Tableau I
Brouhaha en coulisse. Entrée de Marie poussée par la baronne de Montladsus, porte du fond.
Marie - Je vous assure que le docteur n’est pas là ! Vous ne pouvez pas entrer !
La baronne - Ma fille, j’avais rendez-vous à treize heures quarante-cinq, il est quarante-huit. J’entre et je m’installe. Je ne supporte pas le manque de ponctualité… (Passant un doigt ganté sur le bureau et le regardant.) Et encore moins la poussière. C’est vous qui êtes chargée du ménage ici ?
Marie - Oui, à mes moments perdus. Pourquoi ?
La baronne - Pour rien. Vos moments perdus ne doivent pas être très nombreux ou alors vous êtes d’une rare incompétence… Que c’est sale ici ! On se croirait dans un hall de gare. (Elle sort un mouchoir de son sac et entreprend d’épousseter le divan en toussant légèrement, puis elle s’assied.) Où est votre patron, mon enfant ?
Assise sur le bureau, Marie se lime les ongles.
Marie - En prison.
La baronne - Ça ne m’étonne pas ! Qu’a-t-il fait ?
Marie - Rien ! Il devait faire une expertise psychomachinchose sur un assassin.
La baronne - Il préfère donc les assassins !… Je passe après un assassin ! De mieux en mieux ! Je me demande vraiment ce que je fais ici ! Moi, la baronne de Montladsus qui a été reçue à l’Elysée et au Vatican… Personne n’avait jamais osé me faire attendre. Moi, la présidente et fondatrice de la ligue M.S.T…
Marie (pensive) - M.S.T… M.S.T ? Ah oui, j’y suis ! Les maladies sex…
La baronne (les yeux au ciel) - Mais non, enfin ! Ma pauvre fille ! M.S.T. ! M comme Moralité, S comme Salubrité et
T comme Tempérance.
Marie - Je me disais aussi que ça ne ressemble pas à madame de s’occuper de ces choses-là.
La baronne (regardant sa montre) - Mais que fait-il ? Je perds mon temps à discuter avec une gamine inculte. Je suppose que vous ne connaissez même pas la signification de ces trois mots : moralité, salubrité, tempérance ?
Marie - Euh… pas trop… non…
La baronne (agacée et regardant sa montre) - Mon dieu ! Si je ne connaissais pas aussi bien le beau-père de votre employeur, je serais déjà allé voir ailleurs. J’avais pensé au professeur Dobermeister, le célèbre psychanalyste des stars et des grands de ce monde. Ça, c’est un génie ! Même le président de la République ne prend aucune décision sans l’avoir consulté. Mais au lieu de ça, je suis chez le docteur Freux, petit psychiatre obscur qui n’a aucun savoir-vivre…
Entrée de Simon en trombe, côté cour. Il se déshabille très vite et pose sa mallette.
Simon (à la baronne) - Vous êtes déjà là ? Quelle bonne surprise ! (Il prend la main de la baronne et la baise. Marie tend aussi sa main. Simon a failli faire le baise-main à sa secrétaire. Puis, agacé.) Laissez-nous, Marie ! (Elle sort.) Comment allons-nous aujourd’hui ?
La baronne - Mal ! Je suis furieuse après vous ! Vous avez dix minutes de retard ! Personne ne m’avait humiliée de la sorte. Si votre beau-père n’était pas un ami très cher, je vous aurais planté là.
Simon (énervé) - Ne me parlez pas de mon beau-père ! Et… et ce retard… eh bien… il fait partie de votre thérapie, en quelque sorte !
La baronne (abasourdie) - Comment cela ?
Simon (embarrassé) - Oui… enfin… c’était une sorte de mise à l’épreuve… Je vous ai déjà dit qu’il fallait prendre la vie avec plus de décontraction. Vous êtes si rigoriste, si rigide ! Il faut apprendre à relativiser, à ne pas vous en faire, à vous laisser aller… Entre nous, ce ne sont pas quelques malheureuses petites minutes qui vont bouleverser votre monde. Relaxez-vous, détendez-vous, vous savez… (Il se met à chanter et à swinguer sur scène.) « Il en faut peu pour être heureux, vraiment très peu pour être heureux. Chassez de votre esprit tous vos soucis. Prenez la vie du bon côté, riez, sautez, chantez, dansez et vous serez… serez… » (Paroles de la chanson de Baloo dans « Le livre de la jungle ».)
La baronne (très irritée) - … Un ours très bien léché ! Merci bien pour la comparaison ! Arrêtez vos pitreries ! (Elle lui fait signe de s’asseoir.) Ça suffit ! Je connais la chanson ! Je vous rappelle que je ne suis pas venue pour moi, mais pour mon mari, le baron. (Elle se calme et commence une longue explication. Simon en profite pour prendre un petit en-cas dans son dos.) Je vous ai dit lors de notre dernier entretien que j’étais très inquiète à son sujet. Le baron s’est subitement mis à me harceler. Il me tient des propos libidineux, alors que nous avions réussi, au fil du temps, à stabiliser notre couple et à baser notre relation sur un amour purement cérébral et chaste ; que nous avions dépassé les aspects bassement charnels ! Tenez, je me souviens, il y a seulement quelques semaines, lors d’une promenade, il était encore plus choqué que moi devant le spectacle répugnant d’amants qui échangeaient en public des baisers langoureux chargés de germes dangereux. (Elle fait des grimaces pour marquer son dégoût.)
Simon - Beurk !
La baronne - Nous évitions les endroits trop fréquentés à cause de la promiscuité et des effluves fétides et écœurants à l’origine innommable et répugnante. (Elle se bouche le nez. Simon contrôle ses aisselles.) Le Français est décidément fâché contre la savonnette. Voilà qu’aujourd’hui, subitement, le baron veut rompre cette harmonie en se laissant guider par ses plus vils instincts. Hier soir encore, il a essayé d’enfoncer la porte de mes appartements. Heureusement, elle est en chêne et le baron prend de l’âge… Il avait remis sa tenue d’officier de marine ! Et m’a dit… Il m’a dit… (Elle se signe.) Mon dieu !
Simon (en venant s’asseoir à côté d’elle) - Que vous a-t-il dit ?
La baronne (en sortant son mouchoir pour essuyer une larme) - C’est trop horrible ! Mon époux est devenu fou, vicieux, lubrique ! Je ne sais pas si je dois vous rapporter ses propos abjects !
Simon - Si, si, vous devez ! Vous êtes visiblement choquée. Il faut vous confier, il ne faut pas garder cela pour vous !
La baronne (en regardant autour d’elle) - Enfin, vous l’aurez voulu ! Cela vous montrera bien la gravité de la situation ! Il m’a dit… Il m’a dit… (Elle hésite encore en regardant autour d’elle puis elle lâche dans un sanglot.) « Ouvre tes écoutilles, je vais te mettre ma torpille ! » Vous vous rendez compte du calvaire que je vis ? Quel scandale ! Si les domestiques avaient entendu cela ! Il faut faire quelque chose, trouver un remède, un anti-Viagra ! Je n’en peux plus, docteur !
Simon (se retenant de rire) - Allons, allons ! Ce n’est pas si grave ! Votre époux veut simplement vous témoigner son affection. C’est bien naturel, non ? Les relations intimes dans le couple sont nécessaires à son équilibre. Le baron a juste besoin d’une petite mise en scène pour retrouver sa vigueur. Il a quelques fantasmes, voilà tout.
La baronne (se relevant brusquement, scandalisée) - Quelle horreur ! Nous ne sommes pas des bêtes ! Nous pouvons parfaitement nous prémunir contre de tels débordements luxurieux. Je suis une femme respectable et j’entends bien le rester. Vous oubliez que je suis présidente de la ligue M.S.T. ; à ce titre, je me dois d’être un exemple !
Simon (pensif) - M.S.T. ? M.S.T… comme les maladies ?
Enervée et agitée, la baronne se met à tourner autour de Simon.
La baronne (menaçante) - Non ! M comme la Moralité dont vous êtes dénué ! S comme Salubrité qui fait défaut dans cette pièce et T comme Tempérance dont vous manquez certainement dans votre intimité ! Je plains votre épouse ! Notre ligue dénonce ceux qui se roulent dans le stupre. Je vois que je perds mon temps avec vous. Vous êtes un homme et, à ce titre, vous ne pouvez que soutenir mon mari. Je sais bien que l’homme est plus proche de l’animalité que la femme ! Vous êtes pervertis, dépravés et corrompus. Il n’y a qu’à voir l’état de votre cabinet ! D’ailleurs… il porte bien son nom, celui-là ! Cabinet ! Je ne vous salue pas, monsieur, je cesserai de venir dans cette… (Elle est au bord de l’apoplexie.)… dans cette bauge ! Comptez sur moi pour vous faire de la publicité ! (Elle se dirige vers la sortie en bougonnant.) C’est scandaleux ! Déshonorant ! Honteux ! Quelle humiliation !
Elle sort. Au passage, elle bouscule Marie.
Marie (en mâchouillant son chewing-gum, un agenda sous le bras) - Pas l’air contente la rombière. Qu’est-ce qu’elle a ?
Simon (énervé) - Je ne sais pas et cela ne vous regarde pas !
Marie (en chantonnant, énigmatique) - Eh bien, moi je sais !
Simon - Que pouvez-vous bien savoir ? Vous n’êtes pas psychologue que je sache.
Marie (en s’asseyant sur le divan) - Je ne suis peut-être pas psychologue, mais moi je lis la presse ! Ils ont annoncé, dans « Revoilà », que la comtesse de Feuaufond est décédée des suites d’un effort physique trop intense au « tennis ». Il ne faut pas se demander de quel effort il s’agit et ils ont dû faire une faute de frappe dans le journal ! En ville, on raconte que le baron et la princesse… (Elle fait un signe avec ses doigts.) Si vous voyez ce que je veux dire ? Alors, à mon humble avis, le baron est en manque et il veut remplir, de nouveau, son devoir conjugal. Le pauvre, il doit être vachement en manque pour vouloir remettre le couvert avec sa bourgeoise !
Simon - Je vous prierai de vous passer de ce genre de commentaires et de rester correcte. Vous me ferez grâce à l’avenir de vos potins récoltés dans des journaux à scandale. Enfin, la journée commence mal, nous avons perdu une cliente. Quand une journée commence ainsi, on ne sait jamais comment elle va se terminer. Quelle est la suite du programme ?
Marie - Il y a M. Chaste qui est déjà arrivé.
Simon - Ensuite ?
Marie - Madame le préfet.
Simon - « Madame la préfète » ! C’est l’épouse du préfet. Ou dites, tout simplement, « Mme Fontanier » ! Continuez !
Marie - M. Verrat, le boucher de la rue des Géraniums.
Simon - C’est tout ? Bien. Faites entrer M. Chaste et vous me ferez le plaisir d’arrêter de ruminer. Cela fait, si je puis dire, un effet « bœuf » sur la clientèle. Quant à votre tenue, j’ai des clients suffisamment perturbés par leur libido, il faudrait penser à les ménager ! Si vous voyez ce que je veux dire...