Réception chez les Schmoll (ou La Cravate bleue)

Mme Simone Ernestine Shmoll née Fourier, propriétaire des établissements Schmoll, femme autoritaire et insatisfaite, recherche en permanence de bons partis pour sa fille et, accessoirement, des amants fortunés pour elle-même.
Mr Charles Schmoll, directeur des établissements Schmoll et souffre-douleur de madame, ne va pas lui faciliter la tâche, de même que leur fille, Elglantine Schmoll, dont ils ignorent l’émancipation.
Une épouvantable querelle en résultera avec le couple de la Lavandière, avant que les choses ne rentrent dans l’ordre, moyennant des arrangements conformes à l’hypocrisie de l’époque.
La pièce, dans l’esprit du Boulevard, nécessite des comédiens ayant de “l’abattant”

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Réception chez les Schmoll

 

Ou

 

La cravate bleue

 

Une comédie en 3 actes de JB. MARSAUT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Réception chez les Schmoll

 ou

La cravate bleue

 

 

Comédie

 

 

L’action se passe dans le salon d’apparat des Schmoll, petit-bourgeois provinciaux.

 

 

Madame Simone Ernestine Schmoll, née Fourier, propriétaire des Etablissements Schmoll, femme autoritaire et insatisfaite, méprisant son mari, en recherche permanente de bons partis pour sa fille et, accessoirement, d’amants fortunés pour elle-même.

 

Monsieur Charles Schmoll, Directeur des Etablissements Schmoll, souffre-douleur de Madame.

 

Eglantine Schmoll, fille à marier de Mr et Mme Schmoll.

 

Georges-Henri de la Lavandière, fils héritier de Mr et Mme de la Lavandière, d’une grande famille d’industriels.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière, riche industriel, père de Georges-Henri.

 

Madame de la Lavandière, épouse de Pierre-Honoré

 

Madeleine (Annette Webin), du village de Kühldorf (Alsace), au service des Schmoll.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte I, Scène 1

 

Dans le salon de Mr et Mme Schmoll.

La scène est vide au lever de rideau. Un magnifique bouquet de fleurs trône sur une table.

 

On entend Monsieur parler depuis une pièce à côté (son bureau, à droite).

 

 

 

 

 

Monsieur

Chériiiie ?...Où est ma cravate bleue ? Je ne la vois pas…Simone ?...

 

Il entre

Monsieur

Chérie, je ?...Ben !?!...Bon.

 

Il ressort. La pendule sonne cinq heures.

Madame, très élégante, entre

Madame

Bon ! Alors…La coiffure, çà va. Le maquillage…aussi. Ma broche et mon col…parfait. Tout doit être parfait. Le salon…Ah, Seigneur ! Le guéridon qui n’est toujours pas débarrassé. Madeleine !...Il faut que je fasse tout, ici. Et le prétendant d’Eglantine qui va arriver d’un moment à l’autre. Et Monsieur qui n’est pas là, évidemment. Madeleine ! Avez-vous préparé le service pour l’apéritif ?...Madeleine ?

 

La bonne entre (avec une coiffe alsacienne). Ses cheveux semblent légèrement en désordre, un pan de son chemisier est sorti

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Eh bien, ma fille ? Que faisiez-vous donc ?...Notre invité arrive dans moins d’une demi-heure et vous n’avez toujours pas débarrassé ? Et Monsieur, où est-il ? L’avez-vous vu ? Sommes-nous prêts ?...Je vous pose une question, Madeleine.

 

Madeleine

Ach, Ja Madame. Sicherlich, nous sommes prêts. Je m’en occupe. Que Madame ne s’inquiète pas.

 

Madame

Et ce beau jeune homme, (elle se reprend, légèrement confuse) euh, ce…enfin, ce livreur, avec qui je vous ai vu causer tout à l’heure. Celui qui a livré ces fleurs, et qui vous faisait du boniment…Vous a-t-il dit qui les envoie ? Je n’ai vu aucun mot.

 

Madeleine

Ach Ja, Madame. Elles sont magnifiques.

 

Madame

Je sais, mon petit. Ne répondez pas à côté. Je vous demande qui me les a envoyées. Dîtes-moi tout.

 

Madeleine

Ach, euh…Je ne sais pas, Madame.

 

Madame

Comment çà, vous ne savez pas ? On me livre des fleurs, des fleurs somptueuses, et même  extravagantes…et vous ne cherchez pas à savoir qui me les envoie. C’est un monde !

 

Madeleine

Euh…non, Madame. (Elle regarde les fleurs) D’habitude, il y a un mot avec.

 

Madame

Oui, merci Madeleine. Je sais. Justement. Il n’y en avait pas.

 

Madeleine

Ah.

 

Madame

Ah…Et c’est tout ?

 

Madeleine

Euh…Quoi, Madame ?

 

Madame

Il n’y avait pas de mot…Pas de mot…Et donc…Vous n’avez pas cherché à savoir ?

 

Madeleine

Oh ma foi non, Madame ! Certainement pas ! Et puis, je ne m’en suis pas aperçu…

 

Madame

C’est bon, c’est bon. Allez allez, mon petit, nous ne sommes pas en avance…Ah ! Au fait, Madeleine…

 

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Vous avez un soupirant ?

 

Madeleine

Himmel…Ma foi non, Madame. Enfin, euh…Comment…

 

Madame

Allons allons, Madeleine. Ne faîtes pas l’enfant. Je vous ai vue tout à l’heure, avec le coursier des fleurs…Vous minaudiez, mon petit. Vous minaudiez…N’est-ce pas lui, d’ailleurs, qu’il m’a semblé voir repasser devant chez nous, il y a quelques minutes à peine ?

 

Madeleine (confuse)

Oh, Madame, je vous en prie. Je…

 

Madame

C’est bon c’est bon, mon petit. Disposez, disposez.

 

Madeleine fait mouvement

Madame

Madeleine ?

 

Madeleine (s’arrêtant)

Ja, Madame ?

 

Madame

Rajustez quand même votre chemisier, voulez-vous ?

 

Madeleine

Oh ! Mein Gott...Grand merci, Madame.

 

Elle sort, en se pressant

Madame, restée seule, sort de son corsage un bristol et le lit en souriant, puis s’apprête devant une glace

Madame

Pas de mot, pas de mot. Teuh ! Tu plaisantes… (Elle lit :) « De la part d’un fervent admirateur »…Mais il aurait pu signer, tout de même…Même pas ses initiales…Oh, tout cela m’excite, moi…Bon. Allons allons Simone, calme-toi. Il faut raison garder. La tête froide. Et nous allons en avoir besoin aujourd’hui, je le sens…

 

Monsieur entre. Madame range vivement le bristol

 

Monsieur

Ah ! Vous voilà ma chère, enfin ! Pouvez-vous me dire où se trouve ma cravate bleue ? J’en ai besoin.

 

Madame

Voyons mon ami ! Je n’en sais rien…Demandez à Madeleine. Madeleine !

 

Elle se ravise brusquement

Madame

Ah mais dîtes-donc, Charles, justement. Vous n’allez pas mettre cette ridicule cravate bleue, tout de même. Vous n’y pensez pas. Pas aujourd’hui, en tout cas.

 

Monsieur

Comment çà, pas aujourd’hui ? Elle est très bien, cette cravate bleue ! J’y tiens beaucoup.

 

Madame

Allons allons. Foutaise. Vous mettrez votre nœud saumon. Il est du dernier chic, et parfaitement adapté pour la visite qui nous est faite.

 

Monsieur

Ah non, Simone, je vous en prie. Pas le nœud saumon. J’ai l’air d’un plouc avec.

 

Madame

Mais non mais non. Pas du tout. Je vous l’ai dit, pas de cravate bleue. Vous ne pouvez pas. Hors de question. Soyez sérieux, mon ami.

 

Monsieur

Mais enfin, c’est que…

 

Madame

Charles ! …Cessez ces enfantillages, voulez-vous. Vous mettrez votre nœud saumon, un point c’est tout.

 

Monsieur

Euh…Bon…Bien, bien. Bon. Pff…

 

Il ressort, dépité

Madame

Madeleine !

 

La bonne accourt enfin

Madeleine

Ja Madame, qu’est-ce qu’il y a ?

 

Madame

Avez-vous rangé les affaires de Monsieur ? Il cherchait une cravate.

 

Madeleine

Ah, oui, la cravate bleue. Je l’ai rangée dans la…

 

Madame

Très bien. Alors gardez-la.

 

Madeleine

Je demande bien pardon à Madame ?!

 

Madame

Je dis : gardez-la…Ou plutôt non, rendez-la moi !...Ou alors jetez-la, c’est égal.

 

Madeleine

Mais…comment, Madame ? Mais je ne peux pas faire çà !

 

Madame

Il suffit, voulez-vous. Vous ai-je demandé votre avis ?...Eh bien, apportez-la-moi, tiens. Je saurai quoi en faire.

 

Madeleine

Euh…bien, Madame.

 

Elle sort. Madame reprend son maquillage

 

Madame

Tout de même…J’aimerais bien savoir…Un admirateur…Fervent, même. Mmmhh…Qui cela peut-il bien être ? ...Ah, cela m’émoustille ! Bon. Et notre Eglantine, avec mon futur gendre, grand Dieu ! Il ne s’agit pas de rater cette rencontre. Un si beau parti…Les  De la Lavandière, c’est tout de même quelque chose…Un nom, une grande famille…une maison…une vraie,  qui ressemble à quelque chose (Plus bas, marmonnant) Pas comme ici… (Reprenant de la voix) Une voiture…Le père très en vue…Il a de l’ambition, lui. (Plus bas, en marmonnant) Pas comme l’autre, là… Avec un tel beau-père, notre fille n’aura aucun souci matériel (Reprenant de la voix) Bon ! Mais que font-ils donc, tous ?  Charles ?...Charles, vous venez ?...Vous m’entendez, Charles ?...Char-leueu ?

 

Monsieur entre

Monsieur

Voilà voilà ! Me voici. Vous êtes contente ?

 

Il arbore son nœud saumon

Madame

Eh bien oui, Charles. Cela vous va à ravir et cela vous rend plus intelligent. Et c’est très bien ainsi. C’est un minimum pour tenir votre rang quand ce jeune monsieur De la Lavandière sera là. Je ne vais pas vous crier ma joie, tout de même…

 

Monsieur

Ni moi, rassurez-vous. Moi qui pensais vous faire plaisir…Vous aviez insisté...

 

Madame (pincée et un rien rêveuse)

Me faire plaisir ?! N’exagérons rien, Charles, je vous en prie…

 

Monsieur

Disons : Vous satisfaire…

 

Madame

Encore moins.

 

Monsieur

Ah.

 

Madame tourne le dos et se repenche sur sa coiffure et son maquillage. Monsieur est dépité et bougonne, en marchant de long en large et en rajustant, très contrarié, son nœud saumon.

Sur ce, Madeleine survient avec une table roulante pour installer le service à apéritif

 

 

Monsieur

Ah ! Madeleine…Dîtes-moi ma fille, vous n’auriez pas vu ma cravate bleue, par hasard ?

 

Madame tousse

Madeleine

(Faisant mine d’aller chercher quelque chose dans une poche de son tablier)

Ah, mais justement, Monsieur, c’est que j…

 

Madame tousse à nouveau, plus fort

Monsieur

Oui, vous dîtes ?

 

Madame est saisie d’une quinte de toux. Monsieur réalise et se précipite à son secours

 

Monsieur

Et bien ma mie, que vous arrive-t-il ? Attendez…

 

Il lui tape dans le dos

Madeleine (comprenant)

Oh, Madame. Pardon…Je vais vous chercher votre sirop. Vous avez du prendre froid…

 

Elle sort précipitamment

Monsieur

Mais enfin, Madeleine, me direz-vous ?!...Madeleine !?...La cravate…

 

Elle répond depuis le vestibule

Madeleine

Ah, oui…Non non, Monsieur. Je n’ai pas trouvé…votre nœud saumon.

 

Monsieur

Ben !! Evidemment, puisque je le porte ! Mais où avez-vous donc vos yeux, ma pauvre Madeleine ? Ce n’est pas ce que je vous demandais ! Ventrebleu, est-ce que vous savez où se trouve ma cravate bl…

 

Madame

Enfin, Charles !! Laissez-donc cette petite, à la fin. Nous avons autre chose à faire de plus important aujourd’hui, il me semble. Notre Eglantine va être mise en présence de son chevalier servant d’un moment à un autre. Ce Georges-Henri est probablement votre futur gendre, je vous le rappelle…Enfin, si nous convenons à ces gens là…J’ai quelques craintes…

 

Monsieur

Ah oui, c’est vrai. C’est important. Il me tarde de voir à quoi ressemble l’olibrius qui ose prétendre à la main de notre enfant chérie. On m’a dit que c’était un jeune homme de très bonne famille. Mais ceci dit, c’est peut-être un parfait abruti…

 

 

Madame

Comme vous dîtes, mon ami. C’est une famille plus que convenable. Aussi, je compte sur vous pour faire honneur à notre maison. La dernière fois que nous avons reçu une visite, rappelez-vous, vous vous êtes couvert de ridicule…au dîner, avec les Du Paillet.

 

Monsieur

Hein ?! Moi, ma mie ? Avec les Du Paillet ?...Mais…je n’ai rien dit du repas ! Ils étaient assommants. Ah çà, oui, je m’en rappelle ! A-sso-mants.

 

Madame

Justement. C’est bien le problème. Vous n’avez rien dit. Et j’ai du faire la conversation pendant tout le dîner. Avouez que c’est un monde. Vous savez comme cela me pèse…D’autant que Madame Du Paillet ne pipait mot et me regardait de haut. Une vraie toupie. Et puis vous aviez mis cette cravate ridicule. Même vos ouvriers n’en portent pas d’aussi moches. J’ai très bien vu la mine de la Du Paillet lorsqu’elle vous dévisageait. J’en étais mortifiée.

 

Monsieur

Mes ouvriers ? Mais enfin Simone, où avez-vous vu que mes ouvriers portent des cravates ?

 

Madame

Justement. Ils n’en portent pas ! Personne n’oserait porter une chose aussi ridicule. Sauf vous.

 

Monsieur

Pfff…Alors là, Simone, laissez-moi vous dire que…que vous exagérez…un tout petit peu.

 

Madame

Du tout, Charles. Je sais ce que je dis. C’est l’évidence.

 

Monsieur

Tout de même...

 

Madame

Non.

 

Monsieur

Mais enfin, Simone…Ernestine…pour cette fois-ci, s’il-vous-plaît…chérie…mmh ?

 

Madame

Taisez-vous donc, Charles. Vous n’entendez rien à ces choses là. Et ne commencez pas à me faire votre petit numéro de séduction, çà ne prend pas. (Elle sourit) Gamin, va !...Tenez, rendez-vous donc utile, plutôt. Venez m’aider à remonter la fermeture de ma robe.

 

Monsieur

Pfff…Bon.

 

Il s’exécute. Madame se contemple dans la glace sur la cheminée, satisfaite

 

Madame

Voilà. Voilà qui est parfait.

 

Monsieur (admiratif, pris de tendresse pour sa femme)

Simone…

 

Il fait mine de l’enlacer

Madame

Tuutt ! Pas touche. Reculez, Monsieur Schmoll.

 

Elle le repousse gentiment mais fermement

 

Monsieur

Ernestine… ?! Ma mie…

 

Madame

Charles, voulez-vous bien !...Notre invité sera là dans une minute. Retenez-vous, enfin. Vous n’êtes pas un porc…

 

Monsieur (mortifié)

Mais je ne fais que çà…

 

La bonne entre, avec une potion sur un plateau

 

Madeleine

Tenez, Madame. Pour votre toux.

 

Madame

Ma toux ?!Quelle toux…Vous délirez, ma petite! Rangez-moi donc çà, voulez-vous.

 

Monsieur

Simone, enfin, voyons ! Vous avez été prise d’une quinte il n’y a pas cinq minutes. J’étais là. Soignez-vous, que diable. Qu’on en finisse.

 

Il continue de marcher de long en large

 

Madeleine

(Insistante, glissant la cravate bleue dans les mains de Madame avec la potion)

Oui, Madame, il faut vous soigner. Prenez-donc ceci…

 

Madame

Ah oui, où avais-je la tête (elle tousse). Merci, Madeleine.

 

Monsieur (bougonnant, pour lui-même)

Quand je pense que cet im-bé-cile de Du Paillet avait e-xac-te-ment le même modèle…mais en rouge…Et lui, bien sûr, cela lui va bien, il est très élégant, et patati et patata…Fichtre !...

 

Madame

Plaît-il ?...

 

Monsieur

Non, rien.

 

Madame (à la bonne)

Bien, mon petit, ne restez-donc pas plantée là, comme une gourde. Allez allez, il faut nous dépêcher, maintenant, disposez l’apéritif et laissez-nous.

 

Madeleine

Bien, Madame. Sofort.

 

Elle s’affaire

Madame

Pfff…Ah, ces provinces, avec leur dialecte…Enfin…Charles ?...

 

Monsieur

Mmmh…

 

Madame

Ce Georges-Henri…comment est-il ? L’avez-vous déjà vu? N’est-ce pas ce fringuant jeune homme qui accompagnait sa mère à la dernière vente de charité, à l’école des Oies?

 

Monsieur

Ah, euh…c’est possible, je ne sais pas.

 

Madame

Comment cela, vous ne savez pas ? Mais enfin, Charles, vous n’avez donc rien remarqué ? Madame de la Lavandière portait un très remarquable chapeau à fleurs, du meilleur goût. Tout le monde ne voyait qu’elle, évidemment. Je l’ai trouvée très à son avantage. Vous n’avez jamais songé à m’en offrir un de la sorte, Charles.

 

Monsieur

Pardon ?

 

Madame

Ah, mais vous aviez peut-être les yeux ailleurs…Sur la fille Lavandière, peut-être ? Ce serait bien vous, cela.

 

Monsieur

Mais ! Enfin, Ernestine !...La tension de cette journée vous égare, allons…

 

Madame (toujours se poudrant devant la glace)

Tatatata. Je vous connais, mon ami. Comme si je vous avais fait. Vous ne cessiez de lorgner sur elle…Une très belle jeune fille, d’ailleurs…Tout comme son frère, très élégant…Notre Eglantine a bien de la chance…

 

Monsieur

Ah. Très bien. Sûrement.

 

La bonne s’apprête à quitter le salon

 

Madame

Madeleine ?

 

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Assurez-vous que mademoiselle se tient prête et qu’elle attend bien sagement dans sa chambre. Nous ne tarderons pas de la faire appeler, après que vous aurez introduit monsieur de la Lavandière.

 

Madeleine

Ja, Madame.

 

Madame

Madeleine.

 

Madeleine

Ja, Madame.

 

Madame

Arrêtez de dire ‘Ja Madame’ à tout bout de champ, s’il vous plaît. C’est agaçant, à la longue. Je ne sais pas, moi, dîtes : ‘Entendu, Madame’, ou alors : ‘comme Madame voudra’, de temps en temps…

 

Madeleine

Ja, Madame.

 

Elle sort. Madame lève les yeux au ciel

Madame

Charles…

 

Monsieur

Mmh… ?

 

Madame

Pour notre petite chérie…Eglantine…Avez-vous songé…à sa dot ? Vous y avez réfléchi, bien sûr…

 

Monsieur

Ah. Oui. Oui oui. Bien sûr…oui oui…Mais, vous savez, ma mie, qu’à ma disparition, les établissements Schmoll…

 

Madame

A Dieu ne plaise, mon ami.

 

Monsieur

…comme nous n’avons pas de fils…

 

Madame

Oui, et alors ? Pourquoi rappelez-vous ce point ? Qui puis-je, mon bon ! La faute à qui…Vous avez bien une fille. Vous ne pouvez quand même pas vous plaindre d’avoir épousé une femme dépourvue de toutes les capacités nécessaires. Pour engendrer des garçons, vous n’êtes pas sans savoir que cela requiert un peu plus d’énergie…

 

Monsieur hausse les épaules et lève les yeux au ciel

 

Monsieur

….Et donc, j’espère que ce Georges-Henri n’est pas né de la dernière pluie et qu’il pourra, un jour, reprendre le flambeau…et faire de beaux héritiers, aussi… (Il reste pensif) Au fait, Simone…

Madame

Ouiii ?...

 

Monsieur

Notre petite Eglantine chérie, comme vous dîtes…avez-vous songé, par hasard, euh…à l’affranchir, enfin, je veux dire…à l’instruire un peu…suffisamment…de la…chose ?...Parce que, il me semble, enfin, je ne suis pas certain que…

 

Madame

Mais ! Oh…Voulez-vous bien ! Qu’insinuez-vous donc ? Ne suis-je pas une mère méritante ? Oh…Taisez-vous donc, mon ami ! Sachez que notre Eglantine est tout à fait digne de sa mère. Elle est parfaitement préparée pour faire honneur à son mari en remplissant pleinement son devoir. Après son mariage, bien entendu…Et elle vous fera de beaux petits-enfants, vous verrez, insolent…Goujat, va…

 

Monsieur

Ah bon, bien…Alors tout est pour le mieux, j’imagine…

 

On entend une sonnette

Madame

Ah !

 

Monsieur

Ah ! Bigre…Fichtre.

 

Madame

Madeleine !...

 

Ils attendent, fébrilement. Madeleine apparaît, laissant entrer Georges-Henri de La Lavandière

Monsieur se précipite

 

Monsieur

Ah, bonjour très cher ami, quelle joie de vous voir si…si…Hum. Mais donnez-vous donc la peine d’entrer, faîtes comme chez vous. Hum. Venez ici, que je vous présente mon épouse…Chérie, voici monsieur de la Lavandière, comme vous savez…Georges-Henri, -permettez que je vous appelle Georges-Henri-, voici mon épouse, Simone…

 

Georges-Henri fixe Madame avec émotion, puis jette ostensiblement un coup d’œil sur les fleurs, et enfin s’incline avec obséquiosité devant Madame en lui faisant le baisemain. Madame croit saisir l’allusion et est sous le charme, mais elle reste prudente et distante

 

Georges-Henri

Madaame… (Se tournant vers Monsieur) Monsieur…C’est un honneur…Merci de me recevoir…

 

Madame (intéressée, dévisageant Georges-Henri)

Mais tout le plaisir est pour nous, installez-vous donc (Elle lui indique un siège, près d’elle). Venez-donc vous assoir près de moi, à votre aise… (Ils s’installent) Madeleine !

 

Monsieur

Hum…

 

Madame

Ainsi donc, cher monsieur de la Lavandière, vous connaissez notre fille, Eglantine ?

C’est, je crois, ce qui nous vaut votre aimable visite ?...

 

Georges-Henri (dévisageant Madame)

En effet, chère Madame. J’ai eu l’avantage de faire la connaissance de mademoiselle votre fille à la dernière vente de charité, où elle vous accompagnait. Je dois dire que j’ai éprouvé, dès cette rencontre, la plus troublante des inclinations, et je…Mes intentions sont pures,  naturellement. Mon âme s’est embrasée ce jour là, n’est-ce pas, euh…et la vision d’une aussi belle figure occupe désormais toutes mes pensées. Aussi ai-je sollicité cette entrevue, afin de vous demander votre permission, chère Madame, de…euh…

 

Madame

Il est charmant. N’est-ce pas, Charles ?

 

Monsieur

Hum.

 

Madame tapote des mains sur la jambe de Georges-Henri

 

Madame

Vous l’avez. Bien entendu.

 

Georges-Henri

Oh. Mais, je…

 

Madame

La maison vous est ouverte. Venez quand il vous plaira.

 

Georges-Henri

Ah bon ? C’est que j’avais pensé…Si Mademoiselle…

 

Madame

Mademoiselle sera ravie, n’en doutez pas. Venez prendre le thé tous les jours, si vous voulez. Je sors rarement l’après-midi. Je pourrai veiller sur vous.

 

Georges-Henri

Ah, bien. Très bien.

 

Monsieur

Vous savez, mon jeune ami, que les établissements Schmoll que je dirige…

 

Madame

Madeleine ?

 

Monsieur

Hum.

 

Georges-Henri

Vraiment, Madame, je ne sais comment vous remercier. Votre aimable invite me comble, je la reçois…avec joie et empressement, comme un encouragement dans mes efforts pour…

 

Madame

Madeleine !?

 

Monsieur

Les établissements Schmoll, disais-je…

 

La bonne accourt

Madeleine

Oui, Madame ?

 

Madame

Faîtes-donc mander Eglantine, voulez-vous ?

 

Madeleine

Pardon, Madame ?! Mais c’est qu’il n’y a que moi, ici.

 

Madame

Oui, bon ! Ne faîtes pas de l’esprit, ma fille, ce n’est pas le moment. Et allez nous chercher Eglantine, voulez-vous ? Il est grand temps qu’elle paraisse devant notre jeune ami, monsieur Georges-Henri…Allez…

 

Madeleine

Ja, Madame.

 

La bonne s’exécute

Madame

Ach…Madeleine !

 

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Non rien. Ouh…

 

La bonne sort

Madame (Pour elle-même)

Mais c’est qu’elle m’énerve, cette petite Alsacienne de Commercy.

 

Monsieur

Hum, hum. Donc, comme je vous disais...

 

Madame

Et donc, mon jeune ami, je compte sur vous. Vous viendrez tous les jours, n’est-ce pas ? Nous parlerons, nous échangerons, nous nous étendrons sur tous les sujets…

 

Georges-Henri

Mmbgl…

 

Eglantine paraît au salon

Eglantine

Vous m’avez fait demander, mère ? Bonsoir, père.

 

Monsieur

Hum. Eh bien, euh…Monsieur de la Lavandière, voici donc notre fille Eglantine. Eglantine, voici monsieur de la Lavandière, qui nous fait l’amitié de sa visite. Monsieur de la Lavandière  souhaitait te voir…Enfin, euh…Simone ?…

 

Eglantine

Bonjour, Monsieur Georges-Henri.

 

Georges-Henri se lève, empressé et obséquieux

 

Georges-Henri

Bonsoir, Mademoiselle Eglantine. Je suis ravi de vous revoir. Nous nous sommes entre-aperçus, l’autre jour, à la fête de charité. Nous parlions justement de vous, avec votre maman.

 

Madame

Eh bien ! Venez ici, ma fille…Monsieur de la Lavandière nous fait l’honneur de s’intéresser à notre famille, réjouissez-vous. Il viendra désormais régulièrement partager notre afternoon tea, où il pourra nous entretenir de sa science et des affaires de sa prestigieuse famille. C’est une grande chance pour vous, mon enfant.

 

Eglantine

Oh. Vraiment…

 

Georges-Henri

En effet, Mademoiselle. Et je me flatte d’être en mesure de vous présenter les perspectives les plus flatteuses d’une relation suivie et désintéressée, euh…que vous…euh…à votre service, chère mademoiselle…

 

Eglantine

Oh. Tout cela…Je suis flattée.

 

Madame

Et plus encore, ma fille. Plus encore. La relation qui se noue aujourd’hui me remplit d’aise et nous laisse espérer…de bien beaux développements…pour la plus grande satisfaction du plaisir, euh…pour le plus grand plaisir de la satisfaction…de la morale. Félicitons-nous de cet heureux projet…Madeleine ?

 

La bonne accourt

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Ach…Servez-nous, bitte. (À Georges-Henri) Vous prendrez bien un verre de Porto avec nous ?

 

Georges-Henri

Volontiers. S’il vous plaît.

 

Madame

Il nous plaît…

 

La bonne sert Madame, puis Georges-Henri

 

Monsieur

Hum. Et donc, chez les Schmoll…

 

Madame

Eglantine a suivi la meilleure éducation possible. J’y ai veillé personnellement. Elle joue remarquablement du piano et brode à la perfection, vous verrez, mon jeune ami.

 

La bonne sert Monsieur, puis Eglantine

 

Georges-Henri

Ah ? Très bien.

 

Madame

Eglantine a naturellement bien d’autres atouts, je vous les laisse deviner. Notre fille est bonne chrétienne et respecte l’ordre et l’autorité. Elle saurait parfaitement tenir une grande maison… Savez-vous qu’elle a déjà eu plusieurs prétendants ? Mais, mon jeune ami, je ne vous dissimulerai pas que vous êtes le premier qui nous apparaît, et de loin, tout ce qu’il y a de plus convenable pour une jeune fille de sa condition. Un bel homme comme vous, bien sous tous rapports…ne saurait nous laisser insensible. Dans cette famille, voyez-vous, il n’y a pas beaucoup d’hommes, et…

 

Monsieur

Eh bien, Simone ?! Je vous remercie…Vous en avez quand même un, il me semble.

 

Madame

Allons allons, Charles, ne faîtes pas l’enfant, vous me comprenez…Vos affaires…Vos obligations… (À Georges-Henri) Et donc, nous autres femmes, nous sommes parfois bien esseulées. Il nous manque une présence masculine régulière, forte, rassurante, pour des conversations d’un niveau intellectuel satisfaisant…gratifiant…Les galants hommes ne se déclarent pas toujours, n’est-ce pas ? Ils avancent masqués, et nous ne les remarquons pas toujours…Tenez, j’ai moi-même reçu tantôt ces magnifiques fleurs, là…devant vous.

 

Monsieur (remarquant enfin les fleurs)

Çà doit être le comité d’organisation de notre congrès professionnel de mercredi. Ils envoient toujours des fleurs aux épouses des principaux intervenants.

 

Madame (ne relevant pas)

Eh bien, leur charmant expéditeur n’a pas daigné se déclarer, quel dommage...N’est-ce pas charmant ? Quelle attention délicieuse…Bref, quoiqu’il en soit, avec nous, vous êtes en de bonnes mains. (À Eglantine, tout en continuant de toiser Georges-Henri) Et vous, ma fille, vous êtes dans de bonnes mains si vous consentez à laisser monsieur de la Lavandière nous faire sa cour. N’est-ce pas, ma chérie ? (à Georges-Henri) Nous nous comprenons bien, n’est-ce pas ?

 

Eglantine

Oh. Mais certainement, mère. Certainement. Je gage que vous et moi tirerons les plus grands bienfaits de cet arrangement pour l’afternoon tea… Nous sommes gâtées. Je remercie monsieur de la Lavandière.

 

Monsieur

Bien ! Voilà qui est parfait. Eh bien, portons un toast. A votre santé…Et à nos futurs petits-fils…

 

Madame et Eglantine s’étranglent

 

Madame

Hum…A la vôtre, très cher Georges-Henri. Et à la nôtre…

 

Eglantine (caustique)

A votre santé, cher Georges…tous mes vœux…

 

Georges-Henri

Hum. A votre santé. (À Madame) De cet instant, considérez que je vous suis entièrement dévoué. Croyez bien, chère Madame…

 

Madame

Ah mon Dieu, comme je me réjouis de cet engagement. Il me tarde…de le voir se concrétiser…

 

Eglantine

Cela ne saurait trop tarder, mère. Si monsieur de la Lavandière vient chaque jour prendre le thé et de nos nouvelles…Avec votre aide et votre soutien, la chose se fera plus aisément encore…

 

Monsieur

Parfait ! (Il regarde la pendule et se lève) Ah ! Sapristi ! Il est déjà six heures. C’est qu’il me revient que je dois me rendre à la gare pour accueillir mon confrère Bourdu qui participe à notre congrès professionnel de mercredi ! C’est moi qui l’ai invité et qui le guide dans notre bonne ville, j’avais oublié, ah flûte ! Et son train arrive dans une demi-heure, aïe...Bon, désolé, Georges-Henri, je dois vous laisser. Vous restez ici, bien entendu…Ma mie, Eglantine, vous m’excuserez, je suis navré. Un oubli fâcheux…

 

Madame

Vraiment, Charles ? Mais alors, vous avez juste le temps de sauter dans un fiacre. Vite, votre gabardine…Attendez, je vous accompagne. Madeleine ?...Ah, c’est embêtant, nous ne pouvons pas laisser notre jeune invité ainsi… (À Georges-Henri) Très cher, vous voudrez bien nous excuser un instant ? Je vous confie ma fille, voulez-vous en prendre soin, pendant quelques minutes ?

 

Georges-Henri

Mais certainement, chère Madame. Comptez sur moi.

 

Monsieur et Madame sortent. On entend Madame: ‘Madeleine ?’…Les deux jeunes gens restent seuls.

 

 

Fin de la scène 1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte I, Scène 2

 

Les deux jeunes gens restent silencieux. Georges-Henri, satisfait des premiers échanges prometteurs avec Madame, est un peu gêné de se retrouver avec Eglantine et s’intéresse peu à elle. Eglantine le fixe d’un regard peu aimable et goguenard. Elle est calme et froide.

 

Georges-Henri rompt le silence, un peu condescendant.

 

 

 

 

Georges-Henri

Eh bien, Mademoiselle ?...Vous avez de bien charmants parents, qui vous portent en haute affection, et qui ont fait de vous une personne digne des meilleurs partis de notre petite société…J’en suis très satisfait…Je me rends souvent aux courses, savez-vous ? Peut-être consentirez-vous à m’y accompagner un jour, avec votre charmante mère ?...

 

Eglantine

Vous avez sur vous des vêtements imperméables à usage intime, j’espère.

 

Georges-Henri

Je vous demande bien pardon ?!

 

Eglantine

Des capotes anglaises.

 

Georges-Henri

Oh ! Comment…

 

Eglantine

Ecoutez-moi bien, jeune Lavandière…Votre parti n’est pas négligeable, vous avez un nom, une fortune…Mais nous allons mettre les choses au point de suite, dans votre intérêt. Et le mien. Et après, vous aviserez.

 

Georges-Henri

Quoi !?!?...

 

Eglantine

Ma mère est une nymphomane, tenez-vous le pour dit. Je vous ai observé depuis tout à l’heure. Votre cœur transi, ou plutôt la partie de votre cerveau qui se trouve entre vos jambes n’en a que pour elle. Méfiez-vous, je vous aurai prévenu. Elle aura tôt fait de vous mettre dans son lit, aussi préparez-vous à des con-ver-sa-tions pour lesquelles vous devrez vous montrer à la hauteur, car elle a ses exigences. Et si elle jette son dévolu sur vous, soyez assuré qu’elle vous tiendra attaché à son service tous les jours à l’heure du thé, y compris lorsque nous serons mariés.

 

Georges-Henri

Pardon ?!!? Oh ! Voyons, Mademoiselle Eglantine, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous souffrez ?...

 

Eglantine

Je vous invite donc à bien peser vos transports pour ma mère et à ne pas trop jouer au coq prétentieux devant moi. Si vous me voulez vraiment pour épouse, vous allez devoir me respecter un tantinet davantage. C’est une première condition pour vous assurer le lit de ma mère. Bien entendu, il est hors de question que vous veniez dans le mien, sauf lorsque je vous y inviterai expressément, pour nous rencontrer en vue de fabriquer votre digne descendance…une fois mariés, cela va sans dire.

 

Georges-Henri

Ah, çà !...Oh…Eh bien, si j’avais…

 

Eglantine

J’entends que ma façon de penser et d’agir ne soit en aucun cas affectée par vos sautes d’humeur ou vos prétendues visées hégémoniques sur le ménage. Nous avons changé d’époque, joli monsieur. Et donc, je vous avertis dès à présent que j’exigerai de vous une attitude respectueuse et réservée à mon endroit, en toutes circonstances, devant vos amis et votre famille. Et que je compte bien que vous n’interférerez pas avec mes relations, mes affaires et mes allées et venues, dont je décide déjà à ma guise sans devoir en rendre compte à quiconque, et donc évidemment pas à vous.

 

Georges-Henri

Oh…Voyons, Eglant…

 

Eglantine

Naturellement, pour la bienséance, par égard pour nos familles et par charité pour mes pauvres parents, vous me verrez toujours attentionnée et docile devant eux. Mais je vous avertis : je considèrerai un comportement arrogant et méprisant de votre part comme une rupture de contrat.

 

Georges-Henri

Un contrat…mon Dieu.

 

Eglantine

Je vous signale, en outre, que je suis une suffragette, que je milite pour la défense de la cause animale, et que j…

 

Georges-Henri

Oh !!

 

 

 

Eglantine

…et que je compte bien continuer mes activités après notre mariage. Sachez également que je pratique assidûment le vélocipède, la natation, et qu’il me plaît de fréquenter des lieux de loisir et de détente, accompagnée de mes amis…

 

Georges-Henri

Oh !!!

 

Eglantine

Je suis tout à fait émancipée et j’ai une vie sociale très libre. Je fréquente des hommes et des femmes de qualité, cultivés, raffinés même, avec lesquels je m’épanouis pleinement. Et je compte bien que cela continuera après notre mariage, en dehors des quelques obligations de représentation de notre couple que je vous concède volontiers et auxquelles je me livrerai de bonne grâce…à la condition toutefois qu’elles n’empiètent pas au-delà du raisonnable sur mon emploi du temps.

 

Georges-Henri

Grand Dieu…

 

Eglantine

Maintenant vous savez l’essentiel. Si vous dérogez à ces quelques règles après avoir conquis ma mère, sachez qu’alors je m’empresserais de dénoncer votre comportement auprès de mon père. Comme vous l’avez remarqué, il n’est pas très malin, en tout cas pour ces choses là. Mais c’est un brave homme et, en définitive, un assez bon père. Je ne doute pas une seconde qu’il saura vous éconduire comme il convient en vous bottant le cul ou en vous trouant d’une balle, que vous soyez son gendre et le rejeton de la famille De la Lavandière, ou pas. Voilà, mon cher ami et futur hypothétique époux, vous connaissez maintenant les bases d’une entente cordiale faite pour durer, dans nos intérêts respectifs.

 

Georges-Henri

Ah, ben çà ! Ah, ben çà alors…

 

Eglantine

Votre commentaire manque un peu de consistance, mais il vient à propos… Bon, eh bien, je crois vous avoir tout dit. Je vous laisse réfléchir…Mmmh ?...

 

Georges-Henri

Oui. Euh…oui…cela mérite réflexion, c’est certain…Oh…

 

Eglantine

Ah, au fait, une dernière chose…Je me rends très souvent à l’hippodrome. Mais pour y monter à cheval…Et pas en Amazone…

 

Georges-Henri

Fichtre…

 

Eglantine

Au fait encore, toujours à propos de cheval…Je dois vous signaler un point précis fort utile à connaître dans cette maison. Evitez si possible de prononcer un mot qui dans certaines circonstances peut avoir beaucoup d’effet sur ma mère, retenez le bien : c’est le mot cravache. (Elle rit)

Georges-Henri

Ah bon ?

 

Eglantine

Oui oui ! Je vous déconseille d’essayer…Sauf si vous souhaitez la mettre dans tous ses états rapidement, bien sûr… (Elle rit à nouveau)

 

On entend des pas et  une voix (Madame: Madeleine !...)

 

Eglantine

Bien, il va falloir assurer maintenant, cher Georges. J’entends votre future belle-mère -et maîtresse- qui revient…A vous de voir…

 

Georges-Henri (en état de sidération, pour lui-même)

Que faire…

 

Madame réapparait

Madame

Ah, mes enfants…Excusez-nous encore, cher Georges-Henri. Mais il y avait une urgence, n’est-ce pas. Vous ne vous êtes pas ennuyé, au moins ? Eglantine vous a fait la conversation ?

 

Eglantine

Justement, chère maman, nous parlions avec Georges-Henri de nos futures fiançailles, et des forts liens d’amitié qui vont se nouer entre nos deux familles. N’est-ce pas, Georges ?

 

Georges-Henri

Euh…En effet. Enfin, chaque chose en son temps, naturellement. Rien ne presse…

 

Madame

Ah, mais si, quelle idée délicieuse ! Nous pourrions organiser une réception aux beaux jours, et je pourrais vous apporter mon aide et mes conseils pour le choix d’une bague…Et en attendant, il nous faut absolument avoir vos parents à déjeuner.

 

Georges-Henri

Ah, euh…oui, bien sûr. Certainement. En temps utile…Après avoir approfondi notre relation, avoir fait plus ample connaissance…Il y a tant et tant à apprendre les uns des autres…Tout est à faire…

 

Madame

Ne vous inquiétez donc pas pour çà. Nous allons y mettre les bouchées doubles. Comptez sur moi, mon jeune ami. Je vous prends dès aujourd’hui sous ma protection pour vous introduire et vous guider dans le monde étrange de cette maison. Mais parlons de vous, plutôt. Dîtes-nous, n’envisagez-vous pas une carrière dans la politique, comme votre grand-père ? Ou alors comptez-vous vous lancer dans les affaires, en secondant votre puissant père ? Je devine chez vous un jeune impétueux, un conquérant…

 

Georges-Henri

C’est que…Oh, vous savez…

Eglantine

Allons, Georges, ne faîtes-donc pas votre faux modeste. Ma mère a un vrai don pour deviner ces choses là. Vous avez du goût, de l’ambition et de la suite dans les idées, cela se voit de suite.

 

Madame

Madeleine ?

 

Georges-Henri

A vrai dire, madame, j’apprécie beaucoup le sport et les arts, aussi ces derniers temps j’avais plutôt en tête de…

 

Madame

Tatatata. Vous êtes trop poli, mon jeune ami. La tempérance est une qualité, certes. Mais tout en vous respire la conquête, l’entreprise, la détermination. J’en aurai le cœur net, croyez-moi.

 

Eglantine

Vous pouvez faire confiance à ma mère. Elle se fera très vite la meilleure idée possible de vos capacités. Vous ne devriez rien lui cacher.

 

Madame

Notre Georges-Henri est un vilain petit cachotier, je me trompe ? Nous saurons bien vous mettre à nu, mon ami. Eglantine a raison, je sais jauger mes partenaires, pardon….mes interlocuteurs, quand ils ont de la classe. Comme vous…

 

La bonne entre

Madeleine

Oui, madame ?

 

Madame (qui apprécie ce premier ‘oui, Madame’)

Ah, enfin ! C’est bien, Madeleine…

 

Madeleine

Pardon ?

 

Madame

Pfff. Non, rien…Resservez-nous, mon petit.

 

Madeleine

Ja, Madame.

 

La bonne sert Madame et Georges-Henri (Eglantine refuse un deuxième verre). Puis elle sort

 

Eglantine

Mère, si vous m’y autorisez, je prendrais bien congé de vous maintenant. J’ai à faire, si je veux rendre mon ouvrage de broderie à temps pour la kermesse d’après-demain…

 

Madame

Mais bien sûr, mon enfant. Allez vaquer à vos occupations. Monsieur Georges-Henri devra attendre notre thé de demain après-midi pour vous revoir. Il ne faut point le satisfaire trop ni trop vite, n’est-ce pas, très cher ami ?

 

Eglantine, souriante, se lève. Georges-Henri se lève et salue courtoisement. Eglantine esquisse un salut et quitte la pièce, amusée

Madame et Georges-Henri se retrouvent seuls

 

Madame

A votre santé, mon jeune et bel ami.

 

Georges-Henri

A la vôtre, chère Madame.

 

Madame

Eglantine est parfaite, vous ne trouvez pas ? Sa compagnie vous enchantera. Et elle ne vous fatiguera pas, vous verrez…Vous apprécierez beaucoup de prendre le thé avec elle, j’en suis certaine.

 

Georges-Henri

Assurément.

 

Madame

Bien entendu, elle vous donnera toute la satisfaction que vous serez en droit d’attendre. J’ai bon espoir que vous avez des projets de descendance, n’est-ce pas ?...Elle vous fera honneur, rassurez-vous. Naturellement…notre Eglantine est une personne très réservée…prude, même, par certains côtés…mais, je ne doute pas qu’un tempérament fougueux comme le vôtre saura  toujours trouver là où il faut de quoi assouvir ses besoins les plus légitimes…Mais parlons plutôt de vous, de votre caractère, de votre ambition…Savez-vous que je compte moi-même dans mes relations le sous-secrétaire d’Etat Poujol? Je pourrais, naturellement, lui toucher un mot de vous, si…si mes impressions premières sur vos talents se confirment…

 

Georges-Henri

Vous me comblez, Madame. C’est fort aimable à vous. Mais je ne suis pas sûr que la politique…Cependant, si je puis vous être agréable…

 

Madame

Mais absolument, vous pouvez, moqueur que vous êtes. La politique, vous savez, ce n’est pas à négliger. C’est là que les choses se font et se défont. Nous pourrions même passer tous deux une sorte de pacte, voyez-vous…Oui, une association, une entente…Je défends vos intérêts, et vous me témoignez votre attachement…Ouuii, c’est cela que nous allons faire, n’est-ce pas mon jeune ami ?...J’aurai ainsi votre reconnaissance, et vous aurez toute ma maternelle tendresse…

 

Georges-Henri

C’est que…Je ne nie pas l’intérêt…Je ne suis naturellement pas indifférent à l’idée…

 

Madame

…Pas indifférent…Mais j’espère bien, gentil séducteur que vous êtes…Comme vous y allez…ou plutôt n’y allez pas…Vous êtes décidément vraiment trop charmant…mais ne soyez-donc pas ainsi sur la défensive, pas avec moi. Je vous l’ordonne…Je sens que nous sommes faits pour nous entendre, nous comprendre…parfaitement, dans tous les domaines…Vous ne le regretterez pas, je vous l’affirme. Vous aimez les arts, n’est-ce pas ? (Elle jette un regard entendu sur les fleurs) Et les fleurs aussi, certainement…Je vais vous en faire découvrir d’insoupçonnées…allez, venez mon ami…mon fervent admirateur, venez…

 

Madame se lève et prend la main de Georges-Henri

 

Georges-Henri (alarmé, il panique)

Mais enfin, Madame, chère mad…chère…

 

Madame

Allons, assez discuté, jeune homme, vous en êtes bien d’accord ? Allons plutôt à côté dans mon petit cabinet, nous y serons davantage à notre aise pour la conversation. Venez, mon cher Georges-Henri…

 

Madame entraîne d’autorité Georges-Henri vers la porte gauche donnant sur son cabinet

 

Georges-Henri

Ah  bigre, fichtre. Mon Dieu…

 

Madame

Tsst, tsst. Laissez-donc Dieu en dehors de tout çà, jeune homme. Et venez plutôt me montrer le beau parti auquel nous destinons notre fille.

 

Georges-Henri

Oohh…

 

Georges-Henri est terrifié et fasciné à la fois, il ne résiste plus. Ils sortent

 

 

Fin de la scène 2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte I, Scène 3

 

Dans le salon de Mr et Mme Schmoll.

Le service à apéritif sur la table et la table roulante n’ont pas été retirés.

 

La bonne introduit un visiteur très élégant dans le salon.

 

 

 

 

Madeleine

Si vous voulez bien vous donner la peine, Monsieur…Monsieur est sorti il y a un moment, et il ne devrait plus tarder. Madame était ici tout à l’heure, elle va certainement recevoir Monsieur.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah. Bien.

 

La bonne sort. Après quelques instants, Mademoiselle entre au salon

 

Eglantine

Oh. Bonjour, Monsieur de la Lavandière. Ma mère n’est pas là ? C’est un bien grand honneur…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah, bonjour Mademoiselle…Eglantine, c’est bien cela ? Je suis ravi de vous voir enfin…Mon fils n’est pas ici ? Il était bien convenu qu’il passe chez votre mère cet après-midi…non ?

 

Eglantine

En effet, cher Monsieur. N’ayez crainte, il est bien venu. Et il est reparti, je pense.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Vous pensez ?

 

Eglantine

Oui, car j’ai quitté le salon après avoir pris un porto avec votre fils et ma mère, les laissant en grande conversation. Mais je ne les vois plus ici.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah, bien. Bien, bien. Je n’aurai donc pas le plaisir de rencontrer votre mère et votre père ce soir, je présume. Eh bien ! Ce sera une autre fois. Je reviendrai…Et vous-même, charmante enfant, êtes-vous satisfaite de…de votre rencontre avec mon fils ?...Je dois avouer qu’il a bien de la chance s’il a l’heur de vous plaire. Moi-même je suis fort aise de… voir…

 

Eglantine

Rassurez-vous cher Monsieur, monsieur votre fils nous a séduites dès notre première conversation, ma mère et moi. Nous le reverrons avec plaisir, en nous félicitant de ses assiduités…surtout ma mère, qui m’a paru conquise.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah, ha ha. Diable, vous avez raison. C’est très important, de plaire à une future belle-mère, n’est-ce pas…Hum. Et…et vous, belle enfant, êtes-vous heureuse de cette nouvelle relation avec notre famille ?

 

Eglantine

Oh, certainement. Certainement…Assurément, en tout point…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

…Mmh…Mais ?...oui ?...

 

Eglantine

C’est que…Comment vous dire, cher Monsieur. Georges-Henri est, c’est bien évident…un garçon charmant…bien élevé, courtois…et tout ce qu’il y a de plus convenable, n’est-ce pas, mais…comment dire…excusez-moi, je…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mmoui…Je vois…Vous voulez sans doute dire que…mon fils manque peut-être encore un peu, euh… de maturité. Il est encore, par certains côtés, un peu…disons…trop gentil, et, euh…malhabile, c’est cela ?…pas assez…

 

Eglantine

Pas assez…c’est cela, oui. Il n’est pas assez. Pas assez…assuré. Voilà. Il n’est pas assez assuré.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Je vois, je vois. Hum. Eh bien, évidemment, je conçois que votre propre tempérament, de feu à ce que je vois, soit…quelque peu…insatisfait, frustré, n’est-ce pas, et…vous attendiez un cavalier, un stratège, bref, un…

 

Eglantine

Oui.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah.

 

Eglantine

Oui, hélas. N’est-ce pas…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais…mon fils ne vous aurait tout de même pas manqué de…je veux dire…

 

Eglantine

Oh, j’eusse préféré, cher Monsieur. C’est bien là le fond du problème…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah. Hum. Il  est bien clair que mon fils, tout de Lavandière qu’il soit, ne peut ni ne doit laisser insatisfaite une jeune femme séduisante telle que vous. Je vais lui en toucher un mot, entre hommes. En attendant, je…J’aimerais réparer…mais comment puis-je…vous satisfaire et vous faire oublier cette première déception, la dernière, j’espère…Sachez que mon fils a un père entreprenant, plein d’énergie et avec de la suite dans les idées, normalement il doit tenir de moi, euh…Je ne voudrais pas vous laisser sur un tel malentendu. Et j’ai dans l’idée que…hum. Vous êtes…en demande…

 

Eglantine

Oui…Cela me chauffe les joues, rien que d’y penser. Ah, mais où nous entraînez-vous donc, cher Monsieur…Vous m’impressionnez beaucoup, je voudrais…pouvoir m’appuyer sur vous…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ma chère enfant, je ne demande qu’à mieux vous connaître. Voulez-vous que nous sortions pour prendre une collation dans un endroit tranquille et discret ? Je connais une très belle adresse à quelques pas d’ici. Laissez-moi vous soustraire à votre ennui…Voulez-vous, mon petit ?

 

Eglantine

Ma foi, je ne dis pas non…Volontiers, même, avec gratitude…Je passe un manteau et je vous suis, avec impatience…

 

Ils sortent. (On entend Eglantine : Madeleine ?)

 

Georges-Henri apparaît, sortant du cabinet de Madame (sur la gauche), les habits quelque peu en désordre et visiblement encore ému de la conversation qu’il vient d’avoir avec elle. Il se rajuste rapidement puis cherche à quitter les lieux discrètement.

Il a une cravate bleue autour du cou. Survient la bonne. Georges-Henri sursaute

 

Madeleine

Tiens ? Monsieur est tout seul ?... (Pour elle-même) Mais d’où vient-il ? (à Georges-Henri) Tout va comme vous voulez, Monsieur ?

 

Georges-Henri

Oh, on ne peut mieux. On ne peut mieux.

 

Madeleine

Ja ? Tout va bien, vous êtes bien sûr ?

 

Georges-Henri

Mais enfin, oui ! Absolument, tout va très bien. Je viens de prendre congé et j’allais sortir. Madame ne vous a donc pas sonnée ?

 

 

 

Madeleine

Non pas, Monsieur. D’ordinaire, Madame me hèle… (Elle mime Madame) : Madeleine ?!...Madeleine ?!...

 

Georges-Henri

Ah. Effectivement, j’avais remarqué…Et lorsque Madame ne vous hèle pas, vous apparaissez quand même…

 

Madeleine

C’est que je venais débarrasser…

 

Georges-Henri

Ah, bien.

 

Madeleine

Je m’appelle Madeleine.

 

Georges-Henri

Oui, j’avais cru comprendre... Bon, donnez-moi  mon chapeau, je vous prie…Madeleine.

 

Madeleine

Ja wohl, Monsieur. Tout de suite. Si Monsieur veut bien me suivre.

 

Ils font mouvement

Georges-Henri

Dîtes-moi…Madeleine, quel genre de dialecte régional parlez-vous, au juste ? Cela ressemble à de l’allemand.

 

Madeleine

Pas du tout, Mein Herr ! C’est de l’Alsacien. C’est ma langue natale. Celle qu’on parle à Kühldorf.

 

Georges-Henri

Ah bon. Vous m’en direz tant. Ach so, ach so…Ainsi donc, vous nous venez de notre belle province occupée…

 

Elle disparaît. Georges-Henri lui emboîte le pas. Au moment où il va quitter la pièce,  Monsieur apparaît, de retour de sa course

 

Monsieur

Ah ! Cher ami ! Vous partiez, peut-être ? Non, ne me dîtes pas çà, je suis confus ! Attendez…Permettez ? Vous n’avez pas d’obligation ? Pas de rendez-vous dans la minute ?

 

Georges-Henri

Euh…

 

Monsieur

Alors vous allez bien rester encore un peu, cela vous est possible ? Merci mon ami. Il faut que nous parlions.

 

Georges-Henri est invité à s’installer à nouveau. Monsieur discourt en marchant tout autour

 

Monsieur

Mon garçon, j’ai à vous entretenir d’affaires sérieuses…

 

Georges-Henri n’est pas emballé et esquisse un mouvement pour se lever

 

Georges-Henri

C’est que, si je puis…

 

Monsieur maintient d’autorité Georges-Henri sur son siège

 

Monsieur

Asseyez-vous donc…Voulez-vous un cigare ? Non ?...Voyons voyons…Mon cher Georges-Henri, n’allons pas par quatre chemins : avez-vous songé à votre avenir ? Vous savez que l’industrie fleurit dans ce pays, que les besoins des ménages sont immenses, et que, dans nos milieux, nous nous flattons de contribuer de façon décisive au progrès de la société.

 

Georges-Henri

Ah oui, oui. Certainement…

 

Monsieur

Naturellement, vous n’êtes pas sans ignorer que je suis moi-même, euh…à la tête d’une entreprise florissante, qui a pignon sur rue…Les Etablissements Schmoll…

 

Georges-Henri

Oui, en effet.

 

Monsieur

Dont l’activité principale, comme vous le savez…

 

Georges-Henri

Euh…les casseroles, je crois ? Ou alors…

 

Monsieur

La gamelle, jeune homme. La gamelle émaillée, je précise…

 

Georges-Henri

Ah.

 

Monsieur

Vous pouvez le dire. Car il y a gamelle, et gamelle. Nous, dans les Etablissements Schmoll, nous ne faisons QUE la gamelle émaillée.

 

Georges-Henri

Ah…

 

Monsieur

Nous fabriquons des modèles de toutes tailles : la petite gamelle pour les écoliers, la gamelle des ouvriers, la gamelle de nos soldats, jusqu’à la bassine de cantinière pour nos armées. Et j’allais oublier notre modèle lilliputien, pour la dinette des petites filles ! Nos modèles peuvent être équipés à la demande de poignées, ou d’une queue, ou d’une anse. C’est le cas d’office pour le broc de chambre et pour le pot, bien entendu, mais là, il ne s’agit plus exactement de gamelles, n’est-ce pas, ha ha…ha ha ha…

 

Georges-Henri

Ha ha…

 

Monsieur

Tous nos modèles, je dis bien tous, disposent d’un liseré bleu sur leur bord, ce qui est la marque distinctive des fabrications Schmoll ! Tous nos modèles de gamelles s’emboîtent, sans leurs poignées évidemment, ce qui fait que vous pouvez acheter la gamme complète et l’entreposer dans un minimum de place.

 

Georges-Henri

Ah bon. Je tâcherai de m’en rappeler…

 

Monsieur

Nous fabriquons en grande série, et nous livrons sur tout le continent. Nous avons près de deux cent cinquante ouvriers à notre service, auxquels il faut ajouter une dizaine de contremaîtres, un magasinier, un comptable, deux secrétaires, un courtier, et une flotte de fiacres. Flotte que j’ai récemment complétée de quelques voitures auto-mobiles qui nous assurent des livraisons rapides dans tous les dépôts de vente et les grands magasins de la région…Les gamelles Schmoll sont reconnues d’utilité publique depuis longtemps, mon ami. Elles ont fait la notoriété des Etablissements Schmoll.

 

Georges-Henri

Ah, très bien.

 

Monsieur

Oui…Et nous avons des projets d’extension de nos usines, pour satisfaire une demande toujours plus grande, conséquence de notre succès. Et maintenant, notez bien, jeune homme : assurés d’un tel socle de revenus, nous nous lançons dans les bidons !...Ah, mon cher Georges-Henri, grâce à une famille industrieuse comme la nôtre, le progrès entre dans les chaumières et la plus grande prospérité est devant nous, qui nous tend les bras… Naturellement, mon cher, vous serez associé à tout cela.

 

Georges-Henri

A quoi, Monsieur ?

 

Monsieur

Aux gamelles et aux bidons…A cette grande aventure qui va émailler votre vie. A ces  développements de notre industrie, et de notre fortune…On change de braquet, mon ami.

 

Georges-Henri

Ah, oui. Bien sûr. Mais je ne vois pas trop…

 

Monsieur

Eh bien, nous pourrons vous mettre le pied à l’étrier, et plus tard, lorsque nous…

 

Georges-Henri

Excusez-moi, mais vous savez, moi, ce qui m’intéresse, ce sont plutôt les courses, et puis les arts. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il y a en ce moment un nouveau courant dans la peinture qui est passionnant, complètement nouveau, même, qui m’enchante et qui…

 

Monsieur

Qui vous quoi ?...Qu’avez-vous dit, exactement ?

 

Georges-Henri

Euh…Qui m’enchante… ? (Monsieur semble désarçonné) Ils appellent cela le fauvisme… (Monsieur est désorienté)…Tout est en petites touches et en couleur, avec des nuances chaudes, nouvelles, des teintes jamais osées jusqu’ici. C’est très chatoyant...

 

Monsieur (complètement déconcerté)

Chatoyant…

 

Georges-Henri

Bon, quand vous mettez le nez dessus, vous ne distinguez pas grand-chose. Mais avec le recul suffisant, c’est proprement saisissant ! Il y a plusieurs peintres qui s’y essaient avec bonheur, dans la région de Collioure, dans les Pyrénées orientales. On trouve déjà quelques unes de leurs œuvres exposées chez les Stein, des mécènes américains que je connais…Evidemment, j’aime aussi beaucoup l’impressionnisme…

 

Monsieur (quelque peu dépité)

Impressionnant…Oui mais, mon garçon, les gamelles…

 

Georges-Henri

Excusez-moi, mais…quelles gamelles ? De quoi parlons-nous ?

 

Monsieur

Voyons, mon garçon. De tout ce que je vous ai dit…Les fabrications Schmoll…Le développement des bidons…La renommée, la fortune…

 

Georges-Henri

Ah oui. Oh, la fortune…Vous savez, je ne crois pas être dans le besoin. Par ailleurs je suppose que je pourrais, le moment venu, apporter mon concours aux affaires de mon père. Ou alors, peut-être, me lancer dans la politique (Rêveur), si je suis bien introduit… (À Monsieur) Et puis, je dois vous dire que je n’entends décidemment rien aux gamelles et aux bidons. Et encore moins à l’émail, cela me dépasse un peu…Mais c’est très intéressant, assurément…

 

Monsieur (très dépité)

Mmmh…oui, c’est très intéressant, en effet. Très intéressant…

 

Georges-Henri

Bien…

 

Monsieur

Bon. Oui…oui oui oui oui…

 

 

Georges-Henri

Bon, eh bien…J’allais prendre congé…

 

Il se lève

Monsieur

Ah, oui. Oui oui oui oui…Eh bien, mon jeune ami, revenez nous voir, et puis…réfléchissez, n’est-ce pas, réfléchissez…

 

Monsieur et Georges-Henri se serrent la main. A cet instant, Monsieur reste un moment médusé à la vue de la cravate du jeune homme, mais pris de court il ne trouve pas ses mots et ne retient pas le jeune homme

 

Georges-Henri (plutôt pressé de quitter les lieux)

Eh bien c’est entendu. Bien le bonsoir, Monsieur Schmoll.

 

Georges-Henri se dirige vers la sortie. La bonne s’y tient pour lui donner son chapeau et son manteau. Ils disparaissent tous les deux

 

Monsieur (pensif, un peu perdu)

C’est entendu. Bonsoir. Bonsoir…

 

Monsieur se met à faire les cents pas, il fulmine et regagne son bureau à droite

Le salon est à nouveau vide quelques instants

 

Madame Schmoll fait son entrée venant de son cabinet, visiblement satisfaite, et se dirige vers la cheminée-glace sur le côté. Elle se refait une beauté

 

Madame

Pas si mal, le jeune prétendant…Nous sommes plutôt bien lotie…Eglantine eût pu tomber beaucoup moins bien…Un tel gendre devrait nous convenir parfaitement…

 

Monsieur fait irruption, très échauffé

 

Monsieur

Ah, Simone, vous êtes là. Ma mie, c’est une ca-tas-trophe !...

 

Madame

Comment cela, mon ami ? Expliquez-vous. Calmement, si possible…

 

Monsieur

Ce Georges-Henri, votre protégé...C’est un Jean-Foutre !

Madame manque s’étrangler et sourit

 

Madame

Pardon mon ami ? Voyons, Charles….Peut-être, mais…Comme vous y allez…Quel langage !…

 

Monsieur

Il ne comprend rien aux gamelles émaillées ! Rien de rien.

 

Madame (rassurée et amusée)

Ah, bon...Ce n’est que cela. Pas grave.

 

Monsieur

Comment çà, pas grave ?…Mais enfin, ma mie, est-ce que vous réalisez ?...votre futur gendre, et peut-être plus…enfin, je veux dire, j’avais envisagé…la relève, n’est-ce pas…Mais il préfère les courses et les arts, figurez-vous. Vous le voyez, mener mon affaire à la cravache ?… (Madame sursaute et se ressaisit) C’est dramatique ! Çà ne va pas du tout !

 

Madame

Mon affaire, si vous permettez…Non, je ne vois là rien de catastrophique.

 

Monsieur

Mais si, çà l’est ! Ah, je lui aurais bien flanqué un coup de cravache (Madame sursaute à nouveau, ayant comme un début de malaise), à ce blanc-bec qui me parlait de courses et de fauves !

 

Madame

Des fauves, dîtes-vous ? (Elle est toute chose) Mmmh… (Se ressaisissant) Allons allons, mon ami, calmez-vous. Mettons que c’est embêtant, tout au plus. Mais je ne vois là rien qui ressemble de près ou de loin à une catastrophe annoncée. Notre fiancé est jeune, tout simplement, il ne peut pas tout savoir, il n’a aucune expérience. (Elle sourit) Encore que…Laissez lui donc du temps ! Le sens de ses intérêts lui fera comprendre bien assez tôt tout l’attrait qu’il peut trouver à s’investir dans les gamelles émaillées. Ce garçon a de l’esprit, du tempérament…Et une conversation fort agréable…

 

Monsieur

Une conversation ?!!

 

Madame

Oui, parfaitement. Il a de la conversation. Il sait parler aux femmes…Vous pouvez dire que notre petite Eglantine a beaucoup de chance. Ce n’est pas un rustre, lui.

 

Monsieur

Un rustre… ? Mais où allez-vous chercher çà. Encore une de vos méchancetés, Ernestine. Si c’est à moi que vous faîtes allusion avec ce persiflage, Madame, sachez que le rustre que vous avez épousé dirige une affaire qui vous rapporte largement de quoi satisfaire vos moindres besoins et caprices, il me semble…

 

Madame non démontée se repasse du rouge à lèvre devant le miroir

 

Madame

…Le rustre qui m’a épousée, Monsieur, n’a pas fait grand-chose pour satisfaire celle à qui il doit d’être installé à la direction d’une affaire dont elle détient les parts, ce me semble…

 

Monsieur

Çà, Simone, c’est un coup bas.

 

 

 

Madame

Oh, écoutez, Charles, vous n’allez pas me faire une crise ? Cessons là, voulez-vous. Je vous trouve bien soupe-au-lait aujourd’hui, mon ami…Et tout cela à cause de cette ridicule cravate bleue, je parie. Pff, quel enfantillage…C’est vous qui nous faîtes la coquette, aujourd’hui ?

 

Monsieur marque un temps d’arrêt et de perplexité, repensant à la cravate de Georges-Henri

 

Monsieur

Tiens, d’ailleurs, à ce propos…Ah, mais, je ne sais plus, moi…comment est-ce possible…

 

Madame

…Bon ; je vous accorde que ce jeune Georges-Henri n’est peut-être pas aujourd’hui le postulant idéal pour reprendre à la volée un poste de directeur des Etablissements Schmoll…Mais le problème ne se pose pas ainsi. Vous n’êtes pas à l’agonie, que je sache. Vous le formerez ! Et vous verrez, il mangera dans votre main. Laissez-lui donc le temps de s’instruire…C’est qu’il a fort à faire, le bougre, entre vos casseroles et nos jupons…

 

Monsieur

D’abord, ma mie, ce ne sont pas mes casseroles, mais les vôtres. Et de plus, ce ne sont pas des casseroles, mais des gamelles. Emaillées. Et bientôt, des gamelles et des bidons. Quant à vos jupons, ma foi…Mais ! Pourquoi donc parlez-vous de vos jupons, d’ailleurs ?!

 

Madame, un court instant déstabilisée, se ressaisit

 

Madame

Oui, nos jupons…Enfin, c’est une image, Charles. Nous parlons de ce qui attire le jeune Lavandière dans cette maison ; ne faîtes donc pas l’idiot mon ami, vous m’avez comprise. Il faut bien que notre apprenti passe quelques épreuves, n’est-ce pas ? Nous n’allons tout de même pas lui confier de suite notre fille, les yeux fermés ! Non…Il doit d’abord nous faire la cour, démontrer ses capacités en passant à la…avant de passer à la casserole…euh, à la gamelle…Mais qu’est-ce que je dis, moi ? Vous me faîtes dire n’importe quoi, mon cher, avec vos histoires de catastrophes à la en veux-tu en voilà…Enfin, bon : Tout cela pour vous dire que l’apprentissage de ce jeune homme est en route, mais cela demandera beaucoup d’attention et de vigilance, croyez-moi. Et ce n’est pas vous qui allez vous y coller. Mais une femme d’expérience. Il en va du bonheur de notre fille.

 

Monsieur

Oui, bon. J’entends bien. Mais Simone, pourquoi dîtes-vous : ‘nous’ faire la cour ?

 

Madame

…Décidément, Charles, vous manquez de finesse. Vous le faites exprès ou quoi ? Je m’exprime ici au nom des intérêts de notre fille, c’est comme si elle et moi parlions d’une seule voix. J’aurais tout aussi bien pu dire : ‘Eglantine et moi’, ou encore : ‘on’. Je parle ici pour la gente féminine en général, à laquelle il est vrai vous n’entendez pas grand-chose…

 

Monsieur

Mmmh…N’empêche que pour ce qui est des gamelles…

 

 

 

Madame

Oui, oui, mon bon. C’est entendu. Il faut lui apprendre le B-A-BA, j’ai bien compris. C’est important. (Elle s’amuse, en se trémoussant) Des gamelles, des bidons ♪, des gamelles-melles-melles, des bidons-dons-dons ♫, des gamelles, des bidons, des gamelles…Tout, tout ce qu’il doit savoir sur les mamelles égayées. Vous vous y emploierez très bien, j’en suis sûre. Et nous, laissez-nous vérifier les aptitudes de ce garçon et le dresser à notre guise. Ecoutez, mon ami : Faisons tous deux un point de la situation dans quelques temps, en jugeant sur pièces, et nous déterminerons alors si cette union doit se faire ou pas. Qu’en dîtes-vous ?

 

Monsieur

Bon. Si vous ne voyez aucun problème…

 

Madame (ravie)

Aucun.

 

Monsieur dépité regagne son cabinet en marmonnant

 

Madame se regarde, satisfaite, et glousse

 

Madame

Bon. Ma petite Simone, il faut faire un petit peu plus attention…Ton Charles est un nigaud, mais tout de même… (Jugeant son maquillage) Là, bien. Ah, là là, et avec cette histoire de cravate bleue…non mais quel idiot j’ai épousé…Ah mais au fait… (Elle met la main dans une de ses poches et en sort la cravate du jeune de la Lavandière. Elle comprend alors) Oh…Oh là là… (Elle reste pensive un instant) Madeleine ?

 

La bonne survient

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Dîtes-moi mon petit…Vous avez bien vu sortir Monsieur de la Lavandière tout à l’heure, n’est-ce pas ?

 

Madeleine

Lequel, Madame ?

 

Madame

Comment cela, lequel ?

 

Madeleine

Eh bien, Madame, c’est que Monsieur de la Lavandière est passé…

 

Madame

Oui, çà je le sais, ma fille. Je vous demande si vous l’avez vu sortir.

 

Madeleine

Pardon, je voulais dire Monsieur père. Mais il n’est pas resté. Et puis Monsieur de la Lavandière est sorti…Mais Monsieur est rentré à ce moment là, alors il est resté un peu. Et puis il est parti.

Madame

Mais que me racontez-vous ? Qui çà, est reparti ? Monsieur Schmoll ? J’y perds mon latin. Soyez plus claire, Madeleine, enfin. Reprenez…

 

Madeleine

Madame me demande si j’ai vu sortir Monsieur de la Lavandière, alors j’explique à Madame qu’un Monsieur de la Lavandière est passé, qui voulait voir Madame et Monsieur, mais vous n’étiez plus là. Alors, il est reparti avec Mademoiselle. Là-dessus, Monsieur de la Lavandière est apparu ici, dans ce salon, qui voulait prendre congé et je lui ai donné son chapeau et son manteau. Je ne l’ai pas trouvé au mieux, mais il m’a certifié que si.

 

Madame

Mais quel embrouillamini, mon Dieu ! Que me chantez-vous donc là, Madeleine ? C’est incompréhensible. Il est parti avec Mademoiselle ?!

 

Madeleine

Son père, oui Madame.

 

Madame

Vous voulez dire : Monsieur ?

 

Madeleine

Non pas, Madame. Monsieur est rentré et doit se trouver dans son bureau. Il a parlé un moment avec Monsieur de la Lavandière, puis Monsieur de la Lavandière est parti.

 

Madame

Mais, au nom du ciel, Madeleine, QUI est parti ?

 

Madeleine

Monsieur de la Lavandière, Madame.

 

Madame

Ah. Bien. On y arrive. Et Mademoiselle, elle est partie avec qui ?

 

Madeleine

Avec son père, Madame.

 

Madame

Ah. Bien. Et donc, expliquez-moi maintenant comment Monsieur peut se trouver ici, dans son bureau, s’il est sorti avec Mademoiselle. D’autant que, si je me souviens bien, il était déjà sorti.

 

Madeleine

Oui Madame, mais il est rentré depuis. Quand Monsieur de la Lavandière sortait…

 

Madame renonce, mettant l’absurdité des propos sur le compte du pauvre esprit de Madeleine

 

 

 

Madame

Bon, euh…C’est bien, Madeleine. Quelque chose m’échappe, mais nous en reparlerons… (Pour elle-même) Va comprendre, Charles…Essayons autrement (À Madeleine) Bien ! Et…Dîtes-moi, Madeleine, …le jeune Georges-Henri de la Lavandière, l’avez-vous vu ?

 

Madeleine

Ach, sicherlich Madame. Comme je vous l’ai dit, il n’avait pas l’air très dans son assiette, et je lui ai donné son chapeau et son manteau. Il a été très aimable à propos de l’Alsace. Un bien beau monsieur, avec sa cravate bleue… (Madame porte sa main à sa bouche. Madeleine tout à coup s’interroge) Ach, mais…tiens…Aber das ist doch nicht möglich…Comme c’est étrange, Madame, vous avez vu ? La cravate bleue…Je n’avais pas remarqué, sur le coup.

 

Madame (vaguement inquiète)

Quoi donc, ma fille ?

 

Madeleine

La cravate bleue de Monsieur de la Lavandière…

 

Madame (détachée)

Eh bien, oui. La cravate bleue de Monsieur de la Lavandière. Et… ?

 

Madeleine

La cravate bleue de Monsieur de la Lavandière…Elle n’était pas bleue, quand ce Monsieur est arrivé chez vous, tout à l’heure…

 

Madame

Absolument, elle n’était pas bleue, elle était jaune pâle. Mais oui. Ah, mais….mais comment donc, comment donc, absolument, absolument, euh…elle était bleue, la cravate de Monsieur de la Lavandière, vous avez raison, Madeleine, elle était parfaitement bleue ♪♫, tout ce qu’il y a de bleu ♪, ha ha. Et donc… ?

 

Madeleine

Et donc, Madame….euh…Mais justement, euh…

 

Madame

Oui c’est cela, Madeleine. Bleue…Vous l’avez dit, la cravate bleue de Monsieur de la Lavandière était bleue, comme elle l’a toujours été, je m’en souviens parfaitement maintenant. Bleue…Bleue…Blau…

 

Madeleine

Blau, Madame ?

 

Madame

Eh bien oui, ma fille. Qu’allez-vous chercher midi à quatorze heures ? Monsieur de la Lavandière portait une très belle cravate bleue, aujourd’hui. Et c’est maintenant que vous vous en rendez compte ?  Moi je l’ai remarquée dès son arrivée.

 

Madeleine

Ah bon, vous croyez, Madame ? Moi, il m’avait plutôt semblé…

 

 

Madame

Mais ! Madeleine, enfin ! Puisque je vous le dis. Arrêtez de me contredire tout le temps.

 

Madeleine

Ja, Madame...C’est juste qu’elle ressemblait fort à la cravate bleue de Monsieur, et je me disais…

 

Madame

Mais non mais non. Vous divaguez, mon enfant. La cravate bleue de Monsieur est proprement ridicule, alors que Monsieur Georges-Henri portait très bien sa très jolie cravate bleue que vous n’avez pas manqué d’apercevoir, tellement elle était chic…Ceci dit, vous n’avez pas à observer les détails vestimentaires de nos visiteurs, Fräulein Webin. Dois-je vous le rappeler ?

 

Madeleine

Oh oui, Madame, bien sûr. Excusez-moi.

 

Madame

Bien…Et Mademoiselle, où est-elle sortie ?

 

Madeleine

Elle est sortie avec Monsieur de la Lavandière, Madame.

 

Madame

Ah bon. (Pour elle-même) Eh bien, il ne perd pas de temps, celui-là… (À Madeleine) Eh bien,  débarrassez-donc, mon petit, puisque vous êtes là. L’heure du dîner approche, çà ne vous aura pas échappé.

 

Madeleine

Ja, Madame.

 

La bonne débarrasse

Mademoiselle réapparaît, enjouée

 

Madame

Ah, vous voici ma fille. Nous vous cherchions. Mais où étiez-vous donc passée ?

 

Eglantine (faussement naïve)

Ah bon, vous me cherchiez, ma mère ? Mais je vous cherchais moi-même tantôt, et je ne vous ai point trouvée. J’ai pensé que vous étiez sortie…

 

Madame (sèche)

Ne répondez pas à mes questions par d’autres questions, mon enfant, je vous en serai reconnaissante... Où étiez-vous donc ?...

 

Eglantine

Mais dehors, maman. Avec Monsieur de la Lavandière.

 

Madeleine opine du chef en marmonnant

Madeleine

Comme je le disais à Madame…

Madame

Madeline ! Voulez-vous…

 

La bonne sort précipitamment

Madame (un peu vexée)

Tiens-donc. Il  n’a pas attendu longtemps pour vous emmener conter fleurette, dirait-on…S’est-il bien comporté avec vous, seulement ?

 

Eglantine (rêveuse)

Oh, parfaitement, chère Maman. Un vrai Gentleman. Il m’a fait honneur, j’en suis encore toute comblée…

 

Madame (troublée)

Ah oui ? Vraiment ? Eh bien, vous m’en direz tant…Il vous a conduit dans des endroits convenables, au moins ?

 

Eglantine

Oh, absolument ma mère, soyez tranquillisée. Nous étions on ne peut mieux…L’endroit était plus que conforta…convenable pour notre conversation…

 

Madame

À la bonne heure. Il vous a fait la conversation. Mmmh… (Pour elle-même) Je ne sais pas trop quoi en penser… (À Eglantine) Eh bien, Mademoiselle ma fille, je suis ravie que vous ayez apprécié cette première sortie avec votre nouveau cavalier, j’espère juste qu’il s’est montré à la hauteur.

 

Eglantine

Oh, pour çà…Je puis vous assurer qu’il le fut parfaitement, chère Maman, parfaitement…C’est un homme, un vrai…

 

Madame (un peu perdue)

Ah bon ? Bien, bien ( ?!?)… (Pour elle-même) Comment cela se peut-il ? Mais c’est un lion… (À Eglantine) Bon, n’oubliez-pas que nous dînons à vingt heures. Je me retire dans mes appartements. A toute à l’heure, ma chérie.

 

Madame sort en direction de son cabinet, un tantinet courroucée. Mademoiselle restée seule extirpe une cravate bleue de sa robe et la dépose sur la cheminée

 

Mademoiselle

Ah, sacré Georges-Henri. Gros malin, va. Il n’aura pas tenu une après-midi…Ah, on peut dire qu’il n’a pas eu de chance de me croiser, au bras de son père, en sortant d’ici. Il a parfaitement compris mon compliment sur sa belle cravate bleue, ah, il était bien gêné le bougre, ha ha ! Du coup, il m’a donné l’idée d’en acheter une autre pour mon père, le pauvre, qui doit toujours chercher la sienne… A part çà, le fils n’a pas paru davantage gêné de me voir me promener au bras du père. En voilà un curieux jeune homme…De toute façon, ils sont tous dépravés…Bon, où vais-je déposer cette cravate, pour que mon père la trouve ? …Ou ne devrais-je pas la donner à Madeleine, plutôt ? …Mmmh…Oh, et puis elle sera très bien ici…là !

 

Mademoiselle quitte le salon

La bonne survient, pour finir de débarrasser et préparer le salon pour le dîner. Elle aperçoit la cravate sur la cheminée et va s’en saisir

 

Madeleine

…Qu’est-ce que c’est que çà ?...La cravate bleue de Monsieur de la Lavandière ?!?...Mais ce n’est pas possible, il la portait quand il a quitté Monsieur et Madame…Ou alors, c’est la cravate bleue de Monsieur ! Ach, mais comment cela est-il possible ? Je l’avais rendue à Madame…Mais alors que fait-elle ici…Voyons, Madame a dit que celle de Monsieur de la Lavandière était jolie et que celle de Monsieur était ridicule…Mmmh…Pas terrible…Also c’est sûrement celle de Monsieur…C’est drôle, elle a l’air toute neuve…Oh, mais il ne faut pas la laisser traîner là, Madame ne veut pas que Monsieur la trouve…Bon, je la reprends… (Elle la fourre dans son tablier)

 

Monsieur survient

Monsieur

Ah ! Madeleine…

 

Madeleine (surprise)

Iiihh !! Ach, c’est vous Monsieur…Vous m’avez fait peur…

 

Monsieur

Eh bien, Madeleine ? Voyons, mon enfant, calmez-vous. Ce n’est que moi, Monsieur Schmoll. Depuis quand vous fais-je peur ?

 

Madeleine

Oh, jamais, Monsieur, jamais. Monsieur a toujours eu des bontés pour moi…

 

Monsieur

Ah, bon. J’aime mieux çà ! Il ne manquerait plus que çà, ventrebleu.

 

Madeleine

Que Monsieur ne s’inquiète pas pour moi. J’ai juste été surprise par votre entrée, je ne vous ai pas entendu arriver. Que puis-je pour vous, Monsieur ?

 

Madeleine, nerveuse, tient sa main crispée sur la poche de son tablier

 

Monsieur

Mais rien, mon petit, rien… (Il la contemple et se ravise, en lui tournant autour) Ou plutôt…tout, si vous voulez. Vous êtes vraiment une charmante enfant…Depuis combien de temps êtes-vous au service de Madame ?

 

Madeleine (figée)

Depuis bientôt un an, Monsieur.

 

Monsieur

Et…vous vous plaisez chez nous, Madeleine ? Je veux dire, vous êtes heureuse, ici ? Je m’aperçois que je ne vous avais jamais vraiment regardée…Vous êtes vraiment charmante, mon petit.

 

 

Madeleine

Euh…Monsieur est vraiment trop bon pour moi. Oui oui, je suis très heureuse. Madame et Monsieur sont toujours pleins d’attentions pour moi.

 

Monsieur

Toujours plein d’attentions ? Je n’en suis pas si sûr. En tout cas, moi, je ne l’ai peut-être pas été assez jusqu’ici, je m’en rends compte…Et je dois admettre que Madame a quelquefois ses humeurs et ses exigences…Mais vous, vous êtes toujours prête à nous satisfaire, vous obtempérez avec grâce, toujours « Zum Befehl ! »…

 

Madeleine

Euh, non pas, Monsieur. Je ne dis jamais çà, Monsieur. Moi je dis toujours : Ja, Madame.

 

Monsieur

Ah oui, oui, c’est vrai…Bon, c’était une image, hein. Bref, vous faîtes toujours pour le mieux, pour le contentement de Madame, ce qui rejaillit sur le lustre de cette maison et impressionne positivement nos visiteurs…des visiteurs par ailleurs forcément sensibles à l’allure du personnel, à son efficacité…à ses attraits… (Il s’approche et lui met la main à la fesse)

 

Madeleine (tétanisée et flattée à la fois)

Houh! Comme Monsieur y va…Monsieur a des bontés…

 

Monsieur

Oui, Madame a bien de la chance…

 

Madeleine

Merci Monsieur. Chez nous, à Kühldorf, on dit : Schwein haben.

 

Monsieur (écoutant à peine)

Ce qui veut dire.

 

Madeleine

Avoir de la chance. Chez nous, pour dire avoir de la chance, on dit : Schwein haben.

 

Monsieur

Mmh…ce qui veut dire.

 

Madeleine

Çà veut dire : avoir du cochon… (Elle lui retire sa main gentiment)

 

Monsieur

Ah. Du cochon…

 

Madeleine

Dans la ferme, hein. Çà veut dire qu’il y a assez à manger. On ne dit pas çà dans un bel appartement, comme ici. On ne va pas dire que Madame a un cochon, ici, tout de même…Nous aimons beaucoup le cochon, nous autres, en Alsace.

 

 

 

Monsieur

Oh, il n’y a pas qu’en Alsace. Et toutes les femmes aiment le cochon, à ce qu’on dit…Oui, Madame a bien de la chance (Il lui remet la main à la fesse)…Décidemment, Madeleine, je confesse, peut-être un peu tardivement, que vous avez beaucoup d’atouts…

 

Madeleine

C’est vous qui avez ces atouts en mains, Monsieur.

 

Monsieur

Mmmh ? (Gaulois) Ah, notre Alsacienne a de l’humour. Ah mais pardon, je ne les ai pas tous, ha ha !… (Il enlève sa main) Savez-vous, Madeleine, que vous pourriez sans résistance séduire un honnête homme, et je…Dîtes-moi, vous plairait-il de m’amener dans ma chambre ma cravate bleue ? J’ai des envies d’essayage et vous allez m’y aider, voulez-vous ?

 

Petits mouvements de scène entre Monsieur et Madeleine, lui allant vers elle et elle se défilant

 

Madeleine

La…la cra…la cravate…blau ?

 

Monsieur

Eh bien oui, mon petit. La cravate bleue. Il n’y en a pas trente-six dans cette maison, que je sache. Madame ne  veut pas en entendre parler, je sais. Mais moi, je compte bien remettre la main dessus et la porter à la première occasion. Elle est très bien, vous ne trouvez pas ? Et c’est vous qui en prenez soin…

 

Madeleine

Oh, Monsieur, moi, je ne sais pas.

 

Monsieur

Comment çà, vous ne savez pas ? Vous ne savez pas quoi ? Si vous entretenez mes effets ? Ou alors vous pensez peut-être que ma crav…

 

Madeleine

Non non, Monsieur, je ne pense pas.

 

Monsieur

Comment çà, vous ne pensez pas ?

 

Madeleine

Nein nein, Monsieur. Je ne pense rien du tout.

 

Monsieur

Vous ne pensez pas du tout…

 

Madeleine

Du tout. Jamais.

 

Monsieur

…Entschuldigen Sie mich, Madeleine, mais je ne vous reconnais plus. Vous, toujours prête à parler chiffons avec Madame… (Il s’esclaffe) hein, Madeleine ! (à part, au public) Elle aime tant çà !... (À Madeleine). Et aujourd’hui, vous ne savez plus quoi penser à propos de ma cravate bleue…Combien de fois me l’avez-vous passée au fer, et m’avez-vous dit qu’elle  m’allait comme un gant ?...Alors, mein Liebchen, je m’en remets à vous : vous allez me la retrouver, n’est-ce pas ? Et vite ! Et quand ce sera fait, je vous prie de me retrouver dans ma chambre pour m’aider à l’essayer…C’est compris, Madeleine ? Je compte sur vous…

 

Madeleine (confuse)

Ach Ja, Monsieur, c’est bien compris. La cravate bleue…puis, l’essayage…avec Monsieur.

 

Monsieur

Eh bien voilà ! À la bonne heure. A tout de suite, Madeleine… (Il se frotte les mains)

 

La bonne sort. Mademoiselle réapparaît

 

Eglantine (parlant toute seule et ne voyant pas Monsieur)

Non, finalement, il vaut mieux que je la donne à Mad… (Elle voit son père) Ah, mon bon papa. Je revenais chercher la cra…des effets à moi. Vous voilà donc de retour de votre course avec votre confrère Bourdu. Tout s’est bien passé ? Alors, comment avez-vous trouvé Georges-Henri ?

 

Eglantine s’avise qu’il n’y a plus de cravate bleue sur la cheminée et reste perplexe

 

Monsieur (maussade)

C’est un Jean-Foutre.

 

Eglantine (comme absente)

Nous sommes bien d’accord.

 

Monsieur

Ah ! Au moins, toi, tu es de mon avis, ma fille. C‘est très bien. (Pour lui-même) Euh, non. Ce n’est peut-être pas très bien, en fait…Enfin bon. (À Eglantine) Cet idiot n’entend rien aux mamelles égayées.

 

Eglantine (amusée)

Ooh…Vous êtes sûr ? …Mais c’est très fâcheux, çà.

 

Monsieur

Oui. Positivement. Il me l’a dit lui-même.

 

Eglantine

Ah bon ?...Eh bien !…Euh, vous êtes sûr que tout va bien, mon bon papa ?

 

Monsieur

Non, çà ne va pas. Je me vois mal avec un gendre qui ne comprend goutte aux gamelles et aux bidons, qui sont le fond de commerce de notre famille, figure-toi.

 

Eglantine

Ah…Ah oui, oui. C’est mieux…

 

 

Monsieur

Comment çà, c’est mieux ?!

 

Eglantine

Je veux dire…Voilà qui est bien décevant. C’est…comment dire…rédhibitoire.

 

Monsieur

Et au lieu de cela, ce petit monsieur, futur héritier des affaires considérables de son père, n’est-ce pas, s’intéresse aux chevaux et à la peinture, et je te le donne en mille : aux fauves. Franchement, je te demande un peu ! Il n’y a que ta mère pour ne jurer que par lui, et je ne comprends franchement pas pourquoi…à croire qu’il lui a tapé dans l’œil…

 

Eglantine

Çà, ce serait très étonnant, en effet. Il n’a pourtant pas si bon genre.

 

Monsieur

Mais elle n’en démord pas. Il semble que ce soit un parfait galant homme, qui va s’instruire à mes côtés de notre commerce, tout en s’instruisant à ses côtés de vos jupons, enfin, quelque chose comme çà, en rapport avec la conversation, m’a-t-elle dit…

 

Eglantine

Pour les jupons, je vois vaguement ; mais pour la conversation…Oh, mon cher papa…Je comprends que tout cela vous contrarie fort…Mais ne vous inquiétez pas : soit nous ferons de lui un parfait gendre, soit il n’aura point ma main, je vous l’affirme. Il en va de la pérennité et de l’image des usines Schmoll…

 

Monsieur (tendre avec sa fille)

Ah, tu me comprends, toi, ma fille. Ah, Eglantine, qu’allons-nous faire ? Sera-t-il vraiment un bon parti pour toi ? T’arrive-t-il seulement à la cheville, mon petit ? Mmh ?

 

Eglantine

Non, mon cher père, je ne crois pas. Mais nous verrons bien, il va grandir. Instruisez-le déjà sur les gamelles, dans un premier temps. Peut-être que, dans un deuxième temps seulement,  pour les bidons, …

 

Monsieur

Tu as raison, ma petite Eglantine. Ah, tu es la sagesse personnifiée. Prenons le temps des choses, et faisons les choses dans l’ordre. D’abord, les gamelles. Je vais l’emmener à l’usine dès demain, après votre thé. Bien ! Ah, ma fille, je vais mieux…Et nous allons bientôt dîner, j’ai juste le temps d’essayer une ou deux cravates avant…Madeleine ?...Madeleine ?

 

Il se dirige vers sa chambre. Depuis l’office, on entend Madeleine: Ja Monsieur, j’arrive…

 

Monsieur en quittant le salon chantonne : Des gamelles, des bidons ♪, des gamelles-melles-melles-melles, des bidons-dons-dons ♫, des gamelles, des bidons, des gamelles…

Madeleine accourt, essoufflée et pas dans son état normal

 

Eglantine

Eh bien, Madeleine…Vous avez le feu au derrière, ou quoi ?

 

Madeleine

Ah, Mademoiselle. Quelle histoire. Je ne comprends plus rien. Mais Monsieur m’attend…

 

Eglantine (amusée)

Oui oui. Pour un essayage. Eh bien, essayez, Madeleine, essayez…C’est la journée des essais, aujourd’hui…

 

Madeleine (à moitié rassurée)

Ah. Merci, Mademoiselle.

 

Madeleine se rend dans les appartements de Monsieur sur la droite, et Mademoiselle quitte le salon

 

 

Fin de la scène 3

RIDEAUX – Fin de l’Acte I

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte II, Scène 1

 

Dans le salon de Mr et Mme Schmoll. Le bouquet de fleurs a disparu. Une table est dressée pour un déjeuner. Madeleine  époussette les meubles et la cheminée. Manifestement contente, elle fredonne une chansonnette allemande. Elle a dans les cheveux une coiffe bleue (la cravate) au lieu du nœud noir habituel...

 

 

 

 

 

Madeleine (Elle chantonne)

La la la…♫♪ Der Müller…und das Bächlein…Das Mädchen…und pum, pum ♪…

 

Madeleine va d’un meuble à l’autre, se dandinant un peu, on a le temps de bien voir son ruban bleu dans les cheveux, en remplacement de sa coiffe noire habituelle.

Madame entre, très apprêtée. Madeleine ne la voit pas arriver

 

Madame

Eh bien, Madeleine ? Vous êtes bien en joie ce matin…

 

Madeleine sursaute

Madeleine

Ach !...Ach ja, Madame.

 

Madame

Eh bien ?

 

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Eh bien, vous dis-je. Qu’est-ce qui nous vaut cette humeur particulièrement enjouée ? Pour notre plaisir…

 

Madeleine

Ah mais c’est que, Madame, euh…je ne sais pas, Madame.

 

Madame

Comment, vous ne savez pas ? Tiens donc…Alors que vous partez en congé…Bon, peu importe, mon petit …Tout est prêt pour le déjeuner avec les De la Lavandière ?

Madeleine

Ja Ja Madame, c’est fait. Si Madame veut bien vérifier…

 

Madame jette un coup d’œil inquisiteur sur la table et fait son inspection

 

Madame

Bien…bien. Donc, nous mettrons notre Georges-Henri ici, à côté de moi…Là…Et bien, tout est parfait…Vous pouvez disposer, mon petit. Vous êtes libre. Nous nous débrouillerons bien sans vous, je pense.

 

Madeleine

Oh, merci bien Madame, je me sauve, alors…Ah, votre extra est arrivé et est en cuisine.

 

Madame

Bien.

 

Madeleine va pour quitter le salon et commence à défaire son tablier. Madame l’interrompt

 

Madame

Madeleine ?

 

Madeleine

Ja, Madame ?

 

Madame

Attendez voir un peu…Laissez-moi voir…Qu’est-ce que c’est que vous avez dans les cheveux, mon petit ?

 

Madeleine

Dans mes cheveux ?! Mais, ma coiffe, Madame.

 

Madame

Ah bon ? Tiens... Vous êtes sûre ? Il me semble que, d’habitude, elle est noire, non ? Celle-ci est bien bleue…Cela change, notez. Ce n’est pas vilain. Je suis juste…étonnée. C’est la première fois que je la vois.

 

Madeleine

Ah oui ? Elle est bleue ? Euh… (Madeleine tâte sa coiffe et la regarde en coin ; elle devient soudain terriblement gênée) Ah oui, Ja, Madame a raison, celle-ci est bleue…Aou, aou…

 

Madame

Remarquez, hein, je n’ai rien dit. Celle-ci n’est pas vilaine du tout. Elle vous va bien.

 

Madeleine

Ah, euh…Bien Madame.

 

Madeleine se dirige vers la sortie du salon, en pressant un peu le pas

Monsieur survient, déboulant de son bureau. Il ne voit pas de suite Madame. Il a en mains la coiffe noire de Madeleine.

 

Monsieur

(À Madeleine) Ah ! Mein Schatz, il faudrait que je récupère ma crav… (S’avisant alors de la présence de Madame, il range précipitamment la coiffe, et bredouille) Hein, Madeleine, hein ! Il faudrait quand même que je récup…que pardon, euh…que vous récupériez mes effets dans ma chambre pour les nettoyer, n’est-ce pas. (À Madame) Bonjour, ma mie. Beau temps, aujourd’hui, vous ne trouvez pas ? Nous allons avoir un déjeuner fort sympathique avec les de la Lavandière, je le sens…Ja ja, schön, schön...Wunderbar…Pas vous ?

 

Madame

Si fait mon ami, si fait. Mais qu’est-ce qui vous prend de parler allemand ? Comment avez-vous appelé notre Madeleine ? Je n’ai pas compris...

 

Monsieur

Moi, parler allemand ? Mais non.

 

Madame

Mais si. Vous avez dit : schön, schön. Et puis Mein quelquechose, ou mein truc, à Madeleine

 

Monsieur

Ah ? Euh…Ma…ma je ne sais plus. Mein quelquechose, vous dîtes ? Comme c’est bizarre. Comment vous ai-je appelée, Madeleine ?

 

Madeleine

Comment Monsieur ? Monsieur m’a appelée ?

 

Monsieur

Euh oui. Enfin non. Je ne sais pas. Je vous ai appelée, Madeleine ?

 

Madame

Mais enfin mon ami, vous délirez ? Vous n’êtes pas bien réveillé, aujourd’hui ! (Elle s’esclaffe)

 

Monsieur

Ah. C’est cela, oui. Je ne suis pas bien réveillé. (Songeur et amusé) C’est vrai que je ne dors pas beaucoup, ces derniers temps…

 

Madame

Bon. Peu importe. En tout cas, mon cher, évitez si possible d’employer des petits noms allemands avec Madeleine. D’une part, cela me paraît déplacé, même si nous faisons vous et moi des efforts pour nous familiariser avec quelques rudiments de sa langue. D’autre part, on pourrait s’imaginer des choses… (Elle glousse)

 

Monsieur et Madeleine sont immobiles  et gênés

 

Madeleine (soudain inspirée)

De toute façon Madame, ma langue c’est l’Alsacien. Pas l’allemand.

 

Madame

Oui bon, mon petit, çà va…N’en rajoutez pas. Dépêchez-vous donc de prendre votre congé, avant que je ne change d’avis. Allez ouste !

Madeleine

Pour les effets de Monsieur, ce sera comme Monsieur voudra. Je vais de ce pas à la buanderie chercher un panier…

 

Madame

Mais laissez la donc tranquille pour ce matin, Charles. Rien ne presse. Vous savez que nous lui avons donné son congé à partir de midi pour qu’elle puisse attraper son train pour rendre visite à sa famille à Kühldorf à temps avant les fêtes. Autant dire qu’elle est partie.

 

Monsieur

Ah. Bon. Très bien. Je…dans ce cas…Je vais juste porter mes affaires à Madeleine (Il jette un coup d’œil entendu à Madeleine, qui s’éclipse) Et le travail attendra, bien entendu. C’est entendu…

 

Madame

Eh bien, faîtes, faîtes. Et après, pensez à vous préparer pour le déjeuner, plutôt.

 

Monsieur

Oui oui, ma mie.

 

Il emboîte le pas à Madeleine

Madame

Charles ?

 

Monsieur

Mmmh ?

 

Madame

Vous n’oubliez rien ?

 

Monsieur

Quoi donc ?

 

Madame

Vos affaires.

 

Monsieur

Quelles affaires ? Je ne pars pas en voyage, que je sache.

 

Madame

Mon Dieu, Charles…Vos effets, voyons. Ceux que vous tenez tant à donner maintenant à Madeleine, toutes affaires cessantes. (Elle s’esclaffe) Mais où avez-vous la tête…Ah, vous êtes d’un ridicule, mon pauvre ami !

 

Monsieur

Mes effets…Ah oui, mes effets ! Ah, mais oui, bien sûr. Merci ma mie. Je cours les chercher.

 

Il regagne précipitamment son bureau

 

 

Madame

(Pour elle-même) On se demande bien pourquoi c’est si pressé, puisque Madeleine sera partie dans cinq minutes. Enfin… (Tout haut, à Monsieur) : Tiens, vous devriez lui donner votre cravate bleue, si toutefois vous l’avez retrouvée !... (Elle pouffe, très satisfaite de son trait d’esprit)

 

Monsieur réapparaît avec quelques effets dans les mains. Il se précipite en direction de l’office

Monsieur

(À l’attention de Madeleine) Voilà voilà, j’arrive ! (À Madame) J’y vais, je reviens.

 

Madame

C’est cela… Allez et venez où vous voulez… (Monsieur quitte le salon) Pfff, quel âne…J’ai épousé un âne…Enfin… (Elle tourne autour de la table et/ou se regarde dans la glace) Du moment qu’il ne me gâche pas ce déjeuner…Pourvu qu’il ne parle pas trop…Et qu’il n’aille pas encore nous faire son couplet sur les gamelles et Georges-Henri. Il nous plaît bien ce futur gendre, oui il nous plaît beaucoup…C’est notre petite insolente d’Eglantine qui m’inquiète…Va-t-il la supporter longtemps…J’espère que la Lavandière n’est pas une toupie comme cette Du Paillet, ah…Et ce monsieur de la Lavandière, un fort bel homme, ma foi. Il inspire confiance, il a l’air solide…Mmmh…Ah, ils vont sûrement parler affaire, ces deux là. Espérons que Charles ne passe pas pour ridicule, une fois de plus…Ah, mais je m’échauffe, je m’échauffe. Reste calme, Simone. Nous maîtrisons la situation. Nous maîtrisons… (A plus haute voix) : Vous y êtes, mon ami ?...Charles ?

 

Monsieur réapparaît, tenant discrètement sa cravate bleue dans une main qu’il dissimule aux yeux de Madame en se dirigeant vers son bureau

 

Madame (caustique)

Ah. Eh bien, vous voilà satisfait ? Soulagé ?

 

Monsieur

Eh bien oui. J’ai remis mes effets à nettoyer, cela devait être fait. Comme cela, Madeleine sait quoi faire dès son retour. Au moins, les choses sont claires. C’est dit.

 

Madame

Absolument, mon ami. Il faut toujours veiller à ce que les choses soient claires. (Pour elle-même) Mais qu’est-ce que je dis, moi ? (Reprenant, aimable) : Nous voilà donc rassurés. J’espère que Madeleine n’est tout de même pas partie avec vos effets dans ses bagages…Et maintenant, je ne voudrais pas vous presser, mon ami, mais si vous voulez être fin prêt pour l’arrivée de nos hôtes à déjeuner, n’est-ce pas…

 

Monsieur

Ah oui. Tout de suite, ma mie. Le temps d’enfiler une…veste ou deux…

 

Monsieur disparaît dans son bureau

 

Madame

C’est cela, faîtes donc… (Pour elle-même) Mais qu’est-ce qu’il nous chante ? (Plus fort) : Une seule veste suffira ! (Elle pouffe)

 

Eglantine entre

Eglantine

Madeleine est partie, mère. Et votre extra est aux cuisines, il m’a dit être prêt.

 

Madame

Oui oui, Madeleine m’a prévenue. Très bien. Nous le sonnerons quand il le faudra. Et vous ma fille, êtes-vous fin prête ?

 

Eglantine

Comme vous voyez, ma mère. Oh, mais vous vous êtes faite bien belle, pour l’occasion ! Faîtes attention à ne pas séduire Monsieur de la Lavandière…

 

Madame (flattée)

Polissonne que vous êtes…Je ne connais pas ce monsieur de la Lavandière. Je l’ai juste vu en photo. C’est un bien bel homme, ceci dit. S’il jette trop les yeux sur moi, il se fera taper sur les doigts par sa femme, ce sera piquant !

 

Eglantine

Oh, ce n’est pas sûr.

 

Madame

Qu’est-ce qui n’est pas sûr ? Que sa femme le rabroue ?

 

Eglantine

Non. Qu’il jette son dévolu sur vous… Sauf votre respect, maman. Par contre, sa femme n’est pas commode, elle est un peu coincée. Je veux dire, elle est moins ouverte d’esprit que vous, chère maman…

 

Madame

Ah bon ? Non, je crois qu’il faudra plutôt surveiller votre père. Je l’ai déjà vu en pincer des yeux pour la fille Lavandière, et il est tout à fait capable de faire du rentre-dedans avec la mère.

 

Eglantine (songeuse)

Ah oui ? Oui, peut-être…D’autant que Madeleine n’est pas là…

 

Madame

Quel rapport ?

 

Eglantine

Ah. Euh…Non, je disais, comme Madeleine n’est pas là pour assurer le service, il pourrait manifester trop d’empressement, vouloir servir les invités, donc Madame de la Lavandière...Vous le connaissez. Papa est parfois impulsif et imprévisible, en société.

 

Madame

En effet. Mais nous avons un extra. Il est hors de question que votre père fasse le service. J’y veillerai. Quant à vous, ma fille, je compte que vous nous épargnerez ces remarques caustiques dont vous avez le secret, et dont vous vous êtes fait une habitude ces derniers temps. Surtout en présence de Georges-Henri. Le pauvre. Alors surtout, ne le ridiculisez-pas devant moi et devant ses parents. Je puis compter sur vous, n’est-ce pas ?

Eglantine

C’est vrai qu’il est un peu handicapé de la gamelle et du bidon, mais nous tâcherons de rester aux petits soins avec votre futur gendre préféré, toujours aussi peu à l’aise en compagnie des femmes. Ne vous inquiétez donc pas, maman…Ah, dommage que Claudine ne soit pas de ce déjeuner. C’est une amie, elle…une vraie…

 

Madame

Ah oui, vous vous entendez bien avec votre future belle-sœur, je crois. Elle est tout à fait charmante. Les Lavandière ont de bien beaux enfants…

 

Eglantine (songeuse)

Oui…Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Je n’ai pas attendu de connaître Georges-Henri pour me lier d’amitié avec elle. Nous partageons beaucoup de choses…

 

Madame

Tranquillisez-vous ma petite chérie, ce sera pour une autre fois. Et vous la verrez bien davantage encore, à l’avenir.

 

Eglantine (songeuse)

J’espère…

 

Madame

Mais bien sûr. Ce sera même beaucoup plus facile pour vous de vous voir.

 

Eglantine (comme absente)

Ah. Vous croyez…

 

Madame

Mais c’est évident. Une fois le mariage prononcé, vous pourrez à loisir disposer de vos après-midi pour prendre le thé avec elle, tandis que votre jeune époux pourra aller aux courses, ou  prendre le thé en ville, avec qui bon lui semblera…Le mariage a des avantages…

 

Eglantine

Ah oui, évidemment... Je vois tout-à-fait le tableau…

 

Madame

Comment cela ? Que voulez-vous dir…

 

Monsieur apparaît, habillé pour le déjeuner et avec une cravate bleue. Madame s’en aperçoit et interrompt sa conversation avec Mademoiselle. Elle devient blême et prend un coup de sang

 

Madame (en colère)

Ah non ! Ah non ! Charles !!

 

Monsieur (feignant l’étonnement)

Quoi donc, ma mie ?

 

Eglantine sourit, hoche de la tête et s’éclipse prudemment

 

Madame

Moquez-vous, faîtes l’idiot ! C’est bien le moment ! Vous n’allez pas recommencer, avec cette ridicule cravate bleue ! (Pour elle-même) Et d’où vient-elle d’ailleurs ? Seigneur... (À Monsieur) Ne vous ai-je pas déjà dit assez de fois qu’elle ne vous va pas du tout ? Voulez-vous bien m’ôter çà tout de suite, Charles.

 

Monsieur

D’abord, madame, je ne recommence pas, puisque je ne l’ai pas mise l’autre jour, sur votre demande expresse. Mais aujourd’hui, c’est différent.

 

Madame

Comment çà, différent ? Je ne vois pas ce qu’il y a de différent. Elle est tout aussi ridicule. Vous vous payez ma tête.

 

Monsieur

Du tout. Regardez bien. Elle est comme neuve.

 

Madame est perplexe, se demandant comment son mari a bien pu récupérer sa cravate. Elle n’est pas très rassurée non plus, se rappelant que Georges-Henri la portait probablement par mégarde en la quittant. Intriguée, elle jette un coup d’œil de plus près, allant jusqu’à en  toucher le tissu. Monsieur jubile

 

Madame

C’est ma foi vrai…Mais comment avez-vous fait pour me la…pour la retrouver ? Je croyais que vous l’aviez perdue… (Pour elle-même) Madeleine ? Oh, tout çà n’est pas clair… (À Monsieur) De toute façon, cela ne change rien à l’affaire, elle ne vous va pas, un point c’est tout. Veuillez la retirer, je vous prie.

 

Monsieur

Non.

 

Madame

Pardon ?

 

Monsieur

Vous m’avez bien entendu.

 

Madame

Non, je n’ai rien entendu. Vous avez dit non, il m’a semblé. Ce doit être une erreur.

 

Monsieur

Je confirme.

 

Madame

Vous confirmez quoi ? L’erreur !

 

Monsieur

Non, je confirme que j’ai dit : non… ou Nein, en allemand, si vous préférez.

 

 

Madame

Je ne préfère rien du tout. Vous parlez pour ne rien dire. Je vous ai juste demandé d’enlever cette cravate.

 

Monsieur

Et moi, je vous ai déjà répondu ce que vous ne voulez pas entendre en français ni en allemand, et que je vous dis maintenant en russe : Niet.

 

Madame

Charles ! Voulez-vous bien répéter ?!?

 

Monsieur

Niet.

 

Madame

Comment ?!!? Vous ne voulez pas répéter ?

 

Monsieur

Si.

 

Madame

Ah. À la bonne heure. Et donc, enlevez cette cravate ridicule, Charles.

 

Monsieur

Non.

 

Madame

Vous dîtes ?

 

Monsieur

Je dis : non.

 

Madame

Mais pourquoi Charles, Grand-Dieu ? Vous ne pouvez pas…

 

Monsieur

Je ne peux pas quoi ? Enlever ma cravate ? Si, je peux. Mais je ne le ferai pas.

 

Madame

Non, vous ne pouvez pas me dire non ! Enfin voyons, Charles… Vous ne m’avez jamais dit non depuis trente ans.

 

Monsieur

Mais si. Aujourd’hui.

 

Madame

Mais non. C’est impossible, je vous l’ai dit. Vous ne m’avez jamais dit non.

 

 

 

Monsieur

Eh bien, il y a un début à tout. C’est donc possible. Je sais que vos petits tympans se bouchent au prononcé de certains mots, mais il va falloir les nettoyer et vous habituer à ce mot : non.

 

Madame

Pour une ridicule histoire de cravate ? Mais çà n’a pas de sens, enfin. Je n’en reviens pas. Vous filez un mauvais coton, Charles. Ressaisissez-vous, mon ami.

 

Monsieur

C’est tout ressaisi. C’est non. Je n’enlèverai pas cette cravate, pour le dire autrement et être plus clair. Si toutefois la chose est encore possible…

 

Madame

Charles ! Vous vous moquez ?!?...

 

Monsieur

Non.

 

Madame

Encore ??

 

Monsieur

Encore quoi ?

 

Madame

Encore un non.

 

Monsieur

Oui. Vous préférez que je me moque ?...

 

Madame

Charles ! Vous osez…Ne parlez pas si légèrement ! La situation est grave…

 

Monsieur

Oui Madame, j’ose. Et vous, Simone, vous osez encore me dire ce que je dois mettre ou ne pas mettre comme cravate, ce qui est un véritable scandale. Celle-ci me plaît, vous le savez. Donc, je la mets.

 

Madame

Mais enfin…Je n’en crois pas mes oreilles ! Vous allez contre moi ? Vous barrez ma route ?

 

Monsieur

N’exagérons rien. Je porterai cette cravate bleue pour le déjeuner, tout simplement.

 

Madame

Certainement pas, Charles. Il faudra me passer sur le corps.

 

Monsieur

Oh Simone, je vous en prie, hein. Ne me dîtes pas que c’est ce que vous souhaitez…Parce que, si vous y tenez absolument…

Madame

Oh ! Suffit, Charles ! Vos persiflages sont déplacés et indécents. Vous n’apparaîtrez pas dans cet accoutrement ridicule devant Monsieur et Madame de la Lavandière.

 

Monsieur

Si.

 

Madame

Charles, cessez cela immédiatement ! Ce sont des enfantillages !

 

Monsieur

Simone, vous m’escagassez, à la fin. C’est vous qui vous comportez comme une enfant capricieuse, en faisant une fixation sur ce bout de tissu qui n’a rien d’extravagant et que beaucoup d’autres hommes portent. Cette fois-ci, je vous le dis, la coupe est pleine, nom d’une gamelle ! Mille milliards de mille bidons ! Je porterai cette cravate bleue.

 

Madame

Très bien. Vous entrez donc en rébellion, contre ma volonté. Je m’en rappellerai, mon bon ami. Puisque c’est comme çà…Madeleine ?...

 

Monsieur

Elle n’est plus là.

 

Madame

Ah oui, flûte…Oh, mais vous ne perdez rien pour attendre…

 

Monsieur

Oh, mais arrêtez je vous prie, à la fin. Voyons…Ernestine, vous êtes vraiment impossible. Vous pouvez être sûre que Monsieur et Madame de la Lavandière ne diront rien du tout.

 

Madame

Oh, mais ils n’en penseront pas moins ! Je l’ai bien vu, avec la Du Paillet.

 

Monsieur

Mais non. Et d’ailleurs, je vous signale que l’autre jour, votre jeune protégé -cet abruti de Georges-Henri qui n’a aucune connaissance en matière de gamelles émaillées- en portait bien une, lui.

 

Madame

Il portait quoi ?

 

Monsieur

Une cravate bleue. Vous n’avez pas remarqué ? On eût même juré que c’était la mienne, d’ailleurs. Exactement la même. Sur le coup, je me suis demandé...

 

Madame

Ah çà, c’est un monde ! Et comment cela serait-il possible ?! Je vous l’ai dit, Charles, le même article peut aller parfaitement à un homme, et absolument pas à un autre ! La cravate que portait Georges-Henri l’autre jour ne vous va pas forcément, à vous ! Si vous tenez absolument à ce qu’il porte une cravate bleue, vous n’avez qu’à lui offrir la vôtre, tiens !

 

Monsieur

Comment cela ? Mais je n’y tiens pas du tout ! Et pourquoi le ferais-je ? S’il veut porter sa cravate bleue, cela le regarde ! Mais quel raisonnement étrange tenez-vous donc là ?! Nous verrons bien tout à l’heure ce qu’il portera, et il portera bien ce qu’il veut…Ce serait drôle, même, s’il venait avec…

 

Madame

Cela ne risque pas…

 

Monsieur

Ah bon ? Et pourquoi cela ?

 

Madame

…Non, rien. Ecoutez, Charles, je vous le redis. Je n’en ai pas après les cravates, mais le problème est que celle-ci ne vous va pas du tout. C’est tout !

 

Monsieur

Eh bien, elle m’ira parfaitement aujourd’hui.

 

Madame

C’est ce que nous allons voir. Vous allez voir ce que vous allez voir...

 

Monsieur

Je suis curieux de voir cela.

 

Madame

Riez, riez, mon ami. Vous n’êtes plus mon mari…euh, mon ami. Nous verrons bien.

 

Monsieur

Je ne verrai rien du tout. Et si vous persistez à être aussi désagréable et que vous commencez à brandir des menaces, je vous promets de me tenir à table d’une façon qui vous piquera au vif, puisque ma conversation vous est insupportable et que vous ne supportez pas non plus quand je me tais. Nous verrons bien comment Madame de la Lavandière la goûtera, ma conversation.

 

Madame

Vous n’allez pas faire çà ? Vous n’allez pas tout compromettre...

 

Monsieur (farceur)

Mais si, mais si ! Quel est le problème ?

 

Madame

Charles ! Ooh…Faîtes çà, et c’est…C’est…Et je vous démissionne de votre poste de Directeur des Etablissements Schmoll !

 

Monsieur

Dans ce cas, vos affaires risquent de se prendre une belle gamelle, si vous me permettez cette prédiction…A moins que vous ne comptiez me remplacer rapidement par votre protégé ?

 

Madame

Oh !...Sagouin ! Vous êtes…Vous êtes un…

 

Monsieur

Allons, tranquillisez-vous…Mais s’il vous plaît, fichez-moi la paix, Madame.

 

Madame (vexée, près des larmes)

Ooh !!...Vous me le paierez, mon ami. Vous me le paierez. (Plus fort) Eglantine ?....

 

Monsieur

Eglantine, maintenant…Et qui d’autre appeler encore, à votre rescousse ? Notre extra, peut-être ?

 

Madame

On m’abandonne…Dans quelle maison maudite suis-je…Je suis seule, face aux chacals…

 

Monsieur

Allons allons, comme vous y allez. Il n’y a pas mort en la demeure. Vous vous portez très bien et vous n’êtes nullement en danger, je vous l’assure. Vous êtes juste très irritée et désarçonnée par le fait qu’on puisse vous résister sur un point aussi important que le choix d’une cravate.

 

Eglantine apparaît

Eglantine

Vous m’avez appelée, maman ?

 

Madame

Ah, ma fille. Vous me sauvez. Aidez-moi donc à faire entendre raison à votre pauvre père qui a manifestement perdu l’esprit. Il ne veut pas enlever cette ridicule cravate bleue qui nous déshonore.

 

Monsieur

Comme vous y allez…Vos propos vous déconsidèrent, Madame.

 

Madame

Et il refuse de me dire oui.

 

Eglantine

Qui nous déshonore, dîtes-vous ? (Elle regarde plus attentivement la cravate) Qui nous déshonore, ou vous déshonore, ma mère ?...Je me demande bien en quoi…Papa aurait-il été aperçu  en train de se faire remarquer dans cette tenue, dans quelque lieu mal fréquenté ? Ou avec une courtisane ? Ou cette cravate aurait-elle été portée par une autre personne, qui vous aurait laissé quelque mauvais souvenir ?

 

Madame

Mais pas du tout ! Qu’est-ce que vous allez chercher là ?!?…Je parle ici de bon goût, de bienséance… Cette cravate est d’un effet désastreux sur votre père, c’est évident. Dîtes-le lui.

 

Eglantine

Lui dire quoi, ma mère ?

Monsieur

Que cette cravate bleue me va aussi bien qu’un nœud papillon à un cochon.

 

Eglantine

Mon cher papa, je n’irai pas jusque là...Tout en reconnaissant qu’un nœud papillon vous irait fort bien…Ceci dit, je crois me rappeler que Georges-Henri arborait une cravate très semblable l’autre jour ; c’est donc un article somme toute assez courant et en vogue chez les messieurs. Et ma foi, le bleu vous convient plutôt bien…

 

Madame

Mais ! Petite effrontée ! Epargnez-nous vos simagrées, et contentez-vous de dire à votre père qu’il est ridicule avec cette cravate, un point c’est tout.

 

Eglantine

J’entends bien, maman. Mais voilà, je ne peux pas dire cela.

 

Madame

Comment cela, vous ne pouvez pas ? Voilà autre chose…

 

Eglantine

Eh bien, ma mère, c’est pourtant simple. Je ne peux pas dire cela parce que je ne le pense pas.

 

Madame

Et allons donc. Voilà maintenant que vous pensez !

 

Eglantine

En effet, mère. Enfin…un tout petit peu, rassurez-vous. Toutefois…Si, comme vous le dîtes,  je ne pense pas, alors vous n’avez pas besoin de moi pour répéter à papa ce que vous savez fort bien lui dire vous-même… Et si, par contre, je pense, je ne peux pas non plus lui dire ce que vous voulez que je lui dise, puisque je ne suis pas de votre avis. Que décidez-vous ?

 

Madame

Jésus Marie Joseph, mais ce n’est plus une rébellion, c’est une révolution ! Tout le monde est contre moi, aujourd’hui ! Mais où avez-vous appris à faire preuve d’une telle impertinence ?! Notre jeune Georges-Henri sait-il à quel esprit fort il compte demander la main ? Je n’en reviens pas…Eh bien !! Je lui en toucherai un mot. Lui, au moins, il n’ira pas contre moi…

 

Eglantine

Et il n’ira pas contre moi non plus… Ni tout contre moi, je vous le garantis…

 

Madame

Assez ! Disparaissez, méchante enfant, persifleuse ! Nous vous reverrons pour le déjeuner. (Eglantine sort) Quant à vous, Charles…

 

Monsieur

Oui ma mie, oui oui…Je ne perds rien pour attendre…Ecoutez, Ernestine…vous devriez plutôt vous servir un petit remontant, sinon vous allez nous faire un malaise au déjeuner…

 

Madame

Méchant homme. Voilà ce que vous êtes. C’est un scandale…

Monsieur

C’est entendu.

 

Madame

Une honte.

 

Monsieur

Oui.

 

Madame

Vous ne l’emporterez pas au paradis.

 

Monsieur

C’est certain. Je suis même à peu près assuré d’y entrer nu.

 

Madame

Vous n’y serez même pas admis.

 

Monsieur

C’est probable.

 

Madame

Pauvre de vous. Pauvre Charles…

 

Monsieur

Hélas. Vous prierez pour moi.

 

Madame

N’y songez pas.

 

Monsieur

Alors, je suis perdu.

 

Madame

En effet.

 

Monsieur

Que faire…

 

Madame

C’eût été un pécher d’adultère, encore…Une liaison passagère, bon…Mais Là !...

 

Monsieur

La honte me prend…Cessez, ma mie, je vous en prie. Je ne me sens pas très bien…

 

Madame

Et il y a bien pire…Je vais être la risée chez toutes les relations de Madame de la Lavandière…Comme pour la  Du Paillet…

 

 

Monsieur

N’en croyez rien. Ce sont des gourdes.

 

Madame

Vous n’y entendez rien, malheureux, avec vos gamelles et vos bidons. Peu vous chaud de me faire du mal.

 

Monsieur

Madame, je suis d’une cruauté sans borne, j’en conviens volontiers. Mais votre souffrance sera de courte durée, vous verrez. Je ne donne pas longtemps avant que Monsieur de la Lavandière père et son ignare de rejeton ne vous flattent de tous les compliments possibles et de toute l’attention propre à votre réconfort…Ma cravate à moi ne compte pas, je vous l’assure. Et si, par le plus grand des malheurs, elle devait déplaire à Madame de la Lavandière, j’en ferai mon affaire. La Du Paillet était une toupie, je ne me laisserai pas faire avec celle-ci, si c’en est une.

 

Madame

Ah, là-dessus, mon ami, je vous donne raison sur un point ! S’il est une chose certaine, c’est que ces Messieurs de la Lavandière ont, en effet, plus d’attention et de respect envers moi que vous ! Vous, vous êtes un contre-exemple à tout en matière de galanterie, vous n’êtes qu’un malotru.

 

Monsieur

Eh bien, Madame, voilà qui est pour le mieux et qui a le mérite d’être clair. Et maintenant que vous avez craché votre venin, peut-être allons-nous pouvoir penser à autre chose et passer un déjeuner un peu plus détendu avec nos invités.

 

Madame

Ooh, plaisantez…Vous verrez, Charles, vous verrez…Vous ne l’emporterez pas au paradis…

 

Monsieur

Mais oui, ma mie. Mais oui…

 

Madame renfrognée boude dans son coin. Monsieur arpente le salon, satisfait

Apparaît l’extra

 

L’extra

Madame, Monsieur, vos invités sont annoncés. Dois-je les introduire au salon, ou les faire patienter ?

 

Madame, bien que courroucée, fait bonne figure et réagit

 

Madame

Laissez laissez. Nous arrivons pour les accueillir…Vous venez, Charles ?

 

Madame et Monsieur quittent le salon

 

 

Fin de la scène 1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte II, Scène 2

 

Le déjeuner

 

Le salon des Schmoll, vide. On entend au loin des voix aimables en provenance du vestibule.

 

(Monsieur : Très cher ami…Monsieur de la Lavandière : Chère Madame…Comment allez-vous ? Madame  de la Lavandière : Enchantée…Madame : Ravie…Bonjour, très cher Georges-Henri…C’est un plaisir…Eglantine ?...Chérie ?...Monsieur : Je vous en prie…Puis-je ?...Monsieur de Lavandière : Mais comment donc…Madame de la Lavandière : Oh, vous êtes charmant…Madame : Oh, il ne fallait pas…Eglantine : Bonjour, Monsieur. Bonjour, Madame…Madame de la Lavandière : Ah, chère enfant…Monsieur de la Lavandière : Bonjour, Eglantine)

Conversation brouhaha.

On s’approche.

Madame entre, précédant Monsieur et Madame de la Lavandière, leur fils, Eglantine et Monsieur. Mr de la Lavandière arbore une cravate bleue.

 

 

 

 

 

Madame (très urbaine)

Eh bien, euh, chers amis, installons-nous, voulez-vous ? Voyons…Monsieur de la Lavandière, ici à mes côtés, s’il vous plaît…Chère madame, je vous en prie…en face, à côté de mon mari…Voilà…Georges-Henri, à ma gauche…Eglantine, là…Eh bien, asseyons-nous…

 

On s’assoit et on se sourit

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah…

 

Madame

Ah…

 

Monsieur

Mmmh…

 

Madame de la Lavandière

Hum hum.

 

Madame fait sonner la clochette disposée sur la table. Apparaît l’extra

 

Madame

Vous pouvez servir.

 

L’extra s’incline et disparaît. Il réapparaîtra par la suite pour amener les plats et les présenter aux invités pendant leur conversation

 

Madame de la Lavandière

Chère Madame, que voilà une table magnifique ! Nous sommes ravis…enchantés, vraiment…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Enchantés d’enfin nous rencontrer tous, pour célébrer ensemble ce rapprochement entre nos familles, grâce à nos enfants, si charmants…Mademoiselle votre fille a bien des qualités…Nous nous réjouissons que celles-ci aient séduit notre fils Georges-Henri…

 

Madame

Ma fille a de grandes qualités, c’est indéniable. Tout comme votre fils, qui a de grandes capacités...Je suis moi-même ravie des visites assidues dont il nous gratifie pour nos afternoon teas. Vous avez là un garçon plein de tempérament et d’avenir, cher Monsieur.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Oui, en effet…et Mademoiselle votre fille n’en manque pas non plus, j’imagine. Nous sommes fort satisfaits qu’elle ait bien voulu examiner avec bienveillance le parti de notre fils…

 

Monsieur

Ah, nous en sommes tous ravis, certainement. Georges-Henri a de la conversation avec les femmes, à ce qu’on m’a dit, et il apprendra tout ce qu’il faut en matière de jupons au contact de mon épouse, elle m’en a assuré. (Mr et Mme De la Lavandière semblent surpris et échangent rapidement des regards vaguement  inquiets. Madame est interloquée) Et pour le reste, ma foi, eh bien, il apprendra aussi tout ce qu’il faut savoir dans les affaires. Je me fais fort, pour ma part, de l’initier au noble métier d’entrepreneur, dans le domaine difficile de la fabrication des gamelles émaillées.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah. Nous y voilà. Fort bien…

 

Madame de la Lavandière

Oh, mais c’est très intéressant. N’est-ce pas, chère Madame ?

 

Madame

Oh vous savez, chère Madame, mon mari est un passionné…

 

Au même moment, l’extra apparaît avec un plat d’entrée, qu’il présente à Madame en premier. La conversation se poursuit pendant son service

 

 

 

 

Madame de la Lavandière (à Eglantine)

Et vous, ma chère enfant, qu’en dîtes-vous ? Dîtes nous donc quelle qualité vous appréciez le plus, chez un homme ?

 

Eglantine (imperturbable)

La pénétration.

 

Mme Schmoll et Mme de la Lavandière sursautent et manquent s’étouffer. Georges-Henri pique du nez dans son assiette. Monsieur de la Lavandière sourit

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (imperturbable)

Comme je vous comprends.

 

Madame de la Lavandière

Que dîtes-vous, mon ami ?!?

 

Madame (presque à voix basse)

Mais enfin, Eglantine, ma fille…Que signifie…

 

Eglantine

Eh bien maman, quoi donc ? Qu’ai-je dit ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Laissez-donc, chère Madame. Votre charmante fille évoque bien sûr ici la pertinence, la justesse et l’acuité de la pensée chez un homme, son discernement, sa hauteur de vue…N’est-ce pas, Mademoiselle Eglantine…

 

Madame

Ah, bon.

 

Eglantine

C’est cela même.

 

Monsieur

Ma fille apprécie l’intelligence et le sens de l’entreprise masculins.

 

Madame

Il est vrai que vous parlez en connaisseur, mon ami. Taisez-vous donc.

 

Monsieur (gêné)

Hum.

 

Madame de la Lavandière (gênée)

Hum hum…

 

Eglantine

Maman, je vous en prie…Et vous, cher Georges-Henri, nous direz-vous quelle est celle de nos qualités que vous préférez ? On ne vous a pas beaucoup entendu, jusqu’ici…

 

 

Monsieur (caustique)

Le silence, peut-être ?…

 

Madame de la Lavandière (avec un brin de reproche)

Oh !...Voyons, Monsieur…ce n’est pas très fairplay…

 

Madame

Charles, enfin ! Voulez-vous bien…Vous n’êtes pas drôle.

 

Monsieur

Quant à ma femme, c’est la conversation. Le contraire…

 

Madame (courroucée)

Oh !...

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (aimable)

Mais une bien charmante conversation.

 

Madame

Merci cher Monsieur, vous êtes adorable. (S’efforçant de rester aimable avec son mari) : Taisez-vous donc, Charles, vous gâchez notre plaisir. Coquin, va…Et puis, on ne vous a pas posé la question.

 

Georges-Henri

L’élégance. Le charme…

 

Madame

Ah. Très bon choix. Vous nous flattez…Et vous, cher Monsieur de la Lavandière ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Hum. Eh bien, Madame, peut-être…le tempérament…le feu sous la glace…

 

Madame

Il est vrai que nous n’en manquons pas…

 

Madame de la Lavandière (très cha-ba-da)

L’élégance et le charme sont indéniablement les armes de la femme. Il faut dire que la mode masculine n’est pas toujours du meilleur goût et dessert nos maris! Tenez, regardez ces cravates qu’ils font, maintenant… (À son mari, un brin moqueuse) N’est-ce pas mon cher? (À Madame) Je dois vous avouer que la cravate de mon mari me déplaît souverainement… Mais que voulez-vous, nos maris, apparemment, en raffolent. Qu’en pensez-vous, chère madame ?

 

Madame

Oh, je vous suis sans peine, chère Madame, je me suis toujours fait la même réflexion  concernant Charles.

 

Monsieur

Hum.

 

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Hum hum.

 

Madame de la Lavandière

Ah bon ??? Ah, mais là, je vous suis mal, chère Madame, car je trouve que Monsieur Schmoll porte magnifiquement la sienne. (À Monsieur) Vous êtes très élégant, cher Monsieur.

 

Monsieur (à sa femme)

Ah ! Tu vois ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Pourtant, il semble bien que ce soit le même modèle…

 

Monsieur

(À Mme de la Lavandière) Madame, vous me flattez…Et vous me réconfortez beaucoup, pour tout vous dire...hi hi.

 

Madame de la Lavandière (minaudant)

Mais je vous en prie, c’est tout naturel, cher Monsieur Schmoll.

 

Monsieur

Appelez-moi Charles, je vous en prie.

 

Madame de la Lavandière

Très bien, Charles. Vous avez du goût, et votre cravate me plaît beaucoup. Puis-je vous demander où vous vous l’êtes procurée ?

 

Monsieur

Oh, je ne saurais vous le dire, il y a longtemps…

 

Madame de la Lavandière

Vraiment ? C’est un article de premier choix, alors. Elle paraît toute neuve. Vous avez du l’acheter dans un grand magasin, sûrement.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

En tout cas, c’est un modèle qui doit être à la mode. Mon fils en porte également une depuis quelque temps, ce qui m’a moi-même donné l’envie de m’en acheter une identique, figurez-vous.

 

Madame de la Lavandière

Dommage qu’elle ne vous sied point.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Voyons, ma mie…C’est votre opinion, c’est entendu. Vous ne perdez pas une occasion de me la signifier…Mais ce n’est pas pour autant la vérité.

 

Madame

Tout-à-fait. Je trouve, au contraire, qu’elle sied remarquablement à votre mari, chère Madame. (À Monsieur de la Lavandière) : Elle vous rend très séduisant, cher Monsieur.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (flatté)

Appelez-moi Pierre, chère amie.

 

Monsieur

Oh, les goûts et les couleurs, hein…ha ha.

 

Premier froid. Echange de coups d’œil noirs entre Mr et Mme Schmoll, ainsi qu’entre Mr et Mme de la Lavandière, puis échanges de coups d’œil aimables entre Monsieur de la Lavandière et Madame Schmoll, ainsi qu’entre Monsieur Schmoll et Madame de la Lavandière. On n’entend plus que le bruit des couverts dans les assiettes.

L’extra peut repasser

 

Madame de la Lavandière

Et vous, Georges-Henri, où vous êtes-vous procuré celle que vous portiez, l’autre jour ? Elle ne vous allait pas si mal, même si sa couleur m’a semblé un peu…passée, dirons-nous…

 

Georges-Henri (gêné)

Mon Dieu, ma mère, je ne m’en souviens plus vraiment…

 

Eglantine

Ah, les hommes n’ont pas la mémoire de ces choses là, même si elles sont récentes...Nous avons tous une mémoire sélective, n’est-ce pas ?

 

Madame de la Lavandière

Absolument. C’est très juste. Je le disais encore ce matin à mon mari, qui ne se rappelle même pas avoir donné le bras à une charmante jeune femme qui n’était pas notre fille, au parc municipal, il y a une semaine à peine. Vous vous rendez compte… (À Mr de la Lavandière) N’est-ce pas, très cher ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais je vous répète, ma mie, que…

 

Madame de la Lavandière

On vous a vu, mon ami. J’ai mes sources…Et donc, comme vous le dîtes fort à propos, chère Eglantine, les hommes ne se rappellent de rien dès qu’il s’agit d’un sujet qui les met dans l’embarras, n’est-ce pas… (À Mr de la Lavandière, taquine) Mmmh ? Peut-être s’agissait-il d’une courtisane ?...Enfin…Quand on pense qu’ils ont tout ce qu’il faut à la maison…

 

Monsieur

Pas toujours, chère Madame, pas toujours…

 

Madame de la Lavandière (choquée, mais aimable)

Oh…

 

Eglantine

Oh, vous savez, chère Madame, on trouve aussi des dames de la bonne société qui se donnent du bon temps avec de jeunes hommes en mal d’éducation facile et agréable, à peu de frais…C’est une chose connue que chacun peut observer, dans tous les milieux…Qu’en pensez-vous, Georges-Henri ?

 

Madame de la Lavandière

Oh. Certainement pas chez nous.

 

Madame

…Mais, Eglantine, que nous racontez-vous là ? Voulez-vous bien…

 

Georges-Henri

Euh…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Laissez-donc, très chère amie. Il n’y a là nul propos inconvenant. Mademoiselle votre fille pointe du doigt l’existence de mœurs peut-être regrettables, mais qui peuvent s’observer tout autant chez les hommes que chez les femmes, voilà tout. Et je lui donne raison. (À son fils) D’ailleurs, personne ici ne peut se sentir concerné, naturellement. Il n’y avait là nulle allusion de votre part, n’est-ce pas, Mademoiselle ?

 

Mademoiselle

Absolument. Aucune allusion vague de ma part. Je me cantonne aux faits, à l’observation de la société.

 

Georges-Henri

Ah…

 

Madame

Dans ce cas…Oui, effectivement, il s’agit sans doute là d’un phénomène de notre  société…bien regrettable.

 

Eglantine

Triste époque…

 

Madame de la Lavandière

Ô combien.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Assurément.

 

Monsieur

Oui, enfin…Si on veut, hein.

 

Madame

Voyons, Charles ! Enfin…

 

Madame de la Lavandière

Hum.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Hum, hum…

 

Deuxième silence gêné autour de la table. On pique son nez dans son assiette. Madame refait tinter la sonnette. L’extra arrive et repasse dans les rangs…Mr Schmoll et Mr de la Lavandière se décident pour changer de sujet et rompre la glace

 

Monsieur et Pierre-Henri de la Lavandière (ensemble)

Et donc,…

 

Monsieur et Pierre-Henri de la Lavandière (ensemble)

Pardon !

 

Echange d’amabilités

Monsieur

Allez-y.

 

Pierre-Henri de la Lavandière

Non non, je vous en prie…

 

Monsieur

Si si, après vous. Vous disiez ?

 

Pierre-Henri de la Lavandière

Mais non mais non. Allez-y…

 

Madame de la Lavandière (s’esclaffant)

Eh bien, messieurs, décidez-vous ! Sont-ils drôles…Ils font encore plus de manières que nous !

 

Madame

Ha ha ! Si fait, si fait.

 

Monsieur

Hum. Et donc, Monsieur de la Lavandière, comment vont vos aff…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Appelez-moi Pierre, mon ami. Je vous en prie.

 

Monsieur

Ah. Très bien. Donc, euh…Pierre,…comment se portent vos affaires ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (satisfait)

Mon Dieu, je ne me plains pas. La bourse est au plus haut. Vous savez, naturellement, que je vais recevoir bientôt les palmes académiques, pour mes œuvres à la Caisse d’Epargne départementale…

 

Madame

Oh, mais c’est tout à fait passionnant. Toutes nos félicitations, mon cher Pierre !

 

Madame de la Lavandière

Oui, c’est une grande satisfaction pour nous tous. La presse locale ne parle que de çà !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (affable)

Allons, mon amie, comme vous y allez. Là, vous exagérez peut-être un tout petit peu…Je reconnais néanmoins, que dans les colonnes du courrier régional…

 

Madame de la Lavandière

A peine, très cher. À peine. Ne soyez pas si modeste. (À Mr et Mme Schmoll) : Pierre-Honoré est toujours trop modeste. Je le lui dis souvent. Les palmes académiques, tout de même…c’est tout à fait remarquable, n’est-ce pas ?

 

Madame

Ah c’est tout à fait épatant. Quel prestige…Je suis impressionnée…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (à Mr Schmoll)

…Et puis bien sûr, j’ai toujours mon siège d’administrateur de la société Guβeisen und Gold,  dont le siège est à Bâle. C’est une entreprise qui se développe considérablement, savez-vous ? En particulier dans le domaine des ustensiles de cuisine. Ils fabriquent, entre autres, des marmites en fonte dorée…

 

Monsieur (le prenant soudain de façon très détachée, voire de haut)

Tiens donc. Mais à quoi cela peut-il donc servir ? Çà ne sert strictement à rien.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Comment cela, à rien ? Vous ne voyez pas ? Mais, mon cher ami, ce sont des articles très utiles à la ménagère et ils se vendent comme des petits pains ! C’est un commerce en grande expansion ! Ces marmites sont devenues très à la mode, n’importe quelle cuisinière vous le dira ! Demandez à la vôtre, vous verrez… C’est tout à fait épatant.

 

Madame

Ah bon ?? Ah, avec de l’or…

 

Monsieur

En ce qui me concerne, je ne vois vraiment pas ce qui peut conduire à s’équiper d’ustensiles aussi ridicules. C’est lourd, c’est moche, c’est cher. Aucune cuisinière sensée ne peut vouloir se doter d’une pareille quincaillerie.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Allons allons, comme vous y allez, mon ami…Allez, ha ha, je devine un soupçon de méfiance ou de jalousie de la part du pape de la gamelle émaillée ! Mais soyons sérieux…Je puis vous certifier que l’avenir est là, dans ces nouvelles fabrications qui rencontrent un franc succès. Et d’ailleurs, si je puis me permettre…vous devriez songer vous-même à vous y mettre…et je…

 

Monsieur

Foutaise. Je suis sérieux. Et le sérieux, c’est la gamelle émaillée des Etablissements Schmoll, et pas vos cantines en or massif.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Oh là, oh là, mon ami, comme vous y allez. Vous poussez un peu. Il ne s’agit pas de çà, allons. Non, il s’agit de…

 

 

Madame

…Oui, Charles, enfin. C’est vrai, vous exagérez. Qu’est-ce qui vous prend ? Vous pourriez rester aimable, tout de même. C’est très joli, la dorure. Et Monsieur de la Lavandière a raison de souligner que…

 

Monsieur

Rien du tout. Monsieur de la Lavandière est certainement un respectable industriel, la question n’est pas là. Mais je prétends que ni lui, ni d’ailleurs personne autour de cette table en dehors de moi n’entend quelque chose aux gamelles et aux bidons émaillés en particulier, ni aux ustensiles de cuisine appropriés, en général. La maison Schmoll que j’ai l’honneur de diriger n’a pas investi pendant des décennies pour se faire gloser de la sorte. Et je…

 

Eglantine

Mais enfin, mon bon papa ! Monsieur de la Lavandière n’a rien prononcé de diffamant, et il n’a en aucune façon critiqué vos fabrications. Il vous signale simplement une opportunité à saisir pour votre industrie ; il est bien informé, quand même (Elle regarde Mr de la Lavandière, aimable) Enfin, je pense…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (très aimable)

Laissez-donc, charmante jeune fille…

 

Madame

(À Eglantine) Vous pensez, à nouveau. Mais de quoi vous mêlez-vous, mon enfant ? (à Monsieur) : Ceci dit, elle a raison, Charles. Monsieur de la Lavandière nous fait l’amitié de vous informer d’une évolution de la mode qui vous a échappé, et vous…

 

Monsieur

Ta ta ta…Billevesées ! Le jour où on en rabattra aux gamelles émaillées, je veux bien me faire pendre, mais jusque là je n’ai entendu que des sottises. Les chaudrons avec de la dorure, c’est de la daube.

 

Madame de la Lavandière et Madame (ensemble)

Ooh…

 

Madame

Charles ! Comment osez-vous…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Hum. Bon…Ecoutez, cher Monsieur Schmoll, je suis désolé si j’ai pu vous vexer sur un sujet apparemment aussi…sensible…très sensible, même. Eh bien, n’en parlons plus ! Nous verrons bien…

 

Monsieur

C’est cela. Nous verrons bien. (À Madame) Et vous, ma mie, réfléchissez bien à ce que vous dîtes en société. Je vous rappelle que vous êtes directement intéressée par nos résultats… (À Mr et Mme de la Lavandière) De toute façon, je n’en ai cure, maintenant, étant donné que mon conseil d’administration est en passe de me remercier, et…

 

 

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ah bon ?!!...

 

Madame de la Lavandière

Oh ?...Comme c’est dommage…

 

Eglantine

Mais enfin, Papa, arrêtez, je vous prie. Ceci n’intéresse pas monsieur et madame de la Lavandière. (À Mr et Mme de la Lavandière) Je suis désolée, vraiment…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ce n’est rien, mon petit. Rien du tout (Il lui tapote la main)

 

Madame

(À Monsieur) Mais enfin, Charles, pas du tout !…Bon. On en reparlera, d’accord ? (Tout en regardant Mr et Mme de la Lavandière) Maintenant, passons à un autre sujet de conversation, s’il vous plaît. Ou alors, si vous insistez toujours pour balancer vos casseroles, laissez-nous.

 

Monsieur

Des gamelles, ma mie. Pas des casseroles. Des gamelles. Emaillées.

 

Madame

Charles ! Çà suffit, à la fin. Voulez-vous bien cesser vos sarcasmes, maintenant. Vous allez finir par incommoder nos aimables invités.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (arrangeur)

Alons allons, ce n’est rien, chère Madame... Je comprends très bien…

 

Monsieur

(Pour lui-même) Grmeuleu… (Pensant tout haut) Complètement…

 

Il grommelle dans sa soupe et fulmine. Mme de la Lavandière donne le change

 

Madame de la Lavandière (à Eglantine)

Et vous, ma chère enfant, que nous dîtes-vous de vos activités équestres ?

 

Eglantine

Eh bien, je suis inscrite pour le prochain concours de sauts d’obstacles de la s…

 

Monsieur (pensant tout haut)

Complètement…

 

Eglantine

..d’obstacles de la saison. Je pratique toujours avec un grand plaisir ce sport. J’aime également chevaucher régulièrement en forêt, avec mes amis lads.

 

Monsieur (assez fort)

…abracadabrantesque !

 

 

Madame, Eglantine (ensemble)

Oh ! Mais çà suffit maintenant !

 

Mr de la Lavandière soupire. Georges-Henri rit sous cape. Madame est furibarde. Mme de la Lavandière semble peinée. Troisième silence gêné

 

Madame de la Lavandière

…Voyons, poursuivez, ma chère Eglantine. Vous êtes inscrite à des concours, alors ? Mais c’est tout à fait épatant. Cependant, pour une jeune fille bien comme il faut comme vous, cela n’est-il pas…je veux dire…enfin…

 

Eglantine

Ouuiii ?

 

Madame de la Lavandière

Je veux dire…Le saut d’obstacle, n’est-ce pas…Ce doit être assez…violent…Et alors, bien sûr, vous ne montez pas en amazone.

 

Eglantine

Ah, çà, je ne risque pas ! Et vous avez raison, le saut d’obstacle est à la fois gracieux quand on voit l’élan de l’animal et la tenue du cavalier sur sa monture, mais c’est aussi acrobatique, et on est assez secoué, je dois dire. C’est très…physique. Mais j’aime çà. Et je monte sur des chevaux de race de très grande allure, que j’aime beaucoup. Ce sont de vrais étalons.

 

Madame de la Lavandière

Ah, vous montez des étalons…Cela doit être très…très impressionnant…

 

Eglantine

Assurément. Surtout lorsqu’on les mène à la jument. C’est un spectacle extraordinaire.

 

Madame de la Lavandière

Ah bon ? Ah, euh…oui, bien sûr. Oh…je…vous voulez dire…

 

Eglantine

La saillie. Oui, tout-à-fait. Ces animaux sont tout simplement grandioses, et leur accouplement est une chose fort impressionnante à voir. Un spectacle de la nature dans toute sa splendeur. C’est un sacré travail que celui de boute-en-train, je vous en fiche mon billet.

 

Madame de la Lavandière (gênée)

Ah, bien, bien…

 

Madame

Enfin, Eglantine chérie, tout cela est naturellement fort intéressant, mais n’allez pas indisposer Madame de la Lavandière avec ce genre de…ces choses très…

 

Eglantine

…dégoutantes, maman ? Mais je n’ai pas le sentiment de choquer qui que ce soit, à commencer par vous-même, qui êtes toute ouïe dès qu’on parle d’étalon et de cravache…

 

Madame sursaute

Madame

Oh ! Voulez-vous bien vous taire, à la fin. (À Mr et Mme de la Lavandière) Excusez-la, je vous en prie. C’est le propre de la jeunesse de parler trop vite, sans savoir, et aussi…crûment, ha ha... La nouvelle génération est bien délurée, n’est-ce pas ? L’impertinence semble être devenue une valeur. Quelle époque…

 

Eglantine

Mais non, chère maman, je vous trouve bien sévère. Moi, je suis au contraire pour les échanges intergénérationnels. L’énergie et l’impétuosité de la jeunesse associée à la maturité, le discernement et le savoir-faire des aînés…Qu’en pensez-vous, Monsieur de la Lavandière ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (amusé)

Ah, mais…Tout à fait, tout à fait, chère Eglantine. J’abonde dans votre sens. Le mélange, le mélange ! Il n’y a que çà de vrai. Vous nous rajeunissez, et nous vous initions. En associant les contrastes, on enrichit mutuellement les parties et on répond à ses propres aspirations.

 

Madame de la Lavandière

Oui, enfin, tout de même, je vous en prie, Pierre-Honoré. Vous divaguez un peu, mon ami. Je ne vois vraiment pas en quoi… Vous ne vous rappelez pas vos incartades dans les bois en jeune compagnie, et là vous nous bâtissez une théorie… (offusquée) vraiment…

 

Monsieur

…Abracadabrantesque !

 

Madame, Pierre-Honoré de la Lavandière (ensemble)

Ooh !...

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Pfff…

 

Madame

Enfin…ce qui compte, n’est-ce pas, c’est que nos jeunes gens soient bien assortis, non ? Ces fiançailles apportent beaucoup de perspectives heureuses à nos deux familles…

 

Madame de la Lavandière

A n’en pas douter.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Absolument.

 

Monsieur

Pour la bonne marche des fabrications Schmoll, cependant…

 

Madame, Mr de la Lavandière, Eglantine (tous ensemble)

Oh !...

 

Madame

Charles !!... (À Georges-Henri) Je suis persuadée, quant à moi, que nous n’obtiendrons que des sujets de satisfaction de la part de notre jeune fiancé. Savez-vous, cher Georges-Henri, que ma fille dit de vous que vous êtes un homme, un vrai ! Elle a été enchantée de votre petite sortie de l’autre jour…Vous nous aviez caché cela, jeune homme… (Eglantine tombe des nues)

 

Georges-Henri

Euh…pardon ?

 

Madame de la Lavandière

Elle est charmante. C’est vrai que Georges-Henri ne nous donne que des satisfactions.

 

Eglantine

Moi, j’ai dit cela, maman ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Hum.

 

Madame

Oui tu me l’as dit. Que cette saillie…pardon, cette sortie t’avait comblée…

 

Eglantine

Mais enfin, maman… (À Georges-Henri) Excusez-nous, Georges-Henri. Je n’ai jamais rien dit de tel. Il n’a jamais été question de vous…

 

Madame de la Lavandière

Comment ? Alors notre Georges-Henri n’est pas un charmant homme ?

 

Eglantine

Mais si, naturellement, chère Madame. Mais nous parlions de…

 

Madame

Mais enfin ma fille, il faudra que vous m’expliquiez pourquoi un jour vous vous flattez de côtoyer un homme, un vrai, et là je reprends bien vos paroles, et pourquoi aujourd’hui, devant ses parents, vous jugez bon de me contredire. C’est à y perdre son latin. (À Mr et Mme de la Lavandière) Excusez-la, vraiment…Georges-Henri pourra certainement confirmer lui-même le compliment…D’ailleurs, je le confirme volontiers moi-même. Je veux dire…euh…

 

Madame de la Lavandière

Ah, bien. Très bien…Euh…vous disiez ?... Je n’ai pas tout bien compris…

 

Georges-Henri

Oh, mère, c’est sans importance. Eglantine et Madame sa mère ont dit tant de choses si gentilles…Je ne voudrais pas être la cause… (À Madame) Peut-être avez-vous mal entendu ?...

 

Madame de la Lavandière

Mais mon garçon, j’entends parfaitement. Je ne suis pas une gourde, tout de même.

 

Georges-Henri

Non non mère, vous vous méprenez. (À Madame) Je vous parlais à vous, chère Sim…chère Madame…

 

Madame

C’est un peu court, jeune homme…Et ne soyez pas désobligeant…si possible…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Allons allons, tout le monde est d’accord ici sur le fait que notre fils est un bon parti et un honnête homme, cela va sans dire…Et moi, je me flatte de voir cette relation se nouer avec une jeune fille pleine de tempérament, qui saute allègrement tous les obstacles ! Ah, si nos employés des usines Guβeisen und Gold pouvaient en prendre de la graine, ainsi que les vôtres j’imagine, mon cher Charles, en cette période de laisser-aller et de contestation permanente…Ah, que ne pourrions nous pas faire !

 

Monsieur

Ce n’est pas faux.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Avec des responsables pourvus d’un caractère aussi trempé que celui de mademoiselle, les affaires avanceraient et la production tournerait rond, et pour longtemps, à grands coups de cravache !

 

Madame (qui se pâme d’aise)

Mmmh…

 

Madame a un début de malaise

 

Monsieur

Tout à fait.

 

Madame de la Lavandière (remarquant Madame)

Tiens, vous…Mais qu’a-t-elle…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Vous souffrez, chère Madame ? Voulez-vous de l’aide ?

 

Eglantine

Non non, rassurez-vous. Ma mère va très bien. C’est juste que certains mots peuvent  provoquer chez elle un léger étourdissement…Une sorte d’allergie…une sensibilité exacerbée…Un problème de connexion entre l’oreille interne et l’hypothalamus, au son de  certaines associations de consonnes…Ce sont toutes ces histoires, la tension de tous ces préparatifs, qu’il a fallu mener tambour battant, à coups de cravache.

 

Madame s’affaisse légèrement sur sa chaise

 

Madame de la Lavandière

Ah bon ??? Ooh…Voilà qui est tout-à-fait étrange, en vérité. Ah mon Dieu…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (soutenant Madame)

Bigre.

 

 

 

Eglantine

N’est-ce pas, ma chère maman ?... (Elle lui tapote la main) Mère ?...Vous êtes toujours avec nous ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Des sels, peut-être ?...

 

Monsieur

Pensez-vous. Rien du tout. Çà va passer. C’est incompréhensible, mais c’est comme çà.

 

Madame de la Lavandière

Eh, bien…Mon Dieu mon Dieu…

 

Madame (reprenant ses esprits)

…euh…pardon ?

 

Mr et Mme de la Lavandière (soulagés, ensemble)

Ah…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Vous nous avez fait peur, chère Simone…

 

Madame

Oui ? Excusez-moi…Oui, j’ai de temps à autres des nausées…quand il y a trop de bruit…Merci Pierre, pour votre sollicitude…

 

Monsieur

La conversation, sans doute…Buvez-donc un petit coup, ma mie.

 

Madame de la Lavandière

Et si nous changions de sujet ?

 

Tous (sauf Monsieur)

Oui !

 

L’extra passe les plats

 

Madame de la Lavandière

…Savez-vous, chère Madame, que notre Georges-Henri envisage de se lancer en politique ?

 

Madame

En effet, je le sais. Vous pensez ! C’est même moi qui le lui ai conseillé. Je connais un sous-secrétaire d’Etat de mes relations…Auprès de qui je me suis proposée de l’introduire…

 

Monsieur

Eh bien, ma mie…Vous ne perdez pas de temps pour introduire notre jeune ami, dîtes-donc. Il est vrai que pour nos affaires…

 

 

 

Madame

Charles, vous n’entendez rien en politique, et vous savez bien que la politique peut servir nos intérêts. Ces choses là prennent du temps, et il est indispensable de disposer d’un bon réseau de connaissances et d’appuis…

 

Monsieur

Des appuis...absolument. C’est ce dont nous avons besoin, au ministère de l’industrie.

 

Madame de la Lavandière

Oh, mais c’est tout à fait passionnant, chère Madame ! Ce doit être très excitant !

 

Eglantine

C’est un art que de savoir s’appuyer sur les bonnes personnes…Ma mère est inégalable en cela.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Eh bien, Georges-Henri a bien de la chance. N’est-ce pas, mon garçon ? … Chère Madame, je suis très sensible aux efforts que vous consentez pour notre fils…C’est tout à fait réconfortant  de savoir qu’il sera présenté grâce à vous à des gens de qualité. L’époque actuelle, hélas, est tellement riche en scandales de toutes sortes, y compris jusqu’au sein du gouvernement ! Cette affaire concernant le ministre Dufour, quand j’y repense, quelle honte…

 

Monsieur

Que voulez-vous dire, exactement ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Sa prise illégale d’intérêt dans le syndicat des émailleurs. Vous savez bien…

 

Monsieur

Mais pas du tout. Vous voulez insinuer que… ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Bien entendu, mon cher. Nous sommes là devant un cas de corruption avérée, qui va le mener droit en prison. Et ce sera mérité, pour lui et pour la clique politique qu’il représente.

 

Monsieur

Allons, vous parlez sans preuve, mon cher. Le ministre Dufour a, bien au contraire, montré un réel intérêt pour la cause des industriels innovants dans le secteur, et notamment auprès de ceux qui fabriquent des articles émaillés de grande utilité. Comme…comme les Etablissements Schmoll, je vous signale…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Possible. Mais je ne parle pas en l’air. Les faits de corruption sont avérés. Le Courrier régional s’en est fait largement l’écho. Ce n’est que trop clair.

 

Monsieur

Mais comment donc. Ces gratte-papiers écrivent n’importe quoi ! Ils sont au service des opposants au parti du ministre, ce n’est pas étonnant. Ce sont des fariboles, tout le monde sait cela. Vous vous égarez, mon ami, à prêter ainsi l’oreille aux calomnies. La vérité, c’est que le ministre est un laïc convaincu, et que pour cette raison il est régulièrement vilipendé par les tenants de la religion !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais non. En aucun cas. Je me doute bien que vous ne portez pas dans votre cœur les défenseurs de l’église et de l’école privée, mais c’est manifestement vous qui êtes mal informé…et bien crédule. Ne me dîtes pas que vous soutenez ce méprisable personnage…

 

Monsieur

Quoi ? Vous me provoquez ? Moi, je vous dis que je connais la vérité sur cette affaire, et sans doute mieux que vous, d’ailleurs !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

La vérité, Monsieur Schmoll, ce sont ces parts que le ministre possède dans la Société de l’émail. Et tous ces cadeaux qu’il a reçus, aussi, comme par exemple une batterie complète d’ustensiles pour sa cuisinière. Tout çà, nous le savons.

 

Madame est gênée et tousse

 

Madame

Allons, messieurs…mes chers amis, peut-être pourrions nous parler d’autre chose ? La politique à table, n’est-ce pas…ha ha…

 

Monsieur

Mais pas du tout ! D’où tenez-vous cela ? C’est complètement faux. Vous êtes complètement dans l’erreur. Et vous persévérez, ce qui est affligeant. Errare humanum est, Monsieur Lavandière. Et vous connaissez la suite, hein…euh…C’est quoi, déjà ?...

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Perseverare diabolicum ! Et c’est à vous que ce dicton s’adresse, Schmoll !

 

Madame de la Lavandière

Voyons…Pierre…voulez-vous bien…s’il vous plaît. Ah, mon Dieu.

 

Monsieur

Peuh ! Allons donc, c’est vous qui vous laissez berner par des scribouillards de bas quartier, tous à la solde de votre parti. Des antirépublicains, une honte !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais je ne vous permets pas ! Là, vous passez la mesure ! Qui vous permet…vous êtes un coquin !

 

Monsieur

Vous plaisantez ?! Parce que vous comptez me dicter ma conduite, peut-être ? Inutile de monter sur vos grands chevaux, mon petit monsieur, car…

 

Eglantine

Papa ! Papa, enfin !...S’il vous plaît…

 

 

Madame de la Lavandière

Allons, cher monsieur, euh, Charles, voyons…Je vous en prie… (À Mr de la Lavandière) Pierre, s’il vous plaît, calmez-vous…Tout cela est sans importance, n’est-ce pas…

 

Madame

Comment cela, Madame, sans importance ? Mais de quel droit vous permettez-vous d’insulter mon mari ? Ah çà, c’est trop fort !

 

Madame de la Lavandière

Mais pas du tout, Madame ! (à Monsieur) Surtout, Charles…cher Monsieur Schmoll, je vous en prie, n’y voyez aucune…Je suis désolé, mon ami. C’est votre femme qui est très en colère,  et…

 

Madame

Comment ?! Et puis quoi, encore ? Sa femme, maintenant ! Mais allez-y, continuez de calomnier et d’injurier la maison Schmoll ! Continuez ! Cinglée vous-même !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Allons, chère amie, voyons…Ne pourrait-on pas…

 

Madame

Je suis insultée ! Et je devrais ne pas réagir ?!

 

Monsieur

Ma mie, s’il vous plaît…Vous n’avez pas été insultée…

 

Madame

Toupie !

 

Madame de la Lavandière

Oh ! Petite écervelée ! Comment osez-vous…

 

Madame dans son énervement actionne la sonnette

 

Madame (en agitant la sonnette)

Pétasse ! Ah, je vois bien dans votre jeu, à faire des yeux doux à mon mari, depuis tout à l’heure !

 

Madame de la Lavandière

Hein ? Quoi ?!...Pétasse ?!?...Vous entendez cela, très cher ?....Ooh…Marâtre ! Ignoble créature ! Diablesse ! Anticléricale !

 

L’extra apparaît

 

Madame (à Mme de la Lavandière)

Vous allez me débarrasser le plancher, oui ! Et plus vite que çà !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Allons, Simone…Voyons, Mesdames, chérie…ne peut-on pas…

 

Madame de la Lavandière

Mais qu’est-ce qui vous prend mon ami ? Vous n’allez pas conter fleurette avec cette garce, maintenant !

 

L’extra

Oui, Madame ? Euh…Madame voulait déjà débarrasser ?

 

Madame

Taisez-vous, vous. On ne vous a pas sonné, que je sache….(à Mme de la Lavandière) Garce, moi ? Qu’avez-vous encore dit ?

 

L’extra

Ah mais si, Madame. Je vous demande bien pardon…

 

Madame

Mais vous osez répondre, vous ?!... Disparaissez ! C’est un scandale !

 

L’extra craintif  se recule et reste prudemment en retrait, derrière Mme de la Lavandière

 

Madame de la Lavandière

Ha ! Voilà une maison où les domestiques argumentent et contestent ce qu’on leur dit !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Un repère de socialistes ! Une maison d’athées !

 

Monsieur

Qui n’est pas prête de s’allier avec une maison comme la vôtre, qui sent un peu trop le goupillon…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

La maison d’un imposteur de la marmite, un malappris de la gamelle !

 

Monsieur

Et vous, vous êtes un vulgaire souteneur de la gueuse de fonte, un braconnier d’or de bas étage. Un pestiféré des palmes académiques, qui déshonore la nation !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Quoi ?!? …espèce de racaille ! Raclure de bidet !

 

Monsieur

Bidon crevé ! Gamelle mal lavée ! Et rouillée !!

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Socialiste ! Bouffe-curé ! Grotesque personnage !

 

Monsieur

Usurier ! Dépravé ! Séducteur de petites filles ! Exhibitionniste des bois !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Gros plein de soupe ! Sac à merde ambulant !...

 

Monsieur

Ah je vous interdis…Espèce de… cochon !…d’appartement !!

 

Pierre-Honoré de la Lavandière (hors de lui)

Vous n’êtes qu’un…qu’un…un…un mal habillé ! Votre cravate est ridicule !

 

Monsieur (hors de lui)

Hein ?!? Qu’avez-vous dit ? AH, çà, c’est trop !! Des excuses, monsieur, tout de suite !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Rien de rien. Vous pouvez crever !… (À Mme de la Lavandière, tout en se levant) Venez ma chère, nous n’avons plus rien à faire ici. L’atmosphère y est irrespirable. Vous pourriez attraper le mal...

 

Monsieur

Ah, c’est ainsi. Eh bien, ne comptez pas trop sur ma fille pour bru.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ni vous, sur notre Georges-Henri pour gendre. Tenez le vous pour dit.

 

Georges-Henri

Mais enfin papa…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Taisez-vous, mon garçon, et levez-vous…De toute façon, vous n’auriez rien trouvé de bon à faire, ni de digne de nous, dans ses usines poussiéreuses…

 

Madame de la Lavandière

Ha ! Madame fait moins sa fière.

 

Madame

Débarrassez le plancher, mal baisée !

 

Madame de la Lavandière

Ooh…Vieille peau ! Pot de crème !

 

Madame (hystérique, qui se jette sur Mme de la Lavandière)

Hiiii ! Salope ! Bonne de curé !

 

Elles en viennent en aux mains, veulent se crêper le chignon. Eglantine et Georges-Henri s’interposent en criant. L’extra est bousculé et se prend une gifle, il renverse un plat et s’écroule

Eglantine

Arrêtez ! Arrêtez ! C’est un véritable scandale ! Arrêtez, tous ! Georges-Henri, aidez-moi…

 

Monsieur brandit un pistolet et tire en l’air

 

Madame de la Lavandière et Madame (ensemble)

Iiihhh !!

Monsieur (à Monsieur de la Lavandière)

Dehors, résidu de l’humanité !

 

Madame de la Lavandière

Venez, Georges-Henri, nous quittons immédiatement les lieux. Ah mon Dieu…Vous entendrez parler de nous, Madame, je vous le promets !

 

Georges-Henri

Mais enfin, mère…désolé, Eglantine…

 

Eglantine

Faîtes-donc, mon cher Georges. Suivez donc votre papa et votre maman…

 

Georges-Henri

Je reviendrai vous v…Au revoir, Madame…Je…

 

Madame de la Lavandière

Vous venez, oui ? Voulez-vous bien vous dépêcher… (À Monsieur) Je suis désolé, cher Monsieur…

 

Monsieur

Hélas…

 

Georges-Henri

…Désolé…

 

Ils sortent. Madame s’effondre.

 

 

Fin de la scène 2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte II, Scène 3

 

Mr et Mme Schmoll, et Eglantine sont seuls dans le salon, après le départ des De la Lavandière. Madame est abattue. Monsieur est plutôt content.

 

 

 

 

 

Monsieur

Ah, qu’est-ce que je lui ai mis ! çà fait du bien.

 

Eglantine

Il n’y a guère de motifs de vous réjouir, Papa…Ni vous, ni les Lavandière n’avez été à la hauteur…Mais je reconnais que les choses ne sont peut-être pas plus mal, en définitive… (Pour elle-même) Comment revoir Claudine, après çà…

 

Monsieur

Mmmh…Tout cela devenait…Abracadabrantesque ! …Nom d’un bidon…

 

Eglantine, boudeuse, s’enfuit

 

Madame

Ah, je meurs.

 

Monsieur

Mais non.

 

Madame

C’est la ruine. Le déshonneur. Vous nous avez assassinées, Charles…

 

Monsieur

Ben voyons. Je suis donc le responsable de tout ceci ?

 

Madame

Absolument. C’est la désolation. L’humiliation. La dévastation…

 

Monsieur

…Un véritable Missolonghi, en somme.

 

 

Madame

C’est Waterloo. Avec la honte en plus ! Regardez vous-même : tout mon maquillage part…

 

Monsieur

La guerre, quoi. Un vrai champ de bataille. Curieusement, sans cadavre…Ah si, pardon, un extra blessé, peut-être…Par votre faute, d’ailleurs. On aurait pu au moins espérer ramener un chignon ou deux en trophées, mais non…Même pas de scalp !

 

Madame (froidement, grave)

Vous allez devoir vous suicider, Charles. C’est l’honneur des Schmoll qui est en jeu. Et moi, je vais devoir entrer au couvent. Nous devrons laisser notre fille à l’orphelinat. Hélas, vous n’avez même pas la légion d’honneur, incapable comme vous êtes. Autrement, nous aurions pu l’inscrire à la maison des jeunes filles de la lég…Ah, mon Dieu…

 

Monsieur

Pauvre Eglantine…

 

Madame

Il va falloir vendre l’appartement… Et brader notre affaire…Je connais un repreneur éventuel. Mais hélas, c’est un bandit…Tant pis. Ah mon Dieu, quelle misère. Le sort s’acharne sur moi.

 

Monsieur

Et pour le suicide, permettez-moi d’y réfléchir encore quelque temps…Remarquez, je pourrais facilement me pendre ici, dans mon bureau, avec ma cravate bleue…

 

Madame

Au moins elle servirait à quelque chose d’utile, à défaut de vous aller…

 

Monsieur

Assurément. Et en plus, vous seriez ravie de la couper pour me dépendre…Eh bien, je ne pense pas que je vous donnerai ce plaisir…

 

Madame

Ne vous inquiétez pas, mon cher. Si cela vous déplaît tant que çà de mettre fin à vos jours, vous aurez la possibilité de mourir dignement en acceptant le duel que Pierre…euh, que Monsieur de la Lavandière ne va pas manquer de provoquer. Je ne lui donne pas la fin de l’après-midi avant qu’il ne revienne ici pour vous jeter son gant.

 

Monsieur

Ah mais qu’il vienne ! S’il revient, je l’exécute de suite avec mon pistolet, sans autre cérémonie. Ce sera plus efficace, plus rapide…et moins risqué. En plus, il y aura un bon motif : tentative de viol de mon épouse.

 

Madame

Mais tout cela n’est rien encore. Le pire, en prime, c’est que maintenant, toute la ville va savoir que vous avez fait du rentre-dedans à cette pouffiasse avec votre cravate bleue, malgré mes avertissements !

 

Monsieur

Ah, nous y voilà…La cravate…Un instrument de dévoiement, maintenant.

Madame

Parfaitement. C’est cette cravate qui est à l’origine de tout. Elle vous a tourné la tête, Charles. Votre entêtement à la porter malgré mes avertissements nous a attiré tous ces malheurs.

 

Monsieur

Ben voyons.

 

Madame

Et vous pouvez maintenant compter sur Monsieur de la Lavandière pour colporter cette information dans les meilleurs cercles de la ville.

 

Monsieur

Quelle information ? Que je faisais la cour à sa femme, ou que je portais cette maudite cravate ?

 

Madame

Vous le savez très bien, ne faîtes donc pas l’innocent ! Vous êtes foutu, mon cher, et ma réputation est ruinée. Je suis morte. Je n’existe plus. Ah, si seulement ce Monsieur avait pu voir mon désarroi, il vous aurait peut-être épargné… Il était si prévenant, si attentionné…

 

Monsieur

Si prévenant…Si attentionné…Non mais, je rêve ! Et pourquoi pas si séduisant ? …Il vous faisait sa cour hypocrite, oui ! Ma pauvre Ernestine, vous donneriez l’absolution à n’importe quel affairiste, du moment qu’il fait semblant de manger dans votre main et d’être sensible à vos charmes !

 

Madame

Oh !...Salaud…

 

Monsieur

Vous rêvez, ma mie, continuellement. Vous rêvez…Et Madame de la Lavandière, une pouffiasse ?...La Du Paillet, oui, c’était une toupie. Mais pas cette dame si charmante, si réservée, pleine d’empathie, elle, pour l’industriel honnête et dur au travail que je suis…Décidemment, vous divaguez. Il faut vous faire soigner, ma mie.

 

Madame

Voilà une bien peu galante observation, bien de vous ! Je vous savais déjà frustre et malotru. Mais il est manifeste qu’en plus, vous êtes un goujat et un piètre mari. Et je ne suis pas outre mesure surprise, dans ces conditions, que vous soyez devenu complètement aveugle devant cette grenouille de bénitier.

 

Monsieur

Tiens ? Elle ne m’a pas vraiment donné cette impression, voyez-vous…

 

Madame

Parce que vous ne connaissez rien aux femmes, mon pauvre ami.

 

Monsieur

Parce que je vois clair dans l’idiotie du fils, et dans la vanité du père…et dans votre petit jeu de séduction avec lui, que vous jugez sans doute plus fréquentable que moi…Eh bien, ma chère, vous pouvez bien penser ce que vous voulez, je n’en démords pas : J’ai bien fait de rabattre son caquet à cet avorton. Et sa femme vaut plus que vous.

 

Madame

N’insistez pas, assassin. Ayez un peu de décence une pauvre femme humiliée et agonisante (Monsieur tousse et ricane), que vous n’avez jamais cherché à comprendre et à satisfaire ! Ne voyez-vous donc pas la cruauté de la situation où vous nous avez mis ?... Je n’ai plus qu’une seule chose à faire pour laver cette honte…Je vais me retirer du monde, oui… Et avant cela, je vais me revêtir en noir. (Solennelle) Nous entrons en deuil, mon ami.

 

Monsieur

Mais enfin, Simone, j’hallucine ! Moi, j’ouvrirais plutôt une bonne bouteille de champagne, si j’étais vous ! Vous ne réalisez donc pas à quoi nous avons échappé ! Un concurrent direct, un malfaisant, qui aurait eu tôt fait d’absorber ou de démanteler vos usines, par l’entremise de son fils ! Par un coup d’état honteux, la marmite dorée aurait évincé de leur trône les gamelles émaillées Schmoll !! Vous devriez au contraire me remercier d’avoir si bien défendu vos intérêts ! Non, mais, avez-vous vu ce bonimenteur incompétent qui vous fait prendre ses marmites en fonte dorée pour des carrosses en or massif de Cendrillon ! Et vous, qui gobez tout, en le mangeant des yeux…Ah, vous êtes pitoyable, Simone, vraiment….Non, cette Madame de la Lavandière a bien du mérite. Voilà une femme manifestement délaissée par son mari, qui court la gaudriole avec de jeunes dévergondées. Ah, elle ne doit pas rigoler tous les…

 

Madame

Ah, ciel ! Comment osez-vous ?!? Après m’avoir tuée devant nos invités, vous voulez maintenant m’écorcher vive, sans anesthésie?!?...Cette toupie, cette guenon, qui a osé lever la main sur moi, et qui défend le pire parti politique qui soit, a votre préférence ?!? Elle qui, en plus, c’est un comble, s’est permis de vous flatter ouvertement sur votre ignoble cravate bleue, juste pour faire bonne figure à table devant vous, et juste pour me contrarier ! Je suis sûre qu’elle n’en pensait pas un mot ! D’ailleurs, elle n’aimait pas du tout celle de son mari ! C’est une preuve…

 

Monsieur

Comment çà, une preuve ? Mais décidemment, vous êtes complètement irrationnelle, ma pauvre Simone. Ainsi, lorsqu’elle disait que la cravate de son crétin de mari ne lui allait pas du tout, elle n’en pensait pas un mot ?

 

Madame

Si. Mais elle avait tord. Là, c’est différent…

 

Monsieur

Comment çà, là, c’est différent ?!…Quand on n’est pas de votre avis, c’est forcément différent…Mais enfin Simone, si Madame de la Lavandière la trouve fort à son goût autour de mon cou, et pas autour de celui de son mari, c’est son droit, tout de même ! Qu’y puis-je ?

 

Madame

Rien, en effet, vous n’y pouvez rien. Car vous êtes un idiot. Elle vous a dit cela pour vous  embobiner. Remarquez, je m’en fiche…Qui se ressemble s’assemble…

 

 

 

Monsieur

Pfeuh ! Voilà donc à quoi vous en êtes rendue, ma pauvre Simone…Des coups bas, des coups bas…De l’amertume, de la vanité…Un ego démesuré… Et la terre entière -enfin, surtout moi- qui suis, bien sûr, responsable des conséquences de toutes vos frasques ! Ah, vous me fatiguez, tiens…Je vous laisse dans votre fiel. Marinez bien, et portez le deuil si cela vous chante.

 

Il sort. Madame reste seule, prostrée. Puis brusquement elle se lève et se dirige vers son cabinet

 

 

Fin de la scène 3

RIDEAUX – Fin de l’Acte II

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte III, Scène 1

 

 

Monsieur de la Lavandière attend, un peu nerveux, debout dans le salon des Schmoll.

La table du déjeuner a disparu. Madame fait irruption, sortant de son cabinet.

 

 

 

 

 

Madame (parlant toute seule, ne voyant pas de suite le visiteur)

Il faut a-bso-lu-ment trouver un moyen…Il est hors de question de laisser les choses en l’état…Ah, mon Dieu, dans quel pétrin ce nigaud nous a…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Hum.

 

Elle l’aperçoit et se fige

Madame

Ooh !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Oui, je…Excusez-moi, Simone…Je…Je suis confus. Je voulais…Toute cette histoire, n’est-ce pas…Ma chère, je suis…désolé…si désolé…Je suis venu avec l’idée d’essayer d’arranger un peu les choses, si tant est que ce soit possible, en espérant ne pas tomber sur votre mari. Votre bonne m’a amené ici et je ne savais pas si vous étiez prévenue…Dieu soit loué, c’est vous qui apparaissez, et j’en suis tout ému…

 

Madame

Et moi donc ! Ah, je…comment dire, comment faire, je…je suis tellement attristée, moi-aussi. Je…Je n’espérais plus…vous voir ? Vous avez…Vous êtes revenu…Merci, Pierre…du fond du cœur.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Tout ceci est un terrible malentendu. Nous sommes devenus fous, n’est-ce pas. La folie nous a tous pris, vous en serez d’accord ? C’est tellement inattendu, inexplicable…Je m’en veux, naturellement. Ah, si vous saviez comme je m’en veux. Surtout, je me sens coupable…envers vous…ma chère amie…Vous êtes toujours mon amie, n’est-ce pas ? Je n’ose vous le demander…Votre mari est un fieffé imbécile, c’est un fait. Mais vous, vous, Simone…Ah, je suis anéanti…Puis-je seulement espérer…une once de charité, un regard…

 

Madame

Oui…c’est un parfait nigaud…Et moi je suis détruite, j’allais prendre le deuil. Tout ceci est la faute de cette maudite cravate…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Pardon ? Je…

 

Madame

Pas la vôtre, rassurez-vous, mais l’horrible cravate bleue de mon mari. Mais je veux vous dire,  oui, bien sûr, vous êtes mon ami…Et je suis toujours votre amie…Comment pourrait-il en être autrement... J’appréciais déjà beaucoup, beaucoup votre fils, n’est-ce pas…un si charmant garçon, avec de la conversation. Et vous aussi ! Naturellement…et plus encore, même…vous qui êtes si…si brillant…et qui avez été si aimable, si prévenant et galant avec moi…Ah mon Dieu, Pierre, que nous est-il arrivé ? Que faire ?...

 

Il se précipite et lui prend les mains

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mon Dieu, ma chère Simone, eh bien, faisons face, ensemble ! Restons amis ! Voulez-vous ?...Puis-je me considérer toujours comme le bienvenu chez vous ?...Pour vous voir ?... je le désire si fort…Je suis votre homme…

 

Ils se mangent des yeux. Madame fond

Madame

Oh…mais oui, oui. Bien sûr, oui, mon cher Pierre. Vous êtes mon ami, et je suis votre femme. Euh, enfin, je veux dire, vous me comprenez... Je suis si heureuse, je veux dire…si contente que vous soyez revenu me voir…Venez, Pierre, allons dans mon cabinet, nous y serons plus tranquille…Venez…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Oui, oui. Bonne idée. Isolons-nous et parlons, tranquillement, à tête reposée. Parlons, parlons, parlons, ma bonne amie ! Il faut parler…tout réparer.

 

Madame

Oui, rattrapons le temps perdu ! Venez, mon ami. Donnons-nous le temps pour une belle conversation, pour nous seuls !

 

Ils quittent le salon pour le cabinet de Madame

La pendule sonne

 

Mme de la Lavandière entre discrètement au salon. Elle se regarde dans la glace (à gauche), tournant le dos au bureau (à droite) de Monsieur. Monsieur sort de son bureau. Elle le voit dans la glace et sursaute

 

Monsieur (qui aperçoit la visiteuse de dos, sans la reconnaître de suite)

Oui ?

 

Madame de la Lavandière se retourne, silencieuse

 

 

Monsieur

Ooh !!!...Madame…Madame de…Madame de la…Madame de la La…la la…

 

Madame de la Lavandière (très calme, fixant étrangement Monsieur, l’air grave)

Lavandière.

 

Monsieur (immobile, pétrifié)

Schmoll…Monsieur Schmo…Vous…ici…

 

Madame de la Lavandière

Moi.

 

Monsieur (complètement sonné)

Vous…ici…je…mais…je vous aime…euh, pardon. Que dis-je…

 

Madame de la Lavandière

Je sais. Taisez-vous, grand fou. Je suis ici incognito.

 

Monsieur

Moi aussi.

 

Madame de la Lavandière

Ah ?

 

Monsieur

Euh, oui. Non. Enfin c’est-à-dire, oui et non. Euh, pas du tout, en fait. Mais je suis si seul. Je…Madame, je…Excusez-moi. Accordez-moi quelques minutes pour reprendre mes esprits. Vous me tournez la tête. Je…

 

Madame de la Lavandière

Calmez-vous, mon ami. Charles…Je suis terriblement esseulée, également. Et je ne suis pas mécontente de vous tourner la tête aussi, je l’avoue. Mais ne perdez pas pied, je ne vais pas vous manger. Je suis venue…pour vous…pour vous voir.

 

Monsieur

Oh.

 

Madame de la Lavandière

Oui.

 

Monsieur

Çà alors. Je suis le plus heureux des hommes.

 

Madame de la Lavandière (ôtant ses gants et se dirigeant vers lui)

Vous êtes gentil. Il faut que nous parlions, mon cher Charles.

 

Monsieur

Oui ? A quel sujet ? Pardon, je veux dire : ce que vous voulez…Vous êtes ici, en chair et en os…quel bonheur…Vous émaillez ma vie…Vous vouliez me parler, dîtes-vous.

 

Madame de la Lavandière

A propos de ce qui s’est passé tout récemment, ici-même. De si pénible…

 

Monsieur

Ah oui, oui…Ah, sapristi…nom d’un bidon.

 

Madame de la Lavandière (souriante)

Vous pourriez même dire : nom d’une gamelle. Et encore, le mot est faible.

 

Monsieur

Ah oui, oui…Formidable, hein…La Bérézina…La charge de la cavalerie légère…Sébastopol. Un sacré chantier, ce déjeuner.

 

Madame de la Lavandière

Oui, un beau chantier. Que mon coquin de mari et que vous-même, cuirassé de votre bon droit (elle tapote amicalement de la main la poitrine de Monsieur) et de vos bons sentiments avez bien dévasté, en conjuguant vos efforts, avant que votre furie d’épouse ne sonne l’hallali…Mais aussi un évènement qui m’a ouvert les yeux…Sur vous…sur moi…Vous êtes un homme simple….et attachant…

 

Monsieur

Ah, bon. Oui, ma chère. Mon amie. Ah, Madame, vous me comprenez, n’est-ce pas. Je le sais, je le sens…Quelle…joie de vous voir. Je suis paralysé. Que dois-je vous dire, que dois-je faire, pour réparer un tant soi peu. C’est un désastre, n’est-ce pas…Mais vous êtes venue…pour moi, dîtes-vous. Il faut arroser cela dignement, nous parlerons après. Je vais appeler Madeleine, Mad... ?

 

Madame de la Lavandière

Tch tchh, non non, laissez, Charles…Allons plutôt deviser ailleurs, hors de la vue de votre personnel et je l’espère de votre femme. J’ai pris un gros risque en venant ici, vous savez…Et je n’en ai évidemment pas parlé à mon époux.

 

Monsieur

Ah. Oui. Vous avez raison. Suis-je bête….Ecoutez, allons dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise.

 

Madame de la Lavandière (souriante)

J’allais vous le proposer…Vous êtes décidément un homme plein d’à propos…

 

Il l’entraîne dans son bureau

Monsieur

Ah, comme je suis heureux de vous voir ici, pour moi. Venez, venez chère amie…

 

Ils entrent dans le bureau de Monsieur

La pendule sonne…

 

Georges-Henri entre au salon, prudent et inquiet. Il tourne en rond, nerveux

 

 

 

Georges-Henri

Ah, bon Dieu. Quelle folie…Comment vais-je rattraper tout cela… Pourvu que ses parents ne soient pas là, je ne tiens vraiment pas à les croiser…Ah, comment m’y prendre. Comment va-t-elle m’accueillir ?...Ah, je n’en mène pas large, je l’avoue…Eglantine…Il faut que je lui annonce…Mais viendra-t-elle ?...J’ai bien peur que n…

 

Eglantine apparaît, distante et parlant calmement, presque détachée de tout

 

Eglantine

Vous voilà donc, Georges. C’est gentil à vous. Et courageux, par les temps qui courent…

 

Georges-Henri

Ah. Eglantine…Eglantine, je…

 

Eglantine

Georges, ne vous fatiguez pas en salamalecs avec moi. Je ne suis pas votre ennemie. Epargnez-moi les courbettes et les circonvolutions, s’il vous plaît. Que voulez-vous ?

 

Georges-Henri

Je voulais vous revoir…ne pas rester sur cet esclandre lamentable, dont je sors meurtri et honteux…pour vous…pour nous…Mon père est intraitable, le vôtre aussi…

 

Eglantine

Le mien est plutôt très attaché à ses usines, je dirais…

 

Georges-Henri

J’ai franchement cru qu’ils allaient en venir aux mains…Et ce sont nos mères, quelles endiablées…

 

Eglantine

Eh oui. Etonnant, hein. Mais c’est derrière nous désormais. Que puis-je pour vous, Georges ?

 

Georges-Henri

Je voulais…vous annoncer…que mon père m’envoie à Bâle, faire mes classes dans ses affaires. Vous savez, la maison Guβeisen und Gold…Vous savez, les marmites…Les marmites en fonte dorée…

 

Eglantine

Je vois très bien. Et… ?

 

Georges-Henri

Je pars dans une semaine. Pour six mois au moins, peut-être un an…

 

Eglantine

Fort bien. Je suppose que c’est une bonne nouvelle pour vous. Et ?...

 

Georges-Henri

Et euh…voyons, Eglantine. Je m’étais dit…après tout, pourquoi pas…Nos parents, certes, sont brouillés, ils se détestent désormais cordialement, mais nous…qu’en pensez-vous ?

 

Eglantine

Oh, je ne suis pas sûre qu’ils se détestent tant que cela. Les messieurs entre eux et les dames entre elles, certes. Mais laissons un peu de temps passer, et vous verrez. Ma mère semble apprécier particulièrement votre père et vice-versa, et je ne suis pas loin de penser la même chose entre mon père et votre mère, alors…

 

Georges-Henri

Ah bon. Bien. Et, euh…nous deux ? Je veux dire…

 

Eglantine

Nous deux ?...Georges... Mon bon Georges…Cela ne se peut. Nous…nous deux, cela ne se fera pas. Il faut que vous en preniez votre parti…dès maintenant.

 

Georges-Henri

Oh. Mais pourquoi, Eglantine ? Nous pouvons nous entendre très bien…Sans l’emprise de nos parents…

 

Eglantine

Pourquoi ? Voyons, Georges…Pour plein de bonnes raisons. Faut-il vous les énumérer…

 

Georges-Henri

Eglantine, je vous en prie. Tout n’est pas perdu. Au contraire, ce départ à l’est est une occasion unique, une belle espérance. Je…

 

Eglantine

Georges…Réfléchissez un peu. D’abord, vous fréquentez ma mère…

 

Georges-Henri

Oh, oublions cela voulez-vous ? Une erreur de jeunesse.

 

Eglantine

Vous n’êtes plus tout à fait un jeune garçon.

 

Georges-Henri

Oui, vous avez raison… D’accord, je reconnais m’être laissé faire, votre mère a beaucoup de charmes et, au tout début, je recherchais une…relation...L’instinct…un mouvement irréfléchi, ridicule de ma part, avec ces fleurs et … Mais c’est impossible, je ne peux construire là-dessus. J’ai été minable…Tandis que vous qui êtes jeune, belle, pleine de santé, de tempérament…

 

Eglantine

Ensuite, j’ai couché avec votre père.

 

Georges-Henri (il s’étrangle, mal à l’aise)

Oup’s. Bb…Que…non…

 

Eglantine

Si. Oh, mais rassurez-vous, il s’agissait juste d’une…erreur de jeunesse…Votre père est un homme séduisant, cela n’a pas été difficile. Une sorte de test de la famille Lavandière, si vous voulez, dans l’hypothèse où le fils tenait du père…Une expérience, quasi scientifique…et un moment pas désagréable du tout, je l’avoue bien volontiers.

 

Georges-Henri

Oh, non. Ce n’est pas vrai. Vous…

 

Eglantine (toujours froide, calme)

Si. Cela fait donc déjà deux raisons. Vous en faut-il d’autres ?

 

Georges-Henri

Voyons, Eglantine. Mais…si nous oublions tous deux ces incartades, ces petits dérapages…

 

Eglantine (songeuse)

Petits dérapages…

 

Georges-Henri

Je veux dire…que nous voyons plus loin…Ah, çà alors…çà alors…Oui, disais-je, si nous prenons de la hauteur, si nous croyons dans la force de nos volontés, de nos sentiments…nous pouvons…

 

Eglantine

Cela fait beaucoup de si, Georges. Nous ne pouvons pas, je le crains.

 

Georges-Henri

Mais je…je vous aime assez, enfin je crois…Pourquoi ne pourrions-nous pas…

 

Eglantine

Parce que je ne vous aime pas, Georges. C’est pourtant simple.

 

Georges-Henri

Oui. D’accord, vous ne m’aimez pas…Bon. Mais qu’importe ! Vous m’aimerez un jour, un petit peu, et puis davantage…Vous savez ce que c’est. Ce n’est pas si important…

 

Eglantine

Si.

 

Georges-Henri

Pourtant, au début, vous n’envisagiez pas les choses de cette façon. Vous m’aimiez bien un tout petit peu…

 

Eglantine

Non. Je ne vous ai jamais aimé, Georges. Ne le prenez pas mal, mon ami. Vous êtes un gentil garçon, finalement, et j’ai de la sympathie pour vous. Mais c’est tout. Et envisager de nouer une relation durable avec vous était, de toute façon, une erreur. Quoiqu’il se soit passé entre nos parents. Je reconnais que j’ai pêché par légèreté. J’aurais du vous en parler plus tôt…Il faut me pardonner, Georges…Mais c’est mieux comme çà, je vous assure.

 

Georges-Henri

Mais moi, moi, Eglantine, je peux vous donner beaucoup : la sécurité, la tendresse. Je suis prêt à vous consacrer beaucoup de mon temps et de mon énergie, pour vous satisfaire, vous combler, vous rendre la vie agréable…et qui sait, vous rendre heureuse…Je m’en sens tout à fait capable. Oh, je voudrais tant, je voudrais…Eglantine…Prenez ce risque, osez ! Venez avec moi…

 

Eglantine

Non, Georges. C’est non. Définitivement non. Je vous vois déçu, mais je suis convaincue que vous vous remettrez très vite. Il ne faut plus insister, maintenant…

 

Georges-Henri

Je n’en reviens pas…Ce retournement de situation, si rapide…Vous n’avez donc jamais vraiment cru en moi ?...Je ne compte pas, pour vous ? Vous en aimez un autre, peut-être ?...Je le connais ? Je vais le provoquer en duel, je…

 

Eglantine

Allons, Georges, ne faîtes pas l’enfant. Croyez-vous que ce genre d’initiative aurait l’heur de me plaire ? Pensez-vous sérieusement que c’est ainsi que vous gagneriez mon cœur ? Vous vous feriez, bien au contraire, une ennemie mortelle pour longtemps ! Je vous l’ai dit, je n’ai rien contre vous, vous avez ma sympathie…Mais l’honnêteté me commande d’être claire avec vous et de mettre fin à tous vos espoirs. Tout de suite.

 

Georges-Henri

Vous avec quelqu’un d’autre…Un autre prétendant…

 

Eglantine

Mais non…

 

Georges-Henri

Si. C’est évident. Et j’en aurai le cœur net.

 

Eglantine

Georges, non. Je vous ai dit de ne pas insister. Vous vous diminuez ainsi. Pensez plutôt à autre chose, à vos affaires qui vont démarrer à Bâle, aux rencontres que vous ne manquerez pas d’y faire. Il y aura sûrement pleins de bons partis pour vous, là-bas, vous verrez…

 

Georges-Henri

Ah oui. Et vous, vous allez fonder une famille, aussi ?

 

Eglantine

Non, Georges. Non…

 

Georges-Henri

Non ? Comment cela…

 

Eglantine

Je tiens trop à ma liberté.

 

Georges-Henri

Pfeuh ! Je n’en crois rien.

 

 

Eglantine

Georges, cela suffit, maintenant ! Ne m’obligez pas à me fâcher. Je ne suis pas tenue de vous expliquer mes projets, mes espoirs, et mes problèmes en général. Vous n’avez pas de droit sur moi. Vous n’avez pas de concurrent, si c’est cela que vous voulez savoir…Et çà ne change rien, de toute façon. Vous n’avez aucune chance avec moi, je vous le redis. N’insistez plus. C’est terminé. Je vous souhaite bonne chance à Bâle, Georges, et beaucoup de succès.

 

Elle tourne les talons et va pour quitter le salon

 

Georges-Henri

Çà vous gêne trop, de me dire la vérité ! Vous êtes lâche ! Vous en avez toujours aimé un autre. Quelle honte ! Honte à vous…

 

Eglantine s’arrête net, reste immobile un moment. Puis elle se retourne, fixe Georges-Henri un instant, et refait quelques pas vers lui, décidée

 

Eglantine

Très bien…Si je vous le dis, me laisserez-vous tranquille, à la fin ?

 

Georges-Henri

…oui.

 

Eglantine

Vous êtes sûr ? Parce que vous ne serez peut-être pas très heureux de l’apprendre, cette vérité…

 

Georges-Henri

Je suis éconduit, d’accord. Mais je veux au moins savoir pourquoi. C’est mon droit. Je ne demande pas trop. Après tout ce qui s’est passé, je suis prêt à tout entendre…

 

Eglantine

Que vous croyez…Tant pis pour vous…

 

Georges-Henri

Allez-y ! Je suis tout ouïe…

 

Eglantine

J’aime votre sœur Claudine, et elle m’aime. Nous partageons les mêmes goûts, les mêmes passions. Et nous allons nous débrouiller pour vivre nos passions ensemble…Vous voilà satisfait ? …Et maintenant, disparaissez, et ne pensez plus trop à moi. Bon vent, Georges-Henri de la Lavandière…Restons amis, si vous le pouvez, après çà…

 

Georges-Henri est abasourdi. Il ne peut plus parler. Il finit par s’asseoir et reste un instant interdit…

 

Madeleine survient

 

Madeleine

Eh bien, Monsieur, vous êtes toujours tout seul ? Mademoiselle ne vous a toujours pas rejoint ? Voulez-vous que je retourne la cher…

Georges-Henri

Non non, ne vous donnez pas cette peine, Madeleine. C’est inutile. J’ai bien vu Eglantine. Nous avons parlé un peu… Je crois bien que nous nous sommes tout dit…

 

Madeleine

Ah bon. Bien. Oh, mais je vous vois…bien abattu. Voulez-vous une tasse de thé ? Ou autre  chose ? Peut-être voulez-vous voir Madame, ou Monsieur ?

 

Georges-Henri

Oh non, surtout pas. Je ne voudrais pas tomber sur eux, après ce qui s’est passé…De plus, mes parents ne sont pas au courant de ma visite.

 

Madeleine

Ah bon. Et il s’est passé…quoi donc, Monsieur ?

 

Georges-Henri

Vous n’êtes pas au courant ?

 

Madeleine

Au courant de quoi, Monsieur ?

 

Georges-Henri

Ce n’est pas grave, laissez, Madeleine.

 

Madeleine

Ah, bien. Alors peut-être préférez-vous attendre ici vos parents ? Vous ne voulez vraiment rien ?

 

Georges-Henri

Mes parents !?! Ils doivent venir ?

 

Madeleine

Ah, mais ils sont déjà là, Monsieur. Je pensais que vous le saviez. Monsieur votre père et Madame votre mère sont arrivés ici depuis déjà un bon moment…Ils sont avec Monsieur et Madame…enfin, ils ne sont pas ensemble, mais ils sont avec, n’est-ce pas…

 

Georges-Henri

Ah bon ?!? Diantre ! Oh là là, il vaudrait mieux que je file…

 

Madeleine

Ja, ach so….Mais je vous vois bien défait. Puis-je faire quelque chose ? Monsieur a l’air bien songeur…Monsieur est triste, c’est çà ?

 

Georges-Henri

Oui, Madeleine. Enfin…Oui…et non, je ne sais plus. Je réfléchis…Tout ceci est si…grotesque…c’est une leçon, pour moi…

 

 

 

 

Madeleine

Ah… Je ne comprends pas bien, Monsieur. Mais je suis bien peinée de voir Monsieur si triste. Voulez-vous votre manteau et votre chapeau, maintenant ? Aujourd’hui est sans fête pour Monsieur, mais vous reviendrez bientôt, et…

 

Georges-Henri

Je ne reviendrai pas, Madeleine. C’est fini. J’ai pris congé de Mademoiselle. Définitivement…

 

Madeleine

Oh…

 

Georges-Henri

Et vous, Madeleine…Votre séjour en Alsace s’est-il bien passé ? En tout cas, vous êtes revenue avec une charmante mine…

 

Madeleine

Oh, Monsieur est très gentil. Oui, j’ai passé deux jours merveilleux à Kühldorf. Merci, Monsieur.

 

Georges-Henri

Je m’en vais, Madeleine.

 

Madeleine

Oui. Votre chapeau et votre manteau, tout de suite.

 

Georges-Henri

Je m’en vais vraiment…A Bâle, pour les affaires de mon père. Pour quelques mois au moins, peut-être des années.

 

Madeleine

A Bâle, Monsieur ? Oh, mais alors vous serez tout près de chez moi, à Kühldorf, en Alsace ! C’est une bien belle région, vous savez. Vous irez bien un peu dans mon pays ?

 

Georges-Henri

Euh…Je ne sais pas. C’est près de chez vous, vous dîtes ?

 

Il se lève. Il sort du salon avec Madeleine, en devisant aimablement. On entend encore les bribes de conversation ci-dessous, tandis qu’ils s’éloignent

 

Madeleine

Oui oui ! Ah, je suis bien contente de savoir que vous allez près de chez moi. Vous verrez, c’est si joli…

 

Georges-Henri

Ah oui, bien, bien. Vous êtes très persuasive, Madeleine. Je vous crois bien volontiers. Qui sait, on se reverra peut-être un jour, là-bas ?

 

Madeleine

Oh oui, Monsieur ! Cela me ferait très plaisir. Quand partez-vous ?

 

Georges-Henri

Eh bien, dans environ une semaine. Il faut encore que j’arrange quelques détails, n’est-ce pas…

 

Madeleine

Vous nous donnerez des nouvelles, alors. N’est-ce pas ?

 

Georges-Henri

Vous êtes gentille…Oui, je vous donnerai de mes nouvelles, Madeleine…à vous.

 

Madeleine

Tenez, Monsieur Georges-Henri…Vos affaires. Au fait, je m’appelle Annette. Annette Webin. C’est Madame qui a décidé que je m’appelais Madeleine.

 

Georges-Henri

Georges, Madeleine. Pas Monsieur. Appelez-moi Georges. Oh, mais, dîtes-moi, Madeleine…Euh, pardon, Annette…

 

Madeleine

Ja, Monsieur Georges ?

 

Georges-Henri

Vous n’avez jamais songé à…quitter le service de Madame Schmoll ?...Parce que je me disais…Une idée…çà ne vous tenterait pas, un emploi pas loin de chez vous ? Je veux dire…à mon service, pour m’aider, à Bâle ?

 

Madeleine

Oh…Monsieur Georges…Je ne sais…Vous êtes bien gentil…

 

Georges-Henri

Réfléchissez…Je suis encore là une semaine. Au revoir, j’espère…Annette…

 

Madeleine

Au revoir…Georges…

 

 

 

Fin de la scène 1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte III, Scène 2

 

 

Le salon des Schmoll, vide. La porte du cabinet de Madame (à gauche) s’ouvre doucement, Mr de la Lavandière entre précautionneusement dans le salon. Il s’interrompt brusquement, car la porte du bureau de Monsieur est en train de s’ouvrir précautioneusement également. Il fait alors immédiatement volte face et s’engouffre à nouveau dans le cabinet de Madame.

 

Monsieur paraît, prudemment, jetant un regard alentours et écoutant.

 

 

 

 

 

Monsieur

Tout est calme…Il n’y a personne…

 

Il se retourne et repart dans son bureau en parlant

 

Monsieur

La voie est libre, très chère. Vous pouvez y aller, venez…

 

Il disparaît. Mme de la Lavandière apparaît, prudente, entrant doucement dans le salon. Soudain, elle voit la porte du cabinet de Madame commencer de s’ouvrir, elle tourne les talons immédiatement et disparaît dans le bureau de Monsieur.

 

Madame de la Lavandière

Ouh !...hou hou hou…

 

Madame apparaît, jette un coup d’œil, attend un peu en écoutant à la ronde, puis se retourne et appelle Mr de la Lavandière tout en entrant  dans son cabinet

 

Madame

Allez-y, Pierre. La voie est libre, maintenant…

 

Mr de la Lavandière sort à pas de loup, et rassuré se retourne en faisant un petit signe d’adieu (faire durer) à Madame. Au même moment, Mme de la Lavandière sort discrètement, à reculons, du cabinet de Monsieur où elle donne manifestement des signes d’amitiés et tend sa main à baiser (on devine Monsieur qui se penche, obligeamment). Monsieur s’efface et referme sa porte, laissant Mme de la Lavandière radieuse face à lui. Mr de la Lavandière referme tout doucement la porte du cabinet de Madame en lui faisant de petits signes. Mr et Mme de la Lavandière sont maintenant tous les deux dans le salon, faisant face chacun à une porte. Ils retournent ensemble et se voient

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Ha !...

 

Madame de la Lavandière

Iiiih !!

 

Ils se regardent, stupéfaits

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Vous, ici ?!?

 

Madame de la Lavandière

Mais que…Et vous donc ?

 

Ils s’observent et se gaugent

 

Pierre-Honoré de la Lavandière et Mme de la Lavandière (ensemble)

Alors, çà !! Çà alors !

 

Pierre-Honoré

Attendez, très chère, je peux expliquer.

 

Madame de la Lavandière

Ben voyons. J’entends bien.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais, vous-même…Oh…

 

Madame de la Lavandière

Quoi, oh ?...Je suis venue essayer de réparer vos bêtises…si possible…et la tâche est rude…Aussi ne vous en ai-je point parlé. Vous êtes tellement buté, mon ami !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Réparer ?!...Avec Schmoll, cet abruti ?

 

Madame de la Lavandière

Chhhhhut…moins fort !

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Jamais ce genre d’individu n’entend raison. Dîtes-moi plutôt que vous êtes venue vous rabibocher avec lui, au moins ce sera plus honnête…

 

Madame de la Lavandière

Absolument mon époux ! On peut le dire comme çà ! Car vous n’entendez pas grand-chose à la diplomatie, et il faut bien qu’une femme se dévoue pour dénouer la situation inextricable où vous nous avez mis tous. Vous vouliez vraiment finir cette histoire dans un duel des plus honteux, où vous auriez pu laisser votre peau ? C’est cela que vous vouliez ?...Et vous-même, je suppose que c’est pour mener des tractations de la plus haute importance que vous rendez visite à Madame Schmoll, cette toupie sans nom, y compris jusque dans ses appartement privés ?

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

CHhhhht !! Allons allons, ma mie, ne le prenez pas de haut comme çà avec moi, je pense que ce n’est pas approprié au moment. Mettons que vous avez voulu amadouer Monsieur Schmoll pour ne pas rester sur ce détestable souvenir, mettons…Il n’empêche que vous êtes allée voir ce rustre, avec qui vos clins d’œil et vos minauderies de l’autre jour ne m’ont pas échappé, à moi. Alors épargnez-moi, s’il vous plaît, tous ces beaux discours ! En ce qui me concerne, j’ai été rendre visite à une femme blessée, qui…

 

Madame de la Lavandière

Ah oui…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

…qui nous a aimablement reçus vous et moi, et qui a été humiliée par le comportement indicible de son goujat de mari, voilà la vérité. Je me devais de le faire. Car c’est une personne de qualité, qui souffre, et notre soutien dans ces épreuves…

 

Madame de la Lavandière

Votre soutien…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mon soutien…Oui, mon soutien, ma mie, je n’ai pas peur de le dire…Nous devons nous ménager des relations et des appuis, et le sien est (il se fait plus discret, sur le ton de la confidence) déterminant, à cause des Politiques, ceci ne vous aura pas échappé, j’espère. Et c’est une dame de qualité. Son mari ne lui arrive pas à la cheville, il a des  visées détestables…et contraires à nos intérêts. Réfléchissez, ma mie…

 

Madame de la Lavandière

Ah, je vois…Au moins c’est clair, et cela a le mérite de ne pas être hypocrite. Et bien sûr, pendant que vous y êtes, vous cultivez une relation amicale et, qui sait, encore plus agréable entre vous, juste pour le cas où… Voyez-vous, en ce qui me concerne, j’ai bien peur d’être plus naïve que vous…Moi, je suis humblement venue ici plaider la cause de notre Georges-Henri…Je ne fais pas tous vos calculs…

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais non ma mie, mais non…Madame Schmoll  est une personne de qualité, c’est entendu, notre relation avec elle compte, c’est entendu, mais au-delà…N’exagérons rien, ma mie. Et vous-même, j’imagine qu’avec Monsieur Schmoll, vous avez essayé d’arrondir les angles, vous avez été aimable ? Je me rappelle qu’à ce maudit déjeuner il n’avait d’yeux que pour vous, ma chère…

 

Madame de la Lavandière

Vous exagérez, mon ami. La vindicte que vous avez eue avec Monsieur Schmoll a égaré votre jugement. Vous-même n’aviez d’yeux que pour Madame Schmoll, je vous ai bien vu, allez !

 

 

 

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais non mais non. Il n’empêche, ma mie, vous auriez pu me prévenir de votre visite ici.  Vous avez pris là une initiative qui aurait pu tourner de façon désastreuse pour nos intérêts…

 

Madame de la Lavandière

Ta ta ta ta, mon cher époux. N’en faîtes pas trop, s’il vous plaît ! Monsieur Schmoll est réconcilié, Madame Schmoll, j’imagine, se trouve dans de meilleures dispositions grâce à votre visite de courtoisie, alors…L’heure n’est pas à nous renvoyer la balle après ce déjeuner désatreux, l’heure est à reconstruire une relation honnête et équilibrée avec les Schmoll, dans l’intérêt de nos enfants, et c’est ce à quoi je m’emploie. Si vous faîtes de même, je ne trouverai rien à y redire.

 

Pierre-Honoré de la Lavandière

Mais…cela va sans dire…Nous sommes donc d’accord…Allez, ma mie, ne restons donc pas ici, nous sommes quand même dans le repaire du loup…On ne sait jamais…Cette maison est un peu, comment dire…imprévisible ! Partons…Vous venez ?

 

Madame de la Lavandière (rêveuse)

Oui oui…

 

Ils sortent, amis, bras dessus bras dessous

 

Quelques instants s’écoulent

Monsieur et Madame entrent dans le salon, quasi simultanément

 

Monsieur

Ah ! Simone !...

 

Madame

Tiens ! Tiens donc…Monsieur veuf Schmoll…Vous ne vous êtes pas encore suicidé ?

 

Monsieur (ignorant les remarques acerbes de sa femme)

Nous verrons, nous verrons. En temps utile, chère amie. Chaque chose en son temps. Mais il y a plus urgent. Je dois me rendre demain au comité directeur du congrès de la Société de l’émail, où de gros intérêts se jouent…Et puis, il y a cette affaire avec le ministre Dufour. Je n’ai pas voulu donner raison à cet imbécile de Lavandière, mais il semble qu’il y ait effectivement anguille sous roche, et nous devons en débattre pour arrêter une position conforme à nos intérêts…Naturellement, vous-même, ma mie, vous n’êtes au courant de rien…Ces cadeaux au ministre, vous savez…ces batteries de cuisines complètes…Vous n’en avez jamais entendu parler, par hasard ?... Vous qui êtes introduite auprès de lui…Mmmh ?

 

Madame

Ecoutez, mon ami. Faîtes toutes les enquêtes que vous voulez, le fait est que je n’ai rien à me reprocher concernant notre relation d’amitié avec le ministre Dufour, et je mets au défi quiconque de…

 

 

 

 

Monsieur

Çà va çà va, ma mie. On ne vous en demande pas tant. Ce qui importe, c’est que vous n’ayez pas développé avec lui une relation…disons…critiquable…qui pourrait servir l’appétit féroce de nos adversaires politiques et de nos concurrents, côté fonte dorée…Vous savez bien…

 

Madame

Je sais. J’entends bien. Mais rien de tout cela ne me vient à l’esprit... Non, le ministre est intègre, je vous l’assure, et jamais, jamais, nous n’avons fait livrer de tels cadeaux par les Etablissements Schmoll…

 

Monsieur

Ah, bon. Vous me rassurez, ma chère. Bien, je n’insiste pas…

 

Madame

Mais, j’espère bien ! Et…et au fait, votre cravate ?...vous ne la portez plus… ?

 

Monsieur

Non. Je me suis …lassé de ce modèle.

 

Madame

Tant mieux, mon ami. Vous m’en voyez ravie. Essayez-donc plutôt ces foulards, du genre de celui que portait Georges-Henri, l’autre jour…

 

Monsieur

Oui, bon, pourquoi pas. Sur ce, ma mie, et si nous allions nous promener ? Et enterrer la hache de guerre, en même temps ?...

 

Madame

Eh bien, soit. Allons-y. Je vous suis…

 

Ils font mouvement

 

Monsieur

Pensez-vous qu’Eglantine va se rabibocher avec ce Georges-Henri, Simone ? Je n’y crois plus trop, à vrai dire…Et puis, après tout…

 

Madame

Aucune idée, Charles. Mais alors, aucune idée…Et, pour tout vous dire, cela m’importe peu…

 

Monsieur

Je vais vous dire, ma mie. En plus, je pense qu’il ne la méritait pas…

 

 

Ils quittent le salon, bras dessus bras dessous. Madame a un nœud de cravate bleue dans le dos…

 

Fin de la scène 2

 

Fin de l’acte III et FIN - RIDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 


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