Quarantaine

Quatre personnes qui ne se connaissent pas se retrouvent malgré elles placées en quarantaine dans ce qui s’avère être un théâtre désaffecté. Derrière une vitre imaginaire, des gens (les spectateurs) les observent. Les présumés malades s’interrogent. Par quel virus auraient-ils bien pu être contaminés ? Que risquent-ils exactement ? Quand et comment tout cela va-t-il se terminer ? On comprend peu à peu que ce huis-clos se situe dans un futur proche où Big Brother règne en maître, et que la raison de cette quarantaine n’est peut-être pas strictement médicale.

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Acte 1

Le plateau pourra rester nu à l’exception d’une ou deux chaises. Dom arrive d’un pas incertain. Il porte le genre de blouses (bleues, roses ou vertes) qu’on met aux patients à l’hôpital. Il jette autour de lui un regard intrigué, avant de découvrir avec stupéfaction la présence des spectateurs, et de s’avancer pour les observer avec un air inquiet. Pat, portant la même tenue, arrive derrière lui.

PatBonjour.

Surpris, Dom sursaute, se retourne et aperçoit Pat.

DomVous m’avez fait peur...

PatDésolée... Alors vous aussi vous...?

DomOui...

Moment d’embarras.

PatOn s’est déjà vus, non ?

DomOn était dans le même wagon, je crois.

PatVoiture 13, c’est ça ! Je ne sais pas si ça a un rapport...

DomUn rapport ? Avec le numéro 13, vous voulez dire ?

PatAvec le fait qu’on soit là tous les deux ! Parce qu’on était dans le même wagon...

DomJe ne sais pas. À vrai dire, je ne sais pas du tout pourquoi on est là.

PatMoi non plus. Je n’y comprends rien. À la descente du train, deux agents m’ont demandé de les suivre...

DomVous êtes sûre que c’était des policiers ?

PatJe pense, oui... Ils portaient un masque. Enfin pas un masque... Comme dans les hôpitaux, je veux dire. Ils m’ont fait monter dans une ambulance et...

DomUne ambulance, vous êtes sûre ? Non, parce que si c’était des policiers...

PatDisons... un fourgon, alors.

DomUn fourgon de police médicalisé.

PatC’est ça... Ils m’ont conduite jusqu’ici et... ils m’ont dit d’attendre. Et vous ?

DomPareil... Donc on ne vous a rien dit non plus.

PatOn m’a dit d’attendre.

DomEt... vous n’avez rien entendu d’autre ?

PatNon... (Un temps) Je crois que le mot quarantaine a été prononcé.

DomAh oui....?

PatVous avez entendu ça, vous aussi ?

DomPas vraiment...

PatC’est le plus probable, non ?

DomUne quarantaine, oui... Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

PatÇa expliquerait les masques.

DomOui... Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

PatOn attend... C’est ce qu’on nous a dit, non ? On nous a dit d’attendre.

Un temps.

DomUne quarantaine... Si ça dure vraiment quarante jours... J’espère qu’on nous donnera quelques explications avant.

PatOn dit une quarantaine, mais... ce n’est pas forcément aussi long. Ça dépend des maladies.

DomVous croyez qu’il s’agit d’une maladie ?

PatQuoi d’autre ? Si on nous met en quarantaine...

DomOui... Ça doit être un virus.

PatTrès contagieux, j’imagine.

DomOui... sûrement.

PatJe ne ressens aucun symptôme, et vous ?

DomNon, moi non plus.

PatRemarquez... Ça ne veut pas dire qu’on n’est pas malades. Ça dépend du temps d’incubation.

DomVous êtes médecin ?

PatOrdonateur.

DomOrdonateur ?

PatAutrefois, on disait informaticien, je crois.

DomD’accord... Donc les virus, vous connaissez...

PatJ’ai surtout trois enfants... Et vous ?

DomJe n’ai pas d’enfants.

PatNon, je voulais dire... Vous non plus, vous n’êtes pas médecin.

DomJe suis formateur.

PatFormateur...

DomAvant on disait professeur, je crois. Demain on dira... dresseur, peut-être.

PatJe vois...

DomAh oui ? Et qu’est-ce que vous voyez ?

PatNon, je veux dire... Vous en savez encore moins que moi sur les virus...

Un temps.

DomEt donc le temps d’incubation, ça dépend des virus ?

PatTout à fait... Parfois on ressent les premiers symptômes une semaine après la contamination. Parfois moins, parfois plus.

DomVous m’avez l’air d’en connaître un rayon sur la propagation des épidémies... pour quelqu’un qui n’est pas médecin.

PatJe vous l’ai dit, j’ai trois enfants. Quand il y en a un de malade, c’est rare que les deux autres ne suivent pas quelques jours après.

DomMais nous on n’est pas malades !

PatOn est peut-être contagieux bien avant d’être malade soi-même.

DomOui... Si on est vraiment porteur du virus.

PatD’où la quarantaine, probablement... Mais, on va sûrement nous expliquer tout ça.

DomOui, sûrement...

Max arrive, portant la même tenue qu’eux.

DomAh... Plus on est de fous...

PatPlus on est de fous ?

DomC’est une expression qu’on disait autrefois... Plus on est de fous... Non rien...

PatMonsieur va peut-être pouvoir nous en dire plus.

Max, l’air passablement déboussolé, s’avance vers le public.

DomJe ne parierais pas là-dessus. Il n’a pas l’air très net.

PatBonjour.

MaxAh, bonjour... Je... Je viens d’arriver, moi aussi...

DomComment savez-vous qu’on vient d’arriver ?

MaxPardon ?

DomVous avez dit : je viens d’arriver moi aussi. Comment savez-vous qu’on vient d’arriver ? On pourrait être déjà là depuis des semaines...

MaxVous êtes là depuis plusieurs semaines ?

PatOn vient d’arriver.

MaxAh... Comme moi alors... C’est bien ce que je disais.

PatOui...

MaxEt... vous savez pourquoi on est là ?

DomOn comptait un peu sur vous pour nous le dire...

MaxJe ne sais pas... Ils m’ont cueilli à la descente du train, sans aucune explication. Je n’ai pas que ça à faire, moi.

PatEt moi donc... Mes trois enfants m’attendent à la maison. Sans parler de mon mari. Et vous ?

MaxJe ne suis pas marié. J’avais juste fait un saut dans le Sud pour voir ma mère à l’hôpital.

DomElle est malade, elle aussi ?

MaxElle s’est cassé le col du fémur.

PatÇa au moins, ce n’est pas contagieux...

MaxOui, mais qui est-ce qui va me payer, moi ? J’ai deux chantiers à terminer avant la fin de la semaine...

PatOn nous donnera peut-être un dédommagement. Vous êtes artisan ?

MaxJe suis plombier.

DomEt dire que quand on en cherche un, on n’en trouve jamais...

MaxPardon ?

DomNon, rien...

PatPlombier... J’ai déjà entendu ce mot, mais je ne sais plus ce que ça veut dire exactement.

DomOn dit réparateur, maintenant.

PatAh, oui...

DomMonsieur est réparateur spécialisé. Il répare des tuyaux, des canalisations, des robinets... Plombier, comme on disait autrefois.

MaxC’est ça.

DomDonc, vous ne savez pas non plus pourquoi on nous a enfermés ici ?

PatParce que vous pensez qu’on est enfermés ?

DomEnfermés ou pas, si on est en quarantaine, on n’a pas le droit de sortir, non ?

MaxAlors vous croyez qu’on est en quarantaine ?

DomD’après Madame, qui est une grande spécialiste, on est porteurs d’un virus, et on est contagieux. C’est pour ça qu’on nous a mis à l’isolement.

MaxUn virus ? Quel virus ?

PatÇa... C’est sûrement un virus inconnu. Sinon, il y aurait déjà des vaccins, et on ne nous aurait pas placés en quarantaine.

MaxD’accord... Mais pourquoi nous ? Vous le savez ?

PatOn a dû être en contact sans le savoir avec une personne malade... Vous disiez que vous êtes allé voir votre mère à l’hôpital ?

MaxPour une fracture !

PatOui... Mais les hôpitaux, c’est bourré de virus, non ? C’est bien connu...

MaxÇa va être de ma faute, maintenant...

DomNe vous énervez pas, mon vieux. Personne ne vous reproche rien.

PatEt puis si on est enfermés ici pendant des semaines, il vaut mieux rester solidaires.

MaxParce que vous pensez qu’ils vont nous garder pendant des semaines ?

PatOn ne sait pas. Pour l’instant, on ne sait rien.

Un temps.

MaxEt vous ça va ?

PatÇa va... J’aurais préféré rentrer directement chez moi, retrouver mon mari et mes enfants, mais bon...

MaxNon, mais ça on s’en fout. Je veux dire... Est-ce que vous avez l’impression d’être malade.

Pat (froissée) – Pas pour le moment.

MaxEt vous ?

DomÇa va. Mais... merci de vous préoccuper de ma santé.

MaxMoi non plus, je... Je suis en pleine forme.

DomTant mieux, tant mieux... On est contents pour vous...

Max jette à nouveau un regard autour de lui.

MaxVous savez où on est, exactement ?

DomNon... On ne voyait rien depuis le fourgon mortuaire qui nous a amenés ici. Les stores étaient tirés.

MaxC’était un fourgon mortuaire, vous êtes sûr ?

DomJ’ai dit ça ? Non, je voulais dire fourgon sanitaire, évidemment.

PatOn a roulé à peine un quart d’heure. On ne doit pas être très loin de la gare...

MaxOuais... mais ce n’est pas un hôpital.

PatNon... Mais comme pour l’instant on n’est pas malades.

MaxC’est bizarre... C’est quoi, cet endroit...? (Il fait le tour de la scène, et son visage se fige en apercevant les spectateurs.) Et ceux-là, c’est qui ?

PatCeux-là ? Qui donc ?

Max (désignant le public) – Ceux-là !

Pat s’avance en plissant les yeux.

PatJe ne vois rien... Avec ces lumières... C’est aveuglant...

MaxLà ! Tous ces gens qui nous regardent !

Pat (apercevant le public) – Non... Mais c’est quoi ça...? (À Dom) Vous avez vu ?

DomOui... C’est la première chose que j’ai vue en entrant.

PatVous auriez pu nous le dire !

DomQuoi ?

PatQu’on nous regardait ! Qu’on nous écoutait !

DomÇa m’est sorti de l’esprit... Qu’est-ce que ça aurait changé ? On n’a rien fait de mal, non ? Et on n’a rien dit de mal...

PatJ’espère...

MaxMoi, je n’ai rien dit du tout.

PatC’est un cauchemar...

MaxVous croyez qu’ils nous entendent ?

DomJe pense même qu’ils sont là pour ça.

MaxPour nous écouter ?

PatPour nous observer, en tout cas. Puisqu’on est en observation. Pour voir comment la maladie va évoluer...

MaxC’est curieux. Nous, on ne les entend pas.

DomPeut-être parce qu’ils ne disent rien.

PatOu alors ils sont derrière une vitre.

MaxUne vitre ?

Pat Comme dans une salle d’interrogatoire, vous voyez... (Plissant les yeux face aux projecteurs qui l’aveuglent) Et avec ces lumières qu’on nous envoie dans les yeux...

DomJe ne me suis encore jamais trouvé dans une salle d’interrogatoire. Pas avant aujourd’hui en tout cas.

PatMais si, vous savez bien. Quand on est du bon côté, on peut voir les gens, et eux ils ne nous voient pas.

MaxLes gens ?

PatLes suspects !

MaxOui, mais là, on les voit.

DomIl y a une chose dont je suis sûr, c’est que si un jour je me retrouve dans une salle d’interrogatoire, je ne serai certainement pas du bon côté.

MaxLe bon côté...? C’est lequel, à votre avis ?

DomLe bon côté de la vitre ! Celui d’où on voit sans être vu...

MaxAlors d’après vous, c’est eux qu’on va interroger... et nous on est là pour regarder.

PatVous avez raison, ça ne tient pas debout. On n’est pas des policiers...

DomSi vous le dites...

PatPardon ?

DomVous avez l’air d’en connaître un rayon aussi sur les salles d’interrogatoire...

PatQu’est-ce que vous voulez insinuer ?

DomJe ne sais pas... Vous savez tout sur les virus, ou presque... Vous savez à quoi ressemble une salle d’interrogatoire. Ce n’est pas eux qui vous envoient, au moins ?

PatEux ? Je ne comprends pas...

MaxVous pourriez être une infiltrée. Je crois que c’est ça que ce monsieur essaie d’insinuer. Une espionne, si vous préférez...

PatJe crois surtout qu’on commence tous à devenir fous. Ces gens sont sûrement des médecins. Ils sont là pour observer l’évolution de notre maladie, sans risquer d’être contaminés.

MaxOn n’a qu’à faire comme s’ils n’étaient pas là.

DomVoilà. On va faire comme ça... Comme si de rien n’était. Comme si on n’était pas des cobayes dans un laboratoire, épiés jour et nuit par une centaine de spécialistes pour voir en combien de temps on va mourir, et de quelle façon...

Sam, portant la même tenue, arrive derrière eux.

SamBonjour...

PatMadame va peut-être pouvoir nous renseigner... Bonjour Madame, vous êtes médecin ?

SamJe suis informateur.

PatInformateur ?

DomAutrefois, on disait journaliste, je crois.

MaxAh... Donc vous êtes comme nous.

SamVous êtes tous des informateurs ?

MaxNon... Je veux dire vous êtes comme nous... Vous ne savez pas pourquoi on nous a conduits ici.

SamDésolée, mais je n’en ai aucune idée. Juste en descendant du train...

DomOui, bon, ça va, on le sait...

SamJe vous réponds... Si vous savez, pourquoi vous me demandez ?

MaxMais on ne sait rien, on vient de vous le dire !

SamCe n’est pas la peine de vous énerver, non plus.

MaxExcusez-moi, vous avez raison.

SamDonc, je descendais du train et... des policiers m’ont amenée jusqu’ici. Je n’ai aucune autre information. Je ne sais pas du tout pourquoi on nous a arrêtés.

DomOn vous a dit qu’il s’agissait d’une arrestation ?

SamNon, pas explicitement, mais...

PatMoi j’ai entendu quarantaine, plutôt. Enfin, c’est ce que j’ai compris.

SamIls parlaient peut-être de votre âge...

DomNous voilà bien avancés...

SamSi on nous a placés en garde à vue, il y a sûrement une bonne raison.

DomAh parce qu’on est en garde à vue, maintenant ?

SamDésolée... Je voulais dire en observation...

Pat baisse un peu la voix en désignant discrètement le public.

PatDonc vous ne savez pas non plus qui sont tous ces gens qui nous regardent...

Sam remarque l’assistance, mais ne montre aucune surprise.

SamNon...

MaxAlors vous aussi, vous étiez dans ce train ?

SamVoiture 13. Siège 40. Et vous ?

Pat42.

Max41.

Dom43.

SamDonc on était assis l’un à côté de l’autre.

PatOu l’un en face de l’autre.

SamÇa pourrait expliquer qu’on ait été contaminés par la même personne... Mais par qui ?

Il lance un regard suspicieux aux trois autres. Perplexité générale.

PatOn a une de ces allures avec ces tenues. J’ai l’impression d’être dans un asile de fous...

MaxMais la folie, ça n’est pas contagieux... Si ?

SamOn va quand même éviter tout contact physique.

DomAh, parce que vous aviez l’intention de...

PatOn va éviter de tousser, aussi. Ou alors on met sa main devant sa bouche.

DomPourquoi on ne nous a pas donné de masques, alors ? Si on est contagieux.

PatIls doivent considérer qu’entre nous ce n’est pas la peine. Si on est déjà tous condamnés...

SamCondamnés ?

PatDésolée, je voulais dire contaminés.

MaxDans ce cas, ça ne sert à rien de mettre la main devant sa bouche avant de tousser.

DomEt donc on peut se toucher aussi, non ?

SamOn pourrait au moins se présenter, avant. (Tendant la main à Dom) Sam.

Après une petite hésitation, Dom lui sert la main que lui tend Sam.

DomDom.

Même manège avec les deux autres.

PatPat.

MaxMax.

Ils se serrent tous la main, avec une certaine appréhension. On entend soudain un grésillement de haut-parleur et une voix off se fait entendre.

Voix – Bonjour à tous. Vous nous entendez ?

Moment de flottement.

SamAffirmatif. On vous reçoit cinq sur cinq.

DomEnfin disons quatre sur cinq.

Voix – Nous vous prions tout d’abord de nous excuser pour tous ces désagréments, rendus hélas nécessaires par la crise à laquelle nous sommes tous confrontés. Nous avons dû réagir en urgence. Et nous n’avons pas eu le temps de vous expliquer clairement les raisons de votre détention... Je veux dire de votre rétention dans ce lieu de confinement, pour éviter tout contact avec l’extérieur...

PatEt on peut savoir à présent quelle est la nature exacte de cette crise sanitaire ?

Voix – C’est un peu difficile à expliquer par le truchement d’un haut-parleur. Mais ne vous inquiétez pas. Nous allons bientôt venir à votre rencontre. En attendant, nous veillerons à ce que vous ne manquiez de rien. Il y a dans l’entrée un frigo et des placards bien garnis, qui vous permettront de vous restaurer. Il y a aussi une porte qui ouvre sur un couloir desservant des chambres, chacune équipée d’une salle de bain et d’un minibar. C’est assez sommaire, mais vous verrez, il y a tout ce qu’il faut...

DomTout ce qu’il faut ?

Voix – Il y a même un babyfoot.

MaxPeut-on au moins savoir combien de temps tout ça va durer ?

PatMon mari et mes enfants m’attendent à la maison. Enfin, surtout mes enfants...

Voix – Rassurez-vous. Vos familles, vos employeurs ou vos clients sont prévenus. Bon séjour avec nous, et à très bientôt.

On entend un nouveau grésillement puis plus rien.

PatBon séjour ?

DomEt voilà... C’est tout... On n’a plus qu’à la fermer et attendre...

SamC’est dingue...

Moment de stupéfaction générale.

PatJe vais appeler mon mari. Au moins pour le prévenir. (Elle sort son portable.) Et puis dehors, ils ont peut-être plus d’informations... (Elle appuie sur une touche et son visage se fige.) Je n’ai pas de réseau... Et vous ?

Dom sort son portable.

DomMoi non plus.

SamIls doivent utiliser un brouilleur...

MaxMais pourquoi ?

Moment de perplexité.

PatAlors on est vraiment coupés du monde...

DomQu’est-ce qu’on fait ?

SamQue voulez-vous qu’on fasse ?

Un temps.

MaxOn n’a qu’à bouffer.

DomPardon ?

MaxIls nous ont dit où était la bouffe.

DomAlors on est séquestrés ici sans même savoir pourquoi, sans aucune possibilité de communiquer avec l’extérieur, et lui il ne pense qu’à bouffer...

MaxVous avez une meilleure idée ?

DomNon...

MaxAlors vous faites ce que vous voulez, mais moi j’ai les crocs...

Il sort. Les trois autres se regardent.

SamC’est vrai que j’ai un peu faim, moi aussi...

Il sort.

DomQu’est-ce que vous en pensez ?

PatAprès tout... à quoi ça nous avancerait de nous laisser mourir de faim.

Elle sort. Après une hésitation, il la suit.
Noir.

Acte 2

La lumière revient sur le plateau. Dom et Pat font les cent pas, comme des lions en cage. Max les observe avec un air détaché, en mangeant une tranche de pizza.

PatOn n’était pas quatre, avant ?

DomSi...

PatLa quatrième a disparu...

DomComment elle s’appelait, déjà ?

MaxKim.

PatKim ?

DomSam, je crois.

MaxSam, c’est ça...

DomQu’est-ce qu’ils ont bien pu en faire ?

MaxIls l’ont peut-être libérée.

PatIls l’auraient libérée ? Et pourquoi pas nous ?

DomOu alors, elle est morte...

PatMorte ? Vous voulez dire... de cette maladie ?

DomJe ne sais pas. (À Max) Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

MaxOui, elle est peut-être morte.

PatÇa n’a pas l’air de vous couper l’appétit, au moins...

Un temps.

DomÇa fait combien de temps qu’on est là ?

PatJe dirais une semaine, non ?

MaxSept jours exactement.

PatOui, c’est bien ce que je disais... Une semaine. J’ai l’impression de devenir folle.

DomMoi aussi.

PatFous à lier, pas encore. Mais enfermés, on l’est déjà.

MaxDe toute façon, on nous a dit de rester ici.

DomOn ? C’est qui on ?

MaxL’Autorité. Enfin, les autorités sanitaires. Ils l’ont dit, dans le haut-parleur. Vous n’avez pas entendu ?

PatC’est juste une voix anonyme dans un haut-parleur...

DomC’est vrai, qu’est-ce qu’on en sait après tout ? On a peut-être été enlevés...

MaxPar des policiers ?

PatC’était peut-être des faux policiers. Ils étaient masqués...

MaxPourquoi on nous aurait enlevés ?

DomPour rançonner nos familles ? Je n’ai aucune famille... J’imagine que vous n’êtes pas milliardaires non plus.

PatJe n’ai que mon appartement, qui reste la propriété de la banque tant que je n’ai pas remboursé mon crédit sur cinquante ans. Je ne pense pas que ma banque paierait une rançon pour me faire libérer... dans le seul espoir que je puisse continuer à rembourser mon crédit.

DomEt puis personne ne nous a demandé de rançon.

MaxPas à ma connaissance, en tout cas.

DomNos ravisseurs ont dû se rendre compte qu’on n’était pas des bons clients, et ils se sont barrés. En oubliant de nous libérer...

PatOu alors, c’est une prise d’otages. Les prises d’otages, c’est souvent très long. Ça dure des années, parfois.

MaxUne prise d’otages ?

PatPourquoi pas ? Ils ont des revendications, et ils menacent de nous tuer si les autorités ne leur donnent pas ce qu’ils veulent.

MaxDans ce cas-là, vous êtes mal barrés.

DomVous ?

MaxNon, je veux dire... nous. On est mal barrés. Il y a bien longtemps que les autorités ne cèdent plus au chantage des terroristes. Même lorsque la vie des otages est en danger.

Un temps.

PatJe crois qu’on commence à délirer... Non, c’est une simple quarantaine, et puis voilà.

DomVous croyez ?

PatC’est ce que je préfère croire, en tout cas. Pour ne pas devenir folle...

MaxVous avez raison. Il ne faut pas voir tout en noir.

PatLe principal, c’est que personne n’est malade... Si c’est vraiment une quarantaine, on va finir par nous laisser sortir...

MaxPar quel mal on aurait bien pu être contaminés ?

DomC’est curieux, vous avez dit par quel mal, et pas par quelle maladie.

PatPar quoi d’autre on pourrait être contaminés ? À part une maladie ?

MaxJe ne sais pas... J’ai dit ça comme ça... Qu’est-ce que vous en pensez ?

DomRien. Je n’en pense rien. Et si j’en pensais quelque chose, ce n’est pas à vous que je le dirais.

Pat fait face aux spectateurs.

PatEt eux, ils sont toujours là aussi...

MaxPeut-être qu’ils ne peuvent pas se barrer non plus.

PatOn les retiendrait en otages, comme nous ?

DomS’ils sont libres de partir, je me demande vraiment pourquoi ils ne l’ont pas déjà fait.

MaxOui... Parce qu’il ne se passe pas grand chose de très passionnant.

PatOn se croirait dans une émission de télé-réalité. Même nous on va finir par s’ennuyer...

Le docteur Kim arrive derrière eux. C’est la même comédienne qui auparavant incarnait Sam. Elle porte un costume Mao noir et affiche un sourire de présentateur télé.

KimChers amis, bonjour !

Les trois autres se retournent, surpris.

PatElle ne porte pas la même blouse que nous. Elle doit être médecin.

DomC’est curieux, sa tête me dit quelque chose...

PatMoi aussi, j’ai l’impression de l’avoir déjà vue.

MaxElle va peut-être nous expliquer ce qu’on fait là...

DomEnfin !

PatBonjour Docteur. Alors ça y est, on nous libère ?

KimPas tout à fait encore...

DomSi vous nous disiez d’abord qui vous êtes, et pourquoi on est là.

KimJe suis.... votre reformateur.

PatReformateur ?

KimJe suis là pour vous remettre en forme.

Pat – Je crois qu'avant on appelait ça inquisiteur.

Dom – Et demain on appellera ça rédempteur.

PatMais vous êtes médecin ?

KimEn tout cas, je suis docteur... Je suis le docteur Kim. Et je suis là pour vous soigner.

DomNous soigner ?

KimDisons... vous remettre dans le droit chemin. Le chemin de la guérison...

PatEt comment vous comptez vous y prendre ?

KimEn vous reformatant, justement. Si c’est encore possible...

PatDonc vous n’avez pas de vaccin.

MaxVoilà qui est tout à fait rassurant...

PatMais enfin... pourquoi nous retenez-vous ici ? Le moment est venu de nous le dire.

KimVous avez été en contact avec quelqu’un de dangereux.

MaxVous voulez dire... quelqu’un porteur d’un virus dangereux ?

KimOui, en quelque sorte. Nous attendons de voir si vous êtes contaminés vous aussi...

DomMais nous n’avons reçu aucun traitement !

KimIl n’existe aucun traitement.

DomVous voulez dire aucun traitement d’ordre médical ?

PatMais puisque nous ne souffrons d’aucun symptôme !

KimC’est une affection dont l’incubation peut être très longue.

DomEt si on est vraiment atteints par ce virus, qu’est-ce que vous allez faire de nous ?

KimNous attendons des instructions à ce sujet.

DomJ’ai l’impression de parler à un robot, dont le disque dur serait un peu rayé. Vous êtes sûre que ce n’est pas vous qui avez un virus ?

PatCe qui est sûr, c’est que nous sommes enfermés ici depuis une semaine, sans aucun contact avec nos familles...

DomMême par téléphone !

PatLe réseau est brouillé. Les virus, ça ne se transmet pas par téléphone, si ?

KimÇa dépend lesquels...

Pat désigne le public.

PatEt puis c’est qui, tous ces gens qui nous observent ?

KimCe sont des cobayes eux aussi.

PatEux aussi ? Donc, nous sommes bien des cobayes.

KimNous voulons voir quelles seront leurs réactions après un contact prolongé avec des personnes sévèrement atteintes, comme vous.

DomMais on a aucun contact avec eux !

KimOui. Mais eux ils vous entendent. Et ils vous voient.

MaxJ’ai l’impression d’être un hamster dans un laboratoire.

PatSi encore on avait une roue pour faire un peu d’exercice.

KimCe n’est pas un jeu, croyez-moi.

PatMais enfin, c’est quoi ce virus, exactement ?

KimEn réalité... ce n’est pas exactement un virus.

MaxC’est quoi alors ?

KimC’est plutôt quelque chose qui se transmet par un contact auditif. Ou visuel. Ou les deux. Par mimétisme, en quelque sorte.

DomAh oui, c’est tout de suite beaucoup plus clair.

KimQuelqu’un dans la voiture 13 a eu devant vous un comportement inapproprié, déviant, et donc dangereux.

PatQuel genre de comportement ?

KimVous ne vous souvenez vraiment pas ?

PatNon.

KimAucun d’entre vous ?

DomNon.

KimNous verrons cela. On vous a justement confinés ici pour vérifier que vous n’êtes pas contagieux.

PatContagieux ? Mais vous dites qu’il ne s’agit pas d’un virus !

KimQue vous n’êtes pas tentés de reproduire ce dangereux travers, si vous préférez. Au risque de contaminer d’autres personnes.

PatEt combien de temps allez-vous nous retenir encore ici avant d’être sûrs que nous ne sommes pas... contagieux ?

KimNous attendons des instructions à ce sujet. Pour l’instant, essayez de vous souvenir.

MaxNous souvenir de quoi ?

KimDe ce que vous avez vu et entendu dans cette voiture 13. Je vous laisse y réfléchir encore un peu...

PatMais enfin...

KimC’est tout pour aujourd’hui. Chers amis, nous nous reverrons bientôt. Et en attendant, si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à nous le faire savoir.

PatVous le faire savoir ? Comment ? On est enfermés ici, et on n’a aucun moyen de communiquer avec l’extérieur ! Ou même avec le room service...

KimNe vous inquiétez pas... Demandez, et on vous donnera. Cherchez et vous trouverez...

DomFrappez et on vous ouvrira ?

Kim s’en va.

PatNous souvenir...

MaxVous vous souvenez de quelque chose, vous ?

DomNon... Et vous ?

PatMoi non plus...

DomEt puis si on se souvenait de quelque chose, personne ne le dirait, non ?

MaxEt pourquoi ça ?

Pat (désignant le public) – Je vous rappelle qu’on nous écoute...

DomÇa, on ne risque pas de l’oublier.

MaxSe savoir écouté... ça évite les comportements déviants, non ?

DomC’est quoi un comportement déviant ?

PatDéviant par rapport à quoi ?

MaxÇa... On ne sait pas...

PatOn ne sait plus.

DomOn a sûrement dû le savoir un jour... mais on a oublié.

Un temps.

MaxÇa me donne faim, moi, tout ça. Pas vous ?

Max sort.

PatIl ne pense vraiment qu’à bouffer, celui-là.

DomJe me demande si ce con n’est pas là pour nous surveiller.

PatOn est déjà surveillés, non ?

DomDisons nous surveiller de l’intérieur, alors.

PatUn espion ? Ça pourrait être n’importe lequel d’entre nous.

DomOui... Pourquoi pas moi ?

PatJe ne pense pas que vous soyez des leurs.

DomC’est peut-être vous, l’espionne. Et vous essayez de me faire parler.

PatDans ce cas, ce n’est pas très réussi. Vous ne dites rien.

DomJe suis prudent, c’est tout...

PatAlors c’est moi qui vais parler.

DomComme vous voulez.

PatJ’ai dit que je ne me souvenais de rien, mais... ce n’est pas tout à fait vrai.

DomVraiment ?

PatJe me souviens de quelque chose.

DomJe vous écoute... (Désignant le public) Tous, nous vous écoutons...

PatJe me souviens du couple qui était assis à côté de nous, dans ce train.

DomAh oui...?

PatL’homme s’est mis à raconter à la femme une histoire.

DomUne histoire ?

PatUne histoire de fous.

DomJe serai curieux de l’entendre.

PatUn fou trouve un miroir. Il le regarde, voit son visage et s’exclame : la tête de ce con me dit quelque chose... L’autre prend le miroir, le regarde à son tour et répond : Évidemment, ce con, c’est moi !

DomEt vous trouvez que c’est une histoire de fous ?

PatEn tout cas, seul un fou peut raconter une histoire aussi insensée. C’est ce qu’on nous a toujours appris, non ?

DomOui...

PatEt cette histoire, vous la connaissiez déjà avant que je vous la raconte...

DomPeut-être.

PatVous l’avez entendue comme moi, dans ce wagon.

DomAdmettons. Et alors ?

PatLe visage de la femme est devenu... comme grimaçant. Elle a été secouée de spasmes des pieds à la tête. Elle a ouvert la bouche et une sorte de cri saccadé est sorti de sa bouche.

DomUn cri ? Quel genre de cri ?

PatAh, ah, ah !

DomAh, ah, ah ?

PatAh, ah, ah !

Elle se met à rire d’une façon hystérique.

DomMoins fort, je vous en prie... Et après ?

PatElle n’avait pas l’air de souffrir. Il l’a regardée et il s’est mis à avoir les mêmes symptômes.

DomDonc c’est bien contagieux. Et ensuite ?

PatDes policiers sont arrivés et les ont emmenés tous les deux.

DomJe vois...

PatBien sûr que vous voyez. Vous étiez là, comme moi.

DomJe ne m’en souviens pas...

PatJe ne suis pas une espionne. Vous pouvez vous confier à moi.

Un temps. Il l’entraîne en fond de scène, loin du public.

DomÇa s’appelle le rire.

PatPardon ?

DomCette maladie contagieuse dont vous venez de décrire les symptômes. Ça s’appelle le rire.

PatLe rire ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

DomUne maladie que les autorités sanitaires avaient réussi à éradiquer. Enfin pas tout à fait, la preuve.

PatMais c’était quoi, cette maladie ?

DomUne affection très ancienne. Aussi ancienne que l’Humanité. Les symptômes étaient relativement bénins, mais cela poussait à des comportements désordonnés. Déviants, comme ils disent...

PatMais je viens de vous raconter la même histoire, et vous n’avez pas ri.

DomLa deuxième fois, c’est toujours moins marrant. Et puis nous avons perdu l’habitude de rire. Nous ne savons plus ce qui est drôle.

PatDrôle ?

DomDrôle. Ou comique. Ce qui déclenche le rire. Nous ne savons plus rire.

PatEt vous ? Il vous arrive... de rire ?

DomEn cachette, vous voulez dire ? Parce que sinon... Vous avez vu le sort qui est réservé à ceux qu’on surprend en train de rire.

PatEt alors ?

Il se rapproche d’elle et lui parle à voix basse.

DomJe fais partie d’un groupe.

PatUn groupe terroriste ?

DomOui, si vous voulez. Nous tenons des réunions secrètes. On se raconte des histoires drôles, et on rit. Enfin, on essaie...

PatDes histoires de fous ?

DomFaut-il être fou pour se moquer des autorités ? Ou même du Guide Suprême...

PatMais critiquer les autorités, c’est interdit, non ? Et manquer de respect au Guide Suprême, c’est un blasphème.

DomAutrefois le blasphème était autorisé.

PatComment savez-vous tout ça ?

DomOn a retrouvé des livres.

PatDes livres ?

DomEt des journaux, aussi.

PatQu’est-ce que c’est que ça ?

DomC’est comme des tablettes, mais les caractères sont imprimés à l’encre noire sur du papier.

PatComme sur des emballages ?

DomEt comme ce n’est pas diffusé sur un réseau, c’est impossible à contrôler.

PatEt bien entendu, c’est interdit.

DomIl fut un temps où ça ne l’était pas... C’était une autre époque.

PatJe ne m’en souviens pas.

DomUne époque que tout le monde a oubliée. Les autorités ont tout fait pour ça. En brûlant tous les livres, notamment.

PatLe rire...

DomC’était le propre de l’homme, paraît-il. Ce qui le distinguait des animaux sociaux comme les abeilles, les fourmis ou les termites...

PatIl nous reste l’intelligence.

DomMais pour combien de temps encore... Les professeurs sont devenus des formateurs. Les politiciens des reformateurs. Les informaticiens sont devenus des ordonateurs et déjà presque des ordinateurs...

Max revient. Ils abandonnent leur conversation et prennent un air détaché.

PatVous avez bien mangé ?

DomC’était bon ?

MaxExcellent.

PatC’était quoi, aujourd’hui ?

MaxPizza.

DomEncore ?

PatCombien de temps ils vont nous retenir enfermés ici, à bouffer des pizzas.

MaxJ’aime bien, les pizzas.

DomEt si on s’évadait ?

MaxS’évader ? Mais c’est interdit, non ?

DomBien sûr... Je plaisantais.

MaxÉvidemment, que c’est interdit. Et puis on risquerait de contaminer les autres, dehors.

DomLe public, notamment. Là ils n’ont pas l’air de rigoler beaucoup, mais...

MaxEt puis de toute façon, on vous retrouverait vite...

DomBon... Alors qu’est-ce qu’on fait ?

PatIl reste de la pizza ?

MaxIl y en a plein dans le congélateur. Il suffit de les passer au micro-ondes.

DomJe vous accompagne.

Dom et Pat sortent. Kim revient.

KimAlors ? Vous avez réussi à leur arracher quelques informations ?

MaxAucune... Je me commence à me demander si je suis un très bon informateur...

KimOui, moi aussi... Bon... Mais vous avez bien une opinion ?

MaxUne quoi ?

KimQu’est-ce que vous en pensez ?

MaxRien. Vous m’avez toujours dit que je pensais trop, Chef. Et que ça pouvait être dangereux...

KimDe toute façon, on a déjà un dossier sur eux.

MaxEt sur moi, vous avez un dossier, aussi ?

KimÉvidemment ! C’est même vous qui l’avez rédigé, après vous être dénoncé vous-même à la police pour toucher la récompense. Vous ne vous souvenez pas ?

MaxSi, si... Ça m’a valu dix ans d’internement, pour me remettre dans le droit chemin, comme vous dites.

KimSi tout le monde était comme vous, nous aurions beaucoup moins de problèmes, croyez-moi.

MaxVous êtes sûre que ces gens sont dangereux, Chef ?

KimVous en doutez encore ?

MaxNon, bien sûr...

KimPuisque vous êtes incapable de leur soutirer la moindre information, vous me rédigerez un nouveau rapport sur vous-même. Vous me ferez la liste de toutes vos pensées déviantes. Je le veux demain matin sur mon bureau.

MaxBien chef.

Max regarde autour de lui, et du côté des spectateurs.

KimÀ quoi vous pensez, encore ?

MaxÀ rien, je vous assure.

KimJe vois bien que vous pensez à quelque chose ! Alors ?

MaxJe me demandais... C’est quoi ici ?

KimUn théâtre désaffecté.

MaxUn théâtre ?

KimUn lieu où des gens se réunissaient autrefois pour rire ensemble.

MaxPour rire ?

KimÀ l’époque c’était légal. On pouvait se moquer de tout. Même des autorités.

MaxMême du Guide Suprême ?

KimMême de soi-même.

MaxHeureusement que cette époque est définitivement révolue.

KimOui... Ne me dites pas que vous pensez encore à quelque chose...

MaxJe vais aller faire mon rapport.

Max sort. Kim se dirige vers le public.

KimEt vous ça va ? Pas de symptômes alarmants ? Pas de rires intempestifs ? Bon, alors si vous vous tenez à carreaux, on vous laissera sortir tout à l’heure...

Kim sort. Dom et Pat reviennent.

DomVous croyez que c’est lui ?

PatQui ?

DomSam ! Vous croyez que c’est un espion !

PatDonc vous ne pensez plus que ça puisse être moi.

DomNon.

Un temps.

PatCe couple, vous vous en souvenez très bien.

DomQuel couple ?

PatL’homme qui raconte une histoire à la femme, et ils rient tous les deux.

DomEt pourquoi pensez-vous que je m’en souviens ?

PatParce que ce couple, c’était nous.

DomOui peut-être. (Un temps) Vous n’aviez jamais ri auparavant ?

PatNon. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. C’était comme... Je ne contrôlais plus rien... J’avais un peu honte.

DomJe comprends. Ça fait toujours ça la première fois.

PatEt vous ? Vous avez déjà ri avec d’autres femmes, avant ?

DomOui. Avec d’autres femmes. D’autres hommes aussi. Parfois à plusieurs.

PatÀ plusieurs...

DomEt ça vous a plu ?

PatJe... Je ne sais pas...

DomÇa vous a plu.

PatOui...

DomVous verrez, après on ne peut plus s’en passer.

PatC’est bien ce qui me fait peur. Et c’est pour ça qu’on nous a enfermés ici, non ?

DomOui... Les deux autres, en face de nous, ça devait être des policiers.

PatC’est eux qui nous ont amenés ici. Ils étaient masqués, mais j’ai reconnu leur voix.

DomAlors vous saviez.

PatOui. Mais pourquoi deux personnes qui rient, ça les inquiète à ce point ?

DomLe rire a un effet dévastateur, ils le savent.

PatDévastateur ? Vous voulez dire que c’est dangereux pour la santé ?

DomPour la santé, non. Ce serait même plutôt bon. C’est pour eux que le rire est dangereux.

PatEt pourquoi ça ?

DomQuand on commence à rire de tout, on est beaucoup moins naïf et donc beaucoup moins docile. Le rire est subversif...

PatEt qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ?

DomJe ne sais pas. On leur fait peur.

PatPeur ?

DomIls craignent que ce rire soit contagieux. Et que cette épidémie emporte tout le système. Et eux avec...

PatVous croyez qu’ils pourraient nous tuer.

DomIls y ont sûrement déjà pensé. Mais ils ne peuvent pas tuer tout le monde...

PatAlors qu’est-ce qu’on fait ?

DomVous voulez que je vous en raconte une autre ?

PatUne autre blague ?

DomMourir pour mourir, autant mourir de rire...

PatJe vous préviens, je suis mariée.

DomRassurez-vous, rire ce n’est pas vraiment tromper.

PatJe vous écoute...

DomAlors c’est l’histoire de...

PatNe restons pas là, je crois qu’on nous écoute...

DomVous avez raison... Allons plutôt dans ma chambre...

Ils sortent. Kim et Max reviennent.

MaxTenez, chef, voilà mon rapport.

KimCe n’est pas très épais... Vous êtes sûr que vous n’avez rien oublié.

MaxAbsolument sûr, chef.

KimOù sont-ils passés ? Ils ne se seraient pas échappés, au moins...

MaxIls doivent être dans leurs chambres.

On entend rire bruyamment Dom et Pat.

KimMaintenant au moins, on est fixés.

MaxOui... Ils ont bel et bien attrapé le virus.

Ils les écoutent rire à nouveau, un peu gênés et un peu troublés.

KimVous avez déjà ri, vous ?

MaxNon, et vous ?

KimÇa a l’air douloureux, non ?

MaxJe ne sais pas, je vous dis que je n’ai jamais ri. Vous essayez encore de me piéger ?

Nouveaux éclats de rire en off.

KimCette fois, on n’a pas le choix. Il faut en référer à l’Autorité...

Noir.

Acte 3

Kim est debout, toujours en costume Mao. Dom, Pat et Max sont assis. Dom et Pat portent toujours leurs blouses bleues, roses ou vertes de patients, mais Max porte désormais une blouse blanche façon infirmier.

KimChers amis, merci tout d’abord d’avoir répondu à notre invitation.

PatOn n’a pas tellement le choix...

DomOn est prisonniers !

Kim se racle la gorge et poursuit comme si de rien n’était.

KimDonc, je vous ai réunis ici pour une thérapie de groupe.

PatVous voulez dire un interrogatoire...

KimNous savons que deux d’entre vous ont été victimes d’une crise de rire depuis leur arrivée ici. Ce qui prouve que l’un ou l’autre était déjà contaminé avant cette mise en quarantaine. Et que le deuxième a contracté le virus à son contact.

DomSi vous le savez, pourquoi ce simulacre d’enquête ?

KimNous attendons des coupables qu’ils se dénoncent eux-mêmes. Cela fait partie de la thérapie...

MaxRire, nous ? Mais nous ne savons même pas ce que ça veut dire. N’est-ce pas, mes amis ?

PatÇa va, laissez tomber... On a compris que vous étiez un espion.

MaxMais je vous assure que...

DomUn très mauvais espion, d’ailleurs.

MaxBon d’accord, un infiltré, peut-être, mais je ne suis pas un espion. Les espions, c’est quand on est du mauvais côté. Nous on est du bon côté, n’est-ce pas Chef ?

KimMonsieur n’est pas un espion. C’est un informateur.

DomEt vous, vous êtes quoi, exactement ?

KimJe suis votre reformateur.

DomUn réformateur ?

KimJe suis ici pour vous reformater.

DomCe n’est pas le sens originel du mot réformateur.

KimRegardez dans le dictionnaire, et vous verrez !

DomC’est vous qui l’avez entièrement réécrit, ce dictionnaire. Mais j’ai retrouvé un exemplaire d’une vieille encyclopédie, et je connais le sens que tous ces mots avaient autrefois.

KimC’est à l’Autorité qu’il appartient désormais de définir le sens de chaque mot, en prenant pour seule considération le bien de la Nation.

DomVous avez tout réécrit, même la Bible ! Vous avez remplacé Dieu par le Guide Suprême ! Et vous avez brûlé tous les livres pour ne laisser aucune trace du passé !

KimApparemment pas tous, puisque vous semblez en avoir lu quelques-uns.

DomTout ce qu’on peut lire aujourd’hui, c’est sur un écran via un réseau dont vous avez entièrement le contrôle.

PatDonc, vous voulez nous reformater... Effacer le disque dur et réinstaller le système d’exploitation, c’est ça ?

DomEt aussi installer un anti-virus, probablement...

KimLe rire, c’est très addictif. Quand on a ri une fois, on sera toujours tenté de recommencer.

PatAlors d’après vous, le rire serait une drogue ?

DomUne drogue douce, en tout cas.

KimL’addiction au rire, c’est comme l’addiction à l’alcool. On n’en guérit jamais tout à fait. On peut s’abstenir de rire. Mais la tentation sera toujours là.

MaxAlcoolique un jour, alcoolique toujours.

KimVous savez de quoi vous parlez. On vous a envoyé en cure de désintoxication pendant dix ans. Vous buviez de l’alcool en cachette. Et vous vous étiez dénoncé vous-même à la police.

MaxMaintenant, je ne bois plus.

DomMais qu’est-ce qu’il bouffe...

MaxAlors cette thérapie, c’est un peu comme une réunion des alcooliques anonymes ?

KimC’est ça... Une réunion des rieurs anonymes.

PatDont le but est de démasquer ceux qui rient en cachette.

Kim – Exactement.

DomEt comment vous allez faire ça ?

KimJe vais vous raconter une histoire. Une histoire drôle, paraît-il. On verra bien qui d’entre vous se met à rire.

Pat – Je vois. Un test de dépistage, en somme.

DomC’est curieux, mais quelle que soit l’histoire que vous allez nous raconter, je doute que vous fassiez rire quiconque.

KimEt pourquoi ça ?

DomParce que pour rire, on doit être entre gens consentants et de bonne compagnie.

PatLà, en gros, vous nous dites que le premier qui rira partira en camp de rééducation.

DomOu pire, sera exécuté.

KimComment vous avez deviné ?

PatJe suis déjà morte de rire...

KimBon, je vous raconte quand même mon histoire.

MaxOn vous écoute, Chef.

KimUn fou trouve un miroir. Il le regarde, voit son visage et s’exclame : la tête de ce con me dit quelque chose. L’autre prend le miroir, le regarde à son tour et répond : Évidemment, c’est moi.

MaxC’est complètement idiot.

KimC’est justement ça qui est drôle, non ? Enfin je crois.

DomAprès, ça dépend comment on la raconte.

PatEt surtout qui la raconte.

KimVous croyez ?

PatQuand on sait qu’on va être exécuté si on rit, ça n’aide pas.

KimVous trouvez ?

PatBah non.

Kim – Je vois ce que vous voulez dire... Alors on n’a qu’à dire... le premier qui rira aura une tapette ! Qui veut jouer avec moi ?

Les autres restent silencieux.

Max – Moi je veux bien jouer avec vous, chef.

Kim – Bon... Si tu ris, tu perds...

Ils prennent chacun un verre d’eau et boivent en gardant le liquide dans leur bouche. Puis ils se prennent l’un l’autre par le menton. Ils restent immobiles et silencieux pendant un long moment, en se regardant fixement dans les yeux avec un air très sérieux. Les autres les regardent avec perplexité. Peu à peu, Max commence à sourire, avant de laisser échapper un éclat de rire, crachant par là même à la figure de l’autre l’eau qu’il retenait dans sa bouche. Le rire étant contagieux, tous les autres éclatent également de rire.

Kim – Tout le monde est contaminé, alors...

Dom – Il est des nôtres, il s’est mis à rire comme les autres...

Kim (à Max) – Bon, vous, maintenant, vous êtes vraiment en quarantaine.

Max essaie de reprendre son sérieux.

Max – À vos ordres, chef.

Mais Max ne peut s’empêcher de continuer à rire.

KimVous trouvez ça drôle ?

MaxMais pas du tout ! Enfin si, mais...

DomVous voyez que vous aussi, vous pouvez être drôle, quand vous voulez. Enfin plutôt quand vous ne voulez pas...

Ils continuent tous à rire de façon un peu hystérique. Kim semble très incommodée, et presque effrayée par ces rires.

KimJe vous ordonne d’arrêter de rire !

Mais les autres, emportés par ce fou rire, ne peuvent pas s’arrêter. Kim se bouche les oreilles, et sort précipitamment. Dom, Pat et Max cessent peu à peu de rire.

DomAlors, quel effet ça fait ?

MaxDe rire ? Je ne sais pas... Je pensais que c’était douloureux. En réalité, c’est plutôt agréable.

PatTrès agréable...

MaxEn tout cas, ça soulage.

DomEt dire qu’autrefois, on avait le droit de rire en public...

PatComment on en est arrivés là ?

DomÇa a débuté il y a très longtemps, mais ça s’est installé progressivement. On a commencé par interdire de rire à propos de certaines choses. De la religion, d’abord...

Max – Et des autorités, bien sûr.

DomEt puis on a fait du Guide Suprême un nouveau Dieu, et toute critique est devenue un blasphème.

MaxL’alcool a été interdit aussi, parce que quand on est saoul, on a tendance à rire plus facilement.

DomL’Autorité avait établi une liste de sujets dont on pouvait encore rire. Au fil des années, la liste est devenue de plus en plus courte.

MaxAu bout du compte, ils ont décidé que le plus simple, c’était d’interdire de rire.

DomEt c’est comme ça que peu à peu, de ne plus avoir le droit de rire de tout, on n’en est arrivé à ne plus avoir le droit de rire de rien...

MaxFinalement, on n’avait même plus le droit de rire de soi-même...

DomMême les pauvres n’avaient plus le droit de rire de leur propre malheur.

PatMais comment ont-ils fait pour faire respecter cette interdiction ?

DomLes autorités ont traité le rire comme une maladie mentale. Ceux qu’on surprenait à rire étaient immédiatement internés.

MaxEt bien sûr, on a supprimé tout ce qui pouvait donner envie de rire.

DomInterdiction des journaux, fermeture des théâtres, autocensure généralisée...

MaxLes clowns, les humoristes et les comédiens étaient considérés comme de dangereux terroristes.

DomLe rire était traité comme la lèpre autrefois. Des gens ont été murés vivants chez eux parce qu’on les avait entendus rire.

MaxOn a aussi forcé toute la population à porter un masque.

Dom – Au prétexte de se protéger d’un virus. En réalité, c’était pour qu’on ne voie plus ne serait-ce qu’un sourire sur le visage de personne. Ces masques étaient devenus comme des muselières.

MaxComme dans certaines religions, autrefois.

DomAvant que l’Autorité ne devienne la seule et unique religion.

MaxPeu à peu, on n’a plus entendu rire personne.

DomEn interdisant de rire, bien sûr, on interdisait aussi de critiquer, et de protester.

MaxPlus de conflits sociaux, plus de débats politiques, et donc plus d’élection.

DomComme c’était déjà le cas dans bon nombre de dictatures laïques ou religieuses.

MaxL’Autorité pensait ce mal définitivement éradiqué. Mais quelques cas sporadiques ont resurgi récemment. Vous êtes parmi ceux-là.

PatQu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? Nous tuer ?

MaxAvant de vous éliminer, puisque vous êtes considérés comme des rieurs impénitents et donc incurables, ils voulaient vous utiliser pour faire des expériences.

PatDes expériences ?

MaxÉtudier la réaction du public à votre contact, observer comment le mal se propage, et voir les ravages que peut provoquer le rire sur une population saine.

Pat considère le public.

PatAlors on était supposés les faire rire ?

DomOn connaît seulement quelques mauvaises blagues...

PatIl va falloir réapprendre à rire et à faire rire.

Un temps.

MaxMais qu’est-ce qui se passera si le Guide Suprême nous abandonne ?

DomCe ne sera pas la fin du monde. Un recommencement plutôt. Les formateurs redeviendront professeurs. Et les reformateurs politiciens...

MaxEt les informateurs comme moi ? Je ne sais rien faire ! Qu’est-ce que je vais devenir ?

DomSi vous ne savez rien faire, vous pourrez toujours devenir comédien.

Noir.

Acte 4

Pat fait les cent pas, inquiète. Elle s’avance vers le public.

PatNe vous inquiétez pas, on va bientôt vous libérer, vous aussi. Enfin, j’espère...

Dom arrive.

DomAlors, du nouveau ?

PatToujours rien. Il m’a semblé entendre un peu d’agitation dehors. Mais le son est très atténué.

DomLes théâtres sont toujours très bien insonorisés.

PatOù est passé l’espion ?

DomIl est en train de finir les pizzas...

PatOn est toujours enfermés ici, coupés du monde. Ça fait des jours qu’on n’a plus aucune nouvelle de l’extérieur.

DomQuand il n’y aura plus rien dans le congélo, on va mourir de faim. Nous qui pensions mourir de rire...

Pat – Vous pensez qu’on sortira d’ici vivants ?

DomEst-ce qu’on n’était pas déjà morts avant cette mise en quarantaine...?

PatVous avez raison. La seule véritable maladie dont on souffre depuis longtemps, c’est la sinistrose.

DomEt le rire serait plutôt son antidote.

Max revient.

MaxJ’entends des bruits bizarres, dehors... Pas vous ?

DomNon...

Ils prêtent l’oreille tous les trois.

PatAh oui, peut-être... Ça vient de très loin...

DomÇa ressemble à... des explosions, non ?

Max – Des explosions ? Des explosions de rire, alors.

Kim revient. Le visage défait et sa tenue en désordre. Il porte un panneau d’interdiction de rire : sur un papier fixé à un cadre rond cerclé de rouge, un visage hilare façon émoticône, barré d’un trait rouge.

MaxÇa n’a pas l’air d’aller, Chef. Qu’est-ce qui vous arrive ?

KimLa situation a évolué...

MaxEt pas dans le bon sens, apparemment.

KimÇa dépend pour qui.

MaxL’épidémie se propage ?

KimHélas, c’est devenu une pandémie à l’échelle planétaire. Une crise de rire totalement hors de contrôle. Un fou rire généralisé. On rapporte des explosions de rire un peu partout en ville.

MaxC’est si grave que ça ?

KimDes rires éclatent à tous les coins de rues. La police est complètement dépassée. Pire. Beaucoup de policiers sont déjà morts de rire... Ils rient à s’en décrocher les mâchoires. Ils rient à s’en faire péter les côtes ! Ils se tordent de rire ! Ils sont écroulés de rire ! Ils rient comme des déments ! Ils rient comme des bossus ! Ils rient à s’en rouler par terre ! Ils pissent de rire ! Ils pleurent de rire !

Max Ah parce qu’on peut aussi pleurer de rire ?

KimVous connaissez l’expression plus on est de fous, plus on rit ?

MaxNon.

KimEh bien je peux vous dire que le monde entier est devenu fou !

DomAlors la révolution est en marche...

KimC’est notre système tout entier qui s’effondre. Les autorités ont démissionné, et le Guide Suprême a quitté le pays.

MaxLe Guide Suprême ? Mais pour aller où ?

KimIl a demandé l’asile politique au Vatican. Là-bas, au moins, il ne risque pas de mourir de rire.

PatEt qu’est-ce que vous allez faire de nous ?

KimÇa ne sert plus à rien de vous garder en quarantaine. Vous êtes libres.

DomEnfin... J’ai hâte de voir ça. Des gens qui rient sur la voie publique, dans les transports en commun, et pourquoi pas demain dans les cinémas et dans les théâtres.

KimMoi, ça ne me fait pas rire du tout.

PatAllez ! Venez vous fendre la poire avec nous !

DomVous la connaissez, celle-là ? C’est l’histoire d’un fou qui voulait interdire de rire à la Terre entière...

Max – Et finalement, c’est lui qui s’étrangle de rire.

Les autres se mettent à rire à gorge déployée. Kim commence à être prise d’un fou rire nerveux elle aussi, qui se transforme bientôt en convulsions, et elle s’effondre. Pat se penche sur elle.

PatElle est morte ! Alors on peut vraiment mourir de rire ?

MaxC’est un phénomène qu’on a observé récemment. Les responsables de l’Autorité meurent foudroyés quand ils sont exposés à un tonnerre de rires.

DomC’est pour ça qu’ils voulaient à tout prix enrayer l’épidémie.

Pat (à Max) Mais vous vous n’êtes pas mort.

MaxSûrement parce que je n’y croyais déjà plus...

DomVous étiez déjà vacciné, en quelque sorte. Comme nous !

PatAlors nous sommes libres ?

DomLibres de rire de tout à nouveau !

PatEt nous qui pensions être là pour la grippe aviaire ou le Tsingtaovirus.

MaxQu’est-ce qu’on va faire, maintenant.

DomOn va réapprendre à rire. On va réapprendre à vivre.

PatÇa me fait un peu peur...

DomC’est normal. Au début, les esclaves affranchis ne savent pas quoi faire de leur liberté.

MaxJe pourrais me remettre à boire ?

PatBien sûr ! Mais vous n’en aurez peut-être même plus besoin.

MaxC’est merveilleux ! Mais c’est vrai que ça donne le vertige.

DomOui... Nous sommes les colombes d’un magicien décédé.

MaxQu’est-ce que ça veut dire ?

DomNous sommes nés d’un tour de magie. Mais le magicien qui nous a fait surgir du néant n’est plus là. Nous ignorons tout de l’illusion qui nous a fait naître, et nous ne savons plus très bien quoi faire de nos ailes...

PatC’est beau ce que vous dites.

DomC’est de la poésie.

PatDe la poésie ?

DomUn autre truc qu’ils avaient interdit.

PatIl y en a d’autres comme ça ?

DomBien d’autres ! L’orgasme, par exemple. Vous ne savez pas non plus ce que c’est ?

PatJe vous l’ai dit, je suis mariée...

DomJe vous montrerai tout à l’heure, en privé... Vous verrez. L’orgasme est à l’amour, ce que le rire est à l’intelligence, ou ce que l’éternuement est au rhume. Ça ne soigne pas, mais sur le coup ça soulage.

Kim reprend conscience.

PatTiens, on dirait qu’elle n’est pas tout à fait morte, finalement.

MaxElle ne devait plus trop y croire, elle non plus.

KimQu’est-ce qui m’est arrivé ?

PatVous avez été victime d’une crise de rire. Ne vous inquiétez pas, ça va aller, maintenant.

MaxEt le public ? On l’avait oublié.

DomMaintenant qu’on a à nouveau le droit de les faire rire impunément...

MaxOn a le droit, Chef ?

KimOn est dans un théâtre, après tout.

DomIl va falloir qu’on invente de nouvelles histoires drôles, alors.

KimOui, parce que cette histoire de fous qui se regardent dans un miroir, je n’ai toujours pas compris...

DomEn fait c’est une histoire symbolique.

KimSymbolique ? Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?

DomL’humour est un miroir. C’est le miroir que les comédiens tendent au public pour qu’il puisse rire de ses propres travers.

PatEt nous pouvons tous nous reconnaître dans ce miroir.

DomTous. À part les fous, qui préfèrent briser le miroir pour ne pas voir la face grimaçante qu’il leur renvoie.

MaxAlors rions !

DomC’est notre liberté, et pour citer un humoriste du siècle dernier : La liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

PatRions ensemble, mais rions de tout...

MaxCar si aujourd’hui on ne peut plus rire de tout, demain on ne pourra plus rire du tout.

Max saisit le panneau d’interdiction de rire, et l’enfonce sur la tête de Kim. Ils éclatent tous d’un rire sonore, qu’on pourra amplifier par des rires préenregistrés.

Noir.

Fin


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