Chris est à la retraite, il est très gentil, il nous a préparé deux magnifiques chambres. Enfin, je dis ça, je ne les ai pas encore vues... Et on peut partager les parties communes, c’est super, non ? Et tu as vu ce jardin ?!
BENJAMIN (Asseyant le Fardeau sur une chaise)
(Regardant par la fenêtre, en bordure de scène) Oh oui..., c’est le voisin qui m’a ouvert le portail. Il m’a tout fait visiter... Je l’aurais bien visité lui aussi, d’ailleurs... Non, j’déconne...
(D’un ton langoureux) J’imagine déjà quelques soirées barbecue à regarder les étoiles dans ses yeux, en écoutant son cœur... et sa saucisse crépiter sur le feu... (Reprenant un ton normal) euh, non, seulement sa saucisse... ou son cœur sur le feu de mon... enfin, vous avez compris !
CYNDI
Désolé, Chris, mais il va falloir vous y faire !...
CHRIS
Un peu de jeunesse dans cette maison, ça fait du bien... Et puis, c’est vrai que le voisin donne envie de visiter...
Benjamin parait étonné, bouche bée
CYNDI (A Benjamin, lui refermant la bouche d’un doigt sous le menton)
Oui, je ne t’ai pas tout dit... Je craignais pour ton petit cœur. Chris joue dans ton équipe ! Il est en couple depuis 30 ans avec un garçon adorable... que je ne connais pas, mais après 30 ans de vie commune, dont 10 ans de PACS et 8 ans de mariage, c’est forcément un charmant garçon.
BENJAMIN
(Comme choqué) Oh, my God ! Vous êtes... ça existait déjà au siècle dernier ?...
CHRIS
(Amusé) Apparemment...
BENJAMIN
Mais vous faisiez comment pour vous reconnaître ?... Y’avait déjà Tinder, Grinder... ou PapyGay peut-être ?... (Ironique) Ben non, suis-je bête... Vous deviez être jeune, à l’époque.
CYNDI
(Outrée, mais amusée) Benjamin !...
CHRIS
(Amusé) Oui, j’étais jeune... Et pour ce qui est des moyens de communication, c’était plutôt... le minitel.
BENJAMIN
Re My God ! J’en ai vu un une fois... au musée...
S’approchant de Chris et lui tendant les deux mains, mais ostensiblement viril
Mon cher Chris, bienvenue dans mon équipe ! Et bienvenue chez vous ! (Faussement séducteur, théâtral) Ma chambre est ... quelque part. Ma porte restera toujours ouverte pour vous... Non, j’déconne.
CHRIS
Bon, eh bien, puisque les présentations sont faites, je vais vous montrer vos chambres et vous laisser vous installer tranquillement. (Il se dirige vers la sortie côté nuit, Cyndi et Benjamin commencent à reprendre leurs bagages pour suivre Chris)
(Se retournant vers les jeunes) Je ne serai pas là de la journée, je vous confie la maison. Je vais voir ma mère.
BENJAMIN (Ne pouvant s’empêcher de sortir une vanne)
Dans quel cimetière ?
Se rendant compte du malaise, il attrape le sifflet qu’il a autour du cou, et sort un carton rouge de sa veste
(Coup de sifflet) Oh ! Faute ! Faute ! Carton rouge !
(A lui-même) Non mais ça ne va pas ?! Il faut te reprendre, Ben !
CHRIS
(Souriant) Pas de soucis... Elle était excellente
NOIR
Acte 1 – Scène 4 : Découverte de la correspondance
Le Salon est vide, sans bagages, il est 11h du matin. Les jeunes ont eu le temps de s’installer dans leurs chambres respectives. Benjamin entre, côté nuit, calmement, trainant son « fardeau » par une main et écrivant un sms sur son portable de l’autre.
BENJAMIN
(A son « fardeau ») Non, non et non. Tu ne peux pas rester avec moi dans la chambre.
(Parcourant le salon, à la recherche de l’endroit idéal) Tu es grand maintenant. Oui, je sais que tu l’as toujours été, mais tu sais très bien ce que je veux dire...
Et puis, (d’un air coquin) si je reçois le voisin... C’est gênant tu comprends ? (Outré) Comment ça, ça ne m’a pas toujours gêné !? Certes, mais les plans à trois, c’est plus mon truc. (Pédagogue) J’ai évolué, tu sais... Je suis plus romantique... plus réfléchi...
(S’arrêtant devant le canapé) Tiens, regarde, tu seras parfait ici !
Il installe le « fardeau », assis sur un côté du canapé, avec soin, hésitant sur la position idéale.
Il y aura bien plus d’animation ici que dans ma chambre... enfin, je le crains !
Cyndi entre à son tour, toujours côté nuit et tout aussi calmement. Elle fait doucement le tour de la pièce, semble curieuse de tous les objets.
CYNDI
Ça y est, ma chambre est nickel, je vais enfin pouvoir travailler dans de bonnes conditions. Il faut vraiment que je l’aie cette thèse.
BENJAMIN
Tu as choisi quel thème ?
CYNDI
Je ne sais pas encore. J’ai pris l’option « Psychologie de la socialisation ». Enfin, tout ce qui tourne autour des rapports humains... (Avant que Benjamin ne puisse réagir) et interdit de faire une vanne là-dessus, OK ? !
BENJAMIN
(Se justifiant) Mais... je ne sors pas tout le temp des vannes ! Les rapports humains... (Insinuant) C’est important...
CYNDI
Tu sais que tu pourrais être un très bon sujet expérimental...
BENJAMIN (faussement effrayé)
Tu vas me disséquer !
CYNDI
Bien sûr, je vais disséquer ton joli petit cœur, pour comprendre enfin ce qu’il a à dire...
BENJAMIN (désignant son « fardeau »)
Tu sais bien où il est, mon cœur, mais bon courage... (Il se dirige vers le « fardeau ») Moi-même, je n’arrive pas à le faire parler... Alors, si tu le dissèques, tu risques de n’en retirer que de la mousse ou des morceaux de vies recyclées...
CYNDI (Forçant un ton joyeux)
Wouaaah... On est parti un peu loin, là non ?
Tu veux un thé ? (Elle se dirige vers le coin bar/cuisine)
BENJAMIN
Oui, avec un soupçon d’amour...
CYNDI
C’est le voisin qui t’a retourné ? Qui t’a retourné la tête, je veux dire... (A elle-même) C’est fatiguant de devoir choisir ses mots...
Et toi, tu as choisi quoi comme option, cette année ?
BENJAMIN
Le chômage.
Non, je ne déconne pas ! Après cette dernière année, je pense faire des petits boulots, si possible dans le milieu artistique, et quand j’aurai droit au chômage, je monterai un dossier pour créer une troupe de théâtre. Et essayer de bouffer tous les jours.
Après... j’aime bien l’écriture, l’impro, découvrir des talents...
CYNDI
Et l’amour, dans tout ça ?
BENJAMIN
Au chômage !
Enfin, je parle du vrai amour. (Tout à coup enthousiaste) J’ai une théorie, mais... tu ne te fous pas de ma gueule, OK ? En fait il y a plusieurs niveaux d’amour. Je les ai résumés dans un poème :
Il y a le pote, ou la « pote » :
(Il prend un ton de déclamation, emprunté)
Un copain c’est quelqu’un que tu vois tous les jours
Qui t’amuse, qui t’enchante et qui te joue des tours
CYNDI
Ça, je vois très bien, c’est mon Benjamin !
BENJAMIN
Ensuite, il y a l’ami :
L’ami, c’est celui qui sait se tourner vers toi
Pour t’aider et pour vivre pour toi et pour toujours
CYNDI
Je postule !
BENJAMIN
Mais... mais... (Se dirigeant vers la fenêtre, comme s’il voyait le voisin)
Mais quand en le voyant tu l’admires depuis
Quand dans tes rêves fous tu t’imagines en lui
Avec son même regard, et ses gestes, et son cœur
Que tu veux conquérir, ô comble du bonheur
Il revient vers Cyndi, tourne autour d’elle
Oui, quant à celui-là, si noble et si fragile
Qui n’est autre pour toi qu’un idéal profil
Ce n’est ni ton copain, copain de tous les jours
Ni ton meilleur ami, ton ami de toujours
C’est plus fort et plus doux, en fait, c’est
Reprenant son ton habituel, se tournant vers Cyndi
C’est, c’est... J’aimerais bien savoir qui c’est !
CYNDI (Malicieuse)
Le voisin, peut-être ?
BENJAMIN (Rejoignant Cyndi à table)
(Ironique) Non, ça c’est la voie parallèle, le cul ! Intéressant, passionnant ! Mais, ça n’a rien à voir, sinon je serais aussi vierge que mon livret A !
Bref, l’amour, c’est bien, mais il ne faut pas oublier de s’éclater...
CYNDI (Se levant et parcourant doucement le salon)
Eh... Tu ne remarques rien de spécial dans cette pièce ?
BENJAMIN (Scrutant autour de lui)
Non...
CYNDI (Marchant toujours, longeant l’étagère)
Tout est si bien rangé, organisé, ici. Pas une miette, par un journal qui traine, pas un disque oublié là où il ne doit pas être...
BENJAMIN
On ne va pas s’en plaindre. Rappelle-toi la précédente colocation !
CYNDI (Marchant toujours, telle madame Colombo avant de révéler l’assassin)
Tout est parfait... sauf une chose.
BENJAMIN (Scrutant à nouveau)
Je ne vois pas...
CYNDI (Désignant la boîte à chaussure)
Regarde. Ce bout de papier qui dépasse...
BENJAMIN
Oui, et alors ?
Cyndi saisit la boîte, la pose sur la table.
Le bout de papier est toujours visible par le public, Cyndi et Benjamin découvrant de l’autre côté l’inscription.
CYNDI
Correspondance – Chris – 1985/1995
Je suis sûre que ce bout de papier a envie de nous dire quelque chose...
BENJAMIN (Rebelle)
Cyndi, non ! Tu n’as pas le droit de faire ça !
D’abord, on ne fouille pas dans les affaires des gens qui nous accueillent, et qui nous font assez confiance pour nous laisser seuls, dans la maison pour toute la journée...
Et puis..., lire la correspondance des autres, ça ne se fait pas !
CYNDI (Hésitant encore à retirer le couvercle de la boîte)
Qu’est-ce que tu peux être vieux-jeu, ou peureux, ou je ne sais pas quoi !
BENJAMIN
Et puis, tu as vu les dates ? 1985 à 1995 ! C’est sûr que tu ne vas pas trouver les factures EDF ou les impôts locaux. Il s’agit surement de courriers intimes, qu’il a gardé précieusement dans une boîte justement parce que c’est intime.
Moi aussi, j’ai ma boîte...
CYNDI (Intéressée)
Ah oui ?!
BENJAMIN (Vexé)
Heureusement que tu ne sais pas où elle est. Allez, remet cette boîte, s’il te plait.
CYNDI
On remettra tout en place, promis.
J’en ai besoin pour ma thèse. T’imagine... toucher du doigt les vestiges des amours de l’homme du siècle dernier...
Elle ouvre la boîte, sous le regard désespéré de Benjamin. Elle sort des paquets de lettres, en choisit une, par hasard, et commence à la lire, assez platement, comme pour provoquer Benjamin.
« Donc, Jean-Luc, je t'aime. (Simplifions au maximum !) Jusque-là aucun problème. Certes, il existe des formulations plus ou moins romantiques, mais en général, le sentiment d'amour bénéficie de l'approbation de tous. Seulement le problème est simple : Celui qui déclare ceci, et qui se trouve se prénommer « Christophe » est aussi un garçon. Alors là ça ne va plus du tout. Et tous ceux qui se rallieront au scandale ne pourront tout de même par nier qu'il s'agit de leur seul véritable argument ! Car au fond, ils ne remettent pas en cause la sincérité du sentiment qui nourrit cet amour. »
C’est vachement profond, tu trouves-pas ?
Benjamin montre ostensiblement qu’il est fâché, mais ne réagit pas. Cyndi reprend sa lecture.
« Crois- bien Jean-Luc que j'aurais préféré te parler comme ça bien plus tôt et bien plus directement. J'étais à deux doigts de le faire l'autre jour quand tu m’as raccompagné de la soirée chez Véro. Surtout quand tu m'as dit que tu t'ennuyais dans ta maison ou tu étais si seul. Une nuit entière, ça nous laissait beaucoup de temps pour parler. Mais n'étant pas certain de ce que tu pouvais imaginer à mon sujet, je ne l'ai pas fait. Je sais aujourd'hui que j'ai eu tort, car tout laissait penser que tu attendais ce dialogue : j'avais déjà été assez explicite dans mes précédentes lettres, et il semblait que tu t'étais un peu plus rapproché de moi. Et puis même si tu n'avais pas été prêt à dialoguer, tu ne m'aurais pas tué pour autant ! Le cœur d'une fille (enfin, son âme) est identique à celui d'un garçon. »
Cyndi parait émue, Benjamin fait toujours la gueule
C’est trop émouvant, j’adore...
BENJAMIN (Se levant)
Oui, eh bien adore-le si tu veux, moi j’ai honte de ce que tu viens de faire. Et je préfère aller me coucher...
Il se dirige rapidement vers le côté nuit. Il sort
CYNDI (Détachée)
Oui, c’est ça... avec le voisin...
BENJAMIN (Revenant dans le salon, s’adressant et attrapant son « fardeau »)
Viens, mon cœur, elle serait bien capable de te disséquer...
NOIR
Acte 1 – Scène 5 : L’interrogatoire
Fin d’après-midi. Cyndi est seule en scène. Elle est en train de travailler sur la table.
La boîte à chaussure est toujours là et de nombreuses lettres sont éparpillées tout autour. Cyndi a l’air studieuse. Elle prend des notes tout en parcourant les lettres. Ses expressions passent du sourire à la jubilation, puis à l’émotion.
On entend Chris qui entre, apparemment affairé avec son parapluie.
CYNDI (Chuchotant)
Merde !
CHRIS (en OFF)
Quel temps pourri ! Heureusement que j’avais mon parapluie.
Cyndi s’affole et range les lettres dans la boîte, le couvercle dessus, et la boîte sur l’étagère. Aucun bout de feuille ne dépasse...
Cyndi s’est rassise à table, l’air cool, détachée, elle semble lire ses cours.
CYNDI
Oh, vous voilà, Chris. Pas de pot pour le temps ! ça s’est gâté il y a deux heures. On a beaucoup pensé à vous. Voulez-vous un thé pour vous réchauffer ?
CHRIS
(Se mettant à l’aise) Merci beaucoup, Cyndi, mais... j’ai mes petites habitudes, alors, si je vous explique exactement comment je conçois une bonne pause thé... enfin, bref, j’aurai plus vite fait de le faire moi-même.
En revanche, je vous retourne la proposition !
CYNDI
Avec plaisir !
Un temps, Chris s’est dirigé vers la cuisine
Comment va votre maman ?
CHRIS
(Sérieux) Entre les chrysanthèmes... (Imitant Benjamin) Non, j’déconne. (Il rit) Benjamin m’a trop fait rire, tout à l’heure ! Il est vraiment très amusant.
CYNDI
A haute dose, ça peut devenir soulant, mais je l’aime bien mon Benjamin... Il est allé se coucher. Le décalage horaire, surement...
CHRIS
Le repos de l’artiste... Il me rappelle tellement ma jeunesse...
CYNDI
Ah oui ? Vous étiez aussi exubérant ?
CHRIS
(Riant) Oh, non !
Sage comme une image. Dans les repas de famille, je ne disais jamais rien. Et quand ma mère demandait devant tout le monde « Chris, pourquoi tu ne dis rien ? », ça me faisait rougir au début. Jusqu’au jour où j’ai trouvé la réponse parfaite : « Moi, je ne parle que quand j’ai quelque chose d’intéressant à dire ».
Chris revient à table avec le plateau thé / gâteaux
Non, Benjamin me rappelle l’artiste que j’étais. Perturbé, surement, mais artiste. Une obsession de rendre la souffrance plus belle, ou au moins plus présentable.
CYNDI
Vous devriez vous inscrire en fac. Vous venez de résumer en une phrase six mois du cours « Art et psychologie » !
Vous écrivez des romans ?
CHRIS
Non, je les vis. Enfin, je parle d’une période, (Ironique) le siècle dernier, où je n’avais pas encore rencontré le théâtre, autre point commun avec Benjamin. Alors, c’étaient des poèmes, des lettres… (Un temps) J’ai même réussi à deux reprises pendant mes études supérieures, à m’exprimer en public comme celui que j’étais vraiment.
CYNDI
Génial ! Vous avez fait votre coming-out à ce moment-là ?
CHRIS
Non, je n’en étais pas encore là ! Et je ne pense pas que l’expression existait encore.
La première fois, c’était en cours de communication, l’enfer pour moi. Il fallait, sans n’avoir rien préparé, choisir un thème, monter sur l’estrade devant une vingtaine de camarades qui ne me connaissaient pas plus que ça, et défendre ce thème pendant cinq minutes. J’avais choisi pour thème : le minitel rose.
Cinq minutes à défendre cet outil tellement décrié, mais qui m’avait permis, quand il n’y avait alors ni internet, ni mails, ni sms, de discuter avec mes semblables, et pas que de « rose ». Là, sur l’estrade, la voix chancelante, j’ai tenu. Et tout l’auditoire était... sans voix. Ils n’avaient surement rien de plus intéressant à dire...
CYNDI
Et la deuxième fois ?
CHRIS (Se relevant pour aller chercher du sucre)
Oh, ce serait trop long.… mais pour résumer, j’ai réussi, lors de la soirée « Talents » de mon école de commerce, à tenir l’écoute de 300 étudiants, dont les gros lourds qu’on trouve dans ce genre d’auditoire. Et ce, pendant 20 minutes, en déclamant sur scène mes poèmes, avec pour récompense une salve d’applaudissements à décrocher la lune.
Mais, je dois vous ennuyer avec mes histoires de grand père.
CYNDI
Non, au contraire !
Vous avez parlé de lettres. A qui étaient-elle adressées ? A des amis ? Des amoureux ?
CHRIS
Les deux, mon capitaine...
A pas mal de copains et copines d’études, en fait, avec qui j’essayais d’entretenir cette relation épistolaire, comme une bouteille à la mer. Je craignais qu’en commençant à travailler, je perde tous mes copains et que je sois bien incapable de m’en faire d’autre.
Et puis... Il y avait Jean-Luc, un copain de seconde, première et terminale dont j’étais tombé fou amoureux, sans jamais le lui dire. Mon premier amour.
CYNDI
Pourquoi cela vous rend-il tout à coup si triste ? Vous vous êtes perdus de vue ?
CHRIS (Hésitant)
Disons qu’on n’avait pas les mêmes lunettes !
Après ces trois années, au lycée, j’ai commencé à lui écrire, toujours sans rien dire de mes sentiments. Il me répondait, je lui répondais, des lettes délirantes mêlant humour et philosophie, mais sans jamais dévoiler mes sentiments. Trois années de plus à entretenir la flamme, enfin, ma flamme, et qui ont au moins fait naître une réelle amitié.
CYNDI
Et vous ne lui avez jamais rien dit de votre amour ?
CHRIS
Si, il y eut la lettre de la révélation... 19 septembre 1986... Puis les jours qui suivent où je pistais le facteur jour après jour depuis la fenêtre de ma chambre. Dans ces moments-là, c’est un véritable héros, le Facteur. On imagine tous les scénarios. On refuse de penser au pire.
Et enfin, une réponse, réfléchie, honnête, bienveillante, mais sans appel.
Il se lève et marche, pensif, dans le salon
Ces cinq ans d’amour à sens unique qu’un réveil brutal réduit en un rêve. Cette amitié, bien réelle, qui risque de ne pas résister, car il va prendre peur, il sera gêné, il pensera que s’il maintient cette relation, il risque de me conforter dans ce rêve...
Il s’assied dans son fauteuil
Nous avons encore échangé pendant un an, nous interdisant inconsciemment de parler de sentiments, pacte que je n’ai pas toujours respecté, puis plus rien en retour malgré mes lettres ; Puis, la veille de Noël 1987, Jean-Luc m’écrit : quel joli cadeau ! En forme de regrets et d’excuses. Mais cadeau périssable. Et trois mois plus tard, fin de l’histoire, enfin, je le présume. On ne s’est jamais dit adieu.
Chris semble très affecté d’avoir à se remémorer cette période. Il retire ses lunettes pour assécher ses yeux. Cyndi le rejoint, s’agenouille sur le côté du fauteuil, lui prend la main.
CYNDI
Chris, votre histoire est très émouvante. Je suis sûre que cela vous aura fait du bien de délester votre cœur de tous ces souvenirs, de tous ces moments. Non pour les oublier, au contraire, mais pour accepter qu’ils fassent partie de vous, et que si le cœur de Jean-Luc ne battait pas au même rythme que le vôtre, vos sentiments étaient purs, réels, vous ne les avez pas rêvés.
Vous devez laisser vivre cette réalité, votre réalité, pour profiter de la vie, de votre mari, de votre futur.
Elle se lève, gênée, s’éloigne un peu de Chris, elle le regarde
Chris, vous avez été trop honnête avec moi pour que je ne le sois pas envers vous. Cet après-midi, je me suis permise d’ouvrir votre boîte à souvenir et de lire cette correspondance dont vous m’avez parlé.
Benjamin a voulu m’en empêcher, mais je suis trop curieuse, et j’imaginais faire ma thèse sur l’évolution des relations amoureuses à travers les générations, alors...
Avec Benjamin et vous, j’avais sous la main deux spécimens extraordinaires.
Tournant le regard
Je vous remercie de vous être confié à moi, j’ai ressenti ce vide qui vous submerge de temps en temps, cette nostalgie de ce qu’on n’a pas pu vivre, ce déséquilibre quand on a un pied vers l’avenir et l’autre vers le passé.
Mais je suis désolée. J’ai trahi votre confiance en fouillant ce passé. J’ai mal agi. Je repartirai demain.
CHRIS (Se levant, rejoignant Cyndi)
Merci, Cyndi.
Merci de bien vouloir rester ici, demain et pour toute ton année universitaire.
Merci de m’avoir aidé à parler de tout ça.
Merci d’avoir ouvert cette boîte.
Se dirigeant vers l’étagère et désignant la boite à chaussures
J’ai su, dès que je suis rentré, que tu avais lu ces lettres. Il n’y avait plus le bout de feuille qui dépassait du couvercle.
Oh, je n’avais pas fait exprès de laisser cet indice, mais ce bout de papier m’était apparu finalement comme un fil de mon présent qui pendait, et qui attendait que quelqu’un s’en saisisse, le tire, et déroule délicatement la pelote de ma vie, et, pourquoi pas, m’aide à défaire certains nœuds.
C’est ce que tu as fait, Cyndi, et je t’en remercie.
Cyndi rejoint Chris rapidement, comme une libération et l’enlace
CYNDI (Ragaillardie, se dirigeant vers sa chambre)
Merci à vous Chris. Vous avez tellement de choses à m’apprendre...
Elle quitte le salon, vers sa chambre.
Chris reste seul, pensif. Il ressort la photo de son mariage avec Kévin, qu’il avait pudiquement retirée avant l’arrivée des jeunes, éteint la lumière, puis se dirige vers sa chambre.
NOIR
Acte 1 – Scène 6 : Premières confessions
Lumière tamisée. Aucun bruit.
Benjamin est seul, couché sur le dos dans le canapé, en pyjama. Enfin, presque seul. Il est tendrement enlacé à son « fardeau », son doudou de la nuit. Il a une lettre de Chris sur le torse. Une main pendante jusqu’au sol en tient une page que Benjamin devait lire avant de s’endormir. Il semble parler dans son sommeil. Des bouts de phrases, des réactions, des vannes, du Benjamin…
BENJAMIN (Endormi, il respire fort, certains mots ou phrases sortent de sa bouche)
... voisin... saucisse... pas disséquer... quel cimetière ?... pffff... carton rouge
Chris entre, sans bruit, de l’entrée principale, côté gauche, sa chambre. Il est en robe de chambre. Il remarque tout de suite Benjamin. Le laisse dormir. Il va se préparer un thé.
Il pose un petit plateau avec trois tasses et quelques biscuits sur la table. Il lui vient une idée. Se plaçant derrière le canapé, il attrape délicatement le « fardeau » et le redresse, comme s’il était assis. Il joue alors au ventriloque et s’adresse à Benjamin.
CHRIS (Incarnant le « fardeau »)
Benjamin ? (Pas de réponse) Benjamin ? (Pas de réponse) Benjamin, c’est le voisin...
BENJAMIN (Toujours endormi)
Saucisse...
CHRIS (Incarnant le « fardeau »)
Benjamin, tu veux du thé ?
BENJAMIN (Toujours endormi)
Du thé à la saucisse ?
CHRIS (Incarnant le « fardeau »)
Oui... Et des gâteaux à la saucisse !
C’est le voisin qui les a faits pour toi... Il a pris de la farine de saucisse, des œufs de la vache à saucisse, du lait de chez madame Saucisse, et du chocolat de chez monsieur Boudin. Et hop, sur le barbecue à saucisse...
Benjamin s’étend, se frotte les yeux, aperçoit le « fardeau », prend conscience de cette conversation étrange et prend peur.
BENJAMIN
(En train de se réveiller) Un barbecue à saucisse ? (Il voit le « fardeau » en train de lui parler) Aaaahhh !!!
Benjamin s’est redressé dans le canapé, comme recroquevillé, par peur. Chris sort de sa cachette en riant.
CHRIS
Désolé, je n’ai pas pu m’en empêcher !
Il va s’assoir à table
Tu prendras un thé ? Sans saucisse ?
BENJAMIN
(Vexé) Oui... (Plaintif et moralisateur) Faut pas faire peur aux gens...
CHRIS
(Sur le même ton, rassemblant les lettres en vrac sur la table) Faut pas lire le courrier des gens...
Benjamin récupère les lettres qu’il avait près de lui et rejoint Chris, à table, penaud et encore un peu endormi
BENJAMIN
Je suis désolé... Mais Cyndi m’a tellement bassiné avec ces lettres...
Il dépose les lettres dans la boite à chaussures
Elle m’a raconté vos discussions, le fil qui dépasse, la pelote de la vie qu’on déroule délicatement, tout ça... (S’excusant) J’ai eu envie de tirer le fil...
Un peu absent
On s’est disputé hier avec Cyndi. Et moi, ça me fait mal quand on se dispute.
Ça me rappelle trop la première fois qu’on s’est disputé. C’est comme ça qu’on s’est connus d’ailleurs. J’avais un peu trop bu, et un peu trop approché son petit copain en boîte. Un hétéro à 200% ! Comme on dit, c’est les plus faciles à glisser dans son lit : au pire, ils deviendront hétéros à 100%, ce qui est plutôt honorable !
Ce soir-là, j’ai à peine eu le temps de faire un sourire à son mec que Cyndi est arrivée comme une furie ! Elle gueulait, elle m’injuriait, elle me défiait du regard. C’était la première fois que je la voyais. Et plus elle m’injuriait, plus mon sourire se voilait des larmes de mon passé, plus cette carapace que je croyais solide se fendillait.
Ce soir-là, Cyndi a vu un court instant Ben, le vrai, et tout en continuant de gueuler, elle ne s’écoutait plus et percevait le cœur déconfit que je voulais cacher. Je vis alors deux larmes perler au bord de ses yeux, comme pour s’excuser de ses mots qu’elle me balançait sans vraiment savoir pourquoi, comme pour me dire qu’elle avait compris, qu’elle m’avait compris.
Elle a largué son mec sur le champ. Elle lui reprochait presque de ne pas m’avoir défendu. Nous ne nous sommes plus jamais quittés depuis.
Il se lève et marche sans but précis, pour sortir de sa tristesse
C’est pour ça que ça me fait mal.
Oh, je sais très bien faire le clown, j’en ferai même surement mon métier. Qu’on me vanne, qu’on me crie dessus..., qu’on m’insulte même, pas de souci, je m’y suis fait avec le temps, j’en redemanderais presque, même, aujourd’hui.
Il va s’assoir dans le canapé, prend son fardeau, comme pour se confier
Mais qu’on me prive d’affection, d’attention, même un instant, et je n’existe plus, je ne sers plus à rien... Comme un vieux minitel dans un musée...
Sortant de sa tristesse, en ricanant
Et vous, avec vos saucisses ! Vous n’avez pas honte ?! Vous avez dû interrompre un super rêve romantique... ou le rêve d’un super plan cul... ça dépend des jours !
CHRIS
Je n’ai fait que m’inspirer de tes propres rêves dont quelques mots s’échappaient de ta bouche...
BENJAMIN (Revenant à table)
C’est vrai que je parle la nuit ! Heureusement que je n’ai pas dormi ici, il y a deux jours ! C’était torride ! (Commençant à prendre son petit déjeuner) Notez, ça a ses avantages de parler la nuit : Quand je me retrouve seul dans mon lit en me réveillant, alors que, si je me souviens bien, il devrait y avoir quelqu’un à côté de moi, ben, c’est surement parce que je lui ai dit ce que je pensais de lui avant de me réveiller... Ça évite les explications inutiles...
CHRIS
Promis, je n’écouterai plus tes rêves ; je mettrai des boules Quies.
BENJAMIN (Redevenu sérieux, regardant la boîte à chaussure restée sur la table)
J’ai tout lu... Y’a plus de pelote ! Elle a été un peu compliquée votre vie, quand même !
CHRIS
On peut penser ça parce que j’ai eu le besoin de la mettre sur papier. Mais je pense qu’on a chacun des parcours atypiques, et parfois difficiles.
Toi aussi, tu sembles avoir des douleurs enfouies, et tu as choisi le théâtre pour leur offrir un cadre, une lumière, des paillettes, pour les protéger le temps que tu sois prêt à les affronter.
BENJAMIN (Désignant la boite à chaussures)
Je n’ai pas de papier, pas de stylo, mais j’ai trouvé dans cette boite des mots qui m’ont parlé. Et qui m’ont écouté en même temps, je ne sais pas comment dire ça, c’est très bizarre en fait.
Et cette histoire avec Jean-Luc... Cinq années à l’aimer sans rien dire, puis un seul mot, et ensuite, des années à essayer de l’oublier. Quel gâchis... Moi, je n’aurais pas tenu 3 jours !
CHRIS
On n’est pas pareil tous les deux : ton cœur, à toi, semble surprotégé par une ceinture de chasteté émotionnelle à toute épreuve, faite d’humour et de provoc. Seul celui qui trouvera la clé aura le privilège d’entrevoir ton cœur, parce que tu l’auras choisi.
Chris se lève et commence à débarrasser la table
Moi, c’était l’inverse. Mon cœur était une éponge qui prend tout ce qui passe pour de l’amour : un simple regard, un sourire, une poignée de main, un merci. Ça remplissait mes journées. Et ça remplissait mes rêves.
Le bordel que c’était là-dedans ! Tu n’imagines pas ! Alors, bien sûr, j’étais obligé de faire le ménage de temps en temps pour ne pas me perdre définitivement : par des lettres, des poèmes, et pas mal de larmes aussi, sur l’oreiller.
BENJAMIN (Aidant Chris à ranger et nettoyer la table)
Si j’avais été là, à l’époque, c’est moi qui vous le dis, je vous aurais secoué un peu ! A quoi ça sert d’avoir une machine à aimer aussi... performante, si c’est pour ne l’utiliser que dans votre jardin secret !
(Étonné de son envolée littéraire)
Wouha ! Faut la noter, celle-là. Apparemment, vos lettres sont linguistiquement transmissibles : je commence à parler comme vous !
Chris va s’assoir dans son fauteuil, Benjamin le suit et va s’assoir dans le canapé
CHRIS
C’est tellement plus facile de rêver... Tu choisis tes acteurs, ton scénario, en général, tu te donnes le beau rôle... Même s’il est arrivé souvent que je n’aie aucun rôle : je vivais seulement par procuration l’amour dont j’étais un témoin. Je t’assure que ça me suffisait pour faire battre mon cœur. Enfin, un temps.
BENJAMIN
Mais, ne croyez pas que je n’ai jamais été amoureux ! J’ai tellement peur de me tromper. (Revendicatif) Je ne veux pas rêver, moi, alors je passe mes journées à créer le réel comme je le veux.
(Enjoué) Une fois j’étais amoureux d’un mec... J’étais invivable ! Il fallait que je dise à tout le monde. « (Théâtral) Oh, qu’il est beau, Hugo, y’a pas plus beau, et il m’aime tant, et il est si intelligent, comment peut-on être aussi heureux... » Je passais plus de temps à dire aux autres que je l’aimais qu’à le lui montrer vraiment. Alors, ce qui devait arriver, arriva, (Un temps) et après c’était : « (Théâtral) Qu’il est con, ce Hugo, et il est moche, comment j’ai pu me rabaisser à sortir avec lui, il faut que je prépare ma vengeance ». Et un jour après : « (Théâtral) Oh, Maxime, qu’est-ce qu’il est mignon ! c’est l’homme de ma vie, jamais je ne trouverai mieux », etc., etc. Enfin, vous avez compris...
CHRIS
Tu as dû te reconnaître dans une des lettres, alors. Un lycéen, Benjamin, comme par hasard, avec qui on s’est écrit pendant deux ans. Dans ses lettres, c’était tout à fait ça : Ô mon Marc, qu’il est beau mon Marc, mon Marc... pour en dire le plus grand mal quinze jours après… (Riant)
Rassure-toi, il a fini par trouver le bon.
BENJAMIN (Avec retenue)
Désolé de vous amener sur ce terrain-là, mais... Le cœur, c’est bon, certes, mais niveau abats, les rognons, c’est pas mal non plus, sur le barbecue !
Je veux dire… C’est important aussi, le côté charnel, les frissons, les... enfin bon, le cul, quoi !
Vous n’en parlez jamais dans vos lettres, à part quelques allusions... dignes de la bibliothèque verte !
CHRIS
Je n’en parle pas parce que je ne sais pas en parler. Mais j’ai les mêmes phantasmes que toi.
BENJAMIN
Ça, j’en doute !
CHRIS
Et pourtant !
BENJAMIN
(Enthousiaste) Vraiment ? Oh, j’ai une idée :
Benjamin prend la main de Chris et l’invite à se lever et se placer au centre du salon
Un exercice qu’on fait souvent en impro : On doit raconter une histoire. Je commence par une phrase, vous continuez par une autre, chacun son tour, du tac au tac, sans réfléchir, pour faire naître l’histoire. Pour corser le tout, on ajoute une contrainte. Aujourd’hui, la contrainte, ça sera : pas de sentiments, que les sens primaires. (Riant) On va voir qui va gagner ! Prêt ?
CHRIS
Ok !
Benjamin place Chris de profil, regard à jardin. Il se place dos à Chris, regard à cour
BENJAMIN
Je commence : J’ai rencard à 15h
CHRIS
Je l’ai trouvé sur Grinder
BENJAMIN
Jean, tee-shirt, je suis prêt.
CHRIS
Je n’aurais pas dû courir comme ça, je sue grave !
BENJAMIN
On verra mieux mes pecs, délecte-toi de mon odeur
CHRIS
Il est 15h : où est-il ?
BENJAMIN
Je le vois, il n’est pas terrible.
CHRIS
Mais j’ai faim, deux jours que je n’ai pas fait l’amour.
BENJAMIN (Coup de sifflet)
Faute ! Faute ! Amour… mot interdit ! Remise en jeu ? (Il invite Chris à reprendre la parole)
CHRIS (Hésitant, puis affirmé)
Deux jours que je n’ai pas baisé !
BENJAMIN
Direct, je lui roule une pelle, il doit savoir pourquoi je suis là !
CHRIS
(Hésitant) Sa langue est douce, mon cœur bat fort... (Coup de sifflet, remise en jeu) Il pue de la gueule... mais j’aime ça !
BENJAMIN
Mes mains glissent le long de son corps. Je lui attrape...
CHRIS (Riant très fort, se retournant vers Benjamin)
Stop ! Stop ! Tu as gagné ! forfait !
BENJAMIN
Fin du match ! (Ils se topent de la main)
(Amicalement) Petit joueur…
Reprenant ses esprits, Chris se dirige vers le canapé, Benjamin va se servir un verre d’eau
CHRIS
Bravo l’artiste !
Je suis content que tu aies lu ces lettres, Benjamin, qu’elles t’aient parlé, à ma manière.
Il se dirige vers le « fardeau »
Tu vois, je pense qu’on a tous les deux des failles, et tous les deux, on essaye de s’en sortir du mieux qu’on peut. Moi, ça a été avec des lettres et des poèmes, Toi, c’est grâce à ton « fardeau ».
Chris a pris le « fardeau », il est dos à Benjamin, la tête du « fardeau » regarde vers Benjamin, au-dessus de l’épaule de Chris. Reprenant la voix du ventriloque.
« Il reste des saucisses ? »
Il se retourne vers Benjamin, redépose le « fardeau » sur le canapé.
Allez, je vais faire un brin de toilette. Au fait : merci.
Chris se dirige vers sa chambre
BENJAMIN
(Faussement provocateur) Ne fermez pas la porte, j’arrive...
(Reprenant immédiatement son sérieux) Non, j’déconne... Je me soule moi-même... Un seul mot : merci aussi... (s’excusant) Oups, ça fait deux...
NOIR
Acte 1 – Scène 7 : Le plan de Cyndi
Benjamin s’est rhabillé, tenue détente. Il se retrouve seul. Enfin seul ! Il va pouvoir bosser son théâtre
BENJAMIN (S’adressant au « fardeau »)
Wouha ! Non mais tu as vu comme il t’a installé. (Replaçant le « fardeau » sur le canapé) J’espère que tu as pris des notes, toi, parce que c’était intense, là. Et j’espère que tu ne m’en veux pas d’avoir trahi certains de nos secrets.
(Se resservant un thé) Je ne te propose pas de thé, tu t’en fous partout à chaque fois, et là, on n’est pas chez nous.
Il prend un papier dans sa poche
Bon, avec tout ça, elle n’avance pas vite, ma scène. Plus qu’une semaine avant mon audition. Pas question que j’en laisse un indifférent.
(Lisant le papier) « Apprendre une réplique du répertoire de Molière et l’interpréter de différentes manières. »
Bon, ce sera l’Avare...
« Classique » : (En s’inspirant de Louis de Funès)
« C’en est fait ; je n’en puis plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris. ».
« Philosophe » : (D’un ton solennel, détaché)
« Poète naïf » : (D’un ton guilleret, bêta)
Cyndi entre, son ordinateur portable sous le bras. Benjamin ne la voit pas et continue sa prestation
« Sous ecstasy » : (Euphorique, sans retenue, sensuel)
« Moderne » :
Benjamin, après un peu d’hésitation, met les écouteurs de son téléphone, cherche une musique et improvise un rap en dansant. Le public entend la musique.
« Fin du game, j’suis cramé, j’suis en train de caner, full dead, sous la terrasse de Ligonnès, no body pour m’Ve-sau ? File ouam ma putain d’thune ou balance ce tarba qui m’a bien niké »
Sur la dernière phrase, il se retourne et aperçoit Cyndi. Il enlève ses écouteurs, la musique s’arrête.
CYNDI (Applaudissant, se dirigeant vers la table)
Bravo ! Il va falloir qu’on monte un groupe !
BENJAMIN (S’interrompant, mais toujours dans son trip rap)
Whaouuu ! Z’y va !
CYNDI (Désignant la boîte à chaussure, restée sur la table)
Alors, tu as fini par les lire ? Je pense que Chris n’attendait que ça. Il a dû penser qu’il avait plus à apprendre de la nouvelle génération. Pile poil le sujet de ma thèse !
BENJAMIN (Renfermé, un peu aigri)
C’est sûr qu’un ami gay est beaucoup plus compétent qu’une apprentie psychologue...
CYNDI
(Gentiment) Vas te faire foutre !
BENJAMIN
(Provoquant) Avec plaisir…
CYNDI
On fait la paix ?
Benjamin se rapproche de Cyndi, encore debout, se place derrière elle et l’enlace tendrement comme le « fardeau » enlaçait Benjamin lors de sa 1ère entrée.
Il pose sa tête sur son épaule, sourit.
BENJAMIN
(Pensif) Oui, ô ma Reine ! (Changeant sa voix) Je suis ton fardeau…
Les amis sont réconciliés, Cyndi sourit, attendrie. Benjamin se détache de Cyndi, reprend son rôle, va s’installer dans le canapé, près du vrai « fardeau ». Cyndi s’assied à table.
CYNDI
C’est surtout cette histoire avec Jean-Luc qui m’a touchée. Les dégâts que ça a créé dans la vie de Chris, cette blessure qui semble se rouvrir régulièrement.
(Décidée) Alors, après une bonne nuit de sommeil (entre parenthèses, je n’avais pas aussi bien dormi depuis des lustres), j’ai eu la révélation : il faut qu’on retrouve ce Jean-Luc !
BENJAMIN
Le retrouver ? Mais pourquoi ? Tu ne crois pas que tu vas un peu loin, là ?
CYNDI
Non ! Ecoute. S’il y a toutes ces lettres, s’il s’est aussi facilement ouvert auprès de nous, c’est bien parce que cette histoire n’est pas terminée et qu’il souffre de ne pouvoir refermer définitivement cette parenthèse.
BENJAMIN
Une parenthèse de dix ans...
CYNDI
J’ai un plan :
1/ Retrouver Jean-Luc. (Ouvrant son ordinateur) C’est en bonne voie. Je l’ai trouvé sur Facebook et LinkedIn. J’ai même eu la confirmation sur Copains d’avant. Je lui ai déjà laissé un message.
BENJAMIN
(Estomaqué) Non, mais ça ne va pas chez toi ?! Tu risques de foutre plus le bordel qu’autre chose. Parles-en au moins à Chris, d’abord.
CYNDI
Surtout pas ! Je ne veux pas d’un électrochoc, ce serait en effet trop brutal, mais d’une rencontre en douceur, tu vois, qu’ils aient le temps de se reconnaitre, de se retrouver.
BENJAMIN
Je te rappelle que Chris a un mari, et je ne suis pas sûr qu’il appréciera.
CYNDI
Je ne te parle pas d’un rencard ! Jean-Luc est toujours hétéro, il est marié, a trois enfants. (Un temps) Eh, oui, tout le monde étale sa vie sur Facebook !
Je voudrais juste que cette rencontre leur permette d’écrire ensemble la fin de l’histoire.
Ecoute mon plan, je te dis :
2/ Je dois faire une expo de dessins pour illustrer ma thèse. Il se trouve que Jean-Luc est critique d’Art. Je vais demander à Chris si je peux utiliser sa maison pour une sorte de « générale » et j’inviterai Jean-Luc.
BENJAMIN
Oh, je te connais assez pour n’avoir aucun doute sur le fait que tu vas savoir convaincre un critique d’Art de te suivre dans tes délires. (Un temps) Mais pourquoi Chris recevrait-il un étranger chez lui ?
CYNDI
(Jouissive) C’est la pièce maitresse de mon plan : je vais faire passer Jean-Luc pour mon père !
BENJAMIN (Contrarié)
Pour ton père ?!
Un, ça ne te suffit pas ? Tu ne peux pas partager un peu ? Moi aussi j’aimerais avoir un père… Enfin je veux dire un vrai, pas celui qui m’a jeté à la rue. Faudrait d’ailleurs que tu me le présentes un jour, ton père, il voudrait peut-être m’adopter, je suis sevré, propre et je fais mon lit tout seul !
CYNDI
Désolé, Ben, je ne voulais pas te blesser…
Mais c’est un bon plan, non ? Chris ne pourra pas refuser que mon père, qui est mon premier fan, vienne soutenir sa fille pour sa générale !
BENJAMIN
Un plan de plus en plus tordu, oui !
Il se lève pour mimer la scène
Donc, je résume : tu arrives avec (Il fait le signe des gros guillemets) « ton père » : (Incarnant Cyndi) « Bonjour Chris, je vous présente Jean-Luc. Papa, je te présente Chris » ; (Incarnant Chris) « Oh, Mais c’est Jean-Luc ! » ; (Incarnant Jean-Luc) « Oh, mais c’est Chris ! On se fait la bise ? » Smack, smack, fin de l’histoire...
Ce n’est pas la peine que tu te fasses chier à faire des dessins, en dix secondes, c’est plié !
CYNDI
(Doutant) Oui, c’est un peu le point faible de mon plan... Après 40 ans, il y a peu de chances qu’ils se reconnaissent, mais il ne faut absolument pas qu’ils s’échangent leurs prénoms…
T’inquiète, je vais peaufiner tout ça et crois-moi, ils me diront tous les deux merci !
BENJAMIN
Jean-Luc, il n’a rien demandé, lui !
CYNDI
Allez, s’il te plait, pour Chris...
BENJAMIN
(Hésitant, puis topant la main de Cyndi) Pour Chris...
NOIR
Acte 2 – Scène 1 : Dernière répétition avant l’exécution du plan
Le salon a été transformé en salle d’expo. Table poussée sur le côté, servant de buffet, canapé poussé en fond de scène, chaises réparties sur les bords de la pièce.
Des dessins sont mis en valeur.
L’éclairage est encore normal, l’expo n’a pas commencé.
Cyndi et Benjamin entrent dans la pièce en discutant. Cyndi s’est mise sur son 31, Benjamin est en jogging, il porte son fardeau, qu’il pose sur le canapé.
CYNDI
Bon, tu as bien compris ? Il faut que tout soit parfait : Jean-Luc arrive bientôt ; il est censé être « mon père », mais cette fois, j’ai tout calé : Chris sera « Monsieur le Directeur » ...
BENJAMIN (L’interrompant)
Je sais, « Monsieur le Directeur de la galerie Sainte Rita » ...
Non mais tu sais qui c’est Sainte Rita ? C’est la patronne des causes désespérées ! Tu as vachement confiance dans ton plan, toi !
CYNDI
Désolé, il me fallait un nom, j’avais celui-là en tête, je ne la connaissais pas plus… Et puis j’ai déjà imprimé les cartons d’invitation... M’enfin, si elle peut nous donner un coup de main, sur ce coup-là, ce n’est pas de refus...
(Reprenant son fil...) Je disais donc... Chris est « Monsieur le Directeur » et Jean-Luc est « Monsieur l’Expert ».
Je les présente comme ça, j’embraye rapidement sur l’expo en insistant sur les thèmes qui devraient leur parler : l’amour, l’amitié, l’abandon, etc.
Et on les laisse seuls pour qu’ils commencent à discuter...
BENJAMIN
Et quand on entend le coup de feu, on appelle le 15 !
CYNDI
(Forcé) Ha, ha, ha !
J’ai tellement envie que ça réussisse... (S’activant, nerveusement) Bon, derniers réglages. Les deux chaises, là, un peu plus près. (Benjamin s’exécute). Ce cadre, il n’est pas droit. (Benjamin s’exécute). La table : répartit un peu mieux des amuse-gueules et les verres.
BENJAMIN
Oui, chef !
CYNDI
(Désespérée) Et vire-moi ton « fardeau », là, ça fait tache.
BENJAMIN (Fixant Cyndi, retenant son agacement)
(Imitant Jean Gabin) Oh, ça non, mademoiselle...
Il reprend le « fardeau » et lui trouve une place dans l’expo
Je comptais même l’intégrer dans l’expo ! Il a toute sa place ici, si ton thème c’est toujours l’amitié et l’amour à travers les générations.
Chris a bien compris, lui, l’importance qu’a ce « fardeau » pour moi. Ce sera d’ailleurs l’occasion de lui trouver un petit nom. (Il sort de son pantalon un panonceau) J’ai choisi « Alex ».
CYNDI
Alex ? Et, on peut savoir pourquoi, Alex ?
BENJAMIN
En hommage au Phare d’Alexandrie, en Egypte. (Il prend alors la voix d’un guide touristique) « Erigé en l’an 280 avant Jésus Christ sur l’île de Pharos, célèbre pour sa plateforme de dénonciation de toutes les discriminations, le Phare d’Alexandrie est une des sept merveilles du monde antique. Guidant nuit après nuit les jeunes et beaux marins égarés, il fut honteusement abandonné au fil des siècles, au profit du GPS et de Grinder ».
CYNDI (Réfléchissant)
Euh... Alex ?... Il doit y avoir une vanne... mais je ne l’ai pas, celle-là...
BENJAMIN
Un phare sur une île... Un phare d’eau... Un fardeau !
CYNDI
(Ironique) Très drôle... (Contrariée) Mais, non, ce n’est pas possible, j’ai calé tout mon discours sur mes dessins...
BENJAMIN
Je me charge du discours d’Alex, t’inquiète...
CYNDI
Bon, résume-moi ce discours. Si tu me convaincs, il reste.
BENJAMIN (Avec une voix pédante caricaturale)
« Voilà Alex, le point d’orgue de cette exposition, le trait d’union entre générations, passant des mains d’un papa ou d’une maman au cœur d’une petite fille ou d’un petit garçon, du tambour battant de la machine à laver, aux dents joueuses et sans pitié du petit chien Poppy, des mains expertes de mamie pour réparer ses blessures, aux mains inexpérimentées du jeune ado en guise de premier partenaire...
Messager intemporel des fragrances éternelles de l’amour, des joies et des peines, Alex vous racontera toutes ses vies. »
CYNDI
Whouah ! Je n’ai rien compris ! C’est donc vraiment digne d’une expo ! On l’embarque !
BENJAMIN
Cool !
Chris entre, calmement. Il est habillé plutôt détente.
CHRIS
Alors, les jeunes, tout va comme vous voulez ?
CYNDI
Oui, oui, mon père ne devrait pas tarder... C’est mon premier fan dans tout ce que je fais... Je stresse un peu... C’est normal...
CHRIS
(Faisant le tour de l’expo) Ce n’est qu’une générale... (Ironique) Bien sûr, comme on va surement sévèrement critiquer ton expo, tu auras pas mal de boulot avant ta soutenance, mais bon... (Imitant Benjamin) Non, j’déconne !
CYNDI et BENJAMIN
(Rires forcés et gênés) Ha, Ha !...
CYNDI
Benjamin, tu devrais aller te changer.
BENJAMIN
(Au garde-à-vous) Oui, chef !
Benjamin quitte le salon, côté nuit.
Acte 2 – Scène 2 : Le relooking de Chris
Benjamin vient de sortir, Cyndi apparait toujours stressée
CHRIS
Allez, ne stresse pas, comme ça. Qu’est-ce que ça va être pour le grand oral ! Et puis aujourd’hui, c’est ton père qui vient, ton plus grand fan.
CYNDI
Oui, à ce propos, je vous demanderai s’il vous plait de respecter une règle très importante : je ne suis pas censée connaitre le jury, alors pas de « papa », pas de « votre fille », pas de prénoms... Je vous assure, c’est hyper important pour reproduire les conditions exactes de l’exposé et comprendre les éventuels défauts de communication.
Donc, vous, vous serez « Monsieur le Directeur de la galerie Sainte Rita »
CHRIS (Voulant l’interrompre)
Sainte Rita ?...
CYNDI
Oui, je sais... Donc : « Monsieur le Directeur », et mon père sera « Monsieur l’Expert ». Je l’ai prévenu, il a les mêmes consignes que vous. (Pour s’en persuader) Comme ça tout est clair. (Plus en retrait, espérant l’acceptation de Chris) C’est bon pour vous ?...
CHRIS (Amusé, imitant Benjamin)
Oui, chef !
CYNDI
(Rassurée) Vous êtes trop chou, Chris ! Ah, juste un petit détail...
CHRIS (Intrigué)
Oui...
CYNDI
Eh, bien… vous voyez, cette magnifique salle d’exposition, la table, le champagne, les petits fours. Un peu classe quoi...
CHRIS
Eh bien ?...
CYNDI
Vous ne pourriez pas... vous habiller dans le style... C’est un peu comme si vous alliez à Cannes, ce soir !...
CHRIS (Toujours souriant et avenant)
Oh... j’ai compris... Je pensais que c’était plus toi que moi qui allais monter les marches, mais, pas de problème, je vais essayer de trouver quelque chose.
Avant que Chris n’ait terminé sa phrase, Cyndi s’est rendue prestement dans l’entrée et en ressort avec un beau costume.
CYNDI
Ne vous embêtez pas, j’ai trouvé ça dans la penderie ! Ça sera parfait ! (Lui tendant, sans lui laisser le choix) C’est bien le vôtre ?
CHRIS (Décontenancé, mais toujours amusé, Cyndi est déjà repartie dans la penderie)
Oui... (Forçant la voix) mais je ne le mets pas souvent... Seulement pour les expos des étudiants en psycho...
CYNDI (Revenant avec une chemise)
(Lui tendant avec force) Cette chemise sera parfaite !
(Regardant sa montre, le pressant gentiment) Allez, allez, derrière le bar, notre visiteur ne va pas tarder à arriver, maintenant.
Chris s’exécute derrière le bar, Cyndi est repartie vers la penderie
CHRIS
Tu es sûre que c’est vraiment nécessaire ? Il n’y a donc que des collet-monté dans ce genre d’expo ? Il n’y a pas d’artistes ?
CYNDI (Revenant avec une paire de chaussures)
J’ai retrouvé les chaussures de la boîte au trésor. (Elle désigne la boîte de la correspondance de Chris, sur l’étagère)
Christophe, sortant de derrière le bar, en costume, va s’assoir sur une chaise pour enfiler ses chaussures. Cyndi est derrière lui et continue à lui parler. Pour se mettre dans l’ambiance, elle prend un ton mondain.
Je suis vraiment heureuse, « Monsieur le directeur », que vous m’ayez si gentiment accueillie dans votre Galerie « Sainte Rita » ...
(Tout en continuant sur le même ton, elle sort une brosse de son sac à main, et commence à peigner Chris)
Je suis sure que nous aurons l’occasion de travailler à nouveau ensemble. Il faudra que je vous présente mon petit stagiaire, Benjamin. Un jeune artiste en devenir qui a de quoi remplir cet espace de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel...
Reprenant son ton normal
Eh, bien, je crois qu’on est bon, là. Mon père ne devrait pas tarder... enfin, je voulais dire (Insistant sur les mots) « Monsieur l’Expert » ...
Chris se lève
On entend le son strident de l’interphone
CHRIS (Sursautant)
Je ne m’y ferai jamais !
CYNDI (Prenant l’interphone, d’un ton mondain)
Bonjour Monsieur l’Expert, je vous ouvre... Au bout du chemin, à gauche...
(S’adressant à Chris) Je peux vous faire un bisou ? (Elle lui fait un bisou) C’est un grand jour, croyez-moi.
(Se ravisant) Oh, j’allais oublier la touche finale : (Elle sort de sa poche un nœud papillon très original et voyant, qu’elle place autour du col de la chemise de Chris) Je l’ai acheté hier, cadeau de la maison.
On entend frapper à la porte
CHRIS
Je...
CYNDI
Non... je gère...
Cyndi éteint la lumière principale, pour créer une ambiance plus intime.
Acte 2 – Scène 3 : L’Expo
Cyndi va ouvrir la porte. Jean-Luc entre, d’un pas sûr et énergique.
Il porte un manteau et un foulard, sur un costume. Il est élégant, porte des lunettes légèrement teintées. Il a l’air sévère.
JEAN-LUC
Messieurs dames…
Il découvre la salle d’expo, commence à poser son regard sur les dessins. Il se dirige vers le porte-manteaux et regarde Cyndi avec un léger sourire.
JEAN-LUC
Hum, hum…
Il enlève son manteau et son foulard. On s’aperçoit qu’il porte exactement le même nœud papillon que celui que Cyndi a offert à Chris !
CYNDI (Découvrant le nœud papillon, inquiète, d’une voix un peu chancelante, dans son rôle mondain)
Oh, que c’est amusant, (Regardant à tour de rôle Chris et Jean-Luc) vous arborez le même accessoire de mode ! (Se voulant convaincante) Mais, ce n’est pas étonnant..., quand on vise la qualité et l’originalité, il n’y a pas tant de possibilités...
Enchainant vite, pour éviter toute discussion sur ce sujet
Monsieur l’Expert, permettez-moi de vous présenter Monsieur le Directeur de la galerie Sainte Rita.
JEAN-LUC (Enjoué, d’une poignée de main très virile)
Bonjour, Monsieur le Directeur. Ravi de faire votre connaissance. Quelle belle salle d’exposition. (Il enlève ses lunettes, se balade dans la pièce, regardant l’expo tout en parlant) Cela devient de plus en plus rare. L’Art a malheureusement de moins en moins la côte en province. Alors, on voyage, de Paris à New-York, de San-Francisco à Berlin, de Genève à Plougastel, à la recherche de la main de l’artiste, ou de son empreinte, (Un temps) mais en ne trouvant bien souvent comme seule empreinte... que notre empreinte carbone...
CHRIS (Entrant dans le jeu, le rejoignant au centre de l’exposition)
Monsieur l’Expert, c’est un réel plaisir pour moi de vous accueillir en ce lieu de culture. Ces jeunes sont prometteurs et doivent préserver notre passé tout en regardant vers l’avenir.
CYNDI
Oui, Monsieur le Directeur fait allusion à mon jeune Stagiaire. Mais où est-il celui-là ? Ah, ces jeunes ! (Se déplaçant vers la sortie nuit, à haute voix) Benjamin ? Benjamin ? (Plus énervée) Benjamin !
(Revenant vers les visiteurs) Surement entrain de défroquer… heu... dégoter quelques nouveaux artistes...
Eh bien, je vous propose de commencer l’exposition...
J’ai voulu, par ces quelques œuvres modestes illustrer la thèse que je vais défendre prochainement dans les universités de Harvard, de Cambridge, d’Oxford, à l’Imperial Collège de Londres, et en exclusivité et en avant-première à l’université... des sciences sociales de Toulouse.
(Inquiète) Benjamin ?
La question posée est la suivante : L’Amour est-il une forme aboutie de l’Amitié ? Ou l’Amitié n’est-elle pas plutôt l’Amour débarrassé du sexe et de ses préjugés et interdits qui entravent la pureté des sentiments ?... (Avec humour, se dirigeant vers le côté nuit) Vous avez quatre heures...
(De plus en plus inquiète) Benjamin ?
JEAN-LUC
(Approuvant) Très bonne question. En cela l'Amitié est bien plus forte car elle résulte d'une démarche beaucoup plus saine ; il n’y a pas d’enjeu, seulement une communion d'esprit. Le sentiment a bien entendu sa place ; le charme de quelqu'un opère sur les deux sexes. Mais le rapprochement des âmes est bien plus complet, bien plus enrichissant.
CHRIS
Très bonne question, en effet...
CYNDI
Voyez, cette œuvre, par exemple, dessinée non pas au fusain, quelle banalité..., mais au fard à paupière, coulant des yeux du jeune premier, mêlant ses larmes et sa beauté à l’encre noire de son rejet...
Benjamin ?
Ne trouvez-vous pas que ... (Elle est interrompue par Benjamin, qui entre)
Benjamin entre enfin, d’un pas naturel, sans se presser, sans stresser, occupé sur son téléphone.
Il porte une tenue saillante, des souliers vernis, un chapeau de scène, des accessoires très « hype ».
BENJAMIN
Me voilà !... (Passant devant Cyndi, la toisant) Serais-je si indispensable ?
CYNDI (En aparté à Benjamin)
Qu’est-ce que c’est que cette tenue !
BENJAMIN
(En aparté, à Cyndi) C’est la tenue de danse du voisin (Il accroche son chapeau au porte-manteau, d’un ton vainqueur) Je la lui ai « empruntée ». Il m’attend en caleçon dans ma chambre...
Il s’avance vers les messieurs et les salue, charmeur, avec une révérence.
Messieurs... La culture vous salue.
Désolé pour ce petit retard, mais (Regardant Cyndi, montrant son téléphone) j’étais en ligne avec Harvard... Ils ont dû décliner leur invitation prochaine. (Regardant Jean-Luc) Question d’empreinte carbone, je crois.
(Allant chercher une assiette de petits fours sur la table) Oh, mais je vois que mon assistante a oublié de vous proposer quelques gourmandises.
Leur proposant les petits fours et allant chercher deux coupes de champagne
Avez-vous eu le temps de visiter notre magnifique jardin ? (D’un ton rêveur, débouchant la bouteille de champagne) Vous vous imagineriez tout de suite au soir tombé, regardant les étoiles, les crapauds, les saucisses oubliées sur le barbecue, cramoisies... (Le bouchon saute)
(Revenant à la réalité, tendant à Chris et Jean-Luc une coupe de champagne) Vous prendrez bien une petite coupe de champagne...
Se retournant vers l’exposition
Ne retenez qu’une chose de cette exposition : la vie ne se rembobine pas. Elle se consume. Ces quelques croquis sont là pour vous le rappeler. (Il revient au buffet pour préparer deux autres coupes de champagne, esquissant quelques pas de danse) Oh, certes, il n’est pas inintéressant de se retourner de temps en temps sur son chemin de vie, mais furtivement, (Fixant Chris, découpant les mots) de – temps – en – temps, sinon, vous ne regardez plus devant vous et, un jour ou l’autre, vous vous prenez votre avenir en pleine poire !
Cyndi lui fait discrètement des signes pour qu’il lui rende la parole, essaie de reprendre la parole, en vain. Benjamin lui tend une coupe de champagne.
(Fixant Chris) J’ai lu très récemment les mémoires d’un artiste qui se croyait au bout du chemin. Il semblait perdu dans une boîte à chaussure, alors qu’il suffisait qu’il relise ses propres pensées. Il disait par exemple :
« Les yeux ne donnent pas d’amour, ils le renvoient ; et quand l’amour est réciproque, c’est-à-dire quand les miroirs se font face, la perspective de la vie est infinie, l’avenir n’a plus de limites »
Il ajoutait :
« Le sourire, lui, ne reflète rien. Il donne tout, une prise directe sur le cœur de l’autre, une invitation au voyage, une bouche entrouverte d’où s’échappent des mots d’amour que l’on ne peut entendre »
Levant sa coupe de champagne, s’adressant avec condescendance à Cyndi
Mais, poursuivez, Madame, je ne voudrais pas faire de l’ombre à votre présentation...
CYNDI
(Elle boit sa coupe de champagne cul-sec. D’un ton sec, vers Benjamin) Oui, poursuivons...
(Reprenant son rôle mondain) Oui, donc... passons à la deuxième œuvre...
Ici, c’est le choc des générations que j’ai voulu représenter. Les parents savent-ils transmettre à leurs enfants les clés de l’Amour ? Doivent-ils les aider ? Et s’ils avaient au contraire plus à apprendre des jeunes, eux qui savent s’ouvrir aux impossibles ?...
CHRIS
Certains, même très jeunes, pourtant, deviennent de vieux cons bien avant l’âge légal.
JEAN-LUC (Après un blanc)
Tout à fait d’accord, cher ami. Quand on voit certains jeunes, à peine sortis du berceau, proférer quelque insulte raciste ou homophobe, parce qu’ils l’auront entendue de la bouche de leurs parents, on se demande si la connerie ne serait pas héréditaire ! (Il semble s’intéresser à Alex)
CYNDI (Enjouée)
Ravie de voir que ces œuvres vous inspirent et relèvent notre esprit. Nous allons vous laisser découvrir les suivantes par vous-même. Il s’agit de la deuxième phase importante d’une exposition : l’absence de l’artiste.
Cela permet au visiteur de se laisser aller à sa réflexion sans cette barrière naturelle de la politesse, de la bienséance contrainte, qui l’empêche d’aller au fond de son ressenti, de son émotion, pourquoi pas de son dégout...
BENJAMIN (Désignant Alex)
C’est exactement ce qu’aurait pu vous dire Alex, pièce maitresse de l’exposition, qui... (Interrompu abruptement par Cyndi)
CYNDI
Fixant Benjamin, sortant de son rôle, elle le repousse du regard vers la sortie « nuit » tout en parlant en aparté.
Benjamin, (En aparté) je ne crois pas que ces messieurs aient besoin d’un excité du barbecue pour continuer à converser tranquillement, une coupe de champagne à la main !
BENJAMIN (Obéissant, chuchotant)
Oui, chef !
CYNDI
Messieurs...
Cyndi et Benjamin sortent
Acte 2 – Scène 4 : Premier face à face
CHRIS (Rallumant la lumière principale)
Ah, ces jeunes ont vraiment du talent !
JEAN-LUC
C’est sûr que si toutes les expositions étaient aussi animées, on s’y ennuierait moins. J’ai lu le pré-print de la thèse de Cyndi. Impressionnant ! Ces quelques dessins ne rendent compte que d’une petite partie de son travail.
CHRIS
Oui, Cyndi a un vrai talent d’analyste. Elle sait chercher dans les cœurs, dans les âmes, la vérité profonde, enfouie, oubliée...
JEAN-LUC (Se redirigeant vers Alex)
J’aurais bien aimé avoir une explication concernant ce « Alex » (Il désigne Alex). Il semble faire tache au premier abord, mais, après avoir accepté de rentrer dans ces premières œuvres, ce qui n’est pas à la portée de tous, eh bien, on se met à comprendre :
L’enfance, le doudou, le seul confident, qui ne répond jamais, ne déçoit jamais. Qui reçoit simplement nos joies et nos peines, qui récolte quelques larmes. Que l’on transmettra à notre enfant, qui le transmettra à son enfant, etc.
CHRIS
Expert et poète... Ça fait du bien...
C’est le doudou, plus exactement le grigri de Benjamin. Je suis ravi d’apprendre qu’il lui a enfin trouvé un nom. Il l’appelait « son fardeau », avant.
JEAN-LUC
Son fardeau ?! Quelle idée !
CHRIS
Sous le personnage à paillettes que vous avec vu, il y a je crois un garçon plein de failles. Le « fardeau » est son confident, le réservoir de ses doutes mais aussi de ses espoirs. En lui donnant un nom, il semble vouloir grandir, s’ouvrir aux autres.
JEAN-LUC
Vous avez une formation en psycho, vous aussi ?
CHRIS (Il se déporte côté jardin, ¾ face au public, faisant dos à Jean-Luc)
Non, je me rappelle seulement ma jeunesse, l’impossibilité d’exprimer mes sentiments. J’avais mon doudou, moi aussi, il avait déjà un prénom. Un confident à qui pourtant je n’osais rien dire de peur de le perdre. Un ami dont je prenais juste ce qu’il faut du réel pour alimenter mon rêve...
Jusqu’à ce que le rêve s’échoue sur le mur de la réalité. Un seul joueur. Game over...
JEAN-LUC (Il se déporte côté cour, ¾ face au public, faisant dos à Chris)
Dur chemin que celui de l’Amour.
J’ai connu l’Amitié, il y a bien longtemps, alors que je découvrais la vie. Une amitié forte, sincère, nourrie d’échange aussi enrichissants que délirants, alternant entre envolées philosophiques et démonstrations par la géométrie algébrique que deux âmes, si différentes soient-elles, peuvent avancer vers un même destin.
Chris commence à se retourner vers Jean-Luc
(Emprunté, détachant chaque mot, comme une confession) J’ai connu l’accident, le choc de la réalité dévoilée, la surprise, l’incompréhension, l’empathie, puis la peur, la lâcheté, la fuite, l’abandon.
J’ai commis des erreurs, j’en ai grandi plus vite. Et j’ai su, je le crois, partager avec ma femme et transmettre à mes enfants ces valeurs que la vie venait de m’apprendre.
CHRIS (S’avançant doucement vers Jean-Luc encore de dos, en parlant)
J’aurais aimé entendre il y a 40 ans ce que j’aimerais aujourd’hui dire aux jeunes : ne découvrez pas l’Amour dans vos rêves, vivez-le ! (En apôtre) Vivez dans le présent ! Aimez, riez, pleurez, explorez, essayez, réussissez ou plantez-vous, mais, vivez !
Et si par mégarde, vous avez commencé une histoire dans un rêve, s’il est trop beau, trop parfait, au point de vous y perdre, de ne plus oser ouvrir les yeux, de préférer vous laisser bercer par ces chimères, s’il vous plait, réveillez-vous, affrontez la réalité, et de la façon la plus simple qu’il puisse être, accueillez le réel et fermez cette belle parenthèse.
Chris est tout proche de Jean-Luc, qui se retourne vers Chris. Long silence.
Noir. Un long silence. Les lumières reviennent. Chris et Jean-Luc n’ont pas bougé d’un pouce, toujours face à face, yeux dans les yeux.
Cyndi arrive tout à coup, cassant ce moment fort, en riant, apparemment pompette.
CYNDI
Chris, (Se rendant compte de la bourde, rigolant toujours, un peu pompette) Oups ! Je crois qu’il y a urgence ! Benjamin s’est coincé dans la fenêtre ! Le volet roulant est tombé d’un coup, il peut plus rentrer sa tête ! (Riant) Faut dire qu’il a pris un tel melon... Je crois qu’il aurait besoin d’aide...
CHRIS (Encore dans l’émotion, un peu perdu)
Euh... oui... bien sûr...
Il sort.
Cyndi reste dans le salon, encore le rire aux lèvres.
Acte 2 – Scène 5 : La grande révélation
Jean-Luc et Cyndi se retrouvent seuls. Moment de gêne. Cyndi a encore des relents de rires. Mais elle sent que l’instant est grave. Elle se sert une autre coupe de champagne. Les deux s’observent...
CYNDI
Tchin !...
JEAN-LUC
Mais, Cyndi, ça veut dire quoi, tout ça ?
CYNDI (A nouveau sérieuse)
Je vais tout t’expliquer, papa. Ne te fâche pas. Je vais tout t’expliquer…
JEAN-LUC
Mais enfin, Cyndi, il n’est pas question de me fâcher... Il est question de comprendre pourquoi ma fille m’a fait venir ici, dans cette maison qui semble être celle de mon ami Christophe que je n’ai pas vu depuis 40 ans.
CYNDI (Après un long silence, gênée)
Tu l’as donc reconnu...
JEAN-LUC (Vindicatif)
Pourquoi ? (Un silence) Tu as fait ça exprès ?! Tu m’as tendu un piège ? C’est Christophe qui te l’a demandé ?
CYNDI
(Sur la défensive) Oh, non, Chris n’y est pour rien. (Un temps) C’est moi qui suis venue ici, en sachant qui il était. A cause de mon obsession de comprendre le monde, et les gens, et, chaque fois que je le peux, d’apaiser les âmes.
Il sait juste que tu es mon père, un père comme un autre, pas le camarade de classe, pas l’ami oublié.
JEAN-LUC (Perdu)
Je ne comprends toujours pas.
Pourquoi je me retrouve chez-lui ? Qu’as-tu fait ? Que cherches-tu ?
CYNDI (Sur le ton de la confidence)
Il y a quelques semaines, en cherchant un vieux bouquin dans le grenier de la maison, j’ai trouvé ta correspondance de jeunesse avec Chris dans une vielle boite à chaussure.
J’ai lu ces lettres, j’ai été très émue et un peu perturbée. Des images me sont revenues de nos vacances en famille, des joies, des rires partagés, mais aussi certains moments où je te sentais ailleurs, nostalgique. J’ai voulu comprendre.
JEAN-LUC (S’asseyant sur le canapé, emprunté)
Pourquoi ? Pourquoi remuer ce passé ? Pourquoi ma fille ?
CYNDI
Quand j’ai emménagé chez Chris, j’ai eu comme un pressentiment : que Chris aussi avait sa boite à chaussures. Je l’ai trouvée. Et contre l’avis de Benjamin et de l’éthique la plus élémentaire, j’ai lu ce trésor de vie.
J’ai relu la déclaration d’amour qu’il t’avait envoyée. Et j’ai lu ta réponse, et j’ai senti ton malaise, tes maladresses. Mais aussi la force que tu as su trouver dans ton amitié pour Chris pour le soutenir dans son combat intérieur, pour rester bienveillant, pour ne pas le rejeter violemment, comme l’auraient fait bien d’autres qui se seraient sentis menacés dans leur virilité.
J’ai voulu connaitre Chris, j’ai découvert un être sensible, attentionné, touchant. J’ai senti sa blessure de ne pas avoir pu te dire au revoir, ou adieu, simplement.
Alors, je me suis dit qu’il fallait provoquer cette rencontre pour vous permettre à tous les deux de fermer cette parenthèse.
JEAN-LUC (Emu, les larmes aux yeux)
Tout me revient d’un coup, si vite, si intensément… J’ai l’impression de revivre ces moments de doute, de rage de ne pas savoir quoi faire, quoi dire, quoi penser. De devoir endosser ce rôle que je n’avais pas choisi, que je n’avais pas appris…
Je ne vais quand même pas pleurer devant ma fille…
CYNDI
Ce serait un cadeau pour moi… (Se reprenant) Enfin, je veux dire… après toutes les larmes que j’ai versées sur ton épaule, enfant, pour me faire consoler, je te dois bien ça.
Elle s’assied sur le canapé à côté de son père
Tu l’as donc reconnu...
JEAN-LUC (Emprunté)
Bien sûr... enfin pas tout de suite...
Mais la voix, l’élégance des mots, des phrases, la profondeur de l’âme, c’est encore et toujours lui.
Le même qu’au lycée, mon « Grand Max » que j’appelais comme ça du temps où on jouait au foot entre midi et deux : c’était un défenseur digne de Maxime Bossis.
Le même qui m’envoyait des lettres magnifiques qui ouvraient mon esprit, à défaut, malheureusement pour lui, d’ouvrir mon cœur.
Le même qui m’a déclaré son amour et que j’ai trahi, parce que j’ai pris peur, que je ne savais comment réagir, que j’ai préféré sacrifier cette Amitié plutôt que de sortir des clous, plutôt que de risquer de le conforter dans ses rêves et le faire tomber d’encore plus haut.
CYNDI (Se relevant et se dirigeant vers le bar)
Et puis... je me suis demandé pourquoi tu avais gardé ces lettres pendant tant d’années, s’il te restait une cicatrice à toi aussi, si tu étais heureux avec maman, avec nous.
JEAN-LUC (Se levant et se rapprochant de Cyndi, lui prenant les mains)
(Rassurant) Je suis heureux, Cyndi, je suis heureux. D’autant plus quand je me rends compte que j’ai pu engendrer une fille aussi intelligente et bienveillante. J’aime, et j’aime plus que tout ta mère, que j’ai rencontrée alors que Chris et moi nous étions perdus de vue depuis quelques années. Je t’aime et j’aime tes frères tout autant.
Mais tu as raison, il reste en moi cette cicatrice, cette trahison, ce manque de maturité. Et grâce à toi, et à Chris, s’il le souhaite, nous allons enfin pouvoir fermer la parenthèse, comme tu le dis, clore cette belle séquence qui nous a fait grandir.
Le père et la fille s’étreignent. Chris, entre
CHRIS
Quoi de plus émouvant que l’étreinte d’un père et de sa fille !
Cyndi, Benjamin te demande (Il décroche Alex et le présente à Cyndi) Et apporte lui Alex, il a besoin de se confier... (En aparté) Il a vu le voisin partir main dans la main avec sa copine.
Cyndi sort
Acte 2 – Scène 6 : La reconnexion
Chris et Jean-Luc se font face, assez éloignés l’un de l’autre. Jean-Luc fait un pas vers Chris. Lumière douche sur Jean-Luc, noir sur le reste de la scène.
JEAN-LUC (Parlant comme s’il lisait la lettre qu’il adresse à Chris)
Jean-Luc, Castelmaurou, 15 juin 2025 (Date et lieu de la représentation)
Mon cher Christophe, mon ami, je suis parti si loin, j’ai vécu tant de choses, que je ne saurais à cet instant te dire quels chemins j’ai foulés, quelles montagnes j’ai franchies, quelle eau de quelle rivière j’ai bue comme un gamin, pour m’emplir d’une vie, d’un destin.
CHRIS (Lumière douche sur Chris, même procédé, la douche sur Jean-Luc est atténuée)
Christophe, Castelmaurou, 15 juin 2025 (Date et le lieu de la représentation)
Jean-Luc, j’ai rêvé ce moment quelques fois. J’ai trop rêvé, en fait. J’ai vécu moi aussi, j’ai trouvé mon chemin, j’ai réussi, je crois, à franchir ma montagne, cette qui était en moi et m’empêchait jadis de découvrir le monde.
Je vais bien, aujourd’hui, et t’accueille comme un frère, avec toute l’amitié et tout ce que les mots peuvent dire de plus.
JEAN-LUC (Les douches sont remplacées par une lumière tamisée éclairant Chris et Jean-Luc. Jean-Luc fait un pas vers Chris)
Je me suis vu partir loin de toi, après tous ces échanges, ces envolées lyriques, ces traités de philo, ces bons moments ensemble, à réécrire le monde. Parce que j’étais trop jeune, ou trop con, ou trop lâche, parce que je n’avais pas les mots qu’il vaudrait mieux connaitre.
J’ai un ami, une femme, trois enfants, et parmi eux Cyndi, ma merveille du monde, celle qui a trouvé mon ami, dans une boîte à chaussure, et même deux, qui a pansé nos plaies, qui nous donne une leçon : La vie est trop précieuse, le cœur est trop fragile, pour faire un mésusage des points de suspension...
CHRIS (Un pas vers Jean-Luc)
Je suis prêt avec toi à clore ce chapitre, fermer cette parenthèse, user de tous les artifices de la langue française pour te dire merci. Poser mon stylo, jeter l’encre.
Et s’il faut partager, au sein de nos familles, d’autres moments de joie, faisons le pour de vrai. Plus de rêves, seulement de modestes moments de nos réalités.
Jean-Luc fait face à Chris. La lumière redevient normale. Petit moment de silence, yeux dans les yeux.
JEAN-LUC (prenant le nœud papillon de Chris, comme pour le réajuster, d’une voix complice)
Alors, on le termine, ce match, mon « Grand Max » ?
Tous les deux se mettent alors tout à coup à faire une partie de « Air Foot ». Dribles, feintes, lobs, tout y passe, chacun à tour de rôle commente l’action, tel le couple Thierry Roland/Jean-Michel Larqué.
CHRIS
« Et tandis que Grand Max vient de passer la défense du FC Nantes. Ah, on n’avait pas vu ça depuis bien longtemps, mon cher Thierry ! »
JEAN-LUC
« Vous me l’enlevez de la bouche, mon cher Jean-Michel. Mais attention, Didier Deschamp est toujours là... Allez Didier... Oui, tu l’as eu ! Et petit pont ! Grand Max peut aller au vestiaire, je crois... »
CHRIS
« Je ne serais pas si présomptueux, mon p’tit Thierry, Grand Max n’en est pas à ses premiers crampons... Oh, oui, belle initiative... Eh, oui, je vous l’avais dit, ballon repris ! »
JEAN-LUC
« Plus de 5 minutes d’arrêts de jeu, Jean-Mi... L’arbitre, mademoiselle Cyndi, regarde sa montre... Je ne vais pas ouvrir le dossier des arbitres féminins, mais bon... »
CHRIS
« Restons fairplay, Thierry... Dernière occasion... Oh... lob et but !!! Quel match ! » (Chris s’agenouille, dos à Jean-Luc, pour célébrer son but)
JEAN-LUC
« Oh, oui... Je crois qu’après avoir vu ça, on peut mourir tranquille... » (Jean-Luc s’agenouille, dos à Chris, de tristesse)
CHRIS
« L’important, ce n’est pas le mach, c’est cette communion de jeu que les joueurs nous ont offert ce soir...
JEAN-LUC
(Essoufflé) C’était Thierry Roland et Jean-Michel Larqué. Vive le foot. A vous les studios... »
Jean-Luc et Chris étendent leur bras derrière eux, leurs mains se rejoignent
Acte 2 – Scène 7 : La fin que l’on n’attendait pas
Après leur partie de « Air Foot », Chris et Jean-Luc sont allongés, tête à tête, les mains jointes dans un signe de victoire.
Benjamin entre.
BENJAMIN (Faussement surpris)
Ah ! (Coup de sifflet) Deux morts, la balle au centre !
CYNDI (Cyndi entre, vraiment surprise)
Tout va bien ici ?...
BENJAMIN
Allez, allez, mes poussins, on se relève ! Qui c’est qui va devoir épousseter ces jolis costumes ? (Chris et Jean-Luc se redressent arborant un large sourire, encore sous l’excitation de leur jeu. Benjamin s’occupe de Chris, Cyndi, de son père, enlevant la poussière du dos du costume, leur passant un mouchoir sur le visage pour enlever la sueur)
La prochaine fois, dites-moi, je vous prêterai de magnifiques maillots et shorts arc-en-ciel bien moulants… Ils vous iront à ravir ?
CYNDI
J’ai l’impression que vous vous êtes bien retrouvés. Que mon plan diabolique a fonctionné...
Veuillez m’excuser, Chris, d’avoir osé tout ça, d’avoir senti que vous n’espériez pas autre chose. J’ai retrouvé mon père, j’ai trouvé un tonton (Benjamin s’apprête à faire une vanne, Cyndi, l’arrête net d’un geste) Et si je n’ai pas un 20/20 pour cette satanée thèse… tant pis, Monsieur le Directeur, Monsieur l’Expert, Sainte Rita... Par vos mots et votre comportement, vous m’offrez aujourd’hui le diplôme de la vie.
NOIR (FAUSSE FIN !!!)
Après quelques applaudissements (on espère !), on entend, dans le noir, Benjamin protester
BENJAMIN (Plein d’entrain et de sourires)
Oh, là, oh, là, rallumez, rallumez !
La lumière revient
(Théâtral) Oh, là, Cyndi, oh, là, mademoiselle. Toi, ma meilleure amie, Toi qui m’as honteusement caché qui était vraiment ton père… Qui a fait croire à tout le monde que Jean-Luc était ton père alors qu’on sait tous maintenant que ton père, c’est Jean-Luc ! (Un temps) Oui, ce n’est peut-être pas très clair… Mais bref !
(Occupant l’espace, fièrement) Croyais-tu vraiment que moi, Benjamin, bouffon des uns, phantasme des autres, bête écorchée, être sensible, j’allais te laisser le dernier mot ? (Forcé) Ha, ha, ha !
Descendant de scène, vers le public, ou du moins rompant le quatrième mur en s’asseyant en bord de scène et en regardant le public.
Te crois-tu au théâtre ? Et si tel est le cas, quelle est donc cette pièce ? Du Feydeau ? Du Molière ? Du boulevard ? Mais dans toutes, il te manque ce dernier impromptu, ce qu’on n’attendait pas, cette révélation, ce grand « bang » qui marquera à vif ton esprit et te laissera repartir sans voix, mais avec dans l’oreille l’idée que tout n’est pas écrit, qui faut s’ouvrir à tout, que la vie n’est en fait qu’une improvisation.
Remontant sur scène, reprenant son rôle
Alors, Chris, c’est à toi que je parle humblement, pour te dire ce secret que j’ai gardé en moi depuis des années, 25 ans aujourd’hui.
(Un genou à terre) Chris... tu es mon père... (Après un silence, rigolant, presque désolé, comme s’adressant au public) Non, j’déconne !
(Il se relève, ému aux larmes, à cœur ouvert) Je voulais seulement te dire, mais comment le faire, en somme, que j’ai grandi très vite en ta compagnie, que j’ai bu tes paroles, que j’ai trouvé mes mots et le sens de ma vie, (Forçant la voix, comme pour s’adresser au voisin) et que si le voisin ne m’invite pas à la danse, … (Plus doux) j’ai en vue mon pote Léo... (En rigolant, parcourant la scène comme sur un nuage) Qu’est-ce qu’il est beau ce Léo, comment peut-on être aussi beau, aussi intelligent...
CHRIS (Coupant la parole à Benjamin)
Je t’ai compris, Benjamin. Par ta jeunesse et ta lucidité tu as dépoussiéré ici plus que de simples costumes. Alors, puisque, dis-tu, je suis ton père, je le dis aujourd’hui haut et fort : je t’accueille pour fils, fils d’esprit et de cœur bien sûr, et cette humble maison te restera ouverte à jamais. Et « j’déconne pas ! »
BENJAMIN
(Emu) Je… (Remettant sa carapace) Et pour sceller tout ça, fêter ces retrouvailles, j’ai un petit cadeau... (Il va chercher un sac)
CHRIS & JEAN-LUC
J’ai peur...
BENJAMIN (Sortant deux paquets cadeaux du sac et les tendant à Chris et Jean-Luc)
Pour toi, Chris, papa de cœur, pour toi, Jean-Luc, qui aurait pu être un beau-papa si mère nature ne m’avait donné ce gout pour les barbecues et les saucisses.
CHRIS (Ouvrant le cadeau)
Un nécessaire à écriture !
JEAN-LUC
Moi aussi !
CYNDI (Qui a commencé à remplir des coupes de champagne)
Ils n’en ont plus besoin, ils vont vivre maintenant. Chris et Kévin, son mari ; Papa et maman, sa « Marie ». Une amitié sincère, deux familles réunies...
(Prenant le nécessaire à écriture des mains de son père) Ou alors pour écrire encore ces mot si justes et si profonds, ces poèmes touchants, ces élan littéraires passionnés.
Mais pas pour les laisser dans une boîte à chaussure, offrez-les à chacun, criez vos sentiments, laissez pendre ce fil, que chacun puisse saisir, et particulièrement les jeunes, pour se sentir plus sûrs, et tricoter leur vie.
Si avec ça je ne l’ai pas, ma thèse, putain de bordel de merde !
Allez, Champagne ! A la vie !
Lancé de cotillons, ambiance boîte de nuit, musique assez forte.
Les gens discutent dans le brouhaha, dans lequel se détachent quelques phrases :
JEAN-LUC à CYNDI Bravo, ma fille. Dis-donc, tu veux-pas t’occuper de ton petit frère, j’ai l’impression qu’il ne va pas bien en ce moment.
JEAN-LUC à BENJAMIN Très intéressante, ta vision du théâtre (Lui tendant une carte de visite), j’aurais peut-être du boulot pour toi.
BENJAMIN à CYNDI Si je suis son fils, tu crois que je dois encore payer le loyer ?
Chris s’est petit à petit mis à l’écart, côté bar/cuisine. La lumière et le brouhaha s’estompent, douche de lumière sur Chris, téléphone en main, qui compose un numéro.
CHRIS
Allo, Kevin ? Oui, oui, tout va bien... On fait la fête... Je te raconterai...
Je voulais juste te dire que... je t’aime.
NOIR/FIN