Poum Poum

BÉA est chez elle, un appartement parisien de quatre pièces qu’elle loue très peu cher (loyer 1948). Le propriétaire, avec la complicité du syndic, fait tout pour la déloger, en vendant à des voisins bruyants, etc. Elle a même refusé une grosse somme d’argent pour son appartement.
Sans enfant, elle refuse de partir en maison de retraite bien que son état de santé décline. Elle voit mal mais est active et garde toute sa tête. Tout cela la rend irascible.
ALEX travaille dans l’immobilier. Mandaté par le propriétaire, il a carte blanche pour la déloger. Il va se faire passer pour un inspecteur de police qui enquête sur une rumeur de prostitution dans l’immeuble. Il fait semblant de la soupçonner d’en être l’organisatrice (la mère maquerelle).
Auparavant vendeur de voitures, il est le roi du baratin. Il est toutefois réceptif à la musique.
Elle va lui faire son éducation : histoire, littérature, écoute musicale.
Dans la seconde partie (deuxième journée), il incarne une assistante du CASVP (Centre d’action sociale de la Ville de Paris). Il raconte son enfance difficile. Elle lui raconte ses expériences sexuelles. Elle le démasque, il avoue la vérité.
Un bijou en deux parties se trouve en possession de chacun d’eux. Elle l’avait acheté avec son amant. Il lui explique que sa mère – toujours vivante – est une prostituée, et qu’il n’a pas eu de père.

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Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes
sont causes de notre départ. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire. (Sganarelle, “Dom Juan” Molière)

 

ACTE I

BÉA                      (des coulisses) Mais où j’ai bien pu les mettre ? Ça ne sert à rien d’en avoir autant si c’est pour les perdre sans arrêt. Bordel de dieu, c’est trop grand ici. Trop grand pour une pauvre femme seule. (elle entre) Mais ils ne m’auront pas ! Je ne partirai pas ! Je mourrai ici. Seule. Je préfère mille fois être seule que de me retrouver en foyer, pour dîner à l’heure du goûter avec des vieux, pour me coucher après le jeu télé. Au moins chez moi, je peux faire ce que je veux, je peux dire ce que je veux. Je peux fumer la pipe. Je peux péter. Je peux parler aux objets. Lunettes… Où êtes-vous ? Voyons Béa, réfléchis : la dernière fois que tu les avais sur le nez, c’était pour… préparer le déjeuner ? Non. Regarder la télé ? Vu les programmes, ça m’étonnerait. C’était il n’y a pas longtemps. Je lisais… le journal… un livre… le courrier !

Voilà. (elle chausse les lunettes qu’elle porte autour du cou) Ils écrivent de plus en plus petit. C’est pour m’emmerder. « Madame », bla bla… Ah, « c’est pourquoi la Villa Radieuse », n’importe quoi, « Villa Radieuse et tout son personnel vous accueilleront avec tous les égards… », ah ! « les égards dus à un hôte de marque. » Hôte de marque torturé à petit feu dans votre Villa foireuse. Et celle-là : bla bla… C’est mon propriétaire. « En conséquence, conformément à l’article 13 de la loi du 1er septembre 1948 portant modification et codification de la législation relative aux rapports des bailleurs et locataires ou occupants de locaux d'habitation ou à usage professionnel et instituant des allocations de logement (version consolidée au 28 avril 2012), le bail dérogatoire prendra fin à la réception des travaux de rénovation des parties communes de l’immeuble, à savoir dans un délai d’un mois. » Ah ! C’est tout ? Si tu crois que tu me mettras dehors avec tes menaces à deux balles. Même locataire, j’ai des droits.

Les propriétaires sont tenus d’entretenir l’immeuble, un point c’est tout. Depuis le temps, je la connais la loi de 48. Pour me mettre dehors, il faudrait qu’ils fassent des travaux d’agrandissement. Pour ça, une seule solution, ajouter des étages. Ils ne peuvent pas, l’immeuble est classé. Ah ! « De plus, l’installation d’une nouvelle douche privative, dans l’appartement dont vous ou vos ascendants êtes locataires depuis 1887, ayant entraîné des nuisances dans l’appartement mitoyen… » Des nuisances ! C’est le voisin qui débordait dans ma salle de bains. Elle est bonne celle-là.

Musique en sourdine.

Ça y est, ils recommencent. Dès qu’ils peuvent m’emmerder avec leur musique à la con. N’empêche, – c’était quand déjà ? l’année dernière – quand ils avaient dansé toute la nuit avec leurs chaussures à talons, j’ai appelé la police. Parfaitement. Et ils n’ont pas recommencé. Tapage nocturne. Ah ! Maintenant ils savent qu’ils ne peuvent pas faire du boucan la nuit. Ils se rattrapent la journée. Je m’en fous. Plus ils insistent, moins je m’énerve. Ça leur passera avant que ça me reprenne. Moi aussi j’aime la musique. (elle met un disque) Don Giovanni, c’est autre chose.

Sonnette de l’interphone.

Le coup de l’interphone, j’ai déjà donné. Sonne toujours, je n’attends personne.

Sonnette.

C’est ça, c’est ça…

« Bonjour madame, excusez-moi de vous déranger, je dois livrer un colis chez les Gantier. J’ai perdu le code, vous pouvez ouvrir ? » Tu n’as qu’à les appeler, ducon, je ne suis pas la gardienne. Je connais la chanson. Ils se font passer pour des fleuristes, des plombiers, des voisins qui oublient le code. Ils sonnent chez moi juste pour me faire chier. C’est mon propriétaire qui organise tout. Son père était un brave type – paix à son âme. Il me respectait et surtout il ne courait pas après l’oseille. Pas comme son dégénéré de fils. Depuis quatre ans qu’il a hérité de l’appartement, il a une obsession : le vendre. Il envoie des gens pénétrer chez moi, regarder partout. Et pendant que j’aurais le dos tourné, ils en profiteraient pour dévisser quelque chose. Ou pire, me violenter. Un jour, il a envoyé un faux médecin ! J’ai failli me faire avoir. J’ai donné le code. Mais quand il est arrivé sur le palier, je lui ai dit que « trop tard docteur, la madame elle est morte ». Qu’est-ce que j’ai rigolé.

Sonnette.

Y’en a marre ! Cette fois j’appelle les flics. Allo, la police ? Oui, bonjour… c’est bon. Bonjour monsieur. Je vous appelle pour une plainte. Comment, me déplacer ? Non, je veux porter plainte. Pour harcèlement. Parfaitement. Chez moi. Non, je suis seule. C’est mon propriétaire qui me harcèle. Mais pas du tout. Écoutez-moi. Personne ne me séquestre. Évidemment, je peux sortir ! Comment je fais les courses à votre avis ? La question n’est pas là. Je vous dis que je veux porter plainte. Si je peux porter mes courses, je peux porter ma plainte au commissariat ? Très fin, bravo. Ce n’est pas possible par téléphone ? Envoyez quelqu’un. Comme ça, il pourra constater sur place. Non je ne suis pas en danger. Je suis harcelée, je vous dis. Comment, insuffisant ?

Sonnette.

Vous entendez ? Vous n’entendez pas l’interphone ? Vous entendez la musique ? Mais oui, je n’arrête pas de vous le dire : ils me harcèlent avec leur musique de zozo. Ah non ? Mozart… Vous connaissez Mozart ? Oui parfaitement. Celui-ci, c’est mon préféré. Mélomane. Bravo ! Belle voix. La chorale de la police… Mais revenons à mon problème. S’il vous plaît. Monsieur l’agent, j’ai quatre vingt-cinq ans. Brigadier ? Si vous voulez. Je suis l’objet de harcèlement et je vous demande, s’il vous plaît monsieur l’a… monsieur le brigadier, d’envoyer un officier à mon domicile pour constater… Mais si je vais au commissariat, il ne pourra rien constater. Mais je m’en fous de Mozart ! Et arrêtez de chanter ! Bah, il a raccroché. Cette fois, ils vont me prendre au sérieux, c’est moi qui vous le dis. Allo ! Ah, au secours. Je vous en supplie, faites vite ! Il est armé, il a forcé ma porte, je suis cachée dans ma chambre. Ah ! je l’entends. 15 rue Godot de Mauroy, quatrième étaaaah… Et voilà le travail. Si avec ça ils n’envoient pas quelqu’un. On dirait qu’ils ont arrêté leur boucan. (elle stoppe Mozart) Un peu de calme.

Après un silence, sonnette de la porte.

Qu’est-ce que c’est ?

ALEX                    (des coulisses) Police.

BÉA                      Déjà ?

ALEX                    Ouvrez.

BÉA                      Pourquoi j’ouvrirais ? On ne m’a pas encore fait le coup du policier, mais je me méfie.

ALEX                    Inspecteur Pommier.

BÉA                      Et alors ?

ALEX                    Commissariat du huitième.

BÉA                      Qu’est-ce qui prouve que vous êtes un vrai pommier… un vrai policier ?

ALEX                    Nous disposons de tous les codes d’accès de l’arrondissement, madame.

BÉA                      Alors vous êtes facteur.

ALEX                    Si j’étais facteur, vous ouvririez ?

BÉA                      Je ne sais pas. Je n’attends pas de colis.

ALEX                    Pour une lettre recommandée, vous ouvririez ?

BÉA                      Une lettre recommandée ? Ça dépend. Elle vient d’où ? C’est encore mon proprio qui me cherche des poux dans la tête.

ALEX                    Je ne sais pas.

BÉA                      Regardez. Vous êtes facteur ou quoi ?

ALEX                    Je suis policier.

BÉA                      Depuis quand la police apporte les recommandés ?

ALEX                    Les facteurs sont en grève. On a été réquisitionnés.

BÉA                      Vous êtes un jaune !

ALEX                    Je serais un jaune si j’étais facteur. Dans la police, on n’a pas le droit de grève.

BÉA                      C’est logique.

ALEX                    (il entre)

BÉA                      Pa… pa… pa ! (elle s’évanouit dans ses bras)

ALEX                    (il prend son téléphone) Patron ? Oui je suis entré, mais… elle est morte. Oui. Où elle est ? Dans mes bras. Comme ça, oui. Elle a crié « pa, pa, pa » et poum. Clamsée la vieille. Vous avez raison, je la pose. Plus fort ? Ah ! J’ai sonné une demi-douzaine de fois, comme vous avez dit. Ensuite, je suis monté. Flic. Pas n’importe quoi… la mondaine. Vous m’avez demandé de trouver autre chose qu’agent immobilier. Inspecteur Pommier. En tout cas, ça y ressemble. Vous auriez vu ça. Une frayeur pareille, à son âge. Remarquez, c’est une belle mort. Dans mes bras. Attendez, je regarde. Non, elle n’est plus morte. Elle respire. Comme vous dites ! Dommage. Bon, je préfère. Je suis vendeur, pas croque-mort. Oui, vendre des appartements ou des enterrements… Remarquez, quand vous saurez ce que je vais lui vendre, vous serez fier de moi. J’ai trouvé l’idée du siècle. Si après ça elle ne dégage pas, vous pouvez me virer. Je vous explique mon plan. Moins fort ? D’accord. Voilà : je fais une enquête sur un réseau de prostitution dans l’immeuble. Attendez. Pendant que les maris sont au taf, les bourgeoises se font quelques extras. Vous allez comprendre. Ça fait des mois qu’on est sur cette adresse. Qui ça on ? La police. On a des soupçons sur l’organisateur du réseau. En fait… l’organisatrice. Vous me suivez ? Ça m’est venu naturellement.

BÉA                      (elle gémit)

ALEX                    Je dois couper, elle se réveille. D’accord patron. Je vous rappelle. Madame…

BÉA                      Le facteur ! Vous êtes déguisé en quoi ?

ALEX                    Inspecteur Pommier, brigade…

BÉA                      Ah oui… la police.

ALEX                    Affirmatif.

BÉA                      Vous êtes rapide.

ALEX                    Affirmatif, madame. Mais excusez-moi je vous en prie ; vous tombez souvent dans les pommes ?

BÉA                      J’ai perdu connaissance ?

ALEX                    Affirmatif. J’ai cru que vous étiez morte.

BÉA                      J’ai vu un fantôme.

ALEX                    Où ça ?

BÉA                      Là.

ALEX                    Ici ?

BÉA                      Oui.

ALEX                    Là ?

BÉA                      C’est ce que je dis.

ALEX                    À part moi, il n’y a personne.

BÉA                      C’est vous.

ALEX                    Moi ?

BÉA                      Le fantôme.

ALEX                    J’ai l’air d’un fantôme ?

BÉA                      Plus maintenant. Tout à l’heure.

ALEX                    Je suis le même que tout à l’heure.

BÉA                      Votre crâne rasé.…

ALEX                    Oui, ça me va bien. Dans le milieu, je passe inaperçu.

BÉA                      Vos rayures…

ALEX                    Vous n’aimez pas ?

BÉA                      Vous ressemblez à…

ALEX                    À qui ?

BÉA                      Mon père.

ALEX                    Merci. Il doit avoir deux cents ans le paternel.

BÉA                      Soyez correct jeune homme.

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie. J’ai l’air si vieux ?

BÉA                      Non. Il est mort depuis bien longtemps.

ALEX                    D’où le fantôme. J’ai compris.

BÉA                      C’était si inattendu.

ALEX                    Donc, vous m’avez pris pour votre père.

BÉA                      Quand il était jeune.

ALEX                    Il était beau gosse ?

BÉA                      Oh là… un sacré bel homme.

ALEX                    Je comprends mieux.

BÉA                      Son portrait craché. Regardez.

ALEX                    Il y a quelque chose. Les cheveux c’est ça. Mais pas les rayures.

BÉA                      La dernière fois que je l’ai vu, c’était en 44…

ALEX                    Ça fait un bail.

BÉA                      … à Auschwitz.

ALEX                    Les rayures… d’accord.

BÉA                      Il n’a pas eu ma chance.

ALEX                    Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

BÉA                      Prisonniers politiques. Arrêtés début 43.

ALEX                    Comment vous vous en êtes sortie ?

BÉA                      Vous voulez vraiment le savoir ?

ALEX                    Qu’est-ce qui prouve que vous dites vrai ?

BÉA                      (elle montre son avant-bras)

ALEX                    (il prend note sur son téléphone)

BÉA                      Vous me croyez maintenant ?

ALEX                    C’est un vieux numéro.

BÉA                      Qu’est-ce que vous faites ?

ALEX                    C’est quoi votre opérateur ?

BÉA                      Vous plaisantez ?

ALEX                    Affirmatif. Même dans la police, on a de l’humour.

BÉA                      Vous savez ce que ça veut dire, ce numéro inscrit dans ma chair ?

ALEX                    Je suis déso…

BÉA                      Vous savez ce que j’ai enduré ?

ALEX                    Vous ne…

BÉA                      Petit flic qui se permet de plaisanter…

ALEX                    Je vous prie de…

BÉA                      … sur des choses que vous n’imaginez même pas.

ALEX                    Ce n’est pas…

BÉA                      Bien sûr que si !

ALEX                    Mais je sais…

BÉA                      Vous ne savez rien.

ALEX                    Excusez…

BÉA                      Vous avez la belle vie.

ALEX                    Pas du tout…

BÉA                      Vous ne risquez pas d’être arrêté en pleine nuit…

ALEX                    La nuit, je…

BÉA                      … et torturé par la police française.

ALEX                    Bah… non.

BÉA                      En plus, un flic ! Vous auriez été parfait il y a soixante-dix ans.

ALEX                    Permettez, je ne suis pas d’accord.

BÉA                      Si ça se trouve, c’est toi qui m’as arrêtée.

ALEX                    Comment l’aurais-je fait, je n’étais pas né.

BÉA                      Si ce n’est toi, c’est donc ton père.

ALEX                    Impossible. Mon grand-père à la rigueur.

BÉA                      Ah !

ALEX                    Je plaisante. Ça me ferait mal.

BÉA                      C’est donc l’un des tiens. Car vous ne m’épargnez guère : police, gestapo, proprio… collabos !

ALEX                    Attention à ce que vous dites, mamie.

BÉA                      Est-ce que tu sais au moins, gamin, ce qu’on faisait à Auschwitz ?

ALEX                    Oui, c’est le plus grand camp d’ext…

BÉA                      Non, tu ne sais rien. C’était gigantesque. Il y avait plusieurs camps.

ALEX                    Calmez-vous.

BÉA                      J’étais dans le camp numéro trois. Il y avait une usine chimique.

ALEX                    Ah bon ?

BÉA                      La Buna. On était traités pire que des esclaves.

ALEX                    Vous étiez avec votre père ?

BÉA                      Non. Je l’ai croisé en 44. Il était dans une colonne qui partait en forêt. Je suis certaine qu’il m’a reconnue. Je ne l’ai jamais revu.

ALEX                    C’est horrible. Mais vous êtes vivante.

BÉA                      J’ai eu de la chance.

ALEX                    C’est tellement loin, toutes ces horreurs.

BÉA                      Tu parles ! L’usine tourne toujours : un vingtième de la production mondiale de caoutchouc. Tu te rends compte ?

ALEX                    Ça alors…

BÉA                      Ouais ! Alors tu comprends, ce numéro… Il n’est pas périmé.

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie.

BÉA                      (elle pleure dans ses bras) Après la guerre, maman est morte de chagrin.

ALEX                    Là… Tout va bien. C’est fini.

BÉA                      Si vous saviez ce qu’on a enduré.

ALEX                    Je sais, je sais…

BÉA                      Non tu ne sais rien !

ALEX                    Oui. Non. Parfaitement. Vous avez raison. Calmez-vous.

BÉA                      Pauvre papa. Mon petit papa.

ALEX                    Oh là, doucement. Vous pourriez être ma grand-mère.

BÉA                      Toutes ces émotions m’ont ratatinée.

ALEX                    Vous voulez un remontant ?

BÉA                      Un sucre avec de l’alcool de menthe. Vous voyez quand vous voulez : même un flic peut avoir une bonne idée. La cuisine est juste là, à droite.

ALEX                    Je sais, merci.

BÉA                      Comment vous savez ?

ALEX                    Euh… C’est logique.

BÉA                      Ah bon ? Elle pourrait très bien être au bout du couloir.

ALEX                    Non, ce sont les toilettes.

BÉA                      Vous savez aussi où sont les toilettes.

ALEX                    Pure déduction. N’oubliez pas : je suis flic. C’est mon métier.

BÉA                      C’est votre métier de connaître mon appartement ?

ALEX                    C’est mon métier de deviner les choses, de les sentir.

BÉA                      Vous sentez les toilettes, la cuisine…

ALEX                    C’est ça.

BÉA                      Dites que ça pue chez moi.

ALEX                    Je n’ai pas remarqué.

BÉA                      Dites aussi que je ne me lave pas, pendant que vous y êtes.

ALEX                    Mais non.

BÉA                      Ce n’est pas parce que je suis âgée que vous avez le droit de m’insulter.

ALEX                    Je ne me permettrais pas.

BÉA                      Vous aimez plaisanter. Parce que vous êtes flic, vous vous croyez tout permis. Vous pouvez vous moquer de moi.

ALEX                    Jamais je…

BÉA                      Vous pensez que je devrais être dans un foyer, c’est ça ?

ALEX                    Pas du tout.

BÉA                      Vous aussi, vous voulez mettre les vieux dans les mouroirs.

ALEX                    Je n’ai jamais dit…

BÉA                      Les abandonner.

ALEX                    Comment…

BÉA                      Sans jamais leur rendre visite.

ALEX                    Non.

BÉA                      Les laisser crever entre eux, dans l’odeur de pipi.

ALEX                    Je vous apporte votre sucre.

BÉA                      Non, vous m’avez assez énervée comme ça. Je préfère du café.

ALEX                    Dans votre état, ça risque de vous achever.

BÉA                      Pas de danger, je suis increvable. Le café, ça me calme.

ALEX                    Je vais le faire très serré. (il sort vers la cuisine)

BÉA                      Vos grands-parents sont en maison de retraite, je suppose.

ALEX                    (des coulisses) Non. J’ai trouvé la cafetière. Où est le café ?

BÉA                      Vous n’allez jamais les voir. Le placard au dessus de la cuisinière.

ALEX                    Je ne connais pas mes grands-parents. Trouvé.

BÉA                      Tant mieux pour eux. N’oubliez pas le sucre : à droite de l’évier.

ALEX                    Ma mère a perdu ses parents quand elle était jeune.

BÉA                      La pauvre. Les tasses sont de l’autre côté, au dessus des verres.

ALEX                    Elle m’a élevé seule. J’ai trouvé les cuillers.

BÉA                      Vous êtes fils unique ?

ALEX                    Oui. Enfin je crois.

BÉA                      Comment vous croyez ?

ALEX                    Je veux dire, comme je ne connais pas mon père…

BÉA                      Lui non plus ?

ALEX                    … j’ai peut-être des frangins frangines quelque part.

BÉA                      Moi, j’avais un frère.

ALEX                    C’est bientôt prêt. Il est mort ?

BÉA                      Il y a plus de vingt-cinq ans. Varicelle.

ALEX                    Condoléances. Il avait des enfants ?

BÉA                      Oui, deux.

ALEX                    Aïe.

BÉA                      Une fille, un garçon.

ALEX                    Qu’est-ce qu’ils font dans la vie ?

BÉA                      Je m’en fous. Je ne veux plus les voir.

ALEX                    Ça c’est bien.

BÉA                      Je les ai déshérités.

ALEX                    Bravo !

BÉA                      Ils veulent me placer en foyer.

ALEX                    Les salauds. (il entre) Un café bien frappé.

BÉA                      Voilà un parfum que j’aime.

ALEX                    Lorsque je vous ai dit que je sentais les choses, ce n’était pas une question d’odeur.

BÉA                      Parce que j’ai peut-être quatre vingt-cinq ans, mais je sais encore faire le ménage. C’est propre ici.

ALEX                    Vous n’avez pas une aide des services sociaux ?

BÉA                      Pour qu’elle fouille dans mes affaires, pas question.

ALEX                    En tout cas, c’est bien rangé. Je voulais parler du flair. Vous savez, le flair du policier. Je renifle, je hume, je palpe l’ambiance.

BÉA                      Palpez-moi deux sucres. C’est une maison bien tenue. Avec quatre pièces, j’ai de quoi faire, je vous assure.

ALEX                    Justement, en parlant de maison bien tenue…

BÉA                      Eh bien ?

ALEX                    Des bruits circulent dans l’immeuble.

BÉA                      Des bruits, ça vous pouvez le dire. C’est pour ça que je vous ai appelé.

ALEX                    Vous m’avez appelé ?

BÉA                      Tout à l’heure. Enfin pas vous, le commissariat.

ALEX                    Oui. Je suis au courant.

BÉA                      Parce que ça ne peut plus durer.

ALEX                    C’est pour ça que je suis là. Comme je disais, les bruits courent. On parle beaucoup dans l’immeuble.

BÉA                      Ce n’est plus comme avant. À peine bonjour bonsoir. Dans le temps, tout le monde se connaissait.

ALEX                    Vous habitez ici depuis longtemps ?

BÉA                      Je suis née ici.

ALEX                    Dans cet appartement ?

BÉA                      Presque. Mes parents habitaient ici.

ALEX                    Vous n’avez jamais bougé ?

BÉA                      J’ai l’air d’une handicapée ? Je ne suis pas impotente. Je monte les escaliers tous les jours.

ALEX                    Je veux dire : changer d’air, voyager à travers le monde.

BÉA                      Les voyages ? C’est pour les retraités.

ALEX                    Vous n’êtes plus de première jeunesse.

BÉA                      Un peu de respect jeune homme. Je pourrais être votre grand-mère.

ALEX                    Justement.

BÉA                      Mon arrière-grand-mère a vécu ici, ma grand-mère a vécu ici, ma mère a vécu ici, j’ai vécu ici.

ALEX                    Vous êtes restée ici toute votre vie ?

BÉA                      Oui. Enfin pas tout à fait. Juste après la guerre, je suis partie travailler pendant un an à l’étranger.

ALEX                    Vous faisiez quoi comme boulot ?

BÉA                      Infirmière dans un hôpital militaire. Mais je ne me plaisais pas. Trop différent, trop humide, trop froid… Paris me manquait. Au moins ici, je n’ai pas besoin d’interprète.

ALEX                    La barrière de la langue : ça devait être difficile de vous faire comprendre des malades, des médecins, de vos collègues.

BÉA                      Les premiers mois, oui. À cause de l’accent surtout.

ALEX                    C’était quel pays ?

BÉA                      Les Côtes du Nord.

ALEX                    Les pays nordiques. C’est super beau là-bas. Suède, Norvège ?

BÉA                      Bretagne. On n’apprend pas les départements dans la police ?

ALEX                    Vous êtes allée loin, effectivement.

BÉA                      Vous comprenez, ça m’a dégoûtée des voyages. Pourquoi bouger ? J’ai tout ce qu’il faut dans le quartier.

ALEX                    Pas même une petite excursion de temps en temps ? Avec l’avion, en quelques heures, vous êtes de l’autre côté de la mer.

BÉA                      Aux beaux jours, je prends le bus et je traverse la Seine. L’avion, c’est beaucoup trop bruyant, et ça tombe.

ALEX                    Forcément. Alors le bus…

BÉA                      Le tourisme, c’est pour les touristes. Ici, je suis à ma place. Le quartier, l’immeuble, l’appartement… c’est ma vie.

ALEX                    Ça se voit. Il y en a des souvenirs.

BÉA                      Plusieurs générations.

ALEX                    Plutôt chargé. C’est comme ça partout ?

BÉA                      Non. Ici, dans le salon, il n’y a pas grand-chose. C’est la pièce la plus claire. J’ai préféré une décoration dépouillée.

ALEX                    Je dirais même : aérée. Je comprends pourquoi c’est si difficile de vous mettre dehors.

BÉA                      Comment ?

ALEX                    Je veux dire que personne ne pourrait vous obliger à quitter les lieux.

BÉA                      Exactement. Mais vous allez quand-même recevoir ma plainte.

ALEX                    Votre plainte ? (il prend des notes) Oui bien sûr.

BÉA                      Parce que c’est devenu un enfer ici.

ALEX                    On ne dirait pas.

BÉA                      Pour l’instant, c’est calme. Mais ils ne vont pas tarder à reprendre.

ALEX                    Quoi donc ?

BÉA                      Le bruit. Le tapage. Le harcèlement.

ALEX                    Bien sûr.

BÉA                      Comme ça, vous constaterez en direct.

ALEX                    J’y compte bien.

BÉA                      Un enfer, je vous dis.

ALEX                    Pourtant l’immeuble a l’air cool.

BÉA                      Ça dépend pour qui. Ils veulent rester entre eux. Entre propriétaires. Je suis la dernière locataire ici. Rappelez-vous ce que l’autre disait : « Faire de la France un pays de propriétaires, car la propriété est un élément de stabilité de la République… ». Et ta sœur ! Je ne vois pas pourquoi je céderais. Moi propriétaire ? Me taper toutes les emmerdes, merci bien. Et de toute façon, la propriété… c’est le vol.

ALEX                    Enfin, il faut bien que les logements appartiennent à des propriétaires.

BÉA                      Pourquoi il faut ?

ALEX                    Parce que c’est comme ça. C’est normal, c’est naturel.

BÉA                      C’est dans la nature de payer un loyer ?

ALEX                    Je veux dire, c’est dans l’ordre des choses. Si le locataire ne paie pas de loyer, comment le propriétaire entretient l’appartement ?

BÉA                      Il se démerde. Personne ne le force à être propriétaire.

ALEX                    C’est facile pour vous. Vous avez la bonne place avec un loyer pareil.

BÉA                      Qu’est-ce qu’il a mon loyer ?

ALEX                    N’oubliez pas : le flair du policier. Vous êtes dans cet appartement depuis quatre générations. Classique : je parie que vous êtes encore sous la loi de 48.

BÉA                      Gagné.

ALEX                    Je parie que vous devez payer… mille balles par mois.

BÉA                      Gagné.

ALEX                    Mille, c’est donné ! Comment voulez-vous que le propriétaire s’en sorte avec mille euros ?

BÉA                      Mille francs.

ALEX                    Mille francs ?

BÉA                      Cent cinquante euros.

ALEX                    C’est dingue. Autant ne rien payer.

BÉA                      Je ne suis pas une voleuse.

ALEX                    Cent cinquante balles par mois, c’est cadeau.

BÉA                      J’ai la loi de mon côté. C’est comme ça. C’est normal, c’est naturel.

ALEX                    À ce prix, je veux bien prendre votre place.

BÉA                      Vous voulez me mettre dehors pour prendre l’appartement ? La police est de mèche avec le proprio. J’aurais dû m’en douter.

ALEX                    Mais non, c’est une façon de parler. Revenons au harcèlement.

BÉA                      Du matin au soir, je vous dis. Vous devez constater le tapage.

ALEX                    Pour l’instant, je n’ai rien remarqué.

BÉA                      Parce que vous êtes là.

ALEX                    Vous croyez ?

BÉA                      C’est certain. Ils me guettent. Ils savent que je ne suis pas seule. Sinon, j’ai droit à leur musique à fond les tuyaux.

ALEX                    La nuit aussi ?

BÉA                      Non, c’est interdit.

ALEX                    Évidemment.

BÉA                      La nuit, je suis tranquille parce que j’ai déjà appelé la police, figurez-vous. Mais la journée, c’est insupportable. C’est mon propriétaire qui organise tout ça pour me rendre folle. Il veut m’envoyer à l’asile. Mais je ne partirai pas.

ALEX                    De quoi les gens sont capables pour le pognon.

BÉA                      Ils ne respectent même pas une vieille dame seule et sans fortune.

ALEX                    Vous n’avez pas d’enfants ?

BÉA                      Si, un garçon.

ALEX                    Il habite dans le coin ?

BÉA                      Non.

ALEX                    Il vient vous voir de temps en temps ?

BÉA                      Ça ne risque pas.

ALEX                    Il ne vous donne jamais de nouvelles.

BÉA                      Pas depuis trente ans.

ALEX                    C’est dégueulasse ; abandonner sa propre mère.

BÉA                      Ce n’est pas sa faute.

ALEX                    Vous l’excusez. Vous êtes toutes les mêmes.

BÉA                      Il est mort.

ALEX                    Merde ! Comment c’est arrivé ?

BÉA                      Vos collègues.

ALEX                    Quels collègues ?

BÉA                      La police.

ALEX                    Quoi la police ?

BÉA                      Ils l’ont descendu.

ALEX                    Salauds de flics.

BÉA                      J’ai tout raté avec lui.

ALEX                    Racontez.

BÉA                      Il aurait pu aller loin.

ALEX                    Ah ?

BÉA                      Ce n’était pas un mauvais garçon.

ALEX                    Je vous crois.

BÉA                      Il a eu des mauvaises fréquentations.

ALEX                    Je connais ça.

BÉA                      Ah ?

ALEX                    Dans la police, on en voit de toutes les couleurs.

BÉA                      Je lui ai laissé trop de liberté je crois.

ALEX                    Et le père, il ne s’en occupait pas ?

BÉA                      Oh lui… Il a disparu quand Jacob était petit.

ALEX                    Vous êtes juive ?

BÉA                      Pourquoi ?

ALEX                    C’est un prénom juif.

BÉA                      Et alors.

ALEX                    Alors, je ne sais pas.

BÉA                      C’est quoi votre prénom ?

ALEX                    Alex.

BÉA                      Vous êtes orthodoxe ?

ALEX                    Pourquoi ?

BÉA                      C’est un prénom grec.

ALEX                    Je ne suis pas croyant.

BÉA                      Moi non plus.

ALEX                    Mais vous avez porté l’étoile pendant la guerre ?

BÉA                      Vous préparez une rafle ou quoi ?

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie, déformation professionnelle. Donc, le père abandonne femme et enfant.

BÉA                      Ce n’était pas un abandon.

ALEX                          Quand on fait un gosse à deux, on s’en occupe à deux.

BÉA                      On n’a pas vraiment vécu ensemble. On n’était même pas mariés. Il vivait sa vie, et moi la mienne. Il était toujours en balade à l’étranger pour des réunions politiques.

ALEX                    Comment vous vous êtes connus ?

BÉA                      À la Mutualité. Un meeting contre la guerre en Indochine. Espagnol. Au début, j’étais éblouie. Il m’emmenait dans les réunions, avec ses copains du POUM.

ALEX                    Dupoume ?

BÉA                      Après la géographie, l’histoire. Décidément… vous avez triché à l’examen de police ?

ALEX                    Je n’ai peut-être pas votre culture, mais au moins je m’occupe de ma mère, moi.

BÉA                      POUM : “Partido Obrero de Unificacion Marxista” ; des anarchistes qui ont combattu avec les Brigades internationales. Ça vous parle ?

ALEX                    Je connais les brigades de police.

BÉA                      Soyez gentil, allez nous refaire du café.

ALEX                    Je vous écoute de la cuisine. (il sort)

BÉA                      Je résume. Après la guerre de Quatorze… La guerre de Quatorze, c’était à votre programme ?

ALEX                    (des coulisses) Le Chemin des Dames, Verdun…

BÉA                      Les miracles de l’enseignement public obligatoire. Une conférence à Moscou crée la troisième Internationale. Les partis qui la rejoignent doivent accepter les fameuses “21 conditions”. En fait, vingt-et-un commandements imaginés par les bolcheviks contre les forces du mal.

ALEX                    Comme les dix commandements.

BÉA                      Sauf que là, il y en a vingt-un.

ALEX                    C’était déjà lourd avec les dix…

BÉA                      Si vous m’interrompez tout le temps.

ALEX                    En fait, mon vrai prénom, c’est Alexandre, mais tout le monde m’appelle Alex.

BÉA                      Ceux qui n’acceptent pas d’être aux ordres de Moscou, quand ils ne sont pas éliminés, constituent une autre Internationale, anarcho-syndicaliste. Vous suivez ?

ALEX                    Affirmatif.

BÉA                      Il y a donc deux Associations Internationales des Travailleurs. Celle contrôlée par Moscou est connue sous le nom d’Internationale communiste (en russe, Komintern)…

ALEX                    D’accord.

BÉA                      … et l’autre, anarchiste, refuse la logique des partis. Elle est constituée principalement de syndicalistes organisés dans une douzaine de pays.

ALEX                    Quel rapport avec les brigades ?

BÉA                      J’y viens. En Espagne, la Confédération Nationale du Travail est très importante. Les anarchistes – les communistes libertaires si vous préférez…

ALEX                    Pas de préférence.

BÉA                      … participent à la République puis à la guerre civile. Après le putsch de Franco, ils combattent avec les Brigades. Les fameuses “Brigades Internationales”.

ALEX                    Comme Interpol.

BÉA                      Quoi ?

ALEX                    Internationale des polices. Inter… pol.

BÉA                      “Internationales”, parce qu’elles rassemblent des milliers d’antifascistes de tous les pays. Rien à voir avec les flics.

ALEX                    Ça ressemble quand-même.

BÉA                      En 36 et 37, il y a eu de l’autogestion en Espagne. Ça vous parle ?

ALEX                    Auto quoi ?

BÉA                      Les paysans, les ouvriers, les artisans… regroupés en collectifs. C’est ça l’autogestion. Dans certaines régions, le salariat était aboli ! Vous vous rendez compte ?

ALEX                    Non, mais j’aime bien votre cuisine. Elle me ramène en enfance.

BÉA                      Jusqu’en 38, les membres du POUM combattent aux côtés des Républicains espagnols. Mais ils refusent d’être aux ordres de Moscou.

ALEX                    (il entre)

BÉA                      Ils sont pris entre deux feux : les staliniens et les franquistes.

ALEX                    Et le café.

BÉA                      Ah ! Asseyez-vous… là. Je suis tombée amoureuse de l’un d’entre eux.

ALEX                    Vous en savez des choses. Merci.

BÉA                      Ce qui n’a pas l’air d’être votre cas.

ALEX                    J’ai peut-être raté quelques cours.

BÉA                      Vos parents ne vous ont rien appris ? Merci.

ALEX                    Je vous en prie. Je vous dis que je n’ai pas connu mon père. Avec ma mère, si vous croyez que j’avais la vie facile. Enfin, la question n’est pas là. Je sais ce que c’est que d’élever seule un enfant. Surtout un garçon.

BÉA                      Mon Jacob ne se plaisait pas à l’école.

ALEX                    Difficultés scolaires, je connais.

BÉA                      Non. Il était brillant, lui.

ALEX                    Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une mère comme vous et un père qui abandonne son enfant.

BÉA                      Il était doué en tout.

ALEX                    Doué peut-être, mais il s’est fait buter.

BÉA                      Il voulait changer le monde.

ALEX                    Incompatibilité avec l’autorité.

BÉA                      Exactement. Adolescent, il cherchait toujours le conflit. On en a eu des disputes.

ALEX                    L’âge ingrat. Tout le monde s’engueule avec ses parents.

BÉA                      Il pouvait être agressif.

ALEX                    Il vous frappait ?

BÉA                      Non. Mais il traînait de plus en plus avec des types louches.

ALEX                    Je vois.

BÉA                      Qu’est-ce que vous voyez ?

ALEX                    Les types louches. J’en vois tous les jours.

BÉA                      Il a commencé par des petits cambriolages.

ALEX                    Ah bon ?

BÉA                      Puis il s’est diversifié.

ALEX                    Intéressant.

BÉA                      À dix-sept ans, il était déjà à la tête d’une équipe de spécialistes.

ALEX                    Quel genre ?

BÉA                      Chimie, serrurerie, comptabilité, transport, armement…

ALEX                    Un chef d’entreprise, en quelque sorte.

BÉA                      Il avait le don de diriger.

ALEX                    Il aurait pu faire de la politique… devenir ministre, allez savoir.

BÉA                      Tout à fait. Il disait toujours qu’il préférait voler que d’être volé.

ALEX                    Il amenait ses collègues spécialistes ici ?

BÉA                      Jamais. Il était bien trop prudent.

ALEX                    Prudent peut-être, mais il s’est fait buter.

BÉA                      Pour ses vingt ans, il m’a invitée à une fête. Il y avait plein de gens. Je pense qu’il voulait montrer qu’il était…

ALEX                    Un type normal, avec une maman.

BÉA                      Ça lui donnait de l’assurance. Malgré son âge, il était craint et respecté.

ALEX                    Vous avez dû rencontrer du beau monde à son anniversaire.

BÉA                      Des voyous, des prostituées…

ALEX                    Tiens…

BÉA                      … des chefs d’entreprise, des politiciens, des militants d’extrême gauche.

ALEX                    Des flics aussi ?

BÉA                      Bien sûr. Il y avait même des journalistes.

ALEX                    Vous deviez être fière.

BÉA                      J’avais surtout très peur pour lui. À force de braquer les banques, il s’était fait pas mal d’ennemis.

ALEX                    Il y a une chose que je ne comprends pas.

BÉA                      Oui ?

ALEX                    Il a dû vous couvrir de cadeaux.

BÉA                      Trois fois rien… des babioles. Ah si, un bijou que je dois encore avoir quelque part. C’était juste avant sa mort.

ALEX                    Et vous êtes locataire.

BÉA                      Il voulait acheter l’appartement. Mais j’ai fait le calcul : ça me coûte moins cher en loyer que si j’étais propriétaire.

ALEX                    Vous vous rendez compte : en trente ans, la valeur qu’il a pris ! Vous seriez riche.

BÉA                      Je me fous de l’argent.

ALEX                    Pas comme votre fils.

BÉA                      Il s’en foutait aussi. Ce n’est pas pour ça qu’il volait. C’était contre le système.

ALEX                    Anarchiste, comme papa. Poum poum ! On voit où ça mène. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

BÉA                      Il voulait faire un gros coup. Il a kidnappé un milliardaire. En prévenant la presse ; il fallait toujours qu’il en fasse des tonnes.

ALEX                    Alors ?

BÉA                      Il est allé trop loin. On ne touche pas aux milliardaires. En plus, il a buté le type.

ALEX                    Ça alors.

BÉA                      Mais le richard a survécu.

ALEX                    Zut alors.

BÉA                      Avec son témoignage, les flics ont retrouvé la trace de Jacob.

ALEX                    Merde alors.

BÉA                      Ils lui ont tendu un piège.

ALEX                    Et alors ?

BÉA                      Ils ne lui ont laissé aucune chance. Vous vous rendez compte. Vingt-six ans. Il avait vingt-six ans.

ALEX                    Putain.

BÉA                      Il avait droit à un procès, pas à une exécution.

ALEX                    Faut les comprendre, il les a énervés.

BÉA                      Ce n’est pas faux. Il avait le don de pousser les gens à bout.

ALEX                    Je croirais entendre ma mère. Il a eu des enfants ?

BÉA                      Vous imaginez les dégâts s’il avait eu un gamin ? Merci bien.

ALEX                    Cool. Donc pas d’héritier.

BÉA                      J’aurais été une bonne grand-mère.

ALEX                    J’en suis certain. Mais vous n’avez plus de famille. Vous êtes seule. Dans un grand appartement. Bientôt, vous aurez des absences de mémoire. Vous perdrez la tête. Vous vous casserez le col du fémur. Pire, peut-être. Vous serez hospitalisée. Vous aurez une rechute. Vous resterez handicapée. Paralysée sans doute. Vous serez dépendante…

BÉA                      Je vais très bien.

ALEX                    Votre propriétaire en profitera lâchement pour récupérer l’appartement. Terminée la loi de 48.

BÉA                      Mais vous êtes là pour me protéger, pas pour m’achever.

ALEX                    Je dis ça pour vous prévenir. Il y a tellement de petites vieilles qui se font dépouiller dans Paris.

BÉA                      Vous êtes vraiment policier ?

ALEX                    Oui madame.

BÉA                      Vous avez l’air d’un vendeur de voitures

ALEX                    Inspecteur Pommier, brigade des mœurs.

BÉA                      La mondaine ?

ALEX                    Oui madame. La brigade de répression du proxénétisme.

BÉA                      Pour du harcèlement ?

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie. Je pose les questions.

BÉA                      Je ne vois vraiment pas ce que la mondaine fait ici. J’ai porté plainte pour harcèlement. Mais pas sexuel, enfin, à mon âge.

ALEX                    Restez assise et calmez-vous.

BÉA                      C’est encore une de vos plaisanteries ?

ALEX                    Je crains que non. Comme je vous disais, des bruits circulent. Il n’y a pas de fumée sans feu.

BÉA                      Quoi la fumée ? Quel feu ?

ALEX                    Vous connaissez pas mal de monde dans le quartier.

BÉA                      Oui, un peu.

ALEX                    Et dans l’immeuble.

BÉA                      Je vous l’ai dit : ce n’est plus pareil. Chacun pour soi. Les relations de voisinage aujourd’hui, c’est le service minimum.

ALEX                    Je suis certain que vous en savez plus que vous le dites.

BÉA                      Je vous ai déjà expliqué : mes voisins me harcèlent toute la journée.

ALEX                    Sauf quand je suis là, comme par hasard.

BÉA                      Et ma plainte, vous la prenez oui ou merde ?

ALEX                    Justement. D’autres plaintes ont été déposées.

BÉA                      Ah ! Vous voyez bien : je ne suis pas la seule à devoir supporter leur tapage.

ALEX                    Il s’agit plutôt de circulation.

BÉA                      Non, c’est une rue tranquille. On n’est pas dérangés.

ALEX                    De circulation dans l’immeuble.

BÉA                      Maintenant que vous le dites. Il y a le gosse du second qui joue dans le couloir avec sa voiture électrique. Il a failli me faire tomber l’autre jour. Petite racaille.

ALEX                    Qu’est-ce que vous faisiez au deuxième étage ?

BÉA                      Ça vous regarde ?

ALEX                    Madame, si vous ne coopérez pas, je serais contraint de vous convoquer au commissariat.

BÉA                      Je me reposais.

ALEX                    Vous faites la sieste sur le palier.

BÉA                      Je ne dormais pas. Palier de décompression. Je soufflais entre deux étages. Je monte toujours par l’escalier, c’est bon pour la forme.

ALEX                    Cette étape dans votre ascension se déroule toujours au deuxième étage ?

BÉA                      Je n’en sais rien. Vous avez de drôles de questions. Si je suis chargée…

ALEX                    Chargée de quoi ?

BÉA                      De mes courses. Quand je reviens des courses, je m’arrête à tous les étages, si vous voulez savoir.

ALEX                    Tous les étages. Intéressant. Il vous arrive de prendre l’ascenseur ?

BÉA                      Pour descendre seulement.

ALEX                    Intéressant. Vous n’avez rien remarqué de suspect ?

BÉA                      Maintenant que vous le dites… Le boutonneux du sixième, il n’est pas gêné. Il met son vélo dans l’ascenseur. Déjà qu’on a du mal à tenir à deux là-dedans.

ALEX                    Y a-t-il d’autres choses que je dois savoir ?

BÉA                      Sur quoi ?

ALEX                    La circulation. Dans l’escalier, l’ascenseur, les couloirs, certains appartements.

BÉA                      Comment voulez-vous que je sache ce que font les gens chez eux ? Je ne suis pas concierge. Tout ce que je sais, c’est que mes voisins du dessus écoutent leur musique de zozo à fond la caisse ; mon voisin de palier m’emmerde avec sa salle de bains ; celui du sixième monte son vélo par l’ascenseur ; le gosse du deuxième est mal élevé ; les petits vieux du rez-de-chaussée sont bizarres ; il y a des animaux chez les Gantier alors que c’est interdit dans l’immeuble ; le couple du troisième vient de pondre un lardon qui hurle toute la nuit ; la famille Brisseau, ils sont tous obèses sauf l’aînée qui est anorexique.

ALEX                    Intéressant.

BÉA                      Avant, tout le monde se connaissait. C’était une autre époque. Aujourd’hui, il n’y a plus de vie sociale. On ne communique plus. Les gens s’enferment chez eux pour regarder la télé ou faire du surf sur leur ordinateur.

ALEX                    Avez-vous remarqué des gens extérieurs à l’immeuble ?

BÉA                      Avec le cabinet du premier, ça n’arrête pas. C’est clair : il y a de la circulation.

ALEX                    Et dans les étages ?

BÉA                      Quoi ?

ALEX                    Rien d’autre à signaler ?

BÉA                      Non. Je vous l’ai dit, je ne suis pas concierge.

ALEX                    Imaginons que je ne sois pas de la police.

BÉA                      Donc vous êtes facteur.

ALEX                    Non ! Que j’aie besoin d’une certaine… prestation. Vous pourriez m’aider ?

BÉA                      Quelle prestation ?

ALEX                    Imaginons toujours : je suis un homme marié…

BÉA                      Qu’est-ce que ça peut me faire ?

ALEX                    J’aime ma femme…

BÉA                      Tant mieux pour vous.

ALEX                    Mais parfois, une petite visite d’hygiène s’impose.

BÉA                      Votre toilette ne me regarde pas.

ALEX                    Je parle de soins… organiques.

BÉA                      Une visite médicale, allez au premier.

ALEX                    Je ne suis pas malade. Des soins particuliers que certaines femmes procurent à certains hommes.

BÉA                      La mondaine… je commence à saisir.

ALEX                    Pas trop tôt.

BÉA                      En quoi ça me concerne ? Les gens peuvent tirer leur crampe avec qui ils veulent, c’est leur affaire.

ALEX                    Nous avons suivi des… “clients” jusque dans votre rue. Et quelqu’un leur ouvre la porte de l’immeuble.

BÉA                      Vous savez qui ?

ALEX                    J’ai mon idée.

BÉA                      Maintenant que vous le dites. La femme Gantier, ça ne m’étonnerait pas. Pendant que son mari est au boulot.

ALEX                    J’ai vu d’autres hommes.

BÉA                      Elle a bien raison. Elle ne doit pas s’amuser tous les jours. Gantier, il est pire qu’Harpagon.

ALEX                    Un autre voisin ?

BÉA                      L’avare… Molière.

ALEX                    Molière ?

BÉA                      Géographie, histoire, littérature… pas brillant. C’était quoi votre spécialité à l’école ?

ALEX                    Vous allez vous moquer.

BÉA                      Dites toujours.

ALEX                    Musique. Mais attention, pas la musique morte de l’ancien temps. Faut que ça swingue. De la musique pour bouger.

BÉA                      Deux flics musiciens dans la même journée. Ce n’est pas banal.

ALEX                    Ce qui n’est pas banal, c’est que votre voisine n’est pas seule à fournir des prestations rémunérées.

BÉA                      Non… la mère Brisseau aussi ? Impossible.

ALEX                    Il y a quelqu’un qui ouvre la porte. Quelqu’un qui oriente ces messieurs vers ces dames. Ce quelqu’un organise la circulation des clients dans l’immeuble.

BÉA                      Un trafic ?

ALEX                    Affirmatif. Prostitution.

BÉA                      En quoi ça me regarde ? En quoi ça vous dérange ? Faut toujours que la police fourre son nez partout.

ALEX                    Mais c’est interdit. J’ai de bonnes raisons de penser que la personne qui oriente est la même que celle qui encaisse.

BÉA                      Bien sûr, vous savez qui.

ALEX                    Je me suis laissé dire que des hommes montent chez vous avant de se rendre dans certains appartements.

BÉA                      Chez moi ?

ALEX                    Vous vous prénommez bien Béatrice ?

BÉA                      Pas Béatrice, Béatrix, avec un x.

ALEX                    C’est gaulois ?

BÉA                      Cinquante pour cent gaulois, cinquante pour cent juif.

ALEX                    Ah, ah.

BÉA                      En fait, c’est Marie-Béatrix. Mais on m’appelle Béa, tout simplement.

ALEX                    Intéressant. On parle de la mère Béa dans le milieu.

BÉA                      Quel milieu ?

ALEX                    Maintenant mamie, on joue cartes sur table.

BÉA                      Pourquoi pas un loto pendant qu’on y est ?

ALEX                    Arrêtez la comédie. La mère Béa, c’est vous. C’est vous qui dirigez ce trafic dans l’immeuble.

BÉA                      Vous me prenez pour une mère maquerelle ? Quand je pense que je vous ai ouvert ma porte. Je vous ai fait confiance. Je vous ai raconté ma vie. Espèce de balai à chiottes. Fils de pute.

ALEX                    Surveillez votre langage, mamie Béa.

BÉA                      Dégagez. Une entraîneuse, moi !

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie.

BÉA                      Vous n’avez pas honte ?

ALEX                    Doucement !

BÉA                      Dehors ! Du balai ! Mort aux vaches ! (elle le chasse)

Rideau

 

ACTE II

ALEX                    Ne craignez rien chère madame. Je viens de la part du centre d’action sociale de la ville de Paris. Pourquoi je vous attends à l’intérieur et pas sur le palier ? Eh bien… la porte était ouverte. Vous n’oubliez jamais de la fermer. En êtes-vous certaine ? Les pertes de mémoire sont un phénomène naturel en vieillissant. Je suis là justement pour vous aider. Il est normal qu’à votre âge, les habitudes soient un peu bouleversées. Ça commence par une porte qu’on oublie de fermer. Ensuite, on laisse la cuisinière allumée avant de se coucher. Non, c’est franchement n’importe quoi. Elle ne marchera jamais.

Bonjour ! Nous avons rendez-vous. Souvenez-vous, je vous ai parlé au téléphone. Vous m’avez donné le code d’entrée de l’immeuble. Comme votre porte était ouverte, j’ai pensé que vous n’aviez pas entendu la sonnette, alors je me suis permis d’entrer. Ça ne vous dérange pas ? C’est mieux. Vous ne vous rappelez pas de moi ? Au téléphone, ce matin. Je suis du centre d’action sociale. Je suis là pour vous aider. Nous allons examiner ensemble vos besoins avec ce questionnaire. Rassurez-vous, notre objectif est de vous faciliter les petites tâches quotidiennes. Le ménage, les courses, la cuisine, la toilette… Nous pouvons également vous aider dans vos démarches administratives. La ville de Paris tient beaucoup à soigner ses vieux. Oh là ! Moi, faut que je soigne mon langage. La ville de Paris applique une politique exemplaire vis-à-vis de ses retraités. De ses personnes âgées. Une politique exemplaire vis-à-vis des personnes âgées. Non… politique exemplaire pour les séniors. Cool.

Non seulement vous avez droit à une aide à domicile entièrement gratuite, mais également, à une assistance médicale. En vous inscrivant à l’un de nos clubs séniors, vous pourrez bénéficier de diverses activités conçues spécialement pour vous. Du sport : traversée de Paris en roller, plongée sous-marine dans le canal de l’Ourcq, escalade de la tour Eiffel… Du loisir : visite du port de Paris-Genevilliers en bateau-mouche, excursions nocturnes au bois de Boulogne, découverte de la banlieue en fourgon blindé… De la culture : visite des catacombes avec nuitée et petit-déjeuner, ateliers de théâtre conceptuel, spectacles vivants à Pigalle, marathons philosophiques à la Sorbonne… Du plaisir : soirées dansantes, jeux de piste, repas gastronomiques dans nos restaurants solidaires pour personnes isolées… Ne manquez pas nos rendez-vous qui sont devenus des succès incontournables : la nuit des hôpitaux, la fête des grand-mères, la promenade romantique au Père-Lachaise… Comme nos milliers d’adhérents, vous aussi, vous serez séduite. Autant d’occasions de vivre une retraite heureuse, studieuse, harmonieuse, enrichisseuse, exciteuse ! Aïe… il faut que je me calme.

Du marché jusqu’ici il y a bien vingt minutes, courses et arthrite comprises. Sans oublier les paliers de décompression. Elle ne devrait pas tarder. Je me demande si je suis à mon avantage en blonde. Ça jure avec mes sourcils. Oh là ! J’ai un peu chargé sur le mascara. Dans l’ensemble, c’est assez réussi. J’ai bien fait de suivre ses conseils. Question fringues et maquillage, elle s’y connaît. Mais qu’est-ce que j’en chie avec ces godasses à la con. Comment elle fait pour ne pas se casser la gueule ? Putain de talons. En tout cas, ça me va. Ou maman a des grands pieds, ou c’est moi qui chausse petit.

Ça y est, elle arrive. Elle doit être chargée, elle souffle comme un bœuf. Une dernière fois : bonjour madame, je suis du centre d’action sociale de Paris et je suis là pour vous mettre dehors… Aïe. Je travaille pour le centre d’action socialiste et je viens réparer la chaudière… Excusez-moi je vous en prie. Alex, contrôle-toi. Bonjour, comment allons-nous bien ce matin ? Je suis votre nouvelle aide sociale. Je n’entends plus rien. Elle a dû faire une halte.

Clé dans la serrure.

La voilà !

BÉA                      (elle entre) Qu’est-ce qui se passe avec cette serrure ?

ALEX                    Bonjour chère madame…

BÉA                      Ma… ma… ma ! (elle s’évanouit dans ses bras)

ALEX                    (il prend son téléphone) Patron ? Oui je suis entré, mais… elle est morte. Encore. Où elle est ? Dans mes bras. Encore, oui. Elle a crié « ma, ma, ma » et poum. Clamsée la vieille. Vous avez raison, je la pose. Je l’attendais, tranquille, chez elle… Non, rassurez-vous. J’ai super bien préparé mon coup. J’ai prévu de lui dire qu’elle a oublié de fermer sa porte à clé. Comme ça, je lui démontre qu’elle perd la tête. Vous me suivez ? Malin ! Ensuite, direction la maison de retraite. Vous avez raison, maintenant c’est trop tard. Dommage, je m’étais fait belle. Si vous voyiez ça ; je me suis déguisé en assistante sociale. Je ne saurais pas que c’est moi, je ne dirais pas non. Pas avec cette voix, bien sûr, j’ai pensé à tout. Comme ça… vous ne me reconnaissez pas ? Attendez, elle n’est plus morte.

BÉA                      Maman…

ALEX                    Elle délire. D’accord patron. Je vous rappelle. Madame…

BÉA                      Maman, j’ai fait les courses, comme tu m’as demandé. J’ai été bien sage. J’ai tout acheté ce qu’il y a sur la liste. J’ai même rapporté la monnaie. Tu es contente ?

ALEX                    Mada… Ma… ma Béa chérie. Oui, je suis contente.

BÉA                      Il est où papa ?

ALEX                    Dans son bureau. Je vous appelle quand le dîner est prêt.

BÉA                      (elle se cogne partout) Maman, pourquoi c’est tout flou ?

ALEX                    Merde, les lunettes. Tes lunettes, ma chérie. Il faut les mettre.

BÉA                      Maman, je n’ai pas de lunettes.

ALEX                    Autour de ton cou.

BÉA                      Ah ! Vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous faites chez moi ?

ALEX                    Bonjour madame. Je me présente : Alexandra Conti. Je travaille pour le centre d’action sociale de la ville de Paris. Voici ma carte.

BÉA                      Comment vous êtes entrée ?

ALEX                    La porte était ouverte. J’ai sonné. Comme vous ne répondiez pas, je me suis inquiétée. Il vous était peut-être arrivé un accident. Je suis entrée et dieu merci, vous n’étiez pas là.

BÉA                      J’étais au marché.

ALEX                    J’ai préféré attendre à l’intérieur. Ça ne vous dérange pas ?

BÉA                      J’aurais pu claquer. Vous m’avez fait une de ces peurs.

ALEX                    Je suis la reine de la maladresse. C’est exactement le contraire : je suis là pour vous aider. D’ailleurs, je vais vous laisser mes coordonnées. Vous pouvez me joindre à tout moment sur mon portable. Le numéro est sur la carte. Tenez, réglons ça tout de suite : appelez-moi avec le vôtre, comme ça j’aurais votre numéro.

BÉA                      Pas de portable, ça pollue tout : la nature et le cerveau. Je n’ai besoin de rien, merci. Vous connaissez la sortie, la même porte que l’entrée.

ALEX                    Chère madame, nous avons pris rendez-vous par téléphone.

BÉA                      Je ne me souviens pas. Vous êtes rentrée comment ?

ALEX                    Je vous l’ai dit : c’était ouvert.

BÉA                      Dans l’immeuble.

ALEX                    Ce matin, au téléphone, vous m’avez donné le code. Mais rassurez-vous, ça arrive parfois. Au centre d’action sociale, nous avons l’habitude. Nous sommes justement là pour vous rendre la vie facile et agréable. La ville de Paris tient tout particulièrement à soigner les séniors.

BÉA                      Les séniors ?

ALEX                    Les retraités, les personnes âgées.

BÉA                      Pas besoin de soins. Je vais très bien.

ALEX                    En êtes-vous certaine ? Cela vous arrive souvent d’oublier de fermer la porte à clé ?

BÉA                      Jamais.

ALEX                    Cela vous arrive souvent d’oublier un rendez-vous ?

BÉA                      Jamais.

ALEX                    De vous évanouir ?

BÉA                      Jamais.

ALEX                    Pourtant, tout à l’heure.

BÉA                      J’ai vu un fantôme.

ALEX                    Les hallucinations, les pertes de mémoire sont un phénomène courant à votre âge.

BÉA                      Je ferme toujours la porte à double-tour. Vous croyez que je perds la tête ?

ALEX                    Bien sûr que non. Ça peut arriver à tout le monde. Vous avez des soucis en ce moment ?

BÉA                      Oh là… si vous saviez.

ALEX                    Vous pouvez me raconter. Je suis là pour ça. Comme je vous l’expliquais au téléphone, tous les séniors – les personnes âgées – sont recensés dans nos fichiers. Ainsi, nous pouvons intervenir avant qu’il soit trop tard.

BÉA                      Comment trop tard ?

ALEX                    Chère madame. Nous suivons tous le grand fleuve de la vie. Le tendre ruisseau de notre enfance se jette irrémédiablement dans le torrent impétueux de l’adolescence. Nous traversons les digues de nos joies, les écluses de nos malheurs. Nous nous mêlons aux innombrables affluents des relations telluriques. Nous suivons les interminables sinuosités de nos hésitations terrestres. Et si, comme vous, nous avons la chance d’arriver à ce terme tant espéré du voyage, après avoir traversé les lacs majestueux de la sagesse, nous tombons inéluctablement dans l’océan originel de l’espace infini.

BÉA                      Ma petite, vous n’allez pas bien. Je vous apporte un verre d’eau.

ALEX                    C’est très aimable.

BÉA                      Puis tiens, je vais plutôt réchauffer le café. (elle sort) Vous en voulez ?

ALEX                    Il en reste ? Euh… est-ce bien raisonnable ? Après votre malaise.

BÉA                      Pas de danger, je suis increvable. Le café, ça me calme.

ALEX                    Tu parles. Oui, avec plaisir. Chère madame, je disais donc, je suis venue vous exposer les nombreux avantages auxquels le sénior a droit. La ville de Paris porte une grande attention à la personne âgée.

BÉA                      Vous l’aimez comment ?

ALEX                    De tout mon cœur, croyez-moi. Et vivante, si possible.

BÉA                      Parce que je le préfère serré.

ALEX                    Parfait, moi aussi. C’est charmant chez vous. Lumineux. La décoration est…

BÉA                      Dépouillée.

ALEX                    J’allais le dire.

BÉA                      C’est un très vieil appartement.

ALEX                    Ça se voit.

BÉA                      Nous l’habitons depuis quatre générations.

ALEX                    Non ! C’est incroyable.

BÉA                      (elle entre) Du sucre ?

ALEX                    Merci, oui.

BÉA                      Excusez-moi pour tout à l’heure. Ces temps-ci, je perds souvent connaissance.

ALEX                    Ah bon ?

BÉA                      Une fois par jour en moyenne.

ALEX                    Depuis longtemps ?

BÉA                      Hier.

ALEX                    Peut-être un manque de calcium. Vous mangez des laitages ?

BÉA                      Ah non.

ALEX                    Un morceau de fromage par jour, c’est indispensable. Vous mangez bien vos cinq fruits et légumes quotidiens ?

BÉA                      Je n’ai pas compté. Vous êtes diététicienne ?

ALEX                    Un peu diététicienne, un peu soignante, un peu psychologue, un peu animatrice, un peu secrétaire… Je suis une assistante sociale spécialisée en gérontologie.

BÉA                      Gérontologie… c’est les vieux ?

ALEX                    Un peu.

BÉA                      Ah ! Vous voulez me mettre en maison de retraite.

ALEX                    Au contraire. Je viens m’assurer que vous pouvez vous débrouiller seule. Que vous êtes indépendante.

BÉA                      Je me débrouille très bien toute seule.

ALEX                    Jusqu’au jour où… Si je n’avais pas été présent, présente tout à l’heure, qui sait ce qui aurait pu arriver.

BÉA                      Si vous n’aviez pas été là, je n’aurais pas eu peur.

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie. Je suis fautive, je vous ai surprise, je n’aurais pas dû. Mais le fantôme, la perte de connaissance, les hallucinations…

BÉA                      J’ai cru voir maman.

ALEX                    Votre mère ?

BÉA                      Hier, c’était papa.

ALEX                    Je comprends mieux.

BÉA                      Quoi ?

ALEX                    Les hallucinations. Vous étiez comme une petite fille.

BÉA                      Vous m’inquiétez.

ALEX                    C’est un phénomène connu : plus on approche de la fin, plus on retombe en enfance.

BÉA                      Ah bon ?

ALEX                    Pour vous permettre de conserver le lien vital avec la réalité, pour maintenir votre esprit et votre corps en éveil, le centre d’action sociale organise toutes sortes d’activités. Vous pouvez rencontrer des gens…

BÉA                      J’ai ce qu’il me faut. Non merci.

ALEX                    Voyager à travers la planète…

BÉA                      Avec des avions pollueurs. Non merci.

ALEX                    Déjeuner avec d’autres séniors.

BÉA                      Manger avec des vieux. Non merci.

ALEX                    Partager vos connaissances.

BÉA                      Avec qui ?

ALEX                    Je ne sais pas… Avec d’autres vi… avec d’autres.

BÉA                      Pour ce que ça donne. Hier, j’ai tenté un brin d’éducation avec un inspecteur de police.

ALEX                    Alors ?

BÉA                      Complètement inculte le pauvre type. Un peu plus âgé que vous.

ALEX                    C’est le maquillage.

BÉA                      Je lui ai donné un cours d’histoire géographie.

ALEX                    Vous voyez : vous pouvez être utile, même pour un flic. La transmission du savoir, il n’y a que ça de vrai. Le partage des connaissances, l’héritage culturel, le transfert des richesses… c’est formidable.

BÉA                      Partage, héritage, transfert… quelles richesses ?

ALEX                    Cet appartement, en plein cœur de Paris, ça doit valoir une petite fortune.

BÉA                      Je suis locataire.

ALEX                    J’ose à peine imaginer le loyer. Vous devez avoir une sacrée bonne retraite.

BÉA                      Tenez-vous informée ma petite : tout augmente, sauf la retraite. Heureusement, l’appartement est bon marché.

ALEX                    Vous avez de la chance.

BÉA                      Tu parles. Ils me harcèlent, ils veulent me faire partir. Vous vous rendez compte ? Une femme de mon âge.

ALEX                    Qui vous harcèle ?

BÉA                      Le propriétaire, les voisins. Mais je m’en fous, je reste.

ALEX                    Est-ce bien raisonnable ? Vous êtes une personne âgée isolée. Vous avez des troubles de mémoire, vous voyez des fantômes… Comme je dis toujours : la santé n’a pas de prix.

BÉA                      Il m’a offert un paquet d’oseille pour que je parte. J’ai refusé.

ALEX                    Bravo. Mais j’insiste, il ne faut pas rester seule. Parmi les nombreuses activités que propose le centre d’action sociale, il y a les ateliers pédagogiques. Vous pourriez vous y inscrire comme formatrice.

BÉA                      Formatrice. De quoi ?

ALEX                    D’histoire, de géographie.

BÉA                      Pourquoi pas de philosophie.

ALEX                    C’est une excellente idée.

BÉA                      Je n’ai plus l’âge d’aller à l’école.

ALEX                    Vous avez bien une passion ?

BÉA                      Mmm. Il y a bien une chose que je pourrais transmettre.

ALEX                    Oui ?

BÉA                      Mon amour de la musique.

ALEX                    Affirmatif ! Euh, c’est une excellente idée.

BÉA                      Vous aimez l’opéra ?

ALEX                    Je ne sais pas.

BÉA                      Eh bien nous allons voir. (elle met le disque de Mozart)

ALEX                    Ça décoiffe.

BÉA                      Vous me faites penser au flic d’hier. Il n’avait pas besoin de coiffeur. La boule à zéro. Vous vous rendez compte, il a osé appeler ce chef d’œuvre de la musique morte.

ALEX                    Il voulait dire que cette musique a été écrite il y a très longtemps.

BÉA                      Certes, ma petite. Mais elle est vivante. Sinon, elle ne décoifferait pas.

ALEX                    C’est… entraînant.

BÉA                      Ah ! Vous êtes entraînée par la richesse sonore de l’orchestre. Écoutez : chaque instrument s’exprime dans l’harmonie, la fluidité. Chaque phrase caresse les sens. Chaque note s’insère dans le discours musical. Chaque rythme trouve sa place dans une architecture grandiose. Ce n’est pas comme leur musique de zozo ! Entendez cet élan, cette force. Les moments de calme aussi. Et vous appelez ça de la musique morte.

ALEX                    Ce n’est pas moi, c’est l’autre.

BÉA                      Cette musique est plus vivante, infiniment plus construite que le boucan des voisins, le vacarme de la télé, des boîtes de nuit.

ALEX                    Vous allez en boîte de nuit ?

BÉA                      Oh là, non ! Trop de bruit, trop de gesticulations.

ALEX                    Il faut du rythme pour danser.

BÉA                      Ah… j’aimais danser dans ma jeunesse. J’allais au bal.

ALEX                    La danse, c’est super, ça crée des liens.

BÉA                      Une fois, mon fils m’a emmenée dans une de ces boîtes. Poum poum toute la soirée, musique de zozo. Une fois, une seule, ça m’a suffit.

ALEX                    C’est quand-même mieux que l’opéra pour lever des na… Pour faire des rencontres.

BÉA                      Vous, vous allez en boîte pour draguer.

ALEX                    Pour être du centre d’action sociale, je n’en suis pas moins femme. Nous avons des désirs.

BÉA                      Pas la peine de faire un dessin.

ALEX                    C’est plus sûr que le concert classique.

BÉA                      Pas du tout d’accord. Je peux vous parler franchement ?

ALEX                    Entre femmes, on peut tout se dire.

BÉA                      C’est à l’opéra que j’ai eu mes plus belles aventures.

ALEX                    Non.

BÉA                      Je vous assure. Je prends des places pas trop chères. À l’entracte, je descends jeter un œil sur ces messieurs. Je les choisis relativement mûrs.

ALEX                    Vous trouvez des hommes seuls ?

BÉA                      Le plus souvent, ils sont en couple.

ALEX                    Comment vous faites ?

BÉA                      Je les fais rire. C’est la première chose, vous devriez le savoir. Ensuite, ce n’est pas difficile : je les branche sur l’opéra. C’est ma passion.

ALEX                    Comment vous faites pour éloigner la femme ?

BÉA                      En général, elle reste.

ALEX                    Si je m’attendais. Vous avez des aventures avec des hommes et avec des femmes.

BÉA                      Ne faites pas la sainte-Nitouche. Essayez plutôt de vous décoincer, ma petite. La vie est faite pour en profiter. Je n’ai pas attendu les œuvres sociales…

ALEX                    Le centre d’action…

BÉA                      On s’en fout. Je ne vous ai pas attendue pour m’amuser. C’est autre chose que le loto, c’est moi qui vous le dis. Quand ils ont mordu, je passe la deuxième partie dans leur loge.

ALEX                    Une loge, carrément.

BÉA                      Je les choisis à l’aise.

ALEX                    À l’aise ?

BÉA                      Avec du blé. Enfin, vous sortez d’où ?

ALEX                    Ensuite ?

BÉA                      Ils m’invitent à dîner. En ville.

ALEX                    Ensuite ?

BÉA                      Nous allons chez eux…

ALEX                    Boire un dernier verre.

BÉA                      Tout à fait.

ALEX                    Ensuite ?

BÉA                      Ensuite, ensuite. Faut tout vous dire. Ensuite, nous… enfin vous voyez bien.

ALEX                    Vous faites… avec… des hommes mûrs… des couples…

BÉA                      Je ne vois pas ce qu’il y a de mal. C’est la nature. Le meilleur moment, c’est…

ALEX                    Je ne veux pas le savoir !

BÉA                      Tant pis.

ALEX                    Vous alors. Et vous allez à l’opéra, habillée comme ça ?

BÉA                      Mais non. Je me fringue en conséquence.

ALEX                    Je me disais aussi.

BÉA                      Pas comme maintenant. Quand je suis chez moi, je m’en fous. Personne ne regarde. Enfin j’espère. Après tout, ce salopard de proprio serait capable de me faire espionner. Avec la technologie moderne, allez savoir s’il ne diffuse pas notre conversation en direct.

ALEX                    Vous êtes trop soupçonneuse. Et ça marchait ?

BÉA                      Quoi ?

ALEX                    L’opéra.

BÉA                      Ça marche toujours. Vous n’imaginez pas le nombre de bourgeois qui s’offrent un petit extra avec quelqu’un de… de mon expérience et avec mon style.

ALEX                    Vous cachez bien votre jeu.

BÉA                      Pour être retraitée, je n’en suis pas moins femme. Bon, j’ai soif. Ça vous dit un petit Armagnac ?

ALEX                    Je ne voudrais pas abuser.

BÉA                      Il est à se taper le cul par terre. Soixante-dix ans d’âge.

ALEX                    Alors d’accord.

BÉA                      Et vous, les boîtes ?

ALEX                    Oh, je suis très conventionnelle. Je suis attirée par… les personnes de l’autre sexe.

BÉA                      Vous devriez essayer le même, ça vous décoincerait.

ALEX                    C’est une proposition ?

BÉA                      N’allez pas vous faire des idées, je pourrais être votre grand-mère. Sachez quand-même, ma petite, que l’énergie sexuelle non déchargée perturbe le système vaso-végétatif.

ALEX                    Quoi ?

BÉA                      Ce qui engendre l’angoisse cardiaque, par conséquent, la névrose.

ALEX                    Je me disais aussi.

BÉA                      Si vous réfrénez vos pulsions sexuelles, vous aurez de l’asthme bronchique, ou pire : de l’hyperthyroïdie. Des saloperies qui vous enverront droit au cimetière.

ALEX                    Vous avez raison : les femmes, pourquoi pas. Je vais y penser.

BÉA                      Ça vous ouvrira l’esprit. Vous avez l’air d’une poupée en porcelaine.

ALEX                    Ne croyez pas ça. Je suis féminine certes, mais je suis solide. J’ai vécu. C’est quoi cet opéra ?

BÉA                      Don Giovanni.

ALEX                    Pourquoi personne ne chante… c’est une version pour muets ?

BÉA                      C’est l’ouverture. C’est toujours comme ça à l’opéra. L’orchestre expose d’abord les thèmes. Ensuite, les personnages arrivent et l’action commence. Je vous raconte ?

ALEX                    Ce n’est pas l’histoire d’un type qui séduit toutes les femmes qu’il croise ?

BÉA                      Vous êtes moins ignorante qu’il n’y paraît. Mais ça reste moral : il en meurt.

ALEX                    Pourtant, on ne peut pas dire qu’il réfrénait ses pulsions. Peut-être qu’il n’aimait pas les hommes.

BÉA                      Pas officiellement.

ALEX                    Oh là ! Stop. Je vais être pompette.

BÉA                      À Don Giovanni qui en a bien profité.

ALEX                    À la vôtre.

BÉA                      Mais parlez-moi de vous. Alors comme ça, vous avez vécu. Racontez-moi.

ALEX                    J’ai été élevée par une femme seule.

BÉA                      Tiens, tiens. Votre mère ?

ALEX                    Oui. Elle travaillait dur.

BÉA                      Pas de père ?

ALEX                    Je ne l’ai pas connu.

BÉA                      Il vous a abandonnées. Sale type.

Musique des voisins en sourdine.

ALEX                    Non, il est mort avant ma naissance.

BÉA                      Vous entendez ? Ils remettent ça.

ALEX                    Y a du rythme.

BÉA                      On n’est pas en boîte. C’est beaucoup trop fort. Vous êtes témoin : ils me harcèlent.

ALEX                    Ils n’aiment peut-être pas l’opéra.

BÉA                      Je les emmerde.

ALEX                    Je suis certaine que si on arrête, ils arrêteront aussi. Je peux ?

BÉA                      De toute façon, c’est la fin de l’ouverture, et puis on ne s’entend plus.

ALEX                    (il stoppe le disque, la musique voisins s’arrête) C’est magique.

BÉA                      Qu’est-ce qu’on disait ?

ALEX                    On disait qu’on ne s’entend plus !

BÉA                      J’entends très bien.

ALEX                    Pardon. Euh, ma mère…

BÉA                      Non, votre père. Comment il est mort ?

ALEX                    Je ne sais pas.

BÉA                      Ma pauvre petite. C’est dur de ne rien savoir de son père.

ALEX                    Surtout pour un garçon.

BÉA                      Vous avez un frère ?

ALEX                    Non… Mais encore plus pour une fille ! Elle n’a jamais parlé de mon père.

BÉA                      Pas une photo ?

ALEX                    Non. Je ne sais rien de lui.

BÉA                      Si ça se trouve, ses parents, vos grands-parents, sont encore vivants.

ALEX                    Possible. En tout cas pas les autres. Ils sont morts quand ma mère avait une dizaine d’années.

BÉA                      Drôle de coïncidence.

ALEX                    Vous avez perdu vos parents vous aussi ?

BÉA                      À votre avis ? Je pensais au flic d’hier. Sa mère a perdu ses parents quand elle était gamine.

ALEX                    Le monde est petit. Ma mère était orpheline aussi. Elle a été trimballée de famille en famille. Elle a dû travailler très jeune pour s’en sortir. Quand je suis née, elle avait une grosse clientèle et se couchait super tard. Je ne la voyais presque pas.

BÉA                      Pauvre petite.

ALEX                    Aujourd’hui, elle est respectée. Elle est indépendante. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Fallait pas que je traîne dans ses pattes. J’en ai pris des roustes.

BÉA                      La mère abandonnée qui frappe son enfant. Le schéma classique.

ALEX                    Pas elle. Les autres enfants.

BÉA                      Qu’est-ce qu’elle fait comme boulot ; directrice d’école ?

ALEX                    Euh….

BÉA                      Elle ne s’est pas occupée de sa propre fille. Comme quoi c’est vrai ce qu’on dit : ce sont les cordonniers les plus mal chaussés.

ALEX                    J’étais laissée à moi-même. J’ai traîné un peu partout.

BÉA                      Et vous avez eu des mauvaises fréquentations. Vous me rappelez mon Jacob.

ALEX                    Disons que je ne rentrais pas tous les soirs à la maison. J’ai appris à me débrouiller seule.

BÉA                      Pour une fille, ça doit être dur.

ALEX                    Vous pouvez le dire.

BÉA                      Voilà pourquoi vous êtes devenue assistante sociale.

ALEX                    Tout à fait.

BÉA                      Un autre verre ?

ALEX                    Ce ne serait pas raisonnable. Je suis en service.

BÉA                      Une grand fille comme vous, qui s’est faite toute seule.

ALEX                    Merci, stop. Vous allez me saouler.

BÉA                      Il ne fait que quarante degrés.

ALEX                    Quand-même.

BÉA                      Dites-moi…

ALEX                    Juste un doigt.

BÉA                      Vous êtes une vraie blonde ?

ALEX                    J’ai fait une coloration. Vous n’aimez pas ?

BÉA                      Vous êtes plutôt attirante. Mais je vous préfère la boule à zéro.

ALEX                    Mes cheveux !

BÉA                      Je doute qu’ils soient à vous. Je vous reconnais. Vous avez inventé la fable de l’œuvre sociale pour revenir me harceler. Si ça se trouve, vous n’êtes même pas flic. Je vais appeler la police, la vraie.

ALEX                    Je ne ferais pas ça.

BÉA                      Vous allez m’en empêcher ?

ALEX                    S’il le faut.

BÉA                      Je voudrais voir.

ALEX                    Soyez raisonnable, mamie Béa.

BÉA                      Laisse-moi passer, petit morveux.

ALEX                    C’est bon mère-grand. Non. Arrêtez tout de suite. Aïe ! Putain vous m’avez fait mal. Vous allez vous en prendre une.

BÉA                      Essaie pour voir, petite fiotte.

ALEX                    C’est qu’elle mordrait la vieille peau.

Ils se battent.

BÉA                      Tiens, petit con !

ALEX                    Salope !

BÉA                      Lâche-moi !

ALEX                    Jamais vous vous coupez les ongles ?

BÉA                      Tu m’écrases !

Ad libitum.

BÉA                      Je reprendrais bien un petit verre.

ALEX                    Allez… je vous sers.

BÉA                      Où sont mes lunettes ?

ALEX                    On s’est bien marrés.

BÉA                      Merci. Ça faisait longtemps.

ALEX                    J’aurais adoré avoir une mamie comme vous.

BÉA                      À la tienne.

ALEX                    À la vôtre. Vous tenez une sacrée forme.

BÉA                      Les escaliers, je te dis. Il n’y a pas mieux.

ALEX                    Mon chemisier…

BÉA                      Pauvre petite. Elle va se faire gronder par maman.

ALEX                    Vous ne croyez pas si bien dire. C’est à ma mère.

BÉA                      Quelque chose me dit qu’elle n’est pas directrice d’école, la maman.

ALEX                    Je n’ai pas dit ça.

BÉA                      Qu’est-ce que… Qu’est-ce que mon bijou fait là ?

ALEX                    Montrez. Non, c’est le mien.

BÉA                      Je connais ce pendentif. Il est à moi.

ALEX                    Ma chaîne est cassée. Je l’ai perdu dans la bagarre.

BÉA                      Comment tu as fait pour… Oui, tu l’as volé pendant que j’étais dans la cuisine.

ALEX                    Je n’ai rien volé. D’accord, je ne suis pas assistante sociale, je ne suis pas flic, mais je ne suis pas un voleur. Ce pendentif est à moi. Ma mère me l’a donné.

BÉA                      Mon fils me l’a offert. Je ne vois pas comment il se retrouve autour de ton cou.

ALEX                    Vous le rangez où d’habitude ?

BÉA                      Je ne sais pas. Dans ma chambre.

ALEX                    Vous avez bien une boîte à bijoux.

BÉA                      Bien sûr, pour l’opéra. Mais la menotte est ailleurs. Je ne l’ai pas portée depuis des siècles.

ALEX                    La menotte… C’est comme ça que ma mère l’appelle.

BÉA                      Je vais chercher.

ALEX                    Je viens avec vous.

BÉA                      Non, reste ici.

ALEX                    À deux, on aura plus de chance.

BÉA                      Personne ne va dans ma chambre.

ALEX                    Dans la salle de bains alors, on ne sait jamais.

BÉA                      Tu ne vas nulle part. Attends dans cette pièce.

ALEX                    Pourquoi ?

BÉA                      Parce que c’est comme ça. Elle ne doit pas rester vide. Que penseront les gens ?

ALEX                    Quoi ?

BÉA                      Bon, tu arrêtes avec tes pourquoi, tes quoi. C’est comme ça, c’est tout. Je n’en ai pas pour longtemps. Si je ne trouve pas, ça prouvera que cette menotte est la mienne. (elle sort)

ALEX                    Ça prouvera surtout que c’est le bordel chez vous. La pièce la plus claire… J’imagine les autres. Rien que la cuisine, c’est un musée. Des panneaux partout, des affiches au plafond. Ici aussi, c’est pas mal. Je ne vois pas comment on pourrait ajouter quelque chose. Quatre générations, ça laisse des traces. Elle accumule, la mamie Béa. Pas mal les croûtes. (il regarde en avant-scène) Celle-là n’est pas toute jeune, mais il y a du style. Putains de détails, je n’avais pas remarqué. On dirait que c’est vivant. Ça doit valoir un bon paquet. Probablement un cadeau de son fils. Sacré Jacob ! Il avait du goût, l’anarchiste.

Patron… c’est moi. Pas vraiment. Elle pète la forme. J’ai tout essayé. Je ne vois pas comment. Vous aviez raison : elle est blindée. Non, pas des thunes, des toiles. Il y en a partout. Non. Je ne sais pas laquelle. Je n’y connais rien. (elle entre) Je vous envoie les photos. Oui. Vous me direz. Je vais faire mon possible. Vous avez raison, je ne serai pas venu pour rien. On se rattrapera. N’empêche, je me suis bien marré. Je ne sais pas lequel j’ai préféré, l’assistante ou le flic. (il s’aperçoit de la présence de Béa)

Le flic obéit aux ordres. Les ordres ne tombent pas du ciel. Le ciel est au-dessus de la mer. La mer est à l’origine de toute vie. La vie n’est pas facile. Pas facile de trouver une suite. Une suite, c’est plus fort qu’un carré. Un carré a quatre côtés. Quatre côtés, c’est comme quatre murs. Ces murs remplis d’œuvres d’art. L’art est ce que l’homme ajoute à la nature. La nature peut-elle se passer des hommes ? Les hommes font des enfants. Les enfants disent la vérité. La vérité est révolutionnaire. La révolution renverse le pouvoir. Le pouvoir, c’est la guerre. La guerre est bonne pour le commerce. Le commerce est bon pour les marchands. Le marchand agit par calcul. Le calcul est exact. Exactement comme il faut. Il faut être sérieux. Sérieux comme un pape. Le pape n’obéit qu’à dieu. Adieu monsieur.

BÉA                      Oh, le beau raisonnement.

ALEX                    Ah ! Vous m’avez fait peur.

BÉA                      À qui tu parlais ?

ALEX                    Personne. Un ami.

BÉA                      Tu appelles ton ami “monsieur” ?

ALEX                    C’est un jeu entre nous. Une vieille habitude. Je n’y fais même plus attention. Vous avez retrouvé la menotte ?

BÉA                      J’y ai mis le temps, mais oui.

ALEX                    Elle était où ?

BÉA                      Dans une boîte à tabac, avec le savon.

ALEX                    Vous fumez du savon ?

BÉA                      Non, la pipe. Mais on s’en fout. Voilà.

ALEX                    Et la mienne.

BÉA                      Elles se ressemblent.

ALEX                    Plus que ça, ce sont les mêmes.

BÉA                      Passe-moi… Elles s’emboîtent.

ALEX                    On dirait qu’elles sont faites pour aller ensemble.

BÉA                      On ne dirait pas ; elles vont ensemble.

ALEX                    Joli. Ça doit coûter bonbon.

BÉA                      Tu ne penses qu’à ça.

ALEX                    Et alors ?

BÉA                      Alors… On découvre qu’on a chacun le même bijou et toi, tu veux déjà vendre la paire.

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie, déformation professionnelle.

BÉA                      J’avais raison : tu es vraiment vendeur de voitures.

ALEX                    Actuellement, je suis dans l’immobilier. Mais oui, j’ai vendu des bagnoles.

BÉA                      L’ami au téléphone… « On ne sera pas venu pour rien… » Le flic, l’assistante, les tableaux en photo…

ALEX                    Quels tableaux ?

BÉA                      Tu crois que je ne t’ai pas entendu tout à l’heure. Le “monsieur”, c’est ton patron. Mon propriétaire. Bande de salauds.

ALEX                    Mais pas du tout.

BÉA                      Les enfoirés. Tu voulais me faire craquer. Tu voulais m’envoyer en tôle, pire : en asile.

ALEX                    Euh…

BÉA                      C’est cet abruti de propriétaire qui a eu l’idée ?

ALEX                    La maison de retraite oui, mais pour le reste j’avais carte blanche. Vous y avez cru à fond.

BÉA                      Pas une seconde.

ALEX                    Vous avez fait semblant de tomber dans les pommes, peut-être.

BÉA                      Juste quelques minutes. J’ai très vite compris.

ALEX                    Perspicace, mamie Béa.

BÉA                      Avec tes fringues et tes discours. Alexandre le grand… baratineur.

ALEX                    Je le prends comme un compliment. Merci.

BÉA                      Ne prends pas la grosse tête avec.

ALEX                    Qu’est-ce que vous avez préféré : mondaine ou action sociale ?

BÉA                      J’hésite. Question de goût. Hier, tu avais plutôt l’air d’un maquereau que d’un poulet. Aujourd’hui, tu ressemblais plus à une morue qu’à une assistante sociale.

ALEX                    Reconnaissez que j’ai bien joué mes personnages.

BÉA                      Tu as joué la comédie. Bravo, ce n’est pas donné à tout le monde. J’espère pour toi que tu es bien payé.

ALEX                    Pas terrible. La crise de l’immobilier, vous savez…

BÉA                      Tu vas me faire pleurer.

ALEX                    Si j’arrivais à vous mettre dehors, je touchais une commission.

BÉA                      Raté.

ALEX                    Je vais avoir un problème.

BÉA                      Quoi, il va te virer ?

ALEX                    Possible.

BÉA                      Tant pis pour lui. Il perdra un excellent vendeur…

ALEX                    C’est gentil.

BÉA                      … et toi, un abruti de patron.

ALEX                    Le problème, c’est qu’on n’avait pas prévu de louper notre coup.

BÉA                      Donc ?

ALEX                    Donc, donc… Je m’en veux.

BÉA                      Tu regrettes ? C’est bon signe.

ALEX                    Je m’en veux d’avoir vendu la peau de l’ours.

BÉA                      Vous avez déjà vendu l’appartement ? Je rêve.

ALEX                    La crise de l’immobilier…

BÉA                      Au cas où tu n’aurais pas remarqué : je suis encore dedans.

ALEX                    Pas vendu, loué.

BÉA                      Il a changé d’avis.

ALEX                    Il s’est rendu compte que ça rapportait plus.

BÉA                      Bah voyons. Comment vous allez louer si je suis dedans ?

ALEX                    C’est le problème.

BÉA                      Propose-lui de m’inclure dans les charges.

ALEX                    « À louer F4, meublé, Paris-centre, tout confort, avec ascenseur et grand-mère. »

BÉA                      La grand-mère va augmenter considérablement le coût.

ALEX                    Je confirme : vous êtes impayable, hors de prix. Comme ce bijou.

BÉA                      On parle de fric, direct tu penses aux bijoux.

ALEX                    Excusez-moi je vous en prie ! C’est votre fils qui vous l’a donné ?

BÉA                      Comment tu le sais ?

ALEX                    Vous l’avez dit hier.

BÉA                      Et toi, où tu l’as volé ?

ALEX                    Ma mère me l’a donné.

BÉA                      Voyez-vous ça. Et d’où elle le tient ?

ALEX                    Je ne sais pas. Je l’ai toujours vu à son cou. Elle me l’a offert pour mes dix-huit ans.

BÉA                      Le jour de ta majorité. Romantique à souhait.

ALEX                    Bah oui.

BÉA                      Maman transmet l’héritage au fiston.

ALEX                    Elle avait dit qu’un jour cette menotte me raccorderait au passé.

BÉA                      Tu n’as pas cherché à savoir ?

ALEX                    Bien sûr que si. J’ai compris qu’il y avait un rapport avec mon père. Comme elle a toujours refusé d’en parler, ça s’est arrêté là.

BÉA                      Tu as dit qu’elle faisait quoi comme métier, ta mère ?

ALEX                    Je n’ai rien dit.

BÉA                      Tu as honte ?

ALEX                    Euh, non.

BÉA                      Laisse, je ne suis pas née de la dernière pluie. Les fringues, le bijou, ton père… Tu es un fils de pute.

ALEX                    Commissaire Pommier, brigade des mœurs.

BÉA                      Tu n’es pas allé chercher loin tes déguisements.

ALEX                    Ce ne sont pas des déguisements, ce sont des personnages.

BÉA                      La susceptibilité de l’artiste. Excusez-moi, monsieur.

ALEX                    Vous en êtes une autre.

BÉA                      Bon, ça, c’est fait. Revenons à nos menottes. C’est Jacob qui m’a offert la mienne.

ALEX                    Avant de mourir.

BÉA                      Ça aussi je l’ai dit hier, je suppose.

ALEX                    Résumons : il vous offre une partie du bijou, et l’autre…

BÉA                      L’autre, il la portait toujours sur lui.

ALEX                    Il en a peut-être fait cadeau à ma mère.

BÉA                      Maintenant que tu le dis… Quand je suis allée reconnaître le corps, il ne l’avait plus.

ALEX                    Il est mort en quelle année ?

BÉA                      Je ne l’ai pas dit hier ?

ALEX                    Vous avez dit qu’il avait vingt-six ans.

BÉA                      À peu près ton âge.

ALEX                    Les cheveux courts, ça rajeunit.

BÉA                      Et le maquillage.

ALEX                    C’est vrai que je fais plus jeune que mon âge. Je suis né en 80.

BÉA                      Il est mort en 79.

ALEX                    On l’a échappé belle. Pendant un instant, j’ai cru que votre fils était mon…

BÉA                      Et la ressemblance ?

ALEX                    Quoi la ressemblance ?

BÉA                      Avec les photos. Regarde : mon père, ma mère.

ALEX                    Le père d’accord, il y a un petit air. Mais la mère…

BÉA                      Regarde-toi. Tu es très féminine.

ALEX                    Bon, je ressemble à votre père. Et à votre mère, pour vous faire plaisir.

BÉA                      Je ne sais pas si ça me fait plaisir.

ALEX                    Mais ça ne prouve rien.

BÉA                      Si, ça colle parfaitement. Il est amoureux de ta mère. Il lui fait un enfant…

ALEX                    Et il se fait buter. Alors, il est…

BÉA                      On dirait que tu fais partie de la famille.

ALEX                    S’il est mon… Alors vous êtes ma…

BÉA                      Tu l’as dit !

ALEX                    Mais alors… pourquoi on ne se ressemble pas ?

BÉA                      Tu veux dire, toi et moi ?

ALEX                    Oui.

BÉA                      Parfois la nature est bien faite. Et ta mère… tu as une photo ?

ALEX                    Regardez.

BÉA                      Pas mal. Grande classe. Tu lui ressembles.

ALEX                    Ouais. À part vous, je ressemble à toute la famille.

BÉA                      Je savais qu’il avait une poule un peu plus sérieuse que les autres. Il n’a pas eu le temps de me la présenter.

ALEX                    Donc, elle était enceinte de moi quand il est s’est fait descendre.

BÉA                      La putain a eu honte du gangster. Elle ne t’a jamais parlé de ton père.

ALEX                    Si. Elle disait qu’il était juste de passage.

BÉA                      Forcément.

ALEX                    C’était pour me protéger.

BÉA                      Quand on voit le résultat, elle aurait aussi bien fait de t’affranchir.

ALEX                    Vous ne l’avez jamais vue ?

BÉA                      Jamais je te dis. Même pas un prénom, rien. Il était très pudique avec moi. Mais je savais qu’il avait du succès avec les femmes.

ALEX                    Pourquoi il allait aux putes alors ?

BÉA                      Parce que c’était son milieu. Il fallait qu’ils soient sacrément à la colle tous les deux pour pondre un lardon.

ALEX                    À chaque fois que je veux lui parler de mon père, elle sanglote.

BÉA                      Romantique, c’est ce que je disais. Il faudra que tu nous présentes.

ALEX                    Pas de problème, on va réparer ça. Je peux vous appeler mamie Béa ?

BÉA                      Certainement pas ! Béa suffira. Et puis arrête de me dire vous, petit con.

ALEX                    Prenez les deux menottes, c’est à vous… c’est à toi de les porter.

BÉA                      Tu gardes la tienne, j’offrirai la mienne à ta mère. En souvenir de mon garçon qu’elle a aimé. Assez de sentiments, j’ai eu ma dose d’émotions ces derniers jours. C’est quoi cette histoire de photos ?

ALEX                    Les portraits des grands-parents ?

BÉA                      Non, avec ton patron.

ALEX                    Comme l’affaire a capoté, je lui ai proposé qu’on se rattrape sur les tableaux.

BÉA                      Tu t’y connais en œuvres d’art ?

ALEX                    Non. Mais lui, oui. C’est pour ça que je lui ai envoyé les photos.

BÉA                      Avec ton téléphone ? C’est pratique.

ALEX                    Bien plus que ça. Je peux aller sur le Net.

BÉA                      Où ça ?

ALEX                    Internet, la toile.

BÉA                      Le fameux super réseau super contrôlé par la police.

ALEX                    Pour les paranoïaques seulement. On peut faire des milliards de choses. Par exemple, si vous avez une mélodie en tête et que vous n’arrivez pas à vous souvenir du titre, ou de l’auteur, il vous suffit de chantonner.

BÉA                      « Rumba la rumba la rum bam bam… »

ALEX                    Attendez deux secondes. “El paso del Ebro”.

BÉA                      Génial ! On peut retrouver n’importe quoi ?

ALEX                    Presque tout, je te dis. J’ai un message. C’est lui. « Très bonnes reproductions. Oseille assuré. Emporte un max. »

BÉA                      On peut même s’écrire. J’en veux un comme ça.

ALEX                    Je me ferais le plaisir de t’en offrir un. Comme ça on restera en contact.

BÉA                      Tu sais, les tableaux…

ALEX                    D’après lui, ils pourraient rapporter un peu de pognon. Je dois le rappeler.

BÉA                      Ce ne sont pas des reproductions.

ALEX                    Non !

BÉA                      Dans les coffres des banques, il n’y a pas que le fric.

ALEX                    Votre fils… ton fils, mon père planquait les tableaux chez toi. Trop fort le mec ! Mais alors, il y en a pour une fortune.

BÉA                      Probablement plus que ça.

ALEX                    C’est du recel.

BÉA                      Hier j’étais proxénète, je ne suis plus à ça près.

ALEX                    Incroyable.

BÉA                      Qu’est-ce que tu vas dire à ton patron ?

ALEX                    On s’en tape de cet abruti.

BÉA                      Tu as changé d’avis ?

ALEX                    Ça me ferait mal qu’il te dépouille des tableaux. Et même l’appartement. C’est chez toi.

BÉA                      Je te rappelle que je ne suis qu’une pauvre locataire.

ALEX                    Je compatis.

BÉA                      Et plus de première fraîcheur.

ALEX                    Tu rigoles. Tu pètes la forme.

BÉA                      Arrête tes conneries. Dans l’escalier, je souffle comme une vache, je perds la vue, la tête avec.

ALEX                    Tu es en train de me dire que tu accepterais une aide ? Après tout le mal que je me suis donné.

BÉA                      Non ! Enfin pas des œuvres sociales.

ALEX                    De qui ?

BÉA                      Je vis seule, tu vis seul.

ALEX                    Tu veux t’installer chez moi ? Pas question, c’est tout petit. Ici ? Tu veux que je m’installe chez toi ?

BÉA                      Pourquoi pas.

ALEX                    Tu me connais à peine. Je pourrais te dépouiller.

BÉA                      J’ai confiance. Tu m’as fait rire, tu m’as fait pleurer. Et surtout, j’ai gagné vingt ans.

ALEX                    Et moi une grand-mère.

BÉA                      J’aimerais bien rencontrer ta mère.

ALEX                    Ça lui fera probablement un choc.

BÉA                      Comment elle est ?

ALEX                    Un peu comme toi. Très organisée, très respectueuse des institutions, surtout la police. Timide, effacée, sans caractère… toutes les qualités de la femme au foyer.

BÉA                      Elle s’est remise avec quelqu’un ?

ALEX                    Ça dépend. Quand j’étais gamin, j’ai vu passer pas mal d’hommes. Aucun ne s’est arrêté.

BÉA                      Et aujourd’hui ?

ALEX                    Je ne sais pas. Elle est très secrète.

BÉA                      Invitons-la. Je la féliciterai pour le maquillage, le chemisier, les chaussures, la perruque et la femme séduisante qui était dedans.

ALEX                    C’est trop d’honneur.

BÉA                      Et si j’avais fait pareil ?

ALEX                    Comment…

BÉA                      Toute cette comédie.

ALEX                    Qu’est-ce que tu veux dire ?

BÉA                      Tu aurais joué le type qui joue le vendeur de bagnoles qui joue le vendeur immobilier qui joue le flic qui joue l’assistante.

ALEX                    Et toi, tu serais quoi ?

BÉA                      Moi, je suis une petite vieille qui refuse de quitter son appartement.

ALEX                    À ta place, je ferais la même chose.

BÉA                      Ah ! N’oublie pas ton patron.

ALEX                    Qu’est-ce que je lui raconte ?

BÉA                      Tu n’as qu’à dire la vérité.

ALEX                    Oui, tu as raison. « Patron, c’est Alex. Les tableaux, ce n’est pas du toc. C’est des vrais. La vieille, c’est ma grand-mère, je m’installe chez elle et on vous emmerde. Si vous continuez à nous harceler, je rachète l’immeuble. Je ne vous salue pas. » Qu’est-ce que tu en dis ?

BÉA                      Pas mal. Mais moi vivante, je ne serai jamais propriétaire.

ALEX                    Et les tableaux ?

BÉA                      Ils ne sont pas à moi. C’est un dépôt… de peinture.

ALEX                    Je ne l’avais pas remarqué. Celui-ci, le petit.

BÉA                      Il ne vaut pas grand-chose. Il faisait probablement partie d’une série.

ALEX                    On avait presque le même à la maison.

BÉA                      Chez ta mère ?

ALEX                    Elle l’a vendu quand j’étais môme. Mais je ne l’ai jamais oublié. Il me faisait rêver. Il y a quelques années, je l’ai retrouvé sur Internet.

BÉA                      Tu l’as racheté ?

ALEX                    Non, je l’ai copié.

BÉA                      Comment ça ?

ALEX                    Je l’ai fait tatouer au bas du dos. C’est super stylé. Tu veux voir ?

BÉA                      Excusez-moi je vous en prie.

ALEX                    J’allais le dire.

Rideau


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