PROLOGUE
Ambiance Paradis - Dieu.
DIEU
Du haut de mon Jardin, éternelle demeure
Où je suis consigné, l’Humanité se meurt
D’une étrange façon. Point de bruit de canon,
Les Hommes tombent seuls sans implorer mon nom.
Il y a bien des voix, j’en entends par moments ;
Mes fidèles sujets, les derniers, clairement.
Où sont les autres voix ? Où sont-elles passées ?
À qui profitent-elles ? Pourquoi me délaisser ?
Si les Hommes m’oublient, ma mort est annoncée.
Alors je rejoindrai tous les dieux évincés.
Je suis un immortel, je ne peux pas mourir !
Et pourtant, le fait est : je me sens dépérir.
Ne m’abandonnez pas, juifs, musulmans, chrétiens !
Croyez toujours en moi, peu m’importe qui tient !
Je me contenterai de l’une de vous trois.
Je n’exige pas plus, sinon garder mes droits,
Lesquels sont essentiels pour toujours espérer.
Je n’ai besoin que d’une à bien considérer.
Pourquoi s’embarrasser de tant de religions,
Vouloir surenchérir jusqu’à l’indigestion ?
Vous êtes des milliards, au lieu de me bercer
De vos voix plaintives, l’effet vient s’inverser.
Alors arrangez-vous pour ne plus m’ignorer !
Je ne suis pas très fier, me voilà à pleurer
Comme un simple mortel, à redouter la mort,
À mendier de l’amour, quêter du réconfort.
Quel pleurnichard, je fais ! Je dois vous décevoir.
Heureusement pour moi, vous ne pouvez me voir.
Ni même m’entendre, c’est là où le bât blesse
Car je n’ai jamais su répondre à vos détresses.
Soi-disant Tout-Puissant, je serais ! Imposteur !
Menteur ! Usurpateur ! Spoliateur ! Amateur !
Ah, le beau créateur ! Assez de m’insulter.
Je dois me secouer, il est temps d’exister.
Si je veux réussir, à tout prix m’imposer,
Il est nécessaire de me coaliser.
Il est temps de prendre mon destin par le col,
Et qui peut mieux m’aider qu’un vieux copain d’école ?
J’ai toute confiance en mon frère ennemi.
Nous chercherons ensemble à revoir la copie.
Il connaît les Hommes sur le bout de ses doigts.
J’ai foi en son savoir, il en sait plus que moi.
Bien, avant sa venue, je vais m’alimenter
De quelques prières et d’amabilité.
Noir.
VERSET 1
Ambiance Théâtre.
Claire, puis Frank.
CLAIRE
« Toutes des salopes sauf ma femme ! disait-il... Ce que ça peut être con un homme quand il décide du jour au lendemain de ne plus voir la femme qui est devant lui mais la mère de ses enfants. Alors que je le gâtais dans la salle de bains… il… il… » Eh merde ! (Regarde le manuscrit)… » Il eut la lucidité de me dire… »
Bruit discret - une ombre ou une forme passe sur un des côtés de la scène.
CLAIRE
Frank ! C’est toi ?... Frank ! (Elle se dirige vers la chaise, boit une gorgée, lit son texte) « Il eut la lucidité de me dire… » (Frank apparaît derrière elle.)… Oh, tu m’as fait peur !
FRANK (Un sac à dos dans une main)
Pardon. Bon, je file. Je te laisse fermer, pense à bien éteindre.
CLAIRE
Eh ! Tu l’as lu, je le sais, je t’ai vu le terminer dans la loge. Alors ?
FRANK
Euh... oui… ton manuscrit… On en parlera à la maison, tu veux bien ?
CLAIRE
S’il te plaît, je veux savoir maintenant. Sans rentrer dans les détails, dis-moi tes premières impressions.
FRANK (Embarrassé)
Tu veux savoir… Ecoute, mon chou…
CLAIRE
A ce point ?
FRANK
Je vais être à la bourre, ce serait plus constructif d’en parler plus longuement… sur l’oreiller ! C’est bien ça, non ? L’oreiller…
CLAIRE
L’oreiller est fait pour consoler, pour adoucir les peines de la journée, signer la paix, pas pour débattre.
FRANK
C’est bien ce que je dis, sur l’oreiller pour signer la paix.
CLAIRE
O.K, j’ai capté, dis-moi simplement ce que tu n’as pas aimé, s’il y a des choses à revoir. Au moins ça.
FRANK
Tout. Tout. Déjà le titre : « Mes trois porcs d’attache » Porc : p-o-r-c ! C’est lourd. Très lourd. Franchement, j’ai été très surpris que tu aies écrit ça, mon chou
CLAIRE
« Ça », comme tu dis, est une farce comme on en jouait au Moyen Âge. C’est du théâtre de foire dans le sens noble du terme.
FRANK
Très bien, très bien. Seulement mon chou, te rends-tu compte de ce que tu as écrit ? C’est quand même… euh… enfin, c’est limite… euh…
CLAIRE
C’est quand même quoi ? C’est limite quoi ?
FRANK
C’est quand même très vulgaire et violent…
CLAIRE
Et limite quoi ?
FRANK
Pornographique.
CLAIRE
Pas toi ! Tu ne vas pas t’y mettre aussi. Oh, Frank ! Mon Frank ! Toi, qui considères le théâtre comme un laboratoire d’expérience artistique, comme un espace libre à toutes les paroles. Nous sommes des artistes, Frank, nous avons une longueur d’avance sur la société, nous participons à son évolution. Le trait est grossier, je te l’accorde, c’est normal, c’est une farce ! Grossier mais pas vulgaire ; insolent mais pas violent ; provocateur mais pas pornographique. Comment peux-tu dire ça, toi ?
FRANK
Selon toi, participer à l’évolution de notre société c’est se pavaner à poils sur scène pendant une heure trente avec une tête de cochon et un tire bouchon dans le derrière ?
CLAIRE
Premièrement, si tu as bien lu, je ne serai pas la seule à porter une tête de cochon ; deuxièmement, je spécifie bien que la comédienne peut se vêtir d’un bustier, d’une guêpière ou d’une culotte couleur chair ; troisièmement, je ne serai pas la première comédienne à jouer seins nus sur scène et dernièrement, c’est plus profond que ça !
FRANK
Tu as le sens de la formule, toi.
CLAIRE
Le cochon dénonce l’hypocrisie de l’homme religieux ! L’homme veut la femme cochonne, ça l’excite alors qu’il déteste sa représentation ! Je renvoie tous ces religieux à leur frustration sexuelle, à leur perversion !
FRANK
Premièrement, ce ne sont pas tous les religieux qui détestent le cochon, et… et dernièrement, je vois où tu veux en venir, et tu as raison : il y a un public pour tout et ton texte a nécessairement un public, mais pas dans ce théâtre.
CLAIRE
Qu’en sais-tu ?
FRANK
Notre public connaît notre programmation depuis des années. Il vient pour ça. Pour se distraire.
CLAIRE
Pour des sujets futiles, quoi !
FRANK
Des sujets du quotidien. Le couple n’est pas un sujet si futile que ça. C’est un sujet éternel qui se décline à l'infini. Notre public alterne entre le rire sincère et le rire coupable. Et ce rire est un miroir dans lequel reflète la face pudique, intime de sa personnalité. Et là, pour le coup, je me plais à penser que nous participons à l’évolution de sa réflexion sur le mariage, le célibat, le libertinage, la sexualité, l’amour tout genre confondu. Et puis c’est très gratifiant de faire rire !
CLAIRE
J’en ai assez de jouer des comédies sous la ceinture ! Assez de jouer les putes, les nymphos, les courtisanes, les pétasses, les frustrées.
FRANK
Je comprends, seulement, tu le fais bien, mon chou. Le public t’adore. Il vient pour toi, pour voir ton énergie. Le désir que tu suscites aussi. Il n’est pas là pour t’entendre agresser les croyants, surtout en ces temps difficiles.
CLAIRE
C’est donc ça ! Tu as peur des réactions du public.
FRANK
C’est à prendre en compte mon chou…
CLAIRE
Arrête de m’appeler « mon chou » ! Incroyable, tu as la pétoche… Tout le reste, c’est du bla bla…
On entend les cloches d’une église qui annonce l’heure.
FRANK
Ah, l’église annonce les cinq coups de 17 heures. On continuera cette conversation à la maison, je dois partir, Bruno m’attend pour les costumes.
CLAIRE
Ce texte est aussi une démarche féministe, de mon droit à disposer de mon corps comme je l’entends ! Une femme ni coupable, ni victime. Maîtresse et esclave, passive et active, humiliée et méprisante. Ne sens-tu pas l’opportunité de sortir ton théâtre de l’anonymat ?
FRANK
Sortir de l’anonymat pour faire la « Une des Faits Divers », oh que non ! Je n’ai pas cette prétention. Je suis propriétaire d’un théâtre de quarante places au fin fond du pays ! Je ne pèse pas lourd. Il est ouvert à des amateurs et à quelques professionnels comme toi. Il y a des lieux pour ton texte, comme pour le nu.
CLAIRE
Si tu m’aimais, tu le monterais.
FRANK
C’est parce que je t’aime que je refuse de monter ce projet, mon ch… Tu as entendu l’église ? Elle est à l’autre bout de la ruelle. Une ruelle que tu empruntes chaque fois que tu viens au théâtre, qu’empruntent des centaines de spectateurs, qu’empruntent des milliers de passants, des milliers de touristes. Je n’ai pas envie que les Civitas associés aux Chiennes de Garde, aux fanatiques religieux armés de machettes nous envahissent en pleine représentation ou à la sortie du théâtre ! Pas envie de déclencher une guerre de religion !
CLAIRE
Ainsi, nous sommes prisonniers des religieux sous le fallacieux prétexte de ne pas les froisser. Nous, les artistes qui sommes plus ouverts, plus tolérants qu’eux, nous devons nous incliner devant leur étroitesse d’esprit, c’est donc ça ? Je ne te savais pas si couard, si prude.
FRANK
Je ne suis ni couard, ni prude, je suis sensé.
CLAIRE
Je te prie d’être insensé ! Revendiquons le droit au blasphème ! Arrêtons d’avoir peur ! De nous auto-censurer ! Soyons audacieux ! Tant pis si on se casse la gueule !
FRANK
Si on se casse la gueule, ce n’est pas grave, si on nous casse la gueule, ce n’est plus la même chose. C’est quoi ton but ? Tu veux mener un combat contre l’homme et la religion avec ton mouvement féministe pro-sexe post porno punk ? (Commence à partir)
CLAIRE
Tu sais combien ce projet me tient à coeur… Travaillons le texte ensemble, je suis prête à faire des concessions sur tête de cochon et tire bouchon ! J’ai besoin de ton soutien.
FRANK
Tu as mon soutien. Vois avec d’autres théâtres, si tu veux. Je ne t’en tiendrai pas rigueur. Je file, je suis vraiment à la bourre. A tout à l’heure.
Il sort.
VERSET 2
CLAIRE
Méfie-toi ! Je suis connue, il y aura bien un directeur lubrique qui me montera... qui le montera ! (Un temps - boit une gorgée d’eau) Je ne pourrai jamais faire ce que je veux dans ce théâtre ! Moi qui ai un Master d’Astrophysique, je suis tombée bien bas… (Parcourt son texte, puis se place avant-scène, déconcentrée et agacée) « Alors que je le gâtais dans la salle de bains, il eut la lucidité de me dire : « Quand tu seras mère, ta bouche ne servira plus qu’à embrasser nos enfants... » … J’ai vite compris qu’il trouverait une maîtresse pour combler ce manque ; je ne serai plus considérée femme mais mère de SES enfants… »
Bruit discret - une ombre ou une forme passe d’un côté à l’autre fond-scène.
CLAIRE
Frank !... Frank, c’est toi ?... (Revient avant-scène, très préoccupée)… « … Alors, j’ai pris mes clics et mes clacs et me suis enfuie... »
Soudainement un intrus vêtu complètement de noir apparaît derrière Claire - Bruit - Claire se retourne mais l’intrus épouse les mouvements de Claire - s’ensuit une chorégraphie où Claire ne voit pas l’intrus.
CLAIRE (Préoccupée)
Bon, j’en ai marre, moi aussi je prends mes clics et mes clacs, je suis fatiguée.
Claire enfile son manteau, enroule négligemment son écharpe autour du cou, rentre sa bouteille d’eau dans son sac, se saisit du manuscrit, se retourne et fait face à l’intrus.
CLAIRE (Elle pousse un cri aigu)
Ah !!! Putain, vous m’avez fait peur !
SATAN (Calme et souriant)
Le contraire m’aurait contrarié.
À partir de cet instant, le noir doit illustrer l’angoisse et l’inéluctable, il va envahir peu à peu la scène.
CLAIRE
Comment ?!
SATAN
Voilà des millénaires que je fais peur. Il n’y avait aucune raison que ça change aujourd’hui. Maintenant, peut-on parler de peur ? Non, tout juste une surprise. Rassurez-vous, ça m’a réjoui. Ça fait toujours son petit effet, ça flatte mon ego. Toutefois, pour votre gouverne, on me prête de plus grandes terreurs, de plus grands frissons, de plus grands effrois. Je suis coupable des pires fléaux, des pires crimes depuis que le monde est monde... pour être plus précis, depuis l’Ancien Testament.
CLAIRE
L’Ancien Testament... ?!
SATAN
Eh oui, plus de quatre mille ans de maléfices, quand même !
CLAIRE
Vous... vous êtes venu pour... pour le texte... c’est ça ?
SATAN (Comme s’il était dans ses pensées)
Je suis venu pour toi, Eve.
CLAIRE
« Eve »... ?
SATAN
Je te tutoie, on se connaît depuis si longtemps...
CLAIRE
C’est comme ça que vous m’appelez ?
SATAN
Depuis l’Ancien Testament, justement !
CLAIRE
Vous... vous devez faire erreur, mon nom n’est pas Eve, je m’appelle...
SATAN
Si ! Pour moi, tu es Eve ! La Eve que j’ai choisie ! Ma Eve !
CLAIRE
C’est... c’est Frank qui... qui vous envoie pour... pour me faire peur... C’est une blague ? C’est bien tenté… Tiens, je... je vais l’appeler... vous permettez... (Elle rit forcée tout en joignant Frank sur son portable, à elle-même.)... C’est bien ma veine, je suis tombée sur un fou... Putain ! Y a pas de réseau !
SATAN
Evidemment.
CLAIRE
Comment ça « évidemment » ?!
SATAN
Partout où je passe ou m’installe, rien ne fonctionne. Je suis comme dans un cauchemar, il n’y a rien de cohérent : une porte sans poignée ; une balade cul nu au milieu des passants ; un verre d’eau sans eau et pourtant on boit, on boit, on boit et on a toujours soif ; un cri muet ; une vessie pleine impossible à vider et pourtant on pisse, on pisse, on pisse au point de croire qu’on a fait au lit ! J’absorbe toutes les ondes. Regarde. (Il montre la scène plongée petit à petit dans le noir) À force de vouloir faire croire, on finit par y croire ! Et voir… Ce n’est pas ma faute, on m’a donné d’immenses pouvoirs et j’en abuse.
CLAIRE
Vous... vous êtes qui au juste ?
SATAN (S’amuse à jouer au quizz)
La petite voix qui invite à la corruption, au mensonge, au mauvais choix, au crime : je suis…? Je suis Prince en mon royaume des Ténèbres, je suis Le Malin, Le Mal, le mal absolu ; je suis une compilation de Lucifer, de Belzébuth, de Samaël, de Shaitan : je suis…? Je suis Le Tentateur, Le Séducteur, Le Serpent, celui responsable de ta grande curiosité, Eve, et par ma faute, repose sur tes frêles épaules le poids du péché originel. Moi, l’Ange Déchu, toi, la Femme, avons été condamnés à la malédiction éternelle : je suis … ? Je suis Satan !
CLAIRE
D’accord… Même les mauvaises blagues ont une fin, vous savez.
SATAN (Comme à lui-même)
J’ignore pourquoi il m’a appelé.
Tout en échangeant, Claire tente de fuir mais Satan épouse ses mouvements pour lui barrer le passage comme si de rien n’était.
CLAIRE
Qui ? Frank ?
SATAN
Dieu, voyons !
CLAIRE
Hein !!!
SATAN (Même jeu)
Serait-ce la fin ?
CLAIRE (Cessant de fuir, figée)
Quoi…? La… la fin ?! Pour qui… ? Vous n’allez pas me faire du mal…?
SATAN (Même jeu)
J’ai comme dans l’idée que ce vieux croûton sera subjugué par ta science théâtrale.
CLAIRE
D’accord, j’ai compris… Je jure de ne pas jouer la pièce… tenez, je vous donne le manuscrit…
SATAN (À Claire)
Tu as déjà préparé ton discours, merveilleux !
CLAIRE
Je ne comprends rien à ce que vous dites…
SATAN
À nous deux, nous avons l’opportunité de prendre notre revanche sur Dieu. Et sur les hommes !
Claire se saisit de la chaise pour maintenir Satan à distance.
CLAIRE
J’en ai assez, je dois être ridicule à vos yeux, mais ne m’approchez plus ! Je vais partir et…
SATAN (Comme si de rien n’était)
Oui, Eve, tu as raison, il est grand temps de partir !
Satan balaie l’air d’un geste aérien - Claire, comme possédée, résiste à la chaise qui l’emporte vers la sortie.
CLAIRE (Cris de terreur)
Frank !!! Au secours ! Au secours ! A moi !
Satan disparaît à son tour.
Noir.
VERSET 3
Ambiance Paradis - à l’extrémité de la scène, un drap recouvre une forme immobile.
DIEU
Qu’est-ce donc cet amas ? Je ne l’ai jamais vu.
D’où peut bien provenir cet étrange imprévu ?
Tant de siècles passés sans le moindre embarras,
Me voilà tout d’un coup pourvu d’un débarras.
Comment l’interpréter ? Avenant ? Menaçant ?
Le dernier peut rimer avec : « Mon remplaçant » !
Si telle est ma pensée, j’ai toutes les raisons
D’être préoccupé par cette trahison. (Se précipite sous son Arbre à Voix)
Vite ! Les voix ! Les voix ! Je les entends encore !
Bien que négligeables, elles ravivent mon corps.
Je sais mon temps compté, je ne suis pas niais. (Sort de son Arbre à Voix)
Les voix disparaîtront, moi, dans le panier
Je serai expédié chez les dieux démodés.
Voilà bien trop longtemps que sont jetés les dés,
Tout est déjà écrit. Oh, que l’Homme est ingrat !
Sous peu, il signera la fin de mon contrat
Pour un autre contrat et pour un autre dieu !
Et encore et encor ! Que l’Homme m’est odieux.
Il est insatisfait depuis la nuit des temps.
Ainsi, il en sera jusqu’à la fin des temps.
Sous le drap, la forme bouge un peu - Dieu se place avec prudence devant le drap - la forme ne bouge plus.
Ça bouge, ça remue, ce n’est donc pas inerte !
Nous sommes deux vivants, ici, les plantes vertes
Et moi. Je n’aime pas cette chose qui traîne,
Il me faut la jeter loin du Jardin d’Eden.
Pourquoi m’embarrasser d’inutiles scrupules ?
Qui pourrait dire ici, je suis une crapule ?
L’Homme mon créateur ?! Quel don a ce dément ?
Aucun assurément !
Alors que Dieu s’apprête, d’un coup de pied, à basculer la forme dans le vide - sous le drap, de petits gémissements se font entendre.
Que sont ces grondements ?
Seigneur Moi ! Je m’en veux ! Je me suis cramponné
Au terme « Menaçant » au point d’abandonner
L’autre supposition à savoir « Avenant ».
Ce dernier peut rimer avec : « Mon revenant » !
Ce pourrait être lui ce qui gît devant moi.
Ne l’ai-je pas mandé pour venir jusqu’à moi ? (Découvre le drap avec prudence)
Des cheveux comme moi. Deux yeux, tout comme moi.
Un nez, une bouche, tout ça tout comme moi !
Mon ange, mon ami, mon fils, chair de ma chair !
Dieu plaque le corps contre lui avec effusion - apparaît Satan derrière Dieu.
SATAN
Je tiens à t’avertir : tu te trompes de chair.
DIEU (Relâchant lourdement le corps, la forme gémit)
Quel est ce malplaisant ?!
SATAN
Celui que tu attends.
DIEU
Quoi ?!
SATAN
Eh oui.
DIEU (En regardant la forme)
Lui ?
SATAN
Elle.
DIEU
Quoi ?
SATAN
Moi, je suis Satan !
DIEU
Toi, Satan !
SATAN
Moi, Satan ! Oui ! (Ecartant les bras)
DIEU
Et lui ?
SATAN
Pas lui, elle !
Je t’en prie, cessons-là cette sotte querelle !
Je suis venu à toi, toute cessante affaire.
DIEU (Se précipitant sur Satan, bras ouverts)
Mon frère, mon ami, mon fils, chair de ma chair,
Esprit de mon esprit, joie de ma création !
SATAN
Arrête de suite, cette jaculation !
C’est trop exagéré ! Oublierais-tu ceci :
Je suis ton ennemi.
DIEU
Non, tu es le Messie !
SATAN (À lui-même)
C’est plus grave que je ne le pensais.
DIEU (Tournant sur lui-même, crispé et nerveux)
Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ?
Pourrais-tu employer le langage subtil ?
SATAN
Pardon. Pour commencer garde-moi à distance.
Es-tu vraiment conscient de toute l’importance
De tes mots ? Le Messie ! Moi, le Mal absolu !
Le monde va si mal pour voir en moi l’Elu ?
Pauvre fou que tu es, je plains ta solitude,
Ça paraît justifier ton étrange attitude.
M’introniser Messie. Imagine l’effroi
De tous tes partisans ! Heureusement pour toi,
Ils ne t’entendent pas. Eh oui, le monde est sourd !
Sans vouloir te peiner, ça remonte à... toujours !
DIEU
Merci de confirmer.
SATAN
Tu m’en vois désolé.
DIEU
Permets-moi d’en douter. Me crois-tu isolé ?
Je ne suis pas si seul comme tu le prétends. (Pousse Satan vers l’Arbre à Voix)
Viens sous cet arbre, viens, dis ce que tu entends. (Impatient)
Entends-tu ? Entends-tu ?
SATAN
Je dois entendre quoi ?
DIEU
Sais-tu ce que c’est ?
SATAN
Non.
DIEU
C’est là mon Arbre à Voix !
Ce sont des prières et des incantations,
Des blasphèmes aussi et des exclamations.
Putain de Dieu ! Vingt Dieux ! Peu me chaut la façon
De décliner mon nom, je mords à l’hameçon
Très volontiers, vois-tu ; ça me revitalise.
Ces voix sont précieuses, sans elles je m’enlise.
SATAN
Si je dois écouter, commence par te taire !
DIEU
Mais c’est déjà trop long pour faire un commentaire !
Pousse-toi ! Pousse-toi ! Pourquoi n’entends-tu pas ?
Une voix gémissante se fait entendre.
SATAN
J’entends bien une voix...
DIEU
Cela ne se peut pas !
Ce n’est pas possible de l’endroit où tu es !
Te moques-tu de moi ?
SATAN
Il faut t’habituer
À écouter l’autrui. Telle une particule,
Tu t’agites en tout sens, tu cries, tu gesticules.
Entends ce que je dis au lieu de t’exciter.
Tu oublies qui je suis ? Je suis ton invité !
J’ai dit précisément : « J’entends bien une voix »,
Mais de là où je suis, pas de ton Arbre à Voix.
Plutôt que de brailler, je choisis m’amuser
De tes emportements que j’estime abusés.
DIEU
C’est quoi, ça ?! Encor lui !
SATAN
Pas lui, elle, elle, elle, elle !
Faut-il te l’enfoncer à grands coups de truelle ?!
La rime est superflue, je n’en suis pas si sûr.
Peu importe, à l’instant, je saisis la fissure
Par ta bouche même : celle qui discrimine
Le sexe féminin. J’en comprends l’origine.
Depuis la nuit des temps, « Il » l’emporte sur « Elle ».
Seul un mâle écrase toutes les pluri-elles.
DIEU
De mes emportements, tu choisis t’amuser !
De tes accusations dois-je m’en amuser ?
Encor un de tes tours pour m’entendre rager.
Tout est jeu avec toi et me laisse piéger !
Il m’est difficile de garder mon sang-froid.
Ton statut d’invité te donne-t-il le droit,
Continuellement, de me vilipender ?!
Est-ce si amusant de tout désaccorder ?!
Voilà, tu es content, j’ai craqué de nouveau !
Mais regarde-moi bien : je ne suis pas un veau !
Je suis un cacochyme et là où mon bât blesse :
L’inscience des femmes, l’une de mes faiblesses.
J’en ai plusieurs, je sais, mais je finis ma stance.
Ne peux-tu m’accorder d’honnêtes circonstances ?
En tout cas sur ce point, ne cherche plus querelle.
J’aimerais tant pouvoir dire comme toi «Elle».
Alors maudis plutôt ma solitude infâme ;
Prisonnier des hommes, jamais je n’ai vu femme.
L’Homme est le singulier, lui seul tient le fouet
Je suis entre ses mains son éternel jouet. (Un temps)
Tu pleures, mon ami ? Est-ce là l’expression
D’un trouble sincère suite à ma confession ? (Réalise son erreur)
Tu es bien le Malin, j’aurais dû me méfier,
Quel innocent je fais ainsi à me confier !
SATAN
C’est dans ma nature, tu le sais, de truquer.
Pense ce que tu veux, je comptais t’éduquer
Pendant que tu parlais ; ça me semble impérieux.
N’y vois là aucun tour, ce serait injurieux. (Se dirigeant vers le drap)
J’ai pris soin d’amener, comme tout invité,
De quoi satisfaire ton émotivité.
Approche, ne crains rien, ce n’est pas une ruse.
Approche te dis-je ! Tu connais cette intruse ;
Tu as même pensé que c’était ma personne.
Je t’ai laissé dire jusqu’à ce que je sonne,
Tant j’étais ennuyé, l’arrêt de ta méprise.
Adonc, je suis venu avec une surprise.
Eve, ta création !
DIEU
Nous savons moi et toi
Que je n’ai rien créé, mais j’apprécie, crois-moi.
Ainsi tu es venu avec Eve, et Adam ? (Rejoint Satan)
SATAN
Jamais tu n’as vu femme et tu parles d’Adam ?!
Laisse-le où il est, et viens donc l’admirer.
Donne ta paluche. (Dieu ne comprend pas le mot) Ta main, pour l’explorer !
De son sommeil profite et laisse-toi conduire
De ma main experte, cela va te ravir.
Pour commencer : les seins ! Le lieu incontournable !
Le passage obligé d’un touché agréable.
D’une dune à l’autre, du bout des doigts, flâner
Sans jamais laisser...
DIEU
... quoi ?
SATAN
... les tétons se faner.
Vois, même sous le drap, perçois-tu les rondeurs ?
DIEU
Oui.
SATAN
Là, le mamelon, perçois-tu la raideur ?
DIEU (Troublé)
Oui.
SATAN
Assez contourné ! Sans esprit graveleux,
Seul, je t’invite à voir le triangle pileux.
Nous sommes bien d’accord : voir n’est pas tripoter. (Dieu ne comprend pas le mot)
Toucher de la main !
DIEU (Offusqué)
Non !
SATAN
Suis-moi de ce côté. (Satan se place aux pieds d’Eve)
Ne perdons pas de temps. Sans vouloir t’offenser,
Voilà un lieu sacré à ne jamais blesser. (Il soulève un peu le drap)
DIEU (S’en défendant)
Bien sûr !
Satan soulève le drap - dans un premier temps, il plonge la tête, et dans un deuxième temps après avoir exploré, en ressort.
SATAN
Je passe avant. Me voilà confondu !
J’aurais dû m’en douter, le gazon est tondu !
DIEU
Qu’appelles-tu « gazon » ?
SATAN
Le triangle n’est plus.
DIEU
Le lieu est profané !
SATAN
Le lieu n’est plus poilu !
Nul besoin de beugler, ce n’est pas ennuyeux !
DIEU
Vrai ?
SATAN
Tu as sous le drap de quoi ravir tes yeux.
DIEU
Vrai ?
SATAN
Sous le textile, la vue est dégagée.
Devine l’orchidée…
DIEU
Une fleur ?!
SATAN
... imagée.
DIEU
Ah !
SATAN
Ne sois pas déçu. Et ne déçois pas Eve.
DIEU
Je m’en garderai bien !
SATAN
Alors, vas-y, soulève.
DIEU (Plongeant sa tête sous le drap)
Oh ! Pour voir mieux la fleur...
SATAN
... chut !
DIEU (Ressortant la tête)
Comment s’y prend-on ?
SATAN
Tu voudrais palucher à nouveau les tétons ?!
Allons, n’abuse pas de trop de gaudriole,
Il est hors de question de t’enseigner le viol !
DIEU (Embarrassé)
Pardon ! Pardon ! Pardon !
SATAN
Tu es tout pardonné !
Tout vieillard que tu es, tu restes un nouveau-né.
Il est légitime de se laisser aller.
Mon rôle est de veiller à ne point t’emballer.
Justement, remballons ! Le cours est terminé.
Tu as assez appris, assez examiné !
La science des femmes, comme c’est envoûtant !
Si on n’y prendre garde, ce peut-être saignant.
DIEU
J’ai comme un sentiment de m’être fait roulé.
Sans cesse tu t’amuses à toujours simuler.
A peine convaincu, je suis pris en défaut
D’un trop plein d’émotion. Quoi est vrai quoi est faux ?!
Tu as bien remarqué que je suis très sensible,
Et de cette corde, tu t’en fait une cible.
De ma naïveté, tu t’en fais une joie.
Entendu, j’ai compris : pour toi, je suis une oie !
Si je soustrais ton nom, qu’est-ce que je connais ?
À bien y regarder : rien, je le reconnais.
On ne s’est jamais vu ; ce que je sais de toi,
Je le tiens des hommes, de leur terreur pour toi.
SATAN
Je ne suis pas le seul à les terroriser.
Combien de morts pour toi t’es-tu autorisé ?
DIEU
Nous savons moi et toi que je suis innocent.
SATAN
Que tu le veuilles ou non, Dieu est souillé de sang.
DIEU
Encor tu prends plaisir à porter des coups bas.
Je n’ai aucune envie de suivre ce débat.
Je ne t’ai pas mandé pour un affrontement.
Tu es plus fort que moi à cet amusement.
Parlons d’importance : ce pourquoi tu es là.
Ta présence en ce lieu ne te surprend-elle pas ?
N’est-ce pas étrange notre conversation ?
N’est-ce pas le signe d’une émancipation ?
En profiterai-je, moi qui me sens mourir ?
Si je t’ai réclamé, c’est pour nous secourir.
SATAN
Peux-tu être plus clair ? De quoi me parles-tu ?
DIEU
Ne fais pas le malin ! Pourquoi es-tu venu ?
SATAN
Je ne fais pas, je suis.
DIEU
Vois, je suis épuisé !
Pourrais-tu écouter mon pressant exposé ?
Je te supplie Satan…
SATAN
Ça me paraît bien grave.
DIEU
Ça l’est.
SATAN
Bien. Je jure ne mettre aucune entrave
À ton pressant récit. Je t’écoute impassible.
DIEU
Nous sommes nés d’écrits, des feuillets de la Bible,
Notre berceau à nous. Une suite de mots,
De contes insensés écrits sur notre dos.
L’Homme nous a créés pour son petit confort.
Pour se tranquilliser, apprivoiser sa mort.
Il oblige les siens à croire en moi et toi.
Il conçoit le Bien : moi. Il conçoit le Mal : toi.
L’Homme veut encor plus, il crée d’autres courants.
Et nous voilà tous deux logés dans le Coran.
L’Homme veut toujours plus, sans scrupule, il infecte
L’esprit de la Bible pour justifier des sectes.
Dieu unique j’étais, l’Homme me multiplie ;
Ainsi il me prête d’autres traits, d’autres plis.
D’églises en mosquées, partout, en moi, il croit.
Et plus il croit en moi, plus il me prie, je croîs.
Des plus simples croyants aux plus hauts dignitaires,
Papes, Rabbins, Imams, tous, ils m’ont donné chair.
Et j’ajoute à ceux-là : les gourous et sorciers !
Pareil à un Golem, tous, ils m’ont mis sur pied.
Esseulé dans mon coin, je reçois leurs fréquences,
Douces incantations, ignobles confidences.
Je me nourris à plein de ces ondes vocales.
Ces voix m’aident à vivre mon Eden carcéral.
Les siècles défilants, l’homme croit moins en moi,
Et moins il croit en moi et plus j’ai peur pour moi.
Mais ce qui est folie : ma peur est mon miroir !
Sans elle, m’entends-tu, je n’aurais pu me voir.
Je ne suis ni concept, ni imagination !
Je suis de chair, de sang, de revendications !
Alors, je me suis dit : si je sais, lui aussi.
« Lui », c’est-à-dire toi. Toi, qui est loin d’ici.
Il m’a fallu du temps pour en prendre conscience.
Quand j’ai vu qui j’étais, j’ai tenté l’expérience,
À savoir t’appeler sans songer au comment.
Comment te contacter et par quel truchement ?
Ta présence en ce lieu serait-elle le fruit
D’un soupir, d’un souffle, d’un prodige inouï ?
Qu’importe, tu es là. Tu me donnes raison.
Et je peux à présent croire en ma guérison.
Fais-moi sortir d'ici, mène-moi chez les hommes,
Unissons nos forces, montrons-leur qui nous sommes.
SATAN
Ce n’est pas possible, c’est contraire aux Ecrits.
DIEU
Ce que nous vivons là, c’est contraire aux Ecrits !
Vois ce face-à-face, c’est signe d’un prodige !
Nous ne dépendons plus...
SATAN
Impossible te dis-je !
DIEU
Nous ne dépendons plus des caprices de l’Homme.
Bon Moi, ne vois-tu pas ? Nous sommes autonomes !
SATAN
Qu’en sais-tu ?
DIEU
Il suffit ! Je te propose un pacte.
Il est si excitant, tu parapheras l’acte
Sans plus tarder, crois-moi.
SATAN
Tu réponds à ma place ?
DIEU
Tu ne peux refuser : je te cède ma place.
SATAN
Tu veux que le Mal règne à la place du Bien ?!
DIEU
Réfléchis : croire au Mal, c’est aussi croire au Bien.
SATAN
Selon toi, je signe sans le moindre scrupule ?
DIEU
Tu es Satan.
SATAN
Dis-moi...
DIEU
Oui ?
SATAN
Qui est la crapule ?
DIEU
Je te vois débarquer avec tes grands sabots.
« Si l’Homme t’entendait, il fondrait en sanglots ! »
Oui, Dieu est immoral ! Eh oui, face à la mort,
Je suis comme l’Homme, je n’ai rien d’un cador !
Epargne-moi veux-tu, ta morale à deux sous !
Depuis la nuit des temps, l’Homme s’adapte à tout.
Il s’y fera au Mal d’autant que c’est prédit.
Un dénommé Saint-Jean ne l’a-t-il pas écrit ?
Sous le drap, Eve bouge - puis comme un papillon sortant de son cocon, elle extrait sa tête péniblement tout en gémissant - pendant la conversation qui suit, Eve va petit à petit se redresser.
SATAN
Tiens, notre créateur, enfin elle se lève !
DIEU
Notre créateur ?! Lui ?!
SATAN (Se dirigeant vers Eve)
Non, elle !
DIEU
Elle ?
SATAN
Oui, oui, Eve !
DIEU
Mais « Notre créateur », c’est genre masculin…
SATAN
L’Homme avec un grand H, c’est aussi féminin.
Que fais-tu là-bas ? Viens ! Je vais te présenter.
DIEU
Je vois très bien d’ici, je peux bien, là, rester.
SATAN
Tu dis n’importe quoi, tu as une invitée.
La moindre des choses, c’est d’être à ses côtés. (Dieu ne bouge toujours pas)
Je vois : tu es nerveux.
DIEU
Oui...
SATAN
... C’est intimidant...
DIEU
Oui...
SATAN
... Je le reconnais...
DIEU
Ce n’est pas évident...
Je n’ai jamais reçu personne en ce Jardin.
SATAN
Dois-tu te comporter comme un affreux gamin
Pour autant ? Approche... (Face à Eve) Coucou Eve, c’est moi ! (Eve grogne)
Reste-là, tu fais bien… (Face à Eve) Coucou Eve, c’est moi ! (Eve lève la tête vers Satan)
DIEU (En s’avançant vers Satan)
« Coucou Eve, c’est moi », c’est ainsi qu’on salue ? (Face à Eve)
Coucou Eve, c’est moi ! Tu es la bienvenue !
EVE (En retenant le drap qui s’échappait de ses aisselles où il était coincé)
Oh ! (Réajustant aussitôt le drap, puis jetant un œil rapide sous le drap)… Mais... qui...
DIEU
Oh les jolies dunes ! Elles ont changé d’aspect.
Aussitôt Satan éloigne Dieu d’Eve.
SATAN
Je t’engage presto à fermer ton clapet !
Satan revient vers Eve et lui parle de façon à ce que Dieu n’entende pas.
SATAN
Eve.
EVE
Eve... ?
SATAN (En s’accroupissant)
Oui, c’est toi, Eve.
EVE
Ah... ? Ah oui, ça... ça me revient...
DIEU
Je ne comprends pas bien ce qui sort de sa voix !
EVE (À Satan)
Putain de Dieu !
DIEU
… Mon nom ! Loin de mon Arbre à Voix !
J’ai entendu mon nom, loin de mon Arbre à Voix ?
J’ai entendu mon nom, loin de mon Arbre à Voix !
EVE (À Satan)
Vous ?!
Dieu exulte et parcourt, hystérique, la scène tout en répétant à l’infini le vers.
EVE
Où je suis ? Qu’est-ce que vous m’avez fait !?!
SATAN
Calme-toi, Eve...
EVE
Pourquoi je suis à poils ? Vous m’avez violée ! C’est ça... Oh putain !
Eve tente de se relever mais n’y parvient pas, ses pieds sont piégés par le drap qui l’enveloppe.
SATAN
Laisse-moi t’aider à te relever.
EVE
Ne me touchez pas, sale pervers ! Je n’ai pas besoin de votre aide !
Effet comique : Dieu parcourt en tout sens la scène, en tournant à plusieurs reprises autour de son Arbre à Voix - Eve tente désespérément de s’éloigner de Satan en se traînant sur ses fesses.
EVE
Je suis où là ? Où m’avez-vous emmenée ? (En regardant Dieu courir) Chez les fous ?!
SATAN
Je te répondrai si tu me promets de te calmer.
EVE (Hystérique)
Je n’ai aucune raison de me calmer ! Je suis où, là ? Je suis où, merde ?!
SATAN (Ses mains en porte-voix)
J’ai tout mon temps, j’ai plus de quatre mille ans derrière moi, je ne suis pas à une minute près, que dis-je, à un siècle près.
DIEU (Se rapprochant d’eux, Eve sursaute)
Oh que c’est prodigieux ! Oh que c’est prodigieux !
Loin de mon Arbre à Voix, j’ai entendu « Di-eu» ! (S’en va, exalté)
EVE
C’est qui, lui ? Qu’est-ce que vous me voulez, tous les deux ?! Je vous en prie, je veux rentrer chez moi !
SATAN (Se rapprochant d’Eve)
C’est prévu, à la condition de te calmer.
EVE
C’est vrai ? C’est vrai... je... je pourrais rentrer chez moi ?
SATAN
Je te promets de te ramener dans ton théâtre.
EVE
Ah ? Ah oui, le théâtre... Bon... Je suis calme (Un temps - énervée). Je suis calme, je vous dis !! (Dieu se met face à elle) Ah !!!
DIEU (Toujours aussi exalté)
Oh que c’est prodigieux ! Oh que c’est prodigieux !
Mon nom de vive voix, c’est joliment gracieux. (S’en va)
EVE
Pourquoi il ne se calme pas, lui ? Hein ? (Un temps). C’est pas facile de garder tout son calme avec ce fou furieux !
SATAN (À lui-même)
Si ça peut te rassurer, il me porte aussi sur les nerfs !
Toujours empêtrée dans son drap, Eve se démène pour se mettre à genou - Dieu se place à côté de Satan.
DIEU
Peut-elle répéter mon nom de vive voix ?
Dis-le lui s’il te plaît, que j’entende sa voix.
EVE (En se relevant)
S’il s’approche, je le bute !
SATAN
À mon tour, s’il te plaît, de nous laisser tranquilles,
Le temps de m’employer à la rendre docile.
DIEU
Je t’en prie mon ami, fait donc. En vérité,
En toute aménité, je la trouve indomptée.
Tu ne m’en voudras pas si je reste en retrait ?
Je crains de ramasser de malencontreux traits.
SATAN
Tu fais bien mon ami.
DIEU
Je me fais des idées...
SATAN
Non, un peu de calme, ça pourrait nous aider. (Dieu se met en retrait)
EVE
Qu’est-ce que vous complotez tous les deux ?
SATAN
J’ai réussi à le calmer pour un temps. Puis-je compter sur toi à présent ?
EVE
Oui. À condition qu’il ne m’approche pas.
SATAN
Ce bougre est inoffensif, crois-moi. Il ne faut pas lui en vouloir, en plus de quatre mille ans d’existence, il n’a jamais vu personne. Pas même moi, contrairement aux Ecrits.
EVE
Je ne comprends rien à ce que vous me dites ! Je suis chez les fous, c’est ça ?
SATAN
Tu es au Paradis, Eve.
EVE
C’est le nom de l’asile ?!
SATAN
On peut voir les choses ainsi, en effet ! Le Paradis est un asile pour tous les fidèles et serviteurs de Dieu. Ils devaient même tous s’asseoir à Sa droite. Seulement, personne n’est jamais venue. Je sais, c’est décevant, Eve.
EVE
Cessez de m’appeler Eve !
SATAN
Entendu. Quel est ton prénom ?
EVE (Troublée)
Euh... je... Je ne sais pas, je ne sais plus ! Ce que je sais, je ne m’appelle pas Eve !
SATAN
Etrange ! Tu sais ne pas t’appeler Eve, tu te souviens vaguement de moi, de notre rencontre au théâtre mais pas de ton prénom. Crois-tu aux magiciens ? Aux jeteurs de sorts ? Aux sorciers ? À Satan, Eve ?
Satan lui retire soudainement le drap, Eve est surprise de se voir vêtue en guêpière.
SATAN
Te voilà plus voluptueusement présentable. Cela change de l’éternelle feuille de vigne.
EVE
J’étais nue ! Qui... qui êtes-vous vraiment ?
SATAN
Je te l’ai dit : Satan. Tu es au Paradis, dans le Jardin d’Eden, plus précisément. Oui, je sais, c’est miteux, mais l’avantage, c’est calme, trop calme… trop perdu… trop miteux.
EVE
Je suis... morte...? Vous m’avez… Ce drap est mon linceul.
SATAN
Tu es bien vivante et nous t’avons touchée que des yeux. Je te présente Dieu.
EVE
Pourquoi parlez-vous si doucement ?
SATAN
Pour ne pas qu’il enchaîne.
EVE
« Qu’il enchaîne »... ? Qui ? Moi ?!
SATAN
Non. Les six autres pieds.
EVE (Regardant tous les pieds)
Nous ! Nous trois ?!
SATAN
Je pensais que tu avais compris.
EVE
Je dois comprendre quoi ?! J’ignore pourquoi je suis ici, avec vous. Si tout ça à un sens ! Il y a nécessairement une explication… Je suis morte, c’est ça ? Vous dites que je suis au Paradis, que vous êtes Satan, et l’autre là-bas, Dieu… On ne peut rencontrer Dieu que dans la mort. Dieu n’existe pas autrement !… C’est ce qu’on dit… S’il existe… A moins que je sois vraiment dans un asile, ce qui expliquerait le côté piteux de ce fou qui se prend pour Dieu.
SATAN
A sa décharge, il s’est fait tout seul.
EVE
Comment ça tout seul ?
SATAN
A force de faire croire, on finit par voir. Par exister.
EVE
Encore une fois, je ne comprends rien… Je veux rentrer chez moi, s’il vous plaît. S’il vous plaît !
SATAN
Si je t’ai vêtue d’une guêpière…
EVE
M’en fous !
SATAN
… c’est pour contenter mes yeux…
EVE
Pervers !
SATAN
… accessoirement pour te prouver mes pouvoirs…
EVE
Profiteur !
SATAN
… et surtout jouer ta pièce.
EVE
Ma pièce… ?
SATAN
Cette pièce te tient tant à cœur, tu l’as défendue avec tant d’ardeur que je t’ai entendue, Eve. Mais pour pouvoir la jouer, il faut impérativement que les mentalités changent.
EVE
Ah ?… Ah oui… mon manuscrit… Vous voulez que je joue ma pièce ?!
SATAN
Voici le topo : Dieu qui s’impatiente là-bas s’affaiblit de jour en jour par manque de croyants. Si ça continue, il rejoindra la boutique des Dieux oubliés : Zeus, Râ, Aton, Odin, Ninhursag et compagnie.
EVE
Et bien, il sera recyclé en rond de serviette, en débardeur moule-seins, en cendrier, en cierge, une merde pour se souvenir, quoi ! Ça sert à ça, les boutiques à souvenirs, à vendre des merdes aux pigeons !
SATAN
Ah, je retrouve ma Eve ! Tu es la bonne personne pour revoir la copie.
EVE
« Revoir la copie » ? Ça veut dire quoi, ça encore ?
SATAN
Sans le vouloir, tu as déjà amorcé une idée ! « Pigeon » ! Tu vas t’amuser.
EVE
Ça vous arracherait la gueule de parler plus clairement !
SATAN
Tu as l’occasion unique de reformater l’Humanité, Eve.
EVE
« Reformater l’Humanité » ! C’est censé m’amuser, ça ?!
SATAN
Ah oui ! Réécrire l’histoire de l’Humanité, ça me paraît très excitant, c’est un privilège ! D’autant plus si c’est une femme qui en est à l’origine.
EVE
Putain il arrive !
SATAN (Eve se réfugie derrière Satan)
Que fais-tu ?
EVE
J’ai peur qu’il me crie dessus.
SATAN
Eve, tu n’as rien à craindre de lui, c’est plutôt lui qui a tout à craindre de toi.
DIEU (Timidement)
J’avoue m’impatienter, graciez mon intrusion.
SATAN
Tu es tout pardonné, nous nous éternisions,
Il est vrai, un peu trop. Mais c’était nécessaire.
J’ai omis de jouer mon rôle d’émissaire.
J’aurais dû, je l’avoue, la prévenir avant.
Seulement, j’ai filé en un grand coup de vent.
Oui, tout fut si soudain : ton appel, mon départ.
Je n’ai nulle excuse, je prends toute ma part.
DIEU
Tu es tout excusé, comme ma créature.
Je comprends pour vous deux l’incroyable rupture
De votre quotidien pour vous voir propulser
En ce lieu irréel. C’est dur à encaisser
Et pour moi et pour vous. J’étais à mille rêves
De te voir débarquer, avec pour bagage, Eve.
C’est violent pour nous trois. Et encor plus pour moi.
Ici, nul compagnon ! Pour la première fois
De mon existence, noyé dans ce néant,
Je découvre un humain et vois enfin Satan. (À Eve)
Pour moi comme pour toi, c’est difficile à croire.
Oui, d’ici, j’entends tout mais je ne peux pas voir. (Aux Deux)
Ni répondre… Ma foi ! Oh grande joie, je vois !
Mais plus que tout, j’entends mon nom de vive voix.
EVE (Remontée)
Quoi ?! Vous vous vantez d’entendre les Hommes mais point de leur répondre ! Elle est bonne celle-là ! Moi, encore, je m’en fous de vous, mais les autres qui croient en vous.
DIEU (Tournant sur lui-même, crispé et nerveux)
Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ?
SATAN (À Eve)
J’ai oublié de te dire...
EVE
Qu’est-ce qu’il lui prend ?
DIEU (À Eve)
Pourrais-tu employer le langage subtil ?
EVE
De quoi il me parle ?! Il va se calmer ou je lui en mets une !
SATAN (À Dieu)
Patiente encore un peu, le temps de l’avertir.
Si elle hésite trop, il me faudra traduire.
Satan fait un signe de la main pour avertir Dieu qu’il s’adresse à Eve.
SATAN
N’as-tu pas remarqué que Dieu s’exprime en alexandrins ? C’est sa langue. Pour me faire comprendre, j’emploie l’alexandrin.
EVE
Ah oui, maintenant que vous le dites. Ça faisait bizarre... S’il n’y avait que ça.
SATAN
Voilà pourquoi je t’ai choisie. Tu es comédienne et tu connais nécessairement tes classiques : Racine, Corneille, Molière, Hugo...
EVE
Vous qui êtes si bien renseigné, vous devriez savoir que je n’ai jamais joué de classique ni en alexandrins ni en prose. (En soulevant ses seins) « Les Deux seins de la Trinité », « Mon coloc fait l’hélicoptère », « Toutes les mêmes sauf ma femme », « Le calendrier », voilà mes classiques. Je sais, c’est décevant. Maintenant entre ce Dieu piteux et ce jardin miteux, on n’est pas à une déception près, aujourd’hui.
SATAN
Tu ne pratiques donc pas l’alexandrin…
EVE
Ben non. Pas tous les jours, et encore moins au théâtre.
SATAN (Faussement inquiétant)
C’est fâcheux.
EVE (D’une voix étranglée)
Pour moi ?
SATAN
Je vais devoir traduire, ça risque d’être très long.
EVE
Je ne suis pas sotte, je sais ce que c’est un alexandrin, c’est douze pieds, je crois pouvoir me débrouiller.
SATAN
Je nuancerais : ce sont deux fois six pieds.
EVE
Les fameux six pieds.
SATAN
Oui. Il te faudra rimer. Peu importe la rime, Dieu n’est pas difficile comme son alexandrin qui n’est guère châtié. Dès que tu entames, poursuis autrement Dieu va enchaîner. Si tu dépasses, il va dérailler. Si tu t’adresses à moi en langage courant, fais comme moi : d’une main, fais un signe pour stopper la conversation ; de l’autre main, un signe pour t’adresser à moi ; pour reprendre, tu inverses. Avec un peu de chance, nous lui éviterons de vives émotions.
EVE
Je devrais m’en sortir.
SATAN
Sois sûre de toi. Si tu reprends ou écorches un mot, ce n’est plus un alexandrin, il sera déstabilisé.
EVE
D’accord. Bon, je vais répéter ce que je lui ai dit. (Réfléchit, compte sur ses doigts) « De là où je viens... », cinq, non. « De la planète où je viens... », ouh là, j’ai dépassé !
SATAN (À Dieu)
Eve dit : dommage de ne pas échanger
Avec l’Humanité.
EVE (En s’empressant de conclure)
Y a de quoi s’insurger, hein !
DIEU (Tournant sur lui-même, crispé et nerveux)
Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ?
Pourrait-elle employer le langage subtil ?
EVE
Qu’est-ce que j’ai dit encore ! C’est pénible à la fin ! J’ai compté mes six pieds et en plus, je conclus en rimant vachement bien. Bon, d’accord, j’ai dit : «Y a » plutôt que : « Il y a ». Avec « Y a », ça fait six. Il faut qu’il soit cool, qu’il y mette un peu du sien. Un peu de modernité, autrement, on n’y arrivera pas.
SATAN (Brutalement)
C’est fini ?
EVE (D’une voix étranglée)
Oui, je crois.
SATAN
Tu as dit : « Y a de quoi s’insurger, HEIN » ! Ça fait sept pieds avec « Hein ». Six plus « Hein », ça fait sept.
EVE
Ça m’étonne de moi. Et ça compte ?
SATAN
Tout compte dans l’alexandrin.
EVE
C’est de la mécanique haute précision.
SATAN
Non, c’est de l’alexandrin.
EVE
Dites-moi, Dieu ne serait-il pas un peu autiste ?
SATAN
C’est sa façon de communiquer, peu importe, tu dois être au service de Dieu.
EVE
Sans blague ! Ce n’est pas nouveau, ça ! Et quand Dieu décidera-t-il enfin d’être au service des Hommes ?
SATAN (À Dieu)
Eve dit : « Dommage de ne pas échanger
Avec l’Humanité. Il est temps de changer. »
Elle est tout à sa joie de te livrer bataille
Pour revoir la copie dans ses moindres détails.
EVE (Bas)
Mazette !
Satan la reprend du regard.
DIEU
J’apprécie son concours, il me va droit au cœur.
Pourtant, je te le dis sans aucune rancœur,
Eve n’est qu’un cadeau, je n’ai rien demandé.
Quand j’ai pris conscience, c’est toi que j’ai mandé.
Laissons-la à l’écart de notre face à face.
Je serais plus serein si Eve au loin s’efface.
À ce moment-là, Eve se manifeste avec spontanéité et s’aperçoit aussitôt qu’elle entame un vers qu’elle doit terminer - Satan la scrute du regard, Dieu semble inquiet - tous deux sont suspendus - Eve compte sur ses doigts - comme elle improvise, elle déclame avec prudence et avec exagération.
EVE
Eh là !... Eh là ! Eh là !... Eh là ! Eh là !... Eh là ! (Dieu commence à paniquer)
Eh là ! Eh là ! Eh là ! Que-me-chan-tez-vous-là ? (Dieu et Satan soupirent)
Sa-tan-m’a-kid-na-ppée-pour-re-voir-la-co-pie.
Je-ne-suis-pas-i-ci-pour-u-n’en-dos-co-pie !
Eve regarde Satan en soupirant fortement et en secouant sa main de soulagement.
EVE
Je m’en suis bien sortie, je ne savais pas où j’allais.
SATAN
La main ! La main !
DIEU (Tournant sur lui-même, crispé et nerveux)
Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ? Plaît-il ?
Pourrait-elle employer le langage subtil ?
Eve, penaude, évite d’intervenir.
DIEU (À Satan)
N’es-tu pas convaincu ? Laissons-la de côté.
SATAN
Tu ne peux pas nier sa bonne volonté.
DIEU
Elle ne maîtrise rien, je crains pour ma santé !
SATAN
Il lui faut maîtriser la notion d’aparté.
DIEU
Qu’est-ce une en-dos-co-pie ?
SATAN
C’est un mot compliqué,
Et en alexandrin, trop dur à expliquer.
DIEU
J’aimerais bien savoir...
SATAN
Il n’est pas important.
Il est inutile de gaspiller son temps.
DIEU
Malin comme tu es, fais-m’en un résumé.
SATAN
Mais même en résumant, je crains de trop ramer.
DIEU
Permets-moi d’insister.
SATAN
Ce n’est rien, je t’assure.
DIEU
Je veux penser l’inverse et point ne me censure !
SATAN
Loin de moi cette idée.
DIEU
Pourquoi tu la protèges ?
SATAN
Comment ?
DIEU
Je vois très bien votre petit manège.
C’est un mot encombrant et je l’ai relevé
Pour votre grand malheur.
SATAN
Quel mal à la sauver ?
DIEU
Je vois même mi-eux : vos œillades complices.
SATAN
Ça me semble évident, tu me mets au supplice !
Mieux vaut s’en amuser.
DIEU
Ah vilain, tu l’avoues !
SATAN
Cette œillade traduit…
DIEU
C’est un code entre vous.
Oui, vous prenez plaisir à vous moquer de moi !
SATAN
Ce mot est compliqué et pour elle et pour moi.
Peu habile à parler, je lui porte secours.
Mais je n’ai nulle envie d’emprunter des détours
Pour définir ce mot. Il n’a aucun rapport
Avec notre débat.
DIEU
Pourquoi le dire, alors ?
SATAN
Eve s’est emballée ! Partie à vive allure,
En commençant sa phrase, il lui fallait conclure.
Tour de passe-passe pour mari-er copie
À un mot déroutant comme « une endoscopie ».
Que tu sois perturbé, je veux bien le comprendre,
Mais de nos œillades, point ne dois te méprendre.
DIEU
Ah, comme c’est triste de passer pour un sot !
SATAN
Il n’y a pas de honte à ignorer ce mot.
Si tu y tiens vraiment, nous le verrons plus tard.
DIEU
Alors fais-moi plaisir : laissons Eve à l’écart,
Je n’en démordrai pas ! Sans ses mots bien à elle,
Je ne serais pas là à te chercher querelle,
À perdre notre temps dans un débat stérile.
Ton cadeau est exquis mais il n’est point utile.
Son humeur est instable et son langage est gras.
Tu dois dire à Eve de regagner son drap
Le temps nécessaire pour notre table ronde.
Nous seuls sommes instruits pour recréer le monde.
SATAN
Instruits ?!
DIEU
Autorisés.
SATAN
Autorisés ?!
DIEU
Capables.
SATAN
Capables ?!
DIEU
Je t’en prie, tes sarcasmes m’accablent.
Si tu n’es pas d’accord, trouve-moi le mot juste.
SATAN
Re-cré-er le monde sans Eve, c’est injuste !
Re-cré-er le monde ! Nous sommes nés d’écrits,
Nous !
DIEU
Je sais tout cela.
SATAN
Tu n’as donc rien compris ?
DIEU
Je te le répète : nous avons des acquis.
SATAN
Je ne te parle pas de notre autonomie !
Au fait, fais-moi plaisir, oublie l’exfiltration.
Je te parle d’Eve, de ta résurrection !
Je te parle d’Eve, le plus beau des cadeaux !
Eve a tant à te dire, elle en est le noyau.
Et toi, tu veux la voir regagner ses fourneaux ?!
Ne joue ni les machos, ne joue ni les salauds :
« Eve va sous ton drap, drape-toi du textile,
Confonds-toi au décor petit objet futile ! »
La faute m’en revient, Eve, je t’ai tentée.
Je me suis amusé de ta naïveté.
Je me suis fait serpent, je t’ai guidée, perdue,
Vers la Connaissance : l’arbre aux fruits défendus !
Tu as croqué un fruit, ça t’a ouvert l’esprit.
Tu as vu ton corps nu et Dieu s’en est meurtri.
Et du Jardin d’Eden, vous en fûtes bannis
Toi et ton compagnon, Adam le bien soumis.
Vous voilà tous les deux chassés du Paradis,
La honte pour fardeau et à jamais maudits.
Vous voilà tous les deux promis à la souffrance,
Pour la mise au monde, pour gagner sa pitance.
Et ce n’est pas fini ! Et Dieu de déclarer :
« Femme ennemie de l’homme et tous deux vous mourrez ! »
Dois-je continuer ce récit enfantin
Taillé à la serpe par mon alexandrin ?
Qu’importe le style, qu’importe la suite,
Ce qu’il faut retenir : c’est ton inconduite.
La premi-ère faute elle te revient, Eve.
Pas du Premier Homme, toi, toi, mill’ fois toi… Eve !
Fatwa… mille fois toi… j’ai écorché le e !
Veuillez m’en excuser. Je dois dire mille.
Confusion bien trouvée pour condamner la femme.
Fois toi, mille fatwa ? N’en faisons pas un drame !
Tiens, en parlant d’humour : Adam, le premier Homme,
Jouet d’une femme curieuse d’une pomme !
Faut-il en plaisanter ? Nous sommes les vilains,
Condamnés sans raison par d’obscurs écrivains.
Ils ont dressé deux camps : le Bien, Dieu et Adam ;
Voilà pour le premier. Le Mal, Eve et Satan ;
Voilà pour le second. Adam est la victime
De Satan et d’Eve. Sans Eve, point de crime !
Tout se déroulait bien avant l’arrivée d’Eve.
Adam était docile, il était bon élève.
Adam, trophée de Dieu ! Sa glorification !
Lui n’aurait pas cédé à cette aberration :
Succomber à Satan ! Satan séduit la femme,
La femme séduit l’homme et l’homme perd son âme.
La femme et le Malin, intimement liés.
C’est une évidence pour ces gratte-papier.
Scribouillards du Coran, plumitifs de la Bible,
Scribes de la Torah, copistes corruptibles,
Esprits enténébrés, tous sont des censeurs mâles !
Ils se sont proclamés gardiens de la morale !
Petit objet vivant, petit sujet de chair,
La femme n’a qu’un droit : c’est celui de se taire !
Soigne, cuisine, couds, lave, éduque et astique !
Et l’homme astique aussi… J’aime à être lubrique !
Fais-toi belle pour lui, écarte bien les cuisses,
Ne jouis surtout pas ce qui en toi se glisse.
La femme doit payer pour avoir ouï Satan.
L’Homme doit endurer jusqu’à la fin des temps
Ce que l’on appelle péché originel.
Eve entraîne l’Homme dans sa chute mortelle.
Oui, si l’Homme est mortel, c’est par la faute d’Eve !
Si l’homme est tromperie, c’est par la faute d’Eve !
Si la femme souffre, c’est par la faute d’Eve !
Si la chair est faible, c’est par la faute d’Eve !
Si la femme est loyale, elle le doit à Marie !
Dieu impose Marie, sa nouvelle égérie.
La venue de Marie, c’est la rédemption d’Eve.
Elle est le bon côté, l’autre visage d’Eve.
Marie doit inspirer vertu, sincérité,
Grâce, virginité, en un mot : pureté.
Tu as cent fois raison : à ces pisse-copie,
Nous leur devons la vie et aux croyants aussi.
Pour la première fois, à cause ou grâce à eux,
Nous nous entretenons. Ne mets pas Eve hors-jeu.
En repoussant Eve, tu poursuis le folklore.
Un Dieu phallocrate, malplaisant et butor.
Tu le dis toi-même : l’Homme agit en ton nom.
Tantôt tu es ange, tantôt tu es démon.
On te prête des mots, des pogroms, des conflits,
Des croisades, des camps, des Saint-Barthélemy.
N’en as-tu pas assez ce désamour pour toi ?!
Si tu veux être aimé, battons-nous tous les trois !
Tout est parti de nous, de nous trois seulement.
Adam est sans objet, tout juste un condiment.
DIEU
Pardonne-moi, Eve. Crois-tu pouvoir m’aider ?
SATAN (En retenant Eve de répondre)
Ça ne fait aucun doute, elle a quelques idées.
DIEU
Il m’en suffit d’une, je ne suis pas gourmand.
Je ne mendie qu’un voeux : vivre éternellement !
Satan fait signe à Dieu qu’il va parler à Eve.
SATAN
C’est à toi, maintenant.
EVE
À moi ? Que voulez-vous que je dise ? Tout ce que vous avez dit, j’aurais aimé le dire.
SATAN
Je suis certain que tu as d’autres remontrances à faire.
EVE
Je ne vais pas le charger, j’ai compris : il est innocent. Il est né sur du mensonge, comme vous, comme moi. Non, pas comme moi... moi, je suis réelle ! C’est trop fou. Je ne sais plus quoi penser. Je ne sais plus qui je suis...
SATAN
Sois toi-même, Eve. Comme tu l’as été jusqu’à présent.
EVE
Si j’étais moi-même, je ne le sauverais pas ! Bon débarras ! (Un temps) Ça y est, je crois piger. En le sauvant, je vous sauve, c’est ça... ? Ça vous arrangerait bien.
SATAN
Allons, réfléchis un instant. Dieu peut mourir, l’homme rebondira, il lui trouvera un autre nom. Et comme de coutume, la nouvelle représentation divine fera plus de mal que de bien. Combien de femmes soumises au nom du Bien ? Combien de femmes lapidées au nom du Bien ? Combien de fillettes mariées de force au nom du Bien ? Combien d’homosexuels persécutés au nom du Bien ? Combien d’Indiens d’Amérique exécutés au nom du Bien ? Combien d’indigènes convertis de force au nom du Bien ? Combien de savants sacrifiés au nom du Bien ? Combien de guerres saintes, de djihad au nom du Bien ? Pour chacun de ces morts, le Mal et le Bien partageaient le même dernier souffle. Je survivrai à sa mort, Eve. Tant que l’Homme vivra, le Mal vivra. Je continuerai toujours à me nourrir des méfaits de l’Homme puisque je vis avec lui.
EVE
Et je suis censée sauver l’Humanité, moi ?! (A elle-même) En guêpière, en plus ! Comment ?
SATAN
Pense aux touristes.
EVE
Quoi ?
SATAN
Aux pigeons ! Allez, profite ! Laisse-toi aller, aies confiance en toi. Ça va venir tout seul.
Satan fait signe à Dieu qu’Eve va lui parler - au début, Eve s’appuiera sur le regard de Satan pour y trouver le courage, l’inspiration et le secours - puis, peu à peu, Eve se laissera aller.
EVE
D’abord… faut bazarder… toutes les religions !
Même les moins connues… et… elles sont légions.
Faut commencer par là, sans aucune exception.
Si on regarde bien… ce n’est que division.
Dans l’idéologie… au sein même des hommes !
Sans cesse en désaccord… un vrai capharnaüm.
Un prétexte de plus pour se faire la guerre.
Jadis, l’Homme luttait pour un lopin de terre,
Pour le cul d’une femme ou préserver sa vie,
Sa famille, ses biens ; pour une dynastie.
Non, il veut encor plus ! Se battre pour un Dieu !
Chacun s’en invente un le rendant plus odieux.
Donc plus de musulmans, de juifs et de chrétiens !
Nul besoin d’asservir son prochain comme un chien !
À la niche, le chien ! Moi, je veux du cochon !
Oui, pour tout le monde ! Pour toutes confessions !
Car tout est bon en lui. Oui, béni soit le porc
Et tous les animaux ! Ils font don de leur corps !
L’Homme leur doit beaucoup ; au-delà de sa panse,
Au-delà de la science, il leur doit sa naissance.
Peut-on imaginer, pour chaque feulement,
Pour chaque sifflement, pour chaque grognement,
Pour…
SATAN
… chaque gloussement,
EVE
... pour chaque meuglement,
SATAN
Pour chaque couinement,
EVE
... pour chaque bêlement,
Cela soit...
DIEU
... oui... ?
EVE
... vos voix ! Des voix sur quatre pattes,
Sur deux pattes aussi...
SATAN
Et bien sûr, sur mil pattes !
EVE
Nul besoin de chrétiens, de juifs, de musulmans.
Je parle de corbeaux, de rats...
SATAN
… de caïmans ;
EVE
De disciples à poils, à carapace…
SATAN
… à laine ;
EVE
De fidèles sujets, exempts de toute haine.
Comparés aux hommes, c’est brut de décoffrage.
Mais eux ne mentent pas.
SATAN
C’est là, un avantage.
EVE
Ils sont purs, spontanés.
SATAN
En un mot : innocents.
EVE
Il serait vraiment temps d’être reconnaissant.
Au pilon les chrétiens ! les juifs ! les musulmans !
Emportez avec vous vos sermons et serments,
Discours intolérants, idoles et tabous !
Place aux stridulations, aux brames et miaous !
Que Dieu se repose sur les chants et les cris
De tous les animaux ; que cela soit écrit.
Donc, la mort vous fait peur ! Cela me troue le cul !
À terme, vous mourrez, soyez-en convaincu.
Dans cinq milliards d’années, le soleil rendra l’âme.
C’est inéluctable, vous partirez en flammes.
Adonc, ne croyez plus vivre éternellement. (Eve est contente d’employer « Adonc »)
Ne vous inquiétez pas, il vous reste du temps.
Mais pour en profiter, acceptez ma copie.
Oui, seuls les animaux vous maintiendront en vie.
L’homme disparaîtra bien avant l’animal.
Le peu qui restera, il vous sera crucial.
Entre parenthèses, qui proposa la mort
Pour les fautes d’Eve sinon vous, mon Seignor ?
L’Homme a fait une erreur : c’est de vous inventer !
D’inventer un seul dieu pour trois communautés.
C’est à se demander si vous n’êtes pas trois.
Selon la Genèse, c’est vous l’unique roi,
Aucun doute sur vous. Après, ça se complique :
Un tiers judaïque, catholique, islamique.
Ô dieux grecs et romains, en les imaginant,
Des scribes ont créé des dieux plus tolérants.
Ça se discute, hein… Hein ?
(S’oubliant, puis voit Satan qui l’invite à enchaîner)
… Ils étaient très nombreux.
On comptait dans leurs rangs les épouses des dieux.
C’étaient des femmes dieux ! On les nommait « Déesses ».
C’est doux à prononcer. Prononcez-le.
DIEU
Déesse...
EVE
Elles étaient épouses, mères, filles de dieux.
On y trouvait aussi des enfants demi-dieux.
SATAN
Enfants nés de parents d’un dieu et d’un humain.
DIEU
C’est possible, ça ?
EVE
Oui. Ça vous en bouche un groin !
Le mariage pour tous ! Ils étaient en avance,
Eux ! Aucun interdit ! C’est ça la tolérance !
Bref, pour un point précis, l’Homme invoquait un dieu.
Le dieu de la Vigne, du Commerce, du Feu ;
Le dieu de la Guerre, du Temps, du Vent, des Mers ;
Déesse de l’Aube…
SATAN
… déesse des Enfers,
EVE
Déesse de l’Amour, de la Maternité ;
Dieu du Soleil, des Arts, et Dieu de la Beauté !
SATAN
On peut en dire autant sous les cieux des Incas,
Les cieux scandinaves, égyptiens et mayas.
EVE
Sans vouloir vous vexer, ces dieux sont vos aïeux.
L’Homme les a mixés pour en extraire « un » dieu :
Vous. Pour la création, il va à l’essentiel :
L’homme, les animaux, le dimanche et le ciel !
J’en conviens c’est brouillon, mais c’était pour rimer !
C’est parfois difficile ainsi de m’exprimer.
Où j’en étais ? Ah, oui, vous voilà délesté
De toute fantaisie : Amour, Fécondité,
Pluie et Végétation, Poésie, Atmosphère,
Plaisir et cetera. Le rendu est austère.
Vous n’y êtes pour rien, l’Homme parle pour vous.
Il parle de bonté, de joie, d’amour chez vous.
À voir la dégaine de vos ambassadeurs,
Rabbin, curé, imam, ça rime avec raideur.
En parlant de raideur, le serviteur zélé,
Que sait-il de l’amour ? Des corps entremêlés ?
Que sait-il de la femme et de son clitoris ?
De son droit à jouir avec une complice ?
De son droit à jouir seule et avec doigté ?
De son droit à jouir sans culpabilité ?
Du droit de disposer de sa féminité ;
Du droit de circuler sans être inquiétée ;
Du droit de séduire sans être maltraitée ;
Du droit d’être matée, oui, sans être insultée !
Que connaît-il de l’homme et de son désir d’homme ?
Que sait-il de l’homme, de son désir pour l’homme ?
Libéré de sa foi, je sais l’Homme animal.
Il sait être cochon, gros porc, pourceau, bestial.
Juif, chrétien, musulman, retirez vos haillons,
Redevenez Homme, copains comme cochon !
Même sans religion, vous serez toujours cons !
Ne l’étiez-vous pas bien avant Cro-Magnon ?
Et cons vous resterez jusqu’à votre extinction.
Maintenant que Dieu est, je crois qu’il serait bon
Que vous cessiez enfin de parler en son nom.
Vous le rendez odieux avec tous vos sermons.
C’est à se demander si Dieu n’est pas démon.
Un démon de midi… Oh oui ! Grognez, cochons !
Soyez de bons cochons, Hommes qui s’abandonnent
Avec tendresse, humour sur vos saintes cochonnes !
Que tous vos orgasmes, vos râles et vos cris
Soient paroles de Dieu ! Que cela soit écrit !
Amen ! Amen ! Amen !
Et point ne la ramène !
Un rai de lumière éclaire l’Arbre à Voix - Dieu, Satan et Eve sont immobiles et interrogatifs - s’ensuit un silence - puis, un grognement se fait entendre, puis deux, trois, suivis de stridulations, de feulements, d’aboiements, de miaulements, de meuglements, de sifflements, de jouissance - Dieu se relève comme inspiré, hypnotisé et se laisse bercer par tous ces cris d’animaux qui assourdissent le Jardin d’Eden - Eve sourit tout en portant ses deux mains à ses oreilles - Satan s’approche pour s’adresser à elle - Eve ne l’entend pas - d’un claquement de doigts, Satan fait disparaître les cris pour les concentrer sous l’Arbre à Voix sous lequel se réfugie aussitôt Dieu.
SATAN
Je te disais : ça a marché !!! C’est incroyable !
EVE
Ça a marché ?
SATAN
Regarde, ce sont là ses nouveaux fidèles et eux ne se lasseront jamais ! Génial !
Satan embrasse furieusement Eve, toujours abasourdie - il claque des doigts, les cris se font entendre - Eve protège ses oreilles - Dieu virevolte, court, danse, saute en transe - Satan claque des doigts pour arrêter les cris - Dieu se précipite sous son Arbre à Voix.
EVE
Je me demande s’il a gagné au change.
SATAN
Allons, vois comme il est content de les entendre ! Dieu croit qu’on le prie ! Tous ces cris, ces râles sont des prières. Elles le nourrissent. Il a retrouvé une seconde jeunesse grâce à nous. Et l’Humanité aussi. Plus de religions !
EVE
Plus de religions ?
SATAN
C’était le but, non ? Pour la Grande Histoire, j’ai préservé toutes les religions polythéistes. J’en ai gardé qu’une pour que ce soit plus crédible.
EVE
Et les femmes ?
SATAN
Ne sois pas naïve, Eve. Depuis que le monde est monde, la femme a toujours accouché dans la douleur. Un fichu prétexte pour rejeter la faute sur Eve.
EVE
Et les inégalités ?
SATAN
Itou. Depuis que le monde est monde, l’homme a toujours dominé la femme, et les puissants les faibles.
EVE
Je vois. Depuis que le monde est monde, l’Homme a toujours été une menace pour l’Homme.
SATAN
Eh oui, seulement, ni Dieu, ni Satan, ni Eve n’y sont pour quelque chose. Ça fait déjà des crimes et des guerres en moins. Notre mission n’était pas de créer un monde parfait, Eve. Ce serait d’un ennui. Et il faut bien que je vive aussi.
Sous son Arbre à Voix, Dieu se met à quatre pattes et grogne comme un cochon, se redresse en criant et en gesticulant autour de son Arbre à Voix comme un singe, se caresse le corps de plaisir à l’écoute d’orgasmes - il s’approche de Satan et tourne autour d’Eve en la flairant frénétiquement comme un chien, puis parade et roucoule de satisfaction comme un pigeon, enfin disparaît en hennissant comme un cheval.
EVE
On n’y est pas allé un peu fort ?
SATAN
C’est son nouveau « langage subtil » toutes ces petites bêtes à bon dieu ! C’est ainsi qu’il faut le voir.
EVE
Je suppose que je ne serai pas consciente de notre conversation, de toute cette démence ?
SATAN
Est-ce vraiment souhaitable ?
EVE
Ma pièce n’a plus aucune raison d’être jouée, alors. S’il n’y a plus d’interdit à braver, s’il n’y a plus de tabou à briser, s’il n’y a plus de morale à bousculer, qu’aurai-je à dénoncer ? Comment changer les mentalités si celles-ci sont déjà ouvertes ? Et puis, j’aimerais pouvoir apprécier ce bouleversement. Etre consciente de notre oeuvre.
SATAN
Il faut se projeter plus loin. Ce serait déstabilisant d’évoluer dans un monde que vous ne reconnaitriez plus. Ce serait épuisant à la longue de se sentir responsable de tout ce bouleversement. Ce serait un secret trop lourd à porter. Vous pourriez plonger dans une violente solitude. Vous pourriez même sombrer dans la folie, sait-on jamais, si vous veniez à vouloir tout revendiquer. Comment réagir à tous ces livres d’Histoire, à tous ces romans qui n’évoquent plus aucune guerre de religion, tout sentiment religieux ? Comment réagir à toutes ces villes, à tous ces villages sans église, sans lieu de culte que vous visitiez ? Comment gérer vos souvenirs ? Comment éviter le scrupule, si fugace soit-il, de vouloir revenir en arrière ? C’est trop risqué, beaucoup trop risqué. Vous seriez détruite. La religion n’a pas le monopole de l’interdit et de la morale. Depuis que le monde est monde, l’Homme est une matière première inépuisable de corruptions, de luttes de pouvoir, de trahisons, de lois injustes. Rassurez-vous, il y aura toujours substance à dénoncer. Quant à votre pièce, elle sera saluée pour son imaginaire.
EVE
Vous me vouvoyez maintenant ?
SATAN (D’un geste, il immobilise Claire, se place derrière elle et lui susurre)
Je tutoie Eve, je vouvoie Claire. Adieu, ma belle ! (Il disparaît)
Noir.
EPILOGUE
Ambiance Théâtre - l’Arbre à Voix reste sur scène, sans Dieu - Claire semble attendre - fond scène, Frank est assis sur une chaise, un manuscrit à la main, il se lève enthousiaste.
FRANK
Terrifiant ! C’est terrifiant ! Quelle imagination ! Quel univers ! Où as-tu été cherché tout ça ?
CLAIRE
Je me suis inspirée d’un précédent dans l’histoire de l’Egypte Ancienne : Aton, dieu unique imposé par Amenhotep IV.
FRANK
Ah oui, le pharaon fou. J’avais oublié cet épisode. Ça n’a pas duré longtemps, je crois.
CLAIRE
À peine vingt ans.
FRANK
Tu m’étonnes. Il s’est bien planté ! Pendant des millénaires, les Egyptiens vivaient avec plusieurs dieux et lui, sur un coup de folie, décide d’imposer un seul dieu. L’humanité a toujours fonctionné ainsi avec les Grecs, les Romains, les Scandinaves et j’en passe. Aujourd’hui, seul l’hindouisme subsiste. Toi, avec ton dieu unique, tu pars du principe qu’il a déjà près de quatre mille ans d’histoire sur les hommes et tu l’ancres dans notre réalité. C’est terrifiant !
CLAIRE
Oui, un dieu pour trois communautés et chaque communauté croit détenir la vérité. Sa vérité sur ce dieu unique. Elle se l’approprie, lui prête des paroles, des actes, des écrits pour justifier une morale, des interdits, des lois, un mode vie, une conduite à tenir. Ça crée des susceptibilités, des peurs et des conflits.
FRANK
Si on regarde bien, ce n’est pas nouveau ; à part l’épiphénomène Aton, l’homme a toujours eu un besoin de créer des êtres suprêmes, des divinités, pour manipuler son semblable par la crainte. Pour en revenir à ton manuscrit, tu envisages avec le temps, que les croyants se font rares parce que moins naïfs, plus renseignés, indifférents, d’où l’angoisse de ton personnage, Dieu, qui a peur de mourir.
CLAIRE
Oui.
FRANK
Il me fait peine ton Dieu, tout vieux, tout seul comme un Robinson Crusoe dans son Paradis tout perdu. J’aime bien l’idée de L’Arbre à voix. Et l’autre bonne idée, pour le sauver, recycler les voix humaines en petites bêtes à bon dieu.
CLAIRE (Comme troublée)
« Les bêtes à bon Dieu… » ?
FRANK
C’est ce que dit Satan, si je me souviens bien, non ? Ça ne va pas ?
CLAIRE
Si, si… Comme une impression de « déjà-vu » sauf que là, c’est « déjà-entendu »…
FRANK
A propos de Satan, je suis un peu troublé, voire dérangé. Tu en fais un personnage plus élégant que Dieu, instruit, spirituel, en pleine forme, certainement séduisant, de plus, il permet à Eve d’accéder à la Connaissance ; on ne peut que l’aimer. Seulement il est l’incarnation du Mal. Excuse-moi pour ce raccourci rapide : j’en conclus que le Mal est plus attractif que le Bien et qu’il est étroitement lié à la Connaissance !
CLAIRE
C’est l’interprétation de l’homme.
FRANK
C’est ce que tu écris, toi. C’est ton interprétation. Tu es quand même culottée de charger l’homme à ce point
CLAIRE
Tu l’as dit tout à l’heure : l’homme a toujours eu un besoin de créer une entité supérieure à lui pour manipuler son semblable. L’Homme est un terreau inépuisable et évident.
FRANK
Eh bien justement, tu avais l’occasion d’inverser la tendance. Tant qu’à faire de créer un univers imaginaire, qu’il soit sympathique. Faire du scribouillard un type bien, sensé. D’un côté la bonté, l’amour, le charme, la tranquillité d’esprit, la solidarité et le savoir, voilà pour le Dieu ; de l’autre, la laideur, la douleur, la haine, l’horreur et l’ignorance, voilà pour le Satan.
CLAIRE
Je ne veux pas d’une histoire manichéenne ! Il n’y a pas d’un côté le Bon, de l’autre le Méchant. C’est plus complexe que ça, comme l’homme : obscur et lumineux, loup et agneau. Combien d’animaux et d’êtres humains innocents sacrifiés sur l’autel du Bien ? Oui, le Bien et le Mal vont de pair. Dieu, Satan et Eve sont innocents. Seul l’homme est coupable.
FRANK
Et le cochon !
CLAIRE
Quoi le cochon ?
FRANK
Il est aussi innocent. Pourquoi en avoir fait un animal impur ? Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ?
CLAIRE
Le cochon passe pour être sale et grossier. « Tu manges comme un cochon ! », « Ma femme est une grosse cochonne ! »
FRANK
Pauvre cochon, il n’y est pour rien. Bref, tu as imaginé un monde dystopique dominé par trois morales religieuses lesquelles déformeraient la représentation du cochon, de la femme, de la connaissance et de la sexualité… Ce n’est pas très réjouissant tout ça.
CLAIRE
Tu as vu, je ne parle plus de tête de cochon et de queue en tire bouchon…
FRANK
Heureusement ! C’est bien mieux ainsi. Nettement mieux. C’est plus épuré, plus apaisé, plus spirituel et plus économique ; on passe de six personnages à trois, ce n’est pas négligeable. Je n’aimais pas ta première version avec les trois ordres religieux. C’était d’un vulgaire… Bien, j’apprécie ta remise en cause, et je sais combien ce projet te tient à coeur. Entendu, on le monte !
CLAIRE
Vrai ?!
FRANK
Aussi vrai que demain il fera jour !
CLAIRE
Chouette ! Je t’adore ! J’ai hâte. J’ai hâte !
FRANK
Il n’empêche, tu devrais écrire un roman plutôt que du théâtre. Un roman en plusieurs tomes. Tu es comme Tolkien, tu as inventé tout un univers sauf les langues. En parlant de langue, l’alexandrin est aussi une bonne idée. Il n’est pas toujours bien travaillé, mais ça passera. Oui, tu pourrais écrire une uchronie. Imagine nos rois englués dans des guerres de religion… Tu pourrais même imaginer des musulmans envahir des pays chrétiens, des juifs des pays musulmans…
CLAIRE
C’est ce que j’ai laissé entendre. On commence le casting demain ?
FRANK
Oui. Dis-moi, un détail : tu comptes jouer en guêpière ?
CLAIRE
Oui, pourquoi ?
FRANK
Moi, je choisirais la feuille de vigne.
CLAIRE
Tu crois ?
FRANK
Ah oui. Ça te dérangerait ?
CLAIRE
Non, penses-tu ! On ne joue pas dans le monde que j’ai décrit.
FRANK
Heureusement !
CLAIRE
Je reverrai le passage où Satan dit « Ça change de l’éternelle feuille de vigne ».
FRANK
Très bien. (En regardant sa montre) Ouh là, il est 17 heures, il faut que j’y aille ! J’ai rendez-vous avec mon mec, enfin Bruno, s’il m’entendait. Veux-tu que je te dépose… (Claire manque de perdre l’équilibre, se récupère sur le bras de Frank) Qu’est-ce que tu as ?
CLAIRE
Je ne sais pas… un vide… tu peux… (Elle indique la chaise)
FRANK (Se précipite pour amener la chaise)
Oui, oui, tiens, assieds-toi.
CLAIRE
Tu veux bien fouiller dans mon sac, il y a ma bouteille d’eau…
FRANK
Oui bien sûr.
Claire essaie de respirer paisiblement, elle est troublée - Frank revient avec le sac à main et lui présente sa petite bouteille d’eau - Claire boit doucement.
FRANK
Qu’est-ce que tu nous fais là, ma belle ?
CLAIRE
Un coup de pompe, sans doute.
FRANK
Tu as mangé à midi ?
CLAIRE
Je ne sais pas… Dis-moi, comment sais-tu qu’il est 17 heures ?
FRANK
J’ai regardé ma montre !
CLAIRE
Oui évidemment… Ça n’a pas sonné…?
FRANK
« Sonné » ? Ben non, je n’ai pas mis l’alarme.
CLAIRE (Comme à elle-même)
Ce n’est pas à ta montre que je pensais… A l’autre bout de la ruelle…
FRANK
Au bout de la ruelle ? Qu’est-ce qu’il y a au bout de la ruelle, Claire ? Claire ?
Noir sur toute la scène, excepté sur Claire - elle regarde autour d’elle.
CLAIRE
Qu’est-ce que je vais trouver ? Ou plutôt qu’est-ce que je ne vais plus trouver ?… Pour commencer Frank, apparemment… Avec Bruno !!! Lui ? Tous les deux ?! Qui l’eut cru ?… (En regardant aux alentours). Vous aviez raison, c’est vertigineux… Mais, maintenant que je sais, je veux pouvoir profiter de ma nouvelle mise à jour !… Vous avez raison, je vais enfin m’amuser. (Sourire ironique) Ainsi soit-il !
Noir.
RIDEAU