ACTE 1
Le rideau s’ouvre au moment où l’on entend l’orage gronder et où l’on voit des éclairs dans le couloir de la porte d’entrée. Ajoutant aux grondements de l’orage, Ginette, la bonne, passe l’aspirateur dans le salon des Delaville.
Ginette (interrompant l’aspirateur, et avec une gouaille toute parisienne) - Ah !… Y’a bien que Mme Delaville, Monica pour les intimes, pour me demander de passer l’aspirateur par un temps pareil… Ils vont s’amener les uns après les autres, trempés jusqu’aux os et tout crottés… Et qui va se faire enguirlander ? C’est bibi, comme d’habitude !… Pourtant je n’y suis pour rien, moi, si on creuse des tranchées dans la rue… et sous la pluie !… C’est vrai, quoi !
Monica (sortant de sa chambre en peignoir) - Vous êtes là, Ginette ?
Ginette - Mais oui, Madame !
Monica - Comme je n’entendais plus l’aspirateur, je pensais que vous rêvassiez !
Ginette - Moi, rêvasser ? Jamais de la vie !
Monica - Il n’empêche que je vous trouve là, appuyée sur le manche, alors que les fleurs dans ce vase ont besoin d’être arrangées. Regardez !… Vous savez que nous recevons les Duroy ce soir et que l’appartement doit être impeccable.
Ginette - C’est toujours ce que vous dites dès que vous avez des invités, madame Delaville. « Clean, Ginette, clean ! » Je connais le refrain par cœur.
Monica - Mais, aujourd’hui, ce doit être encore plus clean. Les Duroy veulent acquérir cet appartement ; il faut donc qu’il soit « clean, clean, clean ». Vous comprenez ?
Ginette (arrangeant les fleurs) - Je comprends surtout une chose : c’est que plus il sera « clean, clean, clean » et plus ça fera « gling, gling, gling » dans l’escarcelle de Bernard.
Monica - Non, Ginette, dans mon escarcelle ! Car cet appartement m’appartient.
Ginette - C’est votre mari, tout de même ! Et il vous suivra, comme moi, dans votre petit pavillon de banlieue.
Monica - Il me suivra, bien sûr ! Difficile de faire autrement quand on est marié pour le meilleur et pour le pire…
Ginette - Avant d’être ruiné, Bernard vous a quand même offert le meilleur.
Monica - Ça, c’est vous qui le dites ! J’ai connu des moments très agréables, je vous l’accorde, mais j’ai aussi connu bien des désillusions. Il est très vite parti du principe que la fidélité conjugale ressemblait à une urticaire géante avec interdiction de se gratter. Alors il a pris l’habitude d’offrir aussi le meilleur à d’autres que moi. (Ironique.) N’est-ce pas, Ginette ?
Ginette - Pardon ?
Monica - Vous voulez que je vous rafraîchisse la mémoire ?… Où étiez-vous il y a dix ans ?
Ginette (gênée) - Ici, Madame.
Monica - Au service exclusif de qui ?
Ginette - De Bernard, Madame !
Monica - Et comment était-il ce service ? (Un temps.) Très rapproché… Tellement rapproché que vous lui êtes tombée dans les bras et que depuis vous l’appelez par son prénom en toutes circonstances…
Ginette - Eh bien, c’est naturel, non ?
Monica - C’est peut-être naturel pour vous. Ça l’est beaucoup moins pour moi. Mais je dois avouer que votre présence m’a aidée à supporter non seulement la saisie de nos meubles, mais aussi les fredaines auxquelles mon mari s’est livré depuis qu’il vous a remplacée. L’union des cocues fait la force, voyez-vous ?
Ginette (sûre d’elle) - Alors, vous pourriez me remercier !
Monica - C’est ce que je fais, Ginette ! Encore que…
Ginette - Quoi, « encore que » ?… Vous n’allez quand même pas me regretter vos remerciements ! Vous pourriez vous attirer les foudres du ciel ! (On entend un violent coup de tonnerre.) Mais elle me les regrette, oui !
Monica (effrayée par le tonnerre) - Pas du tout !… (Résignée.) Merci encore, Ginette !… Dans ce cas, je vous saurais gré de ne pas tutoyer Bernard devant les Duroy.
Ginette (pointant un doigt vers le ciel) - D’accord, mais pas avant que vous m’ayez accordé l’augmentation que je vous réclame depuis plus de six mois.
Autre coup de tonnerre.
Monica (résignée) - Bon ! Après tout, vous ferez comme vous voudrez ! Mais quand même, devant les Duroy…
Ginette - A quelle heure arrivent-ils ?
Monica - Dix-neuf heures, pour l’apéritif !
Ginette - Je dois préparer le frichti, bien sûr.
Monica - Non, Ginette, je l’ai confié à un traiteur… Vous pourriez me remercier, vous aussi !
Ginette - Quoi ? De me faire travailler huit heures au lieu de douze, un jour de R.T.T. ?… Madame est trop bonne !
On sonne à la porte d’entrée.
Monica - Qui cela peut-il bien être ?… Voulez-vous aller ouvrir, Ginette ?
Ginette (râlant tout en allant ouvrir) - Ah ! vous en avez de bonnes, vous !… Je vais m’y mettre quand, au ménage, moi ?
Monica - Si tout le monde comptait son temps comme vous…
Ginette (off et résignée) - C’est Rémy, Madame !… Entrez !
Rémy entre, les cheveux mouillés. Il est vêtu d’un imperméable dégoulinant qu’il secoue dans le salon. Il porte une boîte à outils à la main et sous le bras une planche à roulettes destinée au déplacement des meubles.
Rémy (tendant de très loin la main à Monica) - Bonjour, Madame.
Monica - Eh bien, Rémy, que se passe-t-il ? (Ginette remet l’aspirateur en route. Elle crie.) Non, Ginette, arrêtez cet aspirateur ! On ne s’entend plus ! Prenez plutôt un balai.
Ginette arrête l’aspirateur, le laisse dans le salon et va chercher un balai.
Ginette - Bien, Madame, mais vous ne vous plaindrez pas si la poussière vous fait tousser !
Monica - Eh bien, Rémy, que vous arrive-t-il ?
Rémy (l’air niais) - Il m’arrive que je suis furieux contre Monsieur.
Ginette revient avec un balai et le passe aux endroits où Rémy a marché depuis qu’il est entré.
Monica (riant) - Et pourquoi donc ?
Rémy - Parce qu’il ne tient pas ses engagements, votre mari.
Monica - Ça, je sais !
Rémy - Il m’a embauché comme chauffeur il y a douze ans…
Ginette (épongeant l’imperméable de Rémy et le sol autour de lui) - Dix !
Rémy - Dix, si vous voulez… J’ai toujours fait ce qu’il m’a demandé. Je l’ai toujours conduit à ses rendez-vous… J’ai toujours porté ses mots doux à ses conquêtes féminines…
Monica - Ses mots doux ?
Rémy (s’apercevant de son erreur) - Non, pas ses mots doux ! Ses mots dou… douloureux pour celle… à qui… ça… ça faisait mal. Voilà !
Ginette - A moi, il ne m’a toujours fait que du bien !
Monica (outrée) - Ginette !
Rémy - Mais aujourd’hui, c’est le comble ! Vous savez pourquoi il m’envoie ici ?
Monica et Ginette - Non !
Rémy - « Pour préparer mon déménagement », qu’il m’a dit… Eh bien, moi, je ne dis qu’une chose : c’est pas juste ! Je suis chauffeur, coursier à la rigueur, pas déménageur !
Monica - Calmez-vous, Rémy ! Vous devriez considérer comme un honneur d’avoir à vous occuper de mon argenterie, de ma porcelaine de Limoges, de mes verres de Baccarat, de…
Rémy - Laissez-moi rire, avec votre porcelaine de Limoges et vos verres de je ne sais où !
Monica - De Baccarat !
Rémy - Attendez, vous me prenez pour une truffe ? Le patron m’a dit : « Il ne nous reste que des assiettes en faïence, des couverts en inox et des verres à moutarde. » Alors !
Monica - Il vous a dit ça ?
Rémy - Oui ! Et il a même ajouté : « A ma femme, il ne lui reste que des soutifs et des petites culottes en coton. » Mais si ce doit être un honneur pour moi de m’en occuper, je m’en occuperai. Pas de problème !
Monica - Je vous en prie, ne me faites pas rougir… je… je refuse que vous y touchiez !
Rémy - Les ordres sont les ordres, Madame. Il faut s’incliner.
Monica (dans un soupir) - Alors, inclinons-nous… Après tout, vous êtes payé pour transporter.
Rémy - Pour transporter Monsieur… pas les accessoires, les effets personnels et les meubles pourris de Monsieur, de Madame, de Ginette et de je ne sais qui !
Monica - Ne râlez pas, il vous donnera une prime !
Rémy - Justement non, j’aurai des clopinettes ! Il me l’a dit !
Ginette (lui tapant sur le dos) - Vous n’allez pas vous frapper pour si peu… (Essuyant sa main mouillée sur sa robe.) Je fais bien le ménage, moi… même si je suis en « ReTeTe »… Allez donc vous mettre en tenue et fichez-nous la paix ! Vous êtes tout mouillé, vous dégoulinez comme une dalle en pente…
Monica (lui montrant le couloir côté jardin) - Voilà ! Vous trouverez un coin pour faire sécher votre imperméable au fond du couloir à gauche. La première pièce à droite, c’est mon bureau. Commencez par lui. Pendant ce temps, je vais m’habiller. (Elle se dirige vers sa chambre côté cour et sort.)
Ginette (à Rémy qui ne bouge pas) - Eh bien, ne restez pas là planté comme un piquet… Un grand dadais comme vous !… (Energique.) Allez, ouste ! Quart de tour à droite… En avant marche ! Un, deux, un, deux… (Rémy, obéissant, sort par le couloir. Elle en profite pour s’installer dans le canapé, jambes allongées sur la banquette.) Bon, qu’est-ce que je fais, moi ? (On sonne à la porte.) J’y crois pas ! Encore un casse-pieds !… Allez, Ginette, bouge-toi le popotin ! (Elle se lève mollement, en s’appuyant sur son balai, pour aller ouvrir.) Monsieur ?
Sérillon entre, un imperméable sur le dos, un parapluie trempé et dégoulinant à la main. Sous son imperméable, il porte costume trois-pièces, chemise blanche et nœud papillon.
Sérillon - Madame Delaville ?
Ginette - Ah non, moi, c’est Ginette !… Entrez donc !… (Observant, indignée, le parapluie qui s’égoutte.) Dites, vous allez laisser beaucoup d’eau derrière vous, avec votre parapluie ?
Sérillon - Non, je vais la transformer en bruine, vous allez voir ! (Il ouvre et referme énergiquement le parapluie plusieurs fois, ce qui a pour effet de disperser les gouttes d’eau dans le salon.)
Ginette (médusée) - Ah oui, c’est radical !… Mais les gouttes, là ?
Rémy entre, en bleu de travail, avec un tout petit carton plein de bibelots entre les mains, et traverse le salon en direction de l’entrée. Il s’apprête à passer devant Ginette, là où le sol est mouillé.
Ginette - Stop, Rémy ! Vous me contournez par-derrière ! Je viens de laver ici.
Rémy - Vous voyez pas que je suis chargé ?… J’en ai rien à cirer, moi, de votre parterre !
Ginette - Eh bien, justement, moi, c’est le parterre que j’ai à cirer. Et je me charge de vous faire respecter le code.
Rémy (passant ostensiblement devant Ginette) - Et comment ?
Ginette - Comme ça ! (Elle lui donne un coup de balai dans les fesses, qui le fait tituber.)
Rémy (passant devant Sérillon) - Monsieur !… (A part.) Chicos ! (Il va porter son carton côté cour et revient les mains vides pour sortir côté jardin.)
Ginette (à Sérillon) - Alors, qui dois-je annoncer ?
Sérillon - Jean Sérillon. Je suis l’employé du traiteur « A la bonne franquette » chez qui Mme Delaville a commandé…
Ginette - Vous fatiguez pas ! Je sais… (Criant.) Madame Delaville ! C’est le traiteur !
Sérillon - Vous ne vous fatiguez pas non plus, vous ! Pas très distinguée, votre façon de m’annoncer à madame !
Ginette - C’est mon jour de R.T.T., mais d’habitude j’y mets les formes… Je vais vous faire voir. (Elle s’approche de la porte de la chambre en se déhanchant, frappe, et sur un ton pointu.) Le traiteur, Madame ! (Elle va chercher une éponge et un seau dans la cuisine et revient pour éponger les traces d’eau laissées par Sérillon.)
Monica (entrant brusquement) - Monsieur ?
Sérillon - Jean Sérillon de « La bonne franquette »… J’arrive pour votre réception de ce soir, madame.
Monica (à Ginette, à part) - Un noble !… (A Sérillon.) Et si je vous appelais Jean, tout court ?
Sérillon - Si vous le désirez…
Monica - C’est plus simple, non ! (Rémy entre, sans enthousiasme, avec un autre petit carton sur les bras, et traverse à nouveau le salon pour aller le déposer côté cour.) Pas encore fini ce ballet de cartons, Rémy ?
Rémy (tout en marchant nonchalamment) - Madame plaisante ! C’est le deuxième ! Et y’en a au moins deux cents… rien que pour votre bureau !
Monica - C’est bien gentil, tout ça, mais vous nous perturbez la vie. Alors, dans l’immédiat, allez donc réparer la fuite d’eau dans la salle de bains.
Rémy - Ah non, c’est pas juste ! Pourquoi moi ?
Monica - Parce que vous êtes le seul à avoir une boîte à outils, Rémy. Allez, ouste !
Rémy - Vous l’aurez voulu… (Il sort en courant côté jardin.)
Ginette - Je n’ai jamais remarqué de fuite d’eau !
Monica - Moi non plus !… Bon, Ginette, vous me passez un coup de plumeau partout et vous faites visiter l’appartement à M. Jean… Moi, je vais finir de m’habiller. J’ai rendez-vous chez la coiffeuse…
Rémy (apparaissant, toujours avec son air niais) - Dites, Madame, je dois y rester longtemps dans la salle de bains ?
Monica - Le temps de réparer la fuite, Rémy. (Elle sort par sa chambre.)
Rémy (en soufflant) - C’est vraiment pas juste.
Il sort. On va entendre des coups réguliers sur la tuyauterie de la salle de bains tout au long de la scène suivante.
Sérillon - Elle est toujours comme ça ?
Ginette (séductrice) - Toujours !… Eh bien, je vais vous faire visiter l’appartement, puisqu’elle y tient. Pour le plumeau, on dira que c’est fait ! (S’approchant de lui de façon sensuelle et replaçant son nœud papillon.) Hum ! vous avez un nœud superbe !… Dites… entre gens de maison, on pourrait peut-être se tutoyer, non ?
Sérillon - Pas de problème, Ginette !
Ginette - Alors, viens, je...