ACTE I
Scène 1
Marc, Nelly
Marc, en pantalon, torse nu et une seule chaussette au pied, descend l’escalier d’un pas pressé, l’air satisfait. Arrivé à auteur de son bureau, il remarque un soutien-gorge posé là. Il le prend, retourne à l’escalier et le lance en direction du bureau de sa secrétaire.
Marc. – Rhabille-toi. (Il met sa deuxième chaussette et commence à chercher quelque chose.) Où est-ce que j’ai bien pu la mettre ?
Nelly apparaît en haut de l’escalier, seulement vêtue de la chemise de Marc.
Nelly, d’un geste aguicheur du pan de chemise. – C’est ça que tu cherches ?
Marc, impatient. – Oui. Donne-la-moi, vite !
Nelly. – Ne sois pas si pressé ; il est tout juste neuf heures. Martine n’arrivera pas avant un quart d’heure et ta femme est en rendez-vous pour une bonne partie de la matinée. (Sensuelle, elle lui tourne autour puis se pend à son cou.) Tu sais que j’adore me promener nue sous ta chemise après l’amour. J’ai la sensation d’être encore dans tes bras, je respire ton odeur…
Marc s’écarte de Nelly et va passer sa cravate restée sur le canapé, sur son torse nu.
Marc. – Nelly, ce n’est plus l’homme amoureux qui te parle mais ton patron ! Donne-moi ma chemise. Et rhabille-toi !
Nelly, nullement impressionnée. – Si j’étais ta bonne au lieu d’être ta secrétaire… (Elle s’accroche à lui, prend ses mains et le force à les mettre autour de sa taille.)… je te rendrais volontiers mon tablier.
Marc se laisse faire puis réagit et lui donne une tape sur la fesse gauche.
Marc. – Dépêche-toi, j’ai un rendez-vous qui va se pointer d’une minute à l’autre. (Il s’assoit dans le canapé, enfile ses chaussures.)
Nelly. – Important ?
Marc. – Oui.
Nelly. – Pour qui ?
Marc. – Ma chemise…
Nelly. – D’accord. Ta chemise contre une promesse.
Marc. – Du chantage maintenant !
Nelly, s’asseyant tout près de lui. – Juste un petit marché tout ce qu’il y a de plus honnête.
Marc. – Ça commence bien. (Il se tourne vers elle et l’enlace.) Sois brève.
Nelly. – Ta chemise contre une date.
Marc. – Le calendrier est sur le bureau, sers-toi.
Nelly. – Marc, je veux connaître la date exacte de ton divorce. (Elle se lève.) Et ne me réponds pas comme à chaque fois que ta femme n’acceptera jamais, qu’elle a des principes, que le mariage est un acte sacré pour elle, que vous êtes à cinquante-cinquante sur cette affaire immobilière et que votre divorce pourrait compromettre sérieusement la pérennité de votre société, par conséquent mon emploi et notre amour.
Marc. – Même chômeuse, je t’aimerai encore.
Nelly, allant bouder dans son coin. – C’est ça, paye-toi ma tête en plus de mon cul.
Marc. – Nelly !
Il se lève et s’approche d’elle qui lui tourne le dos. Il la prend par les épaules.
Nelly. – Je veux vivre avec toi, pouvoir faire l’amour quand bon nous semble, dans un chez-nous.
Marc. – Tu crois que je n’en ai pas envie, moi ? (Il déboutonne sa chemise.) Je veux bien perdre ma chemise pour te garder. Mais ce matin j’en ai vraiment besoin.
Nelly, le provoquant. – Prends-la.
Marc. – Tu sais comment ça va finir…
Elle s’écarte de lui.
Nelly. – Tu n’as toujours pas répondu à ma question.
Marc. – C’est peut-être bien la personne que j’attends qui a la réponse.
Nelly. – Qui est-ce ? Un prêtre pour célébrer notre union ou un tueur à gages qui va nous débarrasser définitivement de ta femme ?
Marc. – Il y a de l’idée. Redonne-moi ma chemise, je t’explique.
Nelly dépose un baiser sur sa bouche en guise d’acquiescement. Elle se dirige vers son bureau en déboutonnant la chemise. Elle disparaît puis lui lance sa chemise qu’il attrape au vol.
Nelly, off. – Je t’écoute.
Marc, défroissant sa chemise avant de la passer. – Tu connais Joëlle, mon amie de Pôle emploi…
Nelly, off. – La pétasse ?
Marc, soupirant. – Si tu veux. Je lui ai demandé de me trouver quelqu’un pour aider Cyrielle.
Nelly, réapparaissant. – Bonne idée ! Maintenant elle aura plus de temps pour nous surveiller.
Marc. – Assieds-toi et écoute. (Il la fait asseoir sur le siège face à son bureau, prend ses chaussures restées près du canapé et les lui enfile en parlant.) Tu vas comprendre jusqu’où je suis capable d’aller pour toi.
Nelly. – Ah…
Marc. – Nelly, je vais embaucher ce type en tant que négociateur. D’accord ? Mais son contrat comportera une clause spéciale et tacite qui sera sa véritable mission.
Nelly. – Tu peux être plus clair ?
Marc. – Je vais lui demander séduire ma femme.
Nelly. – Qui te dit qu’il acceptera ton plan foireux ?
Marc. – Quel homme résisterait à Cyrielle ?
Nelly. – Toi, mon chéri. Elle a fini par te lasser.
Marc, se relevant, maladroit. – Ce n’est pas pareil ; nous sommes mariés.
Nelly. – Point de vue encourageant pour notre future union.
Marc, venant lui masser les épaules. – Je suis un peu nerveux ce matin, je dis n’importe quoi.
Nelly. – C’est vrai. En faisant l’amour, tu as même dit que tu m’aimais.
Marc. – Ça, c’est vrai, et tu le sais. (Il revient lui faire face.) Bon, que penses-tu de mon plan ?
Nelly. – Immonde !
Marc. – Pense au résultat. Ou Cyrielle tombe amoureuse, ou elle se lance simplement dans un adultère à corps perdu. Il ne me reste plus qu’à la surprendre en flagrant délit d’adultère. À moins qu’elle ne demande elle-même le divorce.
Nelly. – C’est bien ce que je disais : immonde !
Marc. – Immonde si tu y tiens, mais nous serons enfin libres.
Nelly, allant s’asseoir dans le canapé. – Libre et sans remords, je préférerais.
Marc, finissant de s’habiller. – Désolé. Je n’ai pas les moyens de t’offrir un mariage en blanc.
Nelly. – Tu oublies un détail : ce type que tu vas payer fera simplement semblant d’aimer ta femme.
Marc. – Il y a des tas de couples légitimes qui font semblant. Cyrielle et moi, par exemple ; à cause des enfants, de l’agence. Peut-être même plus pour l’agence que pour nos deux enfants, d’ailleurs. (Il s’assoit sur la chaise à roulettes et vient près d’elle.) Divorcer n’est pas un mot qui fait partie de son vocabulaire. Crois-moi, c’est notre seule chance.
Nelly, venant s’installer sur ses genoux et déboutonnant sa chemise. – En admettant que je ferme les yeux sur tes… magouilles, tu penses trouver l’oiseau rare capable de séduire ta femme au Pôle emploi ? Ils font taxi-boy, maintenant ?
Marc. – J’ai expliqué à Joëlle que je cherchais quelqu’un de séduisant, qui aime l’argent et qui n’est pas trop embarrassé de scrupules.
Nelly. – Tu as bien fait de préciser « séduisant », ça évitera la queue devant l’agence.
Marc. – Ne ris pas, le premier sera là dans quelques minutes. Tu ferais bien de te mettre au travail en vitesse. (Il la force à se lever.) D’autant plus que Martine ne va pas tarder non plus. (Il prend son visage entre ses mains et l’embrasse.)
Nelly. – Tout de même, je n’apprécie guère ton procédé.
Elle sort.
Scène 2
Marc, Martine, Éric
Marc enfile sa veste et s’installe à son bureau en se réajustant. Martine entre.
Martine. – Bonjour, monsieur.
Marc. – Bonjour, Martine.
Martine. – Il y avait quelqu’un qui attendait devant la porte. Je l’ai fait entrer, il dit qu’il a rendez-vous.
Marc. – Oui, oui. Faites entrer.
Martine, appelant. – Monsieur Leguern !
Éric entre. Martine va chercher un dossier sur le bureau de Cyrielle tandis que Marc va accueillir Éric.
Marc. – Bonjour. Marc Vernier.
Éric. – Éric Leguern. Bonjour, monsieur.
Ils se serrent la main.
Marc. – Café ?
Éric. – Volontiers.
Marc. – Martine, deux cafés s’il vous plaît. (Il désigne le siège à roulettes à Marc.) Je vous en prie.
Martine sort. Éric s’installe sur le siège désigné sous le regard insistant de Marc.
Éric. – Quelque chose ne va pas ?
Marc. – Non, non. Au contraire. Ça m’a l’air parfait. Physiquement, tout au moins.
Éric. – C’est important ?
Marc, s’installant à son bureau. – Ça peut le devenir. J’ai étudié votre C.V. : c’est correct, bien même, bien. Par contre, je ne m’explique pas pourquoi vous êtes resté sans emploi depuis plus d’un an. Un problème particulier ?
Éric. – Non. Vous savez ce que c’est : la concurrence, beaucoup de demandes mais peu d’offres intéressantes, de l’argent qui rentre sans lever le petit doigt… Un an, c’est vite passé.
Marc. – Oui. En bref, vous ne crachez pas sur l’argent facilement gagné.
Éric. – Je suis de mon siècle.
Marc. – Convenons d’une période d’essai d’un mois. Vous toucherez deux mille euros brut, plus une commission sur les ventes. (On frappe à la porte.) Entrez. (Martine entre avec un plateau. Elle le présente à Éric puis à Marc. Ils se servent. Elle ressort.) Alors ?
Éric. – Merci.
Marc. – Vous acceptez ?
Éric. – Je vous remerciais pour le café. (Il boit.) Joëlle a très vaguement fait allusion à une clause spéciale…
Marc. – Oui… C’est exact. Je lui en avais touché deux mots. (Il boit.) Vous connaissez bien Joëlle ?
Éric. – Je l’ai un peu connue il y a quelques années. Il faut croire qu’elle n’a pas gardé un trop mauvais souvenir de moi puisqu’elle m’a chaudement recommandé à vous.
Marc, se levant. – D’après elle, vous êtes l’homme qu’il me faut. Vous savez, ce n’est pas exactement d’un employé dont j’ai besoin, ce serait plutôt d’un…
Éric, le coupant joyeusement. – … d’un associé.
Marc. – Disons d’un complice.
Éric. – Un complice ! Vous envisagez d’éliminer quelqu’un ?
Marc. – Pas exactement.
Éric. – Pouvez-vous être plus clair ?
Marc. – Ce que je vous propose, c’est plus qu’un simple emploi ; vous allez devenir ce que chacun a toujours rêvé d’être face au mépris de celui qui l’embauche. Vous allez devenir l’amant de la femme de votre patron, autrement dit de la mienne.
Éric. – Vous allez bien ? Un peu surmené, peut-être ?
Marc. – Non. Je vais très bien. Je suis sain de corps et d’esprit. Certes, la situation peut paraître ambiguë. Donc, je réitère ma proposition : voulez-vous prendre ma femme pour maîtresse ?
Éric. – Tout ceci demande réflexion. J’ai fait pas mal de petits boulots dans ma vie, j’ai connu quelques femmes mariées… J’avoue n’avoir jamais songé à faire fusionner les deux. Vous savez ce que je crois ?
Marc. – Que je suis fou ?
Éric. – Il s’agit certainement d’une nouvelle méthode d’embauche pour tester le niveau de crédulité et de soumission du candidat. Si je réponds « oui » à votre offre, je fais preuve d’une naïveté déconcertante ; et si je réponds « non », vous pourrez considérer ma réponse comme un refus d’obéissance. Dans les deux cas, le résultat est négatif. La méthode est donc très conne. (Il se lève.) Au revoir, monsieur.
Marc. – Monsieur Leguern ! Attendez ! Il ne s’agit pas du tout d’un test à la con. Asseyez-vous, s’il vous plaît.
Ils se regardent un moment. Éric cède. Il reprend sa place.
Éric. – Je peux avoir quelques explications ?
Marc, s’asseyant dans le canapé. – La situation est simple, voire banale. Cyrielle, ma femme, et moi ne nous parlons pratiquement plus en dehors du travail. J’ai une maîtresse que je voudrais épouser, mais Cyrielle n’acceptera jamais le divorce. À moins que l’idée ne vienne d’elle. C’est là où vous intervenez. Elle s’occupe de la vente des maisons ; vous travaillerez ensemble. Ensuite, à vous de la séduire.
Éric. – Et quand elle demandera le divorce, que vous accepterez avec une joie contenue, je fais quoi ? Je l’épouse ?
Marc. – Vous toucherez assez d’argent pour filer où bon vous semblera.
Éric. – Je joue d’abord à la call-girl, ensuite au parfait salaud. Merci pour la qualité morale de l’emploi !
Marc. – Joëlle m’a dit que vous étiez comédien amateur, néanmoins excellent. Prenez ça comme un rôle de composition.
Éric. – La différence, c’est que d’ordinaire, mes partenaires jouent également la comédie. Vous avez pensé à ce qu’elle deviendra ensuite ?
Marc. – Pas d’attendrissement excessif. Elle nous oubliera très vite, vous comme moi. Elle est très intelligente, jolie. Et porte la quarantaine avec une désinvolture de gamine.
Éric. – Oui, quand même ! En somme, vous me proposez un contrat à durée déterminée. C’est pas folichon !
Marc. – Vous oubliez de prendre en considération tout d’abord une forte prime de départ, ensuite les avantages en nature.
Éric. – Justement, de quelle nature sont-ils ces avantages ?
Marc. – Je vous ai dit que Cyrielle était jolie, ça devrait vous suffire. Commençons par établir un climat de confiance, voulez-vous.
Martine entre.
Martine. – Monsieur…
Marc. – Oui.
Martine. – Il y a là M. Lemaître qui désire vous voir. Il est pressé.
Marc. – Ah oui ! J’arrive. (Martine disparaît.) Excusez-moi. Le temps de quelques signatures. Je vous laisse réfléchir.
Marc sort.
Scène 3
Éric, Nelly, Marc
Resté seul, Éric décroche le téléphone et compose un numéro.
Éric. – Joëlle Humbert, s’il vous plaît… Joëlle ?… Éric… Oui… Oui… Non, ça ne va pas ! Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?… Oui, je te parle des Vernier. Ton agence immobilière a tout d’une maison close. Tu sais en quoi consiste la clause spéciale ?… Je dois séduire sa femme pour que monsieur puisse obtenir le divorce… Comment ça, c’est tout à fait mon genre ?… Ah ! sa femme est tout à fait mon genre ! Ce n’est pas une raison. J’ai connu des maris conciliants, mais à ce point-là… Oui, j’ai besoin d’argent… J’aurais tout de même bien voulu voir à quoi elle ressemble avant de signer ce foutu contrat. Vous avez beau dire, son mari et toi, qu’elle est jolie, elle est peut-être également très conn… (Nelly apparaît. Elle tient avec quelques feuilles à la main. Il s’interrompt.)… très comme il faut… Je te tiens au courant. Merci pour tout. (Il raccroche.)
Nelly. – Excusez-moi. Je pensais que Marc était avec vous.
Éric. – Il est de l’autre côté avec un certain M. Lemaître, je crois. En attendant, je me suis permis de…
Nelly. – Vous avez bien fait. Alors, le poste vous intéresse ?
Éric. – Faut voir. Aurai-je les qualités requises ?
Nelly. – Vous possédez une bonne expérience de l’immobilier ?
Éric. – Je suis plutôt bon vendeur, oui.
Nelly. – Alors, pas de problème. Vous verrez, ici, c’est une ambiance plutôt familiale.
Éric. – Oui, j’ai cru comprendre.
Nelly. – L’agence tourne très bien. Nous avons une grande complicité dans le travail.
Éric, acquiesçant d’un mouvement de tête. – M. Vernier a également employé ce mot de « complicité ». Vous permettez que je reprenne un peu de café ?
Nelly. – Bien sûr. Je vais vous servir. (Elle s’empare de la cafetière devant Éric un peu gêné.) C’est votre tasse ?
Éric. – Oui, celle-ci. Mais j’aurais pu le faire moi-même. (Nelly verse le café.) Merci.
Nelly. – Je ne vous accompagne pas, je viens juste d’en boire une tasse.
Éric. – Moi aussi, mais je crois que je vais avoir besoin d’énergie si j’accepte ce poste.
Nelly. – J’en serais ravie. Bon, il faut que je lui porte ces feuillets. Excusez-moi. Je vous laisse boire votre café tranquillement.
Éric s’assoit, sa tasse à la main. Il regarde la silhouette de Nelly qui se dirige vers la sortie d’un pas souple. À cet instant, Marc entre.
Marc. – Ah ! t… vous êtes là ! Où est le reste du dossier de M. Lemaître ?
Nelly. – Je vous l’apportais.
Marc prend le dossier et voit Éric installé confortablement.
Marc. – Nous, ça a l’air en bonne voie… Je vous laisse en compagnie de Nelly. À tout de suite.
Marc ressort.
Éric. – Nelly ?
Nelly. – Oui, c’est mon prénom.
Éric. – Vous n’êtes pas… ?
Nelly. – Je suis la secrétaire de Marc, pas sa femme.
Éric. – Excusez-moi. Je vous avais effectivement prise pour son épouse.
Nelly, s’asseyant dans le canapé. – Ça lui arrive aussi.
Éric. – Ah ? Vous vous ressemblez ?
Nelly. – Pas du tout. Nous sommes le jour et la nuit. C’est elle la nuit… Je crois que ça peut marcher. Vous lui plairez certainement.
Éric. – Vous êtes au courant de… (Il hésite.)
Nelly. – De la réelle justification de votre emploi ? Seulement depuis ce matin. Et j’étais contre. Jusqu’à maintenant. Je ne sais pas pourquoi, vous m’inspirez confiance.
Éric pose sa tasse, se lève et va se planter devant elle.
Éric. – Il paraît que j’ai une bonne tête.
Nelly. – Oui, c’est vrai.
Éric. – Une bonne tête d’abruti ?
Nelly, se levant. – Mais non ! Pourquoi dites-vous ça ?
Éric. – La maîtresse de… Marc, c’est vous.
Nelly. – À défaut d’être sa femme.
Éric. – Effectivement, l’ambiance est familiale. Vous avec le patron, moi avec la patronne, le patron avec la patronne. La secrétaire à l’accueil, elle s’envoie le coursier ?
Nelly. – Y a pas de coursier.
Éric. – Faudra embaucher.
Nelly. – Quant au patron avec la patronne, il y a quelque temps qu’ils ne font plus les courses ensemble.
Éric. – Il serait quand même plus prudent de faire installer un distributeur de préservatifs à l’entrée.
Nelly éclate de rire et entraîne Éric dans sa bonne humeur. Marc fait irruption dans le bureau, l’air contrarié. Il les regarde en silence pendant quelques secondes, puis ils s’aperçoivent de sa présence.
Marc, ironique. – Je constate avec plaisir que vous vous intégrez facilement. Avez-vous pris une décision ?
Éric. – Je crois.
Marc. – Vous croyez oui, ou vous croyez non ?
Éric. – Malgré l’aspect un peu retors du contrat, je vais accepter votre offre.
Marc. – À la bonne heure ! Vous ne faites pas une mauvaise affaire. Vous savez, de nos jours, pour trouver du travail, il faut accepter de faire certaines concessions.
Éric. – Quitte à baisser son pantalon, autant que ce soit devant une femme.
Marc. – Bon ! Je dois, hélas, vous laisser un moment : M. Lemaître désire revoir la maison pour certains détails d’aménagement… Bref, je dois l’accompagner. (Il prend un dossier sur le bureau et le tend à Éric qui le prend.) Tenez, c’est un contrat d’embauche type, lisez-le attentivement et, si vous êtes d’accord, Nelly le libellera à votre nom. Elle en profitera pour vous mettre au courant des petites habitudes de l’agence.
Éric. – Nous avions déjà un peu commencé…
Marc. – Si je devais trop tarder, partez, mais soyez là demain dès neuf heures. Vous pouvez commencer demain, bien sûr.
Éric. – Certainement.
Marc. – Parfait. Je vous parlerai de Cyrielle. Il est préférable que vous en sachiez un peu plus sur elle avant de faire sa connaissance. (Ils se serrent la main.) En tout cas, soyez le bienvenu parmi nous.
Éric. – Merci pour tout.
Marc fait un petit signe à Nelly en sortant. Elle s’approche d’Éric.
Nelly. – Je ne sais pas ce qui vous a poussé à accepter de jouer le jeu, mais quoi qu’il arrive, merci.
Éric. – Ne me remerciez pas. J’ai accepté de faire la pute parce j’ai besoin d’argent. Je vais lire votre contrat et je vais aller me soûler en attendant demain, neuf heures, qu’on mette le taureau dans l’arène. Vous remarquerez que je n’ai pas dit « qu’on mène la vache au taureau » car je ne connais pas encore Mme Vernier.
Nelly. – Ne soyez pas amer. Vous verrez, Cyrielle est une femme bien. Je vous laisse à votre lecture, j’ai du travail de l’autre côté. (Elle se dirige vers son bureau et se retourne avant d’y entrer.) Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas.
Elle sort.
Scène 4
Éric, Cyrielle, Nelly
Éric s’assoit dans le canapé. Il commence à lire le contrat en soupirant. La porte donnant sur le bureau de Martine s’ouvre. Cyrielle entre d’un pas nerveux. Elle claque la porte derrière elle, parcourt le bureau des yeux, tombe sur Éric. Ils se regardent un moment en silence.
Éric, se levant. – Ma présence vous étonne…
Cyrielle, le coupant. – Pas du tout ! Ma secrétaire vient de me prévenir qu’il y avait un homme dans mon bureau sur le même ton que « votre amant est dans le placard » ! Elle se shoote au vaudeville. (Elle pose son cartable sur le bureau, marche vers lui et lui fait face.) À qui ai-je l’honneur ?
Éric. – Éric Leguern, pour vous servir. Madame Vernier, je présume ?
Cyrielle. – Vous présumez bien. (Elle saisit le contrat d’embauche qu’Éric tient à la main. Elle y jette rapidement un œil.) Dois-je comprendre que mon mari compte vous embaucher ?
Éric. – Je commence demain.
Cyrielle. – C’est ce que disent beaucoup de gens à propos des régimes ! Six mois après, ils n’ont pas perdu un gramme. Quel devait être votre rôle ici ?
Éric. – Mon rôle ?
Cyrielle. – Je veux dire : votre emploi.
Éric. – Nous sommes censés travailler ensemble, vous et moi.
Cyrielle. – J’ignorais que Marc cherchait quelqu’un. (Elle voit le curriculum vitae resté sur le bureau. Elle s’en empare, s’assoit au bureau de Marc et lit. Éric reste planté là, à la regarder. Mal à l’aise, il se balance d’un pied sur l’autre. Elle lève les yeux sur lui.) Vos références ne sont pas mauvaises. Mais vous ne paraissez pas très entreprenant. Approchez, monsieur Leguern. (Il s’approche, mal à l’aise.) J’espère que vous êtes plus loquace avec les clients.
Éric. – C’est-à-dire que j’ai été surpris par votre arrivée un peu… (Il mime de la main une entrée rapide.)
Cyrielle. – Je suis de mauvaise humeur ! Un client a annulé un rendez-vous au dernier moment. J’étais déjà sur place. Il n’a même pas songé à s’excuser. Les gens sont d’un sans-gêne aujourd’hui ! Aucun respect des autres. J’aime la ponctualité, monsieur Leguern.
Éric. – Je suis l’exactitude même. Une vraie horloge.
Cyrielle. – Cessez de vous balancer et asseyez-vous. (Elle désigne le siège face à elle. Tandis qu’il s’exécute, elle se lève et ôte la veste de son tailleur qu’elle va suspendre au portemanteau.) Dans l’expectative où nous travaillerions ensemble, je souhaiterais en savoir un peu plus sur vous. Définissez-vous en quelques mots : vos défauts, vos qualités…
Nelly apparaît en haut de l’escalier. Elle stoppe en voyant Cyrielle.
Nelly. – Cyrielle ! Je ne savais pas que vous étiez rentrée. Pardon ! J’étais au téléphone, je n’ai pas entendu votre voix.
Cyrielle. – Bonjour, Nelly. Rien de particulier ce matin ? En dehors de M. Leguern, bien sûr.
Nelly. – Non. Je crois que Marc voulait vous faire une surprise… C’est un peu raté.
Cyrielle. – Nous verrons bien.
Nelly. – Et votre rendez-vous ?
Cyrielle. – Je l’oubliais celui-là ! Il voulait en reporter la date, mais je n’avais pas mon agenda. (Elle fouille le bureau et trouve son agenda.) Voilà. Je vous demande une minute, monsieur Leguern.
Elle va jusqu’au bureau de Martine en consultant son agenda. Nelly se penche sur Éric.
Nelly, à voix basse. – Je vais appeler Marc sur son portable pour qu’il revienne au plus vite. Essayez d’en dire le moins possible.
Cyrielle. – J’espère que cette fois il ne me posera pas un lapin. (À Éric.) Vous êtes du genre à poser des lapins aux femmes, vous ?
Éric. – Non.
Cyrielle. – J’ai horreur de ça. J’aime les choses nettes. Bien. Où en étions-nous ? Ah oui ! Défauts, qualités… (À Nelly.) Nelly ?
Nelly. – Je venais simplement voir si M. Leguern avait besoin de quelque chose en attendant le retour de Marc… Bon. Je le laisse entre vos mains.
Nelly retourne dans son bureau.
Cyrielle. – En tout cas, vous n’êtes pas bavard.
Éric, agacé. – Ça dépend si on me laisse le temps de parler ou pas.
Cyrielle. – Trois défauts : susceptible, impatient et soupe au lait. Voyons les qualités.
Éric. – Continuez vous-même, vous êtes bien partie.
Cyrielle. – Disons d’un abord courtois, mais ça se gâte très vite. C’est tout pour l’instant. Quant aux défauts, j’ajouterais que si vous laissez toujours les autres parler à votre place, vous ne réussirez jamais dans les affaires. Je vous intimide ?
Éric. – Vous faites tout pour. Votre beauté naturelle suffit.
Cyrielle, se pâmant par jeu. – Ah ! un bon point ! Vous maniez le compliment de fort galante façon. Direct, mais pas trop racoleur. C’est bien. Mais si le client est un homme ?
Éric. – Si nous devons faire équipe, je me placerai alors en seconde ligne.
Cyrielle. – Bonne réponse. Comment avez-vous su que mon mari cherchait quelqu’un ?
Éric, hésitant. – Par… Pôle emploi. Il… Il y avait une annonce.
Cyrielle. – Curieux. En général, Marc utilise plutôt ses relations personnelles. En l’occurrence, il aurait pu faire appel à cette pétasse de Joëlle.
Éric. – C’est ça. C’est le nom de la pét… personne qui m’a reçu. Elle s’appelait Joëlle… Joëlle Humbert.
Cyrielle. – C’est elle qui vous a sélectionné ?
Éric. – Elle a dit que je correspondais exactement au profil de poste qu’avait décrit votre mari.
Cyrielle. – Je serais curieuse de lire l’annonce ! Pour ne rien vous cacher, je n’aime guère cette femme, je la trouve vulgaire… Passons. (Elle le regarde un moment en silence, il tient son regard.) Excusez-moi d’être si méfiante. Si nous devons passer cinq jours par semaine ensemble, il vaudrait mieux que nous nous accordions. Or je vous sens gêné.
Éric. – C’est que je suis un peu déçu. Avec votre mari… enfin, je veux dire, l’affaire était conclue. Je me réjouissais déjà à l’idée de travailler ici. Votre opinion à mon égard semble remettre tout en question.
Cyrielle. – J’avoue que dans ma mauvaise humeur et ma surprise, je n’ai pas été très conciliante avec vous. Admettons que mon mari ait vu juste. Vous commencez demain, c’est bien ça ?
Éric. – Demain matin, neuf heures.
Cyrielle. – Bien. À cette heure-ci, je serai déjà en rendez-vous. Je vous retrouverai ici un peu plus tard.
Elle se lève et lui tend la main.
Éric, lui serrant longuement la main. – Au revoir, madame Vernier.
Cyrielle. – Vous savez, ici, nous nous appelons tous par nos prénoms.
Éric. – Alors, à demain, Cyrielle.
Cyrielle. – Au revoir, Éric. (Éric sort, très troublé. Restée seule, Cyrielle allume une cigarette. Elle prend le curriculum vitae sur le bureau et le parcourt en marchant.) Âge : trente-neuf ans. Célibataire. Bonne expérience de la vente. Autre activité : comédien amateur. J’espère pour lui qu’il est meilleur avec le texte des autres qu’avec le sien. (Elle jette le C.V. sur le bureau.) Enfin, nous verrons bien. (Soupirant.) Une surprise ! C’est bien des idées stupides de Marc, ça !
Scène 5
Cyrielle, Marc
Marc entre en trombe dans le bureau. Cyrielle sursaute.
Marc, constatant qu’elle fume. – Ah ! tu fumes encore dans le bureau !
Cyrielle. – Tu pourrais faire autrement que de rouspéter dès que tu te trouves en ma présence ?
Marc. – Tu sais très bien que je ne veux pas que tu fumes dans ce bureau.
Cyrielle. – Je sais, mais tu n’étais pas là. À la maison déjà, tu m’obliges à aller faire ça dans le jardin. C’est tout juste si tu ne me tiens pas en laisse pour que j’aille fumer ma cigarette dehors avant d’aller au lit. À croire que tu t’es marié parce que tu ne pouvais pas avoir de chien !
Marc. – C’est d’un goût !… Où est-il ?
Cyrielle. – Le chien ?
Marc. – Non, le nouveau. Éric Leguern.
Cyrielle. – Je l’ai renvoyé.
Marc. – Quoi ? Je venais de l’embaucher !
Cyrielle. – Renvoyé simplement chez lui ou au diable, peu importe. Ne te tracasse pas, il sera là demain à neuf heures tapantes.
Marc. – Je préfère ça. Comment l’as-tu trouvé ?
Cyrielle. – Il était assis dans le canapé.
Marc, soupirant. – Éteins cette cigarette, s’il te plaît.
Cyrielle, écrasant sa cigarette dans le cendrier sur le bureau. – C’est tout ce qu’il m’inspire. Il a l’air d’un type assis dans un canapé. Rien de plus.
Marc. – Tu es sévère. Je l’ai trouvé sympathique. De plus, son C.V. est très prometteur.
Cyrielle. – Son curriculum vitae est sans reproche, mais ça ne prouve rien pour moi. Que veux-tu ? Je suis vieux jeu, comme tu le dis si bien et si souvent. Je préfère le voir à l’œuvre avant de juger.
Marc s’assoit dans le fauteuil de son bureau en soupirant.
Marc. – Moi qui voulais te faire une surprise…
Cyrielle. – C’en est une, Marc. Est-elle bonne ou mauvaise, nous verrons plus tard. Non, la vraie surprise c’est que tu penses encore à m’en faire une. Depuis quand te préoccupes-tu à nouveau de savoir si j’ai besoin de quelque chose ?
Marc. – Tu m’as semblé fatiguée. Martine m’a informé que tu avais trop de travail en ce moment, alors j’ai pensé que… Nous nous parlons si peu, il faut bien que je devine.
Cyrielle. – Si j’avais eu envie ou besoin d’embaucher quelqu’un, j’aurais pu m’en occuper moi-même.
Marc. – Alors, je rappelle ce pauvre type et je lui dis qu’il est bon pour la grasse matinée obligatoire demain matin.
Cyrielle. – N’en fais rien. Je vais l’essayer, ton pauvre type. Accordons-lui le mois d’essai traditionnel. D’ici là, j’espère qu’il aura fait ses preuves.
Marc, pour lui-même. – Et moi donc !
NOIR
ACTE II
Scène 1
Martine, Éric, Cyrielle
Martine est en train de ranger les dossiers sur le bureau de Marc.
Martine, soliloquant. – Quel désordre ! Mais quel désordre! Ah ! celui-là, si je n’étais pas toujours derrière lui… Encore que je ne suis pas la seule… (Soupir.)
Éric, entrant, très en forme. – Bonsoir, Martine.
Martine. – Bonsoir, Éric. Bonne journée ?
Éric. – Impeccable. Et vous ? Vous êtes seule ? J’avais cru entendre parler en ouvrant la porte. Cacheriez-vous un amant dans le tiroir du bureau ?
Martine. – Je n’ai rien à cacher, moi, monsieur. Je parlais toute seule. C’est une méthode très efficace pour ne pas être contredite. Parce qu’ici, entre Marc, Cyrielle et Nelly, c’est difficile d’en placer une.
Éric. – Bien sûr.
Martine. – Et à la maison, entre mon mari et les enfants, c’est encore pire !
Éric. – Et pas d’amant à qui faire vos confidences.
Martine. – N’insistez pas, je suis une honnête femme ! J’ai juré fidélité à mon mari devant le maire et le curé.
Éric. – C’est bien, ça. Enfin, si vous avez envie de parler, je veux bien vous écouter. Et je vous promets que je ne vous demanderai rien en échange.
Martine. – Vous avez de drôles d’idées, mais vous êtes quand même gentil. (Elle va s’asseoir sur le canapé et pose les dossiers qu’elle avait à la main sur ses genoux.) Vous savez, mon mari ne m’adresse presque plus la parole, sauf pour savoir si le repas est prêt.
Éric, s’asseyant à côté d’elle. – Ça prouve qu’il apprécie votre cuisine.
Martine. – Tu parles ! Il manque toujours quelque chose : sel, poivre, piment, pas assez de sauce, trop cuit… (Soupir.) Et quand, par miracle, il ne rentre pas bredouille de la chasse, qu’est-ce que j’entends pas si c’est pas mitonné dans les règles de l’art !
Éric. – Il est chasseur ?
Martine. – Il n’y a plus que ça qui compte. Je passe après son fusil et ses bouteilles. C’est notre triste lot à nous les femmes ; nous passons toujours après quelque chose auprès des hommes. Nous sommes les Poulidor de la vie conjugale.
Éric. – Rassurez-vous : le maillot jaune, c’est pour les cocus.
Martine. – Vous croyez ?
Éric, prenant son menton entre ses doigts. – Ne me dites pas que lorsque votre mari rentre complètement soûl de la chasse et qu’il veut repeupler la France, vous ne rêvez pas d’autres mains plus caressantes, ou simplement d’une bouche à l’haleine moins fétide…
Martine se lève, troublée, et laisse tomber ses dossiers par terre.
Martine. – C’est vrai que ces soirs-là, qu’est-ce qu’il pue d’la gueule !… Oh ! pardon !
Gênée, elle s’agenouille pour ramasser les dossiers qui sont aux pieds d’Éric. Elle le regarde, troublée. Il lui sourit. Cyrielle entre. Voyant la scène, elle s’immobilise sur le pas de la porte. Silence gênant de quelques secondes, puis Martine se remet à ramasser ses dossiers très nerveusement à quatre pattes.
Cyrielle, ironique et calme. – Quelle effervescence ici, ce soir !
Martine. – Je rangeais le bureau de Marc. Il est tellement désordonné…
Cyrielle. – Ça fait dix-huit ans que je le lui répète, vous ne le changerez pas maintenant.
Martine, se relevant et posant les dossiers sur le bureau. – Bon, voilà, je vous laisse. Pour moi, c’est l’heure. À demain, Cyrielle.
Cyrielle. – Merci Martine. Bonne soirée.
Martine. – Vous aussi. (Elle se tourne vers Éric.) Bonsoir.
Elle sort avant qu’il ait eu le temps de répondre.
Scène 2
Cyrielle, Éric
Cyrielle. – Vous paraissez beaucoup troubler Martine. On peut considérer cela comme un exploit quand on la connaît aussi bien que moi.
Éric, s’asseyant dans le canapé. – Vous vous méprenez. Elle me parlait de son mari.
Cyrielle, allant s’installer à côté de lui. – Ah ! celui-là ! Quand on ouvrira la chasse aux cons, il n’aura pas de fusil. Enfin, je constate qu’il vous a suffi de seulement deux semaines pour la mettre à vos pieds.
Éric. – Désolé, ce n’est pas ma pointure.
Cyrielle. – Seriez-vous si difficile que vous ne trouviez pas chaussure à votre pied ?
Éric. – Ça m’est arrivé, mais elles se sont fait la paire. La dernière en date a tenu plusieurs années et là, c’est moi qui suis parti. On n’est pas toujours l’idéal de son idéal.
Cyrielle. – Qui était l’idéal de l’autre ?
Éric. – Nous l’avons été tour à tour. Quand je suis enfin devenu le sien, elle a cessé d’être peu à peu le mien.
Cyrielle, se levant et allant au bureau de Marc. – L’homme et la femme : une alchimie bien étrange en vérité.
Éric, se levant également et venant s’appuyer sur le bureau, face à elle. – Tout à fait. Et qu’il faudrait manier avec précaution. Seulement voilà, dès que nous sommes en âge de jouer avec nos éprouvettes, nous sommes bien trop curieux les uns et les autres pour ne pas aller fouiller dans celle de la voisine. Une expérience qui peut durer une nuit… ou une vie.
Cyrielle. – Et à quand remonte la première expérience du petit chimiste en herbe ?
Éric. – J’avais eu le temps de potasser la théorie à fond avant de passer à la pratique.
Cyrielle. – Je vous voyais pourtant bien en amoureux précoce avec une élève d’une classe supérieure.
Éric. – La seule chose précoce dans mon premier rapport amoureux fut mon éjaculation.
Cyrielle. – D’ordinaire, les hommes racontent très volontiers leurs exploits du 14 Juillet, mais il est beaucoup plus rare qu’ils évoquent leurs pétards mouillés.
Éric. – Je ne souffre pas du complexe du macho. Pour être tout à fait franc, les jeunes filles m’ont longtemps intimidé, pour ne pas dire apeuré. Je me suis senti ensuite beaucoup plus à l’aise avec les femmes. Encore qu’avec vous, ça n’a pas très bien commencé. Votre premier accueil a été plutôt froid.
Cyrielle. – J’avais été un peu surprise. Je me demandais ce que vous faisiez réellement ici et j’ai été envahie d’une sensation désagréable et inexplicable… (Elle va s’asseoir dans le canapé.) Mais oublions cela. Buvons un verre, voulez-vous ? Il y a une bouteille de whisky dans le petit bar. Vous voulez bien nous servir ? Sans vous commander, bien sûr.
Éric, se dirigeant vers le bar. – Dois-je en conclure que cette sensation a disparu ?
Tandis qu’il fait le service, Cyrielle s’allonge presque dans le canapé.
Cyrielle, prenant le verre. – Merci Éric.
Éric, mi-gêné, mi-attiré. – Vous n’avez pas répondu à ma question.
Cyrielle. – Est-ce bien nécessaire ? Nous sommes là en train de boire un whisky bien tranquillement après une dure journée de labeur. N’est-ce pas suffisant comme réponse, à vos yeux ? Santé ! (Ils trinquent.) Faut-il que vos oreilles soient également rassurées ? (Signe de tête affirmatif d’Éric.) Alors soyez sans crainte, cette mauvaise sensation est devenue plutôt agréable à présent. Vous m’êtes sympathique. Ça vous va ?
Éric. – Je préfère ça.
Une intimité s’installe dans le silence.
Cyrielle. – Cette femme que vous avez quittée, c’était votre épouse ?
Éric, s’asseyant près d’elle. – Je ne me suis jamais marié.
Cyrielle. – Vous ne l’aimiez pas assez ?
Éric. – Le mariage n’est pas une preuve d’amour, c’est une assurance sur l’amour. J’abomine cette coutume barbare qui vous enchaîne l’un à l’autre avec de lourds anneaux très coûteux.
Cyrielle. – Égoïste et avare.
Éric. – Vous me découvrez de nouveaux défauts. Ajoutez-y : indépendant et libre.
Cyrielle. – Libre au point de prendre des femmes qui ne le sont pas ?
Éric. – Vous voulez savoir s’il m’arrive d’avoir des aventures avec des femmes mariées ?
Cyrielle. – Vous n’êtes pas obligé de répondre. Ça ne me regarde pas. Simple bavardage.
Éric. – Disons que cela m’arrive.
Cyrielle. – Ça ne vous dérange pas de briser des couples ? (Éric sourit.) Il est vrai que vous respectez si peu le mariage…
Éric, se levant. – Charitable Cyrielle, vous pensez aux maris. C’est un état intermédiaire entre celui de célibataire et celui de cocu ; le veuvage étant en majeure partie réservé aux femmes. De plus, par expérience personnelle, j’ai pu remarquer que lorsque l’adultère pointait le bout de son nez, le couple légitime sentait déjà le roussi.
Cyrielle. – Donc, d’après vous, un couple ne se brise pas parce qu’il y a adultère, mais il y a adultère parce que le couple est déjà brisé.
Éric. – Il n’y a que les prisonniers qui cherchent à s’évader.
Cyrielle. – Ou les prisonnières. Et vous êtes le gentil geôlier avec la clé des champs.
Éric. – Ce n’est pas toujours aussi simple. Il faut parfois s’échapper par la fenêtre. (Cyrielle éclate de rire.) Ce n’est pas toujours hilarant, non plus.
Cyrielle. – Excusez-moi. Je vous imaginais en train de courir à travers champs, un trousseau de clés dans une main et l’autre remontant votre pantalon sur vos fesses égratignées par quelques orties vengeresses. (Éric se passe une main sur les fesses comme pour se débarrasser des mauvaises herbes.) Vous comptez fuir longtemps comme ça, à fesses rabattues ?
Éric, retournant s’asseoir près d’elle. – Ce n’est pas une fuite. De toute façon, je suis trop jeune pour me marier.
Cyrielle. – Vous avez trente-neuf ans !
Éric. – C’est bien ce que je disais. Avant quarante ans, c’est trop tôt. Et après, ce n’est plus la peine.
Cyrielle, gentiment. – Vous êtes indécrottable. (Elle se penche pour se frotter les pieds.) En tout cas, moi j’ai trop marché aujourd’hui.
Éric. – Je passe pour avoir les mains habiles et d’une certaine douceur concernant le domaine de la pédicurie.
Cyrielle. – Vous feriez ça ! (Langoureuse.) Rien de tel qu’un bon massage pour me remettre en forme. Si c’est réussi, je l’adjoindrai à vos tâches quotidiennes avec une prime de dédommagement dite « du fantassin ».
Éric, s’agenouillant devant elle et prenant ses pieds en mains. – N’en faites rien, tout le plaisir est pour moi. Après avoir eu Martine à mes pieds, c’est moi qui suis aux vôtres. Je sais enfin ce que ressentit Gulliver lorsqu’il passa de Lilliput au pays des géants.
Cyrielle. – Vous trouvez que j’ai de grands pieds ?
Éric. – Pas du tout. Mais je me demande soudainement si je vais être à la hauteur. C’est toujours la question avec une femme mariée : comment fait l’autre ?
Il commence à lui masser les pieds en silence. Elle apprécie.
Cyrielle. – À propos, l’autre ne fait plus. (Éric interrompt son massage, la regarde.) Oh non ! Continuez. C’est tellement agréable. Et vos mains sont si douces… Qui vous a appris à vous en servir avec autant de délicatesse ?
Il reprend le massage. Elle ferme les yeux et se laisse aller dans le canapé.
Éric. – Une amie qui exerçait dans la profession m’a transmis son fluide en dix leçons.
Cyrielle. – Sur l’oreiller ? (Un peu hésitant, Éric remonte lentement jusqu’aux mollets, puis jusqu’aux genoux et encore un peu plus haut. Cyrielle rouvre les yeux, le regarde, sourit. Il s’arrête. Elle pose sa main sur la sienne.) Ne vous arrêtez pas. Je sentais déjà votre fluide passer.
Éric, se relevant. – Justement, ne jamais aller trop loin à la première leçon. Si le fluide passe trop vite, son efficacité s’en trouve amoindrie.
Il va boire une gorgée de whisky. Cyrielle boit aussi, sans changer de position.
Cyrielle. – Décidément, je suis condamnée à vous troubler.
Éric. – Ce n’est pas ce que vous croyez.
Cyrielle. – Qu’est-ce que je crois, d’après vous ?
Éric. – Je n’en sais rien, mais de toute façon vous vous trompez.
Cyrielle, se levant. – Bref, je suis une gourde.
Éric. – Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je suis surpris, tout simplement. Je ne vous imaginais pas aussi… désinvolte.
Cyrielle. – Vous me prenez pour une bourgeoise coincée, n’est-ce pas ? C’est ce que pense aussi mon mari. Il n’a pas entièrement tort, je l’étais lorsque nous nous sommes rencontrés puis mariés. Là où il se trompe, c’est quand il prétend qu’on ne change pas fondamentalement.
Éric. – Et vous, vous le trompez ?
Cyrielle. – Je suis en pleine mutation. La métamorphose a commencé il y a quelques jours, environ une petite quinzaine. (Elle s’approche de lui, très près.) Il y a d’abord eu une sensation désagréable, comme un coup de pied quelque part qui vous oblige à avancer et dont on ne ressent que la douleur. Puis elle s’estompe et… (Elle pose ses mains sur ses épaules.) Vous voyez ce que je veux dire ?
Éric. – D’après vous, je serais responsable d’un coup de pied psychologique qui vous aurait, dans un premier temps… secoué les fesses ?
Cyrielle. – C’est le deuxième temps qui est intéressant, Éric.
Éric. – Certainement. Mais je pense que votre mari va nous imposer une mi-temps d’ici peu.
Cyrielle. – Vous êtes gêné ? Je vous croyais presque coutumier de ce genre de situation.
Éric. – Quelle situation ?
Cyrielle, venant se blottir contre lui. – Un homme et une femme trop proches l’un de l’autre pour en rester là malgré cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête que l’on nomme « un mari ».
Éric, l’écartant. – Restons professionnels, voulez-vous ?
Cyrielle. – Vous me décevez. Vous vantez les joies ensoleillées de l’adultère, mais vous tremblez à l’ombre d’un mari. On ne devrait pas se fier à la mine des gens. C’est vrai, vous avez une bonne tête.
Éric. – On me l’a déjà dit, merci.
Cyrielle. – On dit aussi qu’une bonne tête peut cacher un faux-cul ; c’est votre cas.
Éric, se fâchant. – Alors là, je ne vous permets pas…
Cyrielle, posant la main sur la bouche d’Éric. – Chut ! Il pourrait rentrer… Taisez-vous. (Elle l’embrasse.)
Éric, après avoir succombé. – Cyrielle, il faut que je vous parle. J’ai quelque chose d’important à vous avouer…
Scène 3
Cyrielle, Éric, Marc, Nelly
Marc et Nelly entrent, enlacés. Ils se séparent en apercevant le couple. Cyrielle et Éric les imitent en sursautant.
Marc. – Déjà rentrés, tous les deux ? J’espère ne pas interrompre une importante réunion de travail.
Cyrielle, reprenant ses esprits et son verre. – Non. Tu vois, nous prenions un verre en bavardant gentiment. Éric allait me confesser l’une de ses astuces de vente lorsqu’il a affaire à des clients… hésitants.
Marc. – Sacré Éric ! Toujours dans les bonnes combines. C’est quoi cette astuce ?
Éric, très embarrassé. – Oh ! c’est… c’est très connu. Enfin, pas très original. Il faut… improviser, garder son sang-froid.
Marc. – Rien de plus facile pour un comédien comme vous.
Éric. – Oui. Mais c’est parfois embarrassant. Voilà ! Voilà ! Je joue à être embarrassé. Vous voyez ?
Marc. – Effectivement, vous avez l’air très embarrassé.
Éric. – Oui. L’embarras, c’est mon point fort.
Nelly. – C’est criant de vérité.
Éric. – Comme ça, le client croit avoir en face de lui un pauvre type et il perd sa méfiance. Donc, j’approfondis ce personnage de mauvais vendeur qui n’arrive jamais à placer une affaire, je sanglote. Au besoin, je pleure dans les bras du type en lui faisant croire que je vais perdre ma place et, par pitié, il finit par signer le compromis de vente.
Nelly. – Et lorsqu’il s’agit de clientes, vous tentez également de les apitoyer sur votre triste sort ?
Éric. – Certaines femmes sont sensibles à la fragilité des hommes.
Marc. – Peut-être, mais elles préfèrent savoir qu’elles peuvent compter sur nous en cas de coup dur. Avec moi, ça ne marcherait pas votre combine. Je n’aime pas les pleurnichards.
Éric. – Vous ne seriez pas un peu macho ?
Cyrielle. – Juste ce qu’il faut, d’après lui.
Marc. – Exactement. À propos, Nelly, n’aviez-vous pas un dossier à étudier avec Cyrielle pour demain ? Allez-y. Pendant ce temps, je ferai le point avec Éric.
Cyrielle, à Nelly. – Puisque l’homme a parlé, allons-y.
Nelly. – Je vous suis. (Provoquant Marc.) À vos ordres, patron.
Elles montent dans le bureau de Nelly.
Scène 4
Marc, Éric
Quand ils sont seuls, Marc bondit sur Éric.
Marc. – Dites donc, vous ! Vous ne seriez pas en train d’essayer de me doubler ? Je n’ai pas cru un traître mot de vos fables commerciales.
Éric. – Pourquoi ?
Marc. – Arrêtez votre cirque. Qu’est-ce que vous vouliez lui avouer ?
Éric. – Mais… rien.
Marc. – Alors évitez de perdre du temps avec des histoires idiotes. Je ne pense pas que ce soit la meilleure méthode que d’essayer de l’apitoyer sur votre petite personne. Cyrielle aime les hommes qui ont de l’assurance, les hommes forts, qui foncent.
Éric. – Dans votre genre, quoi.
Marc. – Ça va de soi, puisqu’elle m’a épousé. C’est pour elle que j’ai fondé cette agence. Pour être autre chose, à ses yeux, qu’un simple petit vendeur.
Éric. – En somme, vous avez peur de ternir l’image qu’elle a de vous en lui avouant que vous en aimez une autre.
Marc, décontenancé, s’asseyant dans le canapé. – Il y a de ça.
Éric. – Moi, je pense qu’elle apprécierait que vous ayez encore le courage de lui parler en face, de lui dire que vous voulez vivre avec une autre.
Marc. – Vous ne la connaissez pas. Elle pensera qu’il s’agit d’une passade, d’une faiblesse.
Éric. – Et même si c’est une faiblesse, ayez la force de l’assumer. Il n’y a aucune honte à avoir. Surtout quand cette faiblesse s’appelle Nelly. Avouez tout à Cyrielle. Je ne dis pas qu’elle vous absoudra et bénira votre union, mais je ne pense pas qu’elle se posera en inquisiteur. Au moins, vous pourrez enfin vous regarder en face.
Marc. – Cyrielle est pleine d’idées reçues, de tabous, de barrières.
Éric. – Les barrières, ça se saute.
Marc. – À condition de prendre assez de recul.
Éric. – Qui vous dit que Cyrielle n’en a pas assez ?
Marc. – Allez au fond de votre pensée.
Éric. – C’est vous qui manquez de recul.
Marc, se levant. – Qu’est-ce qu’elle vous a dit exactement ? Elle ne se doute de rien, au moins ? Je vous préviens que si vous avez lâché un seul mot sur notre accord…
Éric. – Rassurez-vous, je n’ai pas envie qu’elle m’arrache les yeux !
Marc. – Ah ! vous voyez bien que ce n’est pas si facile de lui parler !
Éric. – C’est pour cette raison que je dois agir avec prudence. Votre femme n’est pas la moitié d’un con.
Marc. – Je le pense aussi.
Éric. – Oui… Elle est très intelligente, clairvoyante. Ma mission n’est pas simple. Il me faudra du temps. Quand vous avez fait irruption dans ce bureau, je m’apprêtais à lui avouer… comment dirais-je… mon trouble. Mais pas plus. Il faut l’amener doucement à se remettre en question. Vous avez failli tout foutre par terre avec votre manque de confiance. Remarquez, il faut en tirer l’aspect positif : avec l’énormité que vous m’avez contraint de raconter, elle va sûrement se poser des questions.
Marc. – C’est toujours ça de gagné. Elle vous demandera la raison de vos affabulations, vous lui avouerez votre trouble, comme vous dites, elle sera émue, et vous…
Éric. – C’est ça ! À condition que vous ne débarquiez pas au mauvais moment !
Marc. – D’accord, d’accord. Je vous fais confiance. Je me ferai tout petit.
Éric. – Comportez-vous en vrai mari trompé : ignorez vos cornes et marchez la tête haute. Quand il faudra se baisser, on vous fera signe.
Marc. – Je compte sur vous. Et Nelly aussi. (Il va au bar et Éric va s’asseoir dans le canapé.) Allez, buvons un verre.
Marc commence à faire le service.
Scène 5
Cyrielle, Nelly, Marc, Éric
Cyrielle et Nelly reviennent.
Cyrielle. – Très bonne idée ! Tous ces chiffres m’ont donné soif.
Nelly, s’installant près d’Éric. – À moi aussi. (Marc sert Nelly puis Cyrielle qui s’assoit devant le bureau. Nelly choque son verre sur celui d’Éric.) À vos débuts prometteurs !
Cyrielle, avec un sourire. – Mais êtes-vous homme à tenir vos promesses ?
Marc, s’asseyant à son bureau. – Cesse de narguer Éric. Je suis sûr de sa réussite, moi.
Éric. – À la demande générale, je ferai tout mon possible pour vous satisfaire.
Marc. – Alors, à l’avenir !
Tout le monde boit. Nelly pose son verre sur le bord du meuble près du canapé, ce qui l’oblige à se frotter à Éric.
Nelly. – Pardon Éric, vous permettez ?
Éric, gêné. – J’aurais pu effectuer le transfert.
Nelly, son visage près du sien. – Je ne voulais pas vous déranger.
Éric. – La prochaine fois, n’hésitez pas. Tout le plaisir est pour moi.
Cyrielle, acide. – Le plaisir n’est bon que s’il est partagé. Pas de vraie jouissance sans la jouissance de l’autre. Vous n’avez pas lu Nietzsche ?
Éric. – Pas ces derniers temps, non. Il faudra que je m’y remette. Bon ! Je vais, hélas, devoir vous quitter. (Il se lève.) J’ai une répétition ce soir. Désolé de devoir interrompre ce verre de l’amitié.
Nelly, se pâmant. – Ah ! la vie d’artiste ! Ce doit être passionnant.
Éric. – Je ne suis qu’un artisan, mais j’aime ça.
Nelly. – Vous avez raison, il faut toujours faire ce qu’on aime.
Marc. – À condition de connaître ses limites. Éric, un petit dernier avant de partir ?
Éric. – Merci, non. Je n’ai pas l’habitude de boire. C’est mauvais pour la mémoire et le trop-plein de whisky me fait bafouiller. À demain.
Marc. – Comme vous voudrez. Bonne soirée.
Cyrielle, alors qu’Éric va sortir. – Oh ! Éric ! C’est indiscret de vous demander le titre de la pièce que vous répétez ?
Éric. – Pas du tout. Il s’agit d’une pièce de Jean Anouilh qui s’appelle justement « La répétition ou l’Amour puni ». Bonsoir.
Il sort. Nelly et Marc échangent un regard puis elle se lève.
Nelly. – Je crois que, moi aussi, je vais rentrer. La journée a été laborieuse, j’en ai plein les godasses.
Cyrielle. – Dans ces cas-là, rien de tel qu’un bon massage des pieds… Le tout étant d’avoir un masseur sous la main.
Nelly. – Vous voulez dire : « à ses pieds ». À demain.
Elle sort.
Scène 6
Cyrielle, Marc
Marc. – Tu veux un autre verre, toi ?
Cyrielle, posant son verre sur le bureau, songeuse. – Non merci. Nous ferions bien de rentrer.
Marc, se resservant malgré la recommandation de sa femme. – Rentre, si tu veux. Moi, j’ai encore du travail ici. Remarque, je n’en ai pas pour très longtemps ; si tu veux m’attendre…
Cyrielle. – Non merci. Je ne tiens pas à poireauter pendant deux heures. Tu sais, voilà déjà quelques années que nous n’avons plus les mêmes fuseaux horaires. Et puisque les enfants sont en vacances, je vais profiter du calme de la maison. Un repas léger et un bon bouquin feront de cette soirée un enchantement. Je te laisserai ce qu’il faut dans le frigo. Bon courage.
Marc. – Merci chérie.
Cyrielle sort.
Scène 7
Marc, Nelly
Resté seul, Marc boit une gorgée d’alcool en regardant la photo de sa femme posée sur son bureau.
Marc, soliloquant. – Ma petite Cyrielle, j’ai bien l’impression que tu es en train de mordre à l’hameçon. Ça m’étonnerait que tu puisses te concentrer sur quelque bouquin que ce soit. Il y a longtemps que je n’avais pas vu ton regard se perdre ainsi dans le vague.
Nelly entre.
Nelly. – Tu ne devrais pas parler à voix haute lorsque tu es seul. Si je n’avais pas vu Cyrielle sortir, j’aurais pu penser qu’elle était encore là. (Elle vient devant lui, il la prend par la taille.) Qu’est-ce que tu marmonnais ?
Marc. – Ça marche ! Elle va lui tomber dans les bras d’ici peu. Alors, à nous la liberté ! (Ils vont s’embrasser mais il s’écarte d’elle.) À propos de liberté, il me semble que tu en prends pas mal avec Éric. Qu’est-ce c’est que cette tenue et cette façon de lui mettre ta poitrine sous le nez ?
Nelly, plaquant son visage entre ses seins. – Jaloux ?
Marc, marmonnant. – Là n’est pas la question. (Il s’écarte.) Là n’est pas la question. J’accepte de lui partager mon épouse, j’aimerais garder ma maîtresse pour moi seul.
Nelly. – Idiot ! Ce n’est pas toi que je voulais rendre jaloux, mais Cyrielle. J’ai essayé de tâter le terrain quand nous étions là-haut, j’en suis arrivée à la même conclusion que toi : notre mercenaire a mis Cupidon dans sa poche. Je me disais qu’il n’était pas inutile d’aiguiser un peu ses vieilles flèches. (Elle se lève, arpente le bureau.) Demain, je parlerai à Éric. Je lui soufflerai que ta femme est loin d’être insensible à son charme.
Marc, se levant. – Son charme ? Pour quelqu’un qui ne se montrait guère enthousiaste envers mon plan, je te trouve soudainement bien fougueuse.
Nelly, très gaie. – Je me demande si, involontairement, nous n’allons pas donner naissance à une vraie histoire d’amour.
Marc, troublé. – Tu veux dire que Cyrielle et Éric sont réellement amoureux l’un de l’autre ?
Nelly. – Ne fais pas cette tête-là ! Ils ne sont pas les seuls. Parce ce que, entre nous deux, la question ne se pose plus.
Marc. – C’est peut-être quand on ne se la pose plus qu’il faut commencer à s’inquiéter.
Elle se rapproche, sincèrement touchée.
Nelly. – Tu m’aimes ?
Il la regarde et pose sa main sur son visage.
Marc. – Cette question !
Il se penche sur elle pour l’embrasser.
Noir.
Scène 8
Éric, Nelly
Éric est assis dans un des fauteuils.
Éric. – Ce que j’aimerais être ailleurs, moi… (Il prend la photo de Cyrielle sur le bureau et la regarde, songeur.) Menteur ! (Entre Nelly portant une veste ouverte sur une robe légère, courte et décolletée. Surpris, il pose la photo et se lève.) Oh ! c’est vous !
Nelly. – Je travaille ici. (Elle commence à lui tourner autour.) Vous ne semblez pas dans votre assiette.
Éric. – J’ai la sensation d’avoir été invité à un banquet trop copieux pour mon petit estomac.
Nelly. – Quelque chose ne passe pas ? Votre répétition d’hier soir ?
Éric. – Non, non. De ce côté-là, tout va on ne peut mieux.
Nelly. – C’est plus facile de jouer la comédie sur scène que dans la vie.
Éric. – Au théâtre, il y a des auteurs. Dans la vie, il faut improviser.
Nelly. – Faites-nous du café. Je reviens tout de suite.
Elle monte l’escalier qui conduit à son bureau tandis qu’Éric s’exécute.
Nelly, off. – Comment trouvez-vous Cyrielle ?
Éric, pour lui-même. – Ça y est, les questions pièges !
Nelly, revenant et restant en haut de l’escalier. – Qu’est-ce que vous dites ? Je ne comprends rien. Vous n’avez vraiment pas l’air bien depuis hier soir. Que se passe-t-il ?
Éric lève la tête sur les cuisses de Nelly, s’écarte, gêné, et va s’appuyer sur le dossier du fauteuil.
Éric. – Je n’en sais rien.
Nelly vient s’agenouiller sur le fauteuil en prenant appui sur les bras du siège, offrant à son regard un décolleté profond.
Nelly. – Alors ? Comment trouvez-vous Cyrielle ?
Éric. – Vous souhaitez réellement que l’on parle de Cyrielle ou vous voulez détourner la conversation vers votre petite personne ?
Nelly, innocemment. – Pourquoi dites-vous ça ?
Éric. – De mon point de vue je fais plus qu’entrevoir la naissance de vos seins, je plonge littéralement dans leur vie privée. Une vie qui s’honore d’un maintien certain sans aucun soutien matériel. C’est beau ! S’il n’y avait entre nous le dossier de ce fauteuil, vous pourriez constater mon admiration naissante. Mais mettons ça de côté et dites-moi plutôt quel est votre but exact.
Elle saute du fauteuil, en fait le tour, se plante devant lui et pose la main sur son sexe.
Nelly. – Même pas vantard, avec ça. Vous bandez vraiment. Très flattée. (Elle enlève sa main et va s’asseoir dans le canapé.) Servez-nous le café.
Éric, se fâchant. – C’est pas bientôt fini ce manège ? Sers-moi le café, regarde mes seins, fais voir si tu bandes… On va où, là ? Moi, je veux bien coucher, encore faudrait-il savoir avec qui.
Nelly. – Éric, vous vous méprenez sur mon compte.
Éric. – Avouez que vous faites tout pour ça. Je croyais votre histoire sérieuse, avec Marc.
Nelly. – Sérieuse ? Quel vilain mot pour parler d’amour !
Éric. – Excusez-moi, ça m’a échappé. Un reliquat de mon éducation prolétaire.
Nelly. – Servez-nous le café, je vais vous expliquer.
Éric hausse les épaules, va chercher la cafetière et fait le service.
Éric. – Au fond, ça ne me regarde pas. Vous êtes libre.
Nelly. – Exactement, Éric. Tout comme vous. Nous nous ressemblons vous et moi, je crois, dans notre façon d’aimer. Je me méfie du quotidien, du mariage, de la sécurité, des promesses, des toujours, de cette soi-disant fidélité si fragile. Comme vous, certainement, j’ai été nourrie aux contes de fées qui se terminent quand la vie à deux commence ; de ces histoires qui vous cachent tout de l’amour. Alors au fil des années et des rencontres, je me suis fait ma propre opinion. Aujourd’hui, ma vie c’est Marc. Demain, peut-être toujours Marc… mais peut-être pas.
Éric. – Tout ceci n’explique pas votre comportement envers ma petite personne.
Nelly. – Disons que je me sers un peu de vous pour faire avancer les choses. Si je vous ai aguiché hier soir, c’était pour rendre Cyrielle jalouse, pour la faire réagir.
Éric. – Et ce matin ? Nous sommes seuls.
Nelly. – Pour vous faire réagir.
Éric. – Rassurée ?
Nelly. – D’une certaine façon, oui. Si vous vouliez séduire Cyrielle juste pour empocher votre argent, vous n’auriez eu aucun scrupule à accepter un pourboire venant de ma main.
Éric. – « Pourboire », le mot est faible. Disons, « prime en nature ». Fort coquette, d’ailleurs.
Nelly. – Merci beaucoup. Je vois que je n’ai pas affaire à un ingrat.
Éric. – Ni à un imbécile. Où voulez-vous en venir ?
Nelly. – Je pense que vous êtes réellement tombé amoureux de Cyrielle. Et que la réciproque est vraie.
Éric. – Elle vous l’a dit ?
Nelly. – Non. Les femmes sentent ces choses-là.
Éric. – Vous savez, il arrive à certains hommes de sentir autre chose que l’érection de leur bite dans leur pantalon.
Nelly, après un silence. – Je ne voulais pas vous vexer.
Éric. – Vous croyez que je n’ai pas perçu les sentiments de Cyrielle ? Dès notre première rencontre, j’ai su qu’il se passerait quelque chose entre nous.
Nelly. – C’est formidable ! Votre amour l’un pour l’autre ne fait qu’arranger la situation. Parlez-lui. Elle quittera Marc et…
Éric, la coupant. – … il viendra se consoler dans vos bras. (Il va s’asseoir au bureau de Marc.) Ce qui n’est qu’une façon de parler. Je ne pense pas que cette séparation lui occasionne le moindre petit déchirement au cœur. Bref, vous pourrez vous envoyer en l’air sans risquer de détournement. Avez-vous pensé à nous, à la tête que fera Cyrielle le jour où elle découvrira notre petit stratagème ?
Nelly, venant s’asseoir en face de lui. – Pourquoi voudriez-vous qu’elle l’apprenne ?
Éric. – Vous êtes naïve ou vous cherchez à me bourrer le mou ?
Nelly. – Juste un peu égoïste. J’étais contre l’idée de Marc, vous le savez. Vu la tournure des événements, je me suis mise à espérer. Bien sûr, tout finit par se savoir.
Éric. – Et ce jour-là, elle me méprisera. Elle n’aura pas tort.
Ils s’accoudent tous les deux au bureau.
Nelly. – Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Éric. – À votre avis ?
Nelly. – Rompez le contrat.
Scène 9
Nelly, Éric, Marc
Marc entre et s’immobilise devant eux.
Marc. – Vous en faites des têtes ! Il n’est rien arrivé, au moins ?… Martine n’est pas encore là…
Nelly, se levant. – Tiens, c’est vrai !
Éric, se levant aussi. – Y a des jours comme ça…
Marc, s’installant. – Un problème, Éric ? Vous avez mauvaise mine ce matin.
Nelly. – Euh… café ?
Marc. – Je veux bien.
Nelly. – Tu vas en avoir besoin.
Marc, entre ses dents. – Nelly ! On ne doit pas se tutoyer en public.
Nelly. – Au point où on en est… (Ironique.) Éric est un petit peu au courant.
Marc. – Oui. Bon, j’ai vaguement entendu le mot « contrat » en entrant…
Éric. – C’est une manie d’écouter aux portes !
Marc. – Seulement quand je suis sur le point d’entrer dans une pièce.
Nelly, lui servant son café. – Je vais vous laisser entre hommes.
Éric. – Non, restez, Nelly. Cette histoire nous concerne tous les trois.
Marc. – Qu’est-ce que vous manigancez tous les deux ?
Nelly. – Laisse-le parler.
Éric. – C’est ça, bouclez-la ! (Marc veut se lever, Nelly l’en empêche.) Vous m’avez proposé un marché de dupe ; je l’ai accepté pour l’argent et aussi parce que le rôle m’amusait. Mais j’ai trop cru en mon personnage, et surtout en celui de votre femme.
Marc. – Ce qui veut dire ?
Éric. – Que je romps le contrat.
Marc, se levant. – Vous n’en avez pas le droit.
Éric. – Vous comptez me poursuivre en justice ?
Marc. – Bon, d’accord. Je ne peux rien contre vous. Merde ! Ça marchait comme sur des roulettes. Ma femme était à deux doigts de tomber dans vos bras.
Éric. – Et même un peu plus près.
Marc. – Quoi ?!
Éric. – Quand vous avez surgi ici hier soir, nous venions d’échanger notre premier baiser. Pas un baiser de théâtre, un vrai, avec ses lèvres humides sur les miennes, avec nos corps enlacés. Et surtout nos cœurs qui cognaient. J’aime Cyrielle.
Marc. – Vous m’avouez ça comme ça !
Éric. – Vous voulez un faire-part ?
Nelly. – Marc, c’est toi qui as manigancé tout ça, qui as demandé à Éric de séduire Cyrielle.
Marc. – Oui, oui… Enfin, bon… Ici, sous notre toit…
Nelly. – C’est ici que nous faisons l’amour.
Marc. – Justement ! Admettons. Dites-moi ce qui cloche, maintenant.
Nelly. – Tu ne comprends pas ?
Marc. – Non, je dois être idiot. Je paye monsieur pour qu’il joue au séducteur, il découvre l’amour. Où est le problème ?
Éric. – Une fois les formalités du divorce accomplies, vous me verserez une prime pour bons et loyaux services. Vous pourrez même y joindre un petit mot de remerciement du style : « Je vous dois mes plus belles cornes, à leur sommet flotte le drapeau de ma liberté ». Voilà ce qui cloche.
Marc. – Si c’est simplement une question d’argent, ça peut s’arranger. Aimez ma femme tant qu’il vous plaira, et moi, de mon côté, je garde mon fric.
Éric. – Ce n’est pas si simple.
Marc. – Vous me faites chier ! Vous dramatisez tout.
Nelly. – Je ne crois pas. Il a raison.
Marc. – À quel propos ?
Éric. – Il faut que vous parliez à votre femme.
Marc, s’asseyant sur le canapé. – C’est un complot !
Nelly. – Tu ne crois pas qu’il serait temps que tu prennes tes responsabilités ?
Marc. – Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ?
Éric. – Tout !
Marc. – Tout, tout, tout… Tout ! Alors, vous ne servez plus à rien, vous.
Éric. – C’est pour ça que je vais partir.
Marc. – Bravo ! Maintenant que vous avez bien semé la pagaille, vous filez !
Éric se dirige vers la porte.
Nelly, le retenant. – Vous n’attendez pas Cyrielle ?
Éric. – Non.
Nelly. – Qu’est-ce que je lui dis ?
Éric. – Rien. C’est à Marc de parler, à lui seul.
Éric sort. Nelly vient s’asseoir près de Marc. La sonnerie du téléphone retentit. Ils se regardent un moment puis Marc va décrocher.
Marc. – Cabinet Vernier, bonjour… Oui, Martine… Comment ?… Merde… Bien… C’est ça… Oui, n’hésitez pas. Euh… Martine ? Mes condoléances. (Il raccroche, vient se planter derrière Nelly et lui masse les épaules.) C’était Martine : son mari a été tué dans un accident de chasse, ce matin.
Nelly, levant la tête vers lui. – Eh bien, cette fois, la chasse aux cons est ouverte.
NOIR
ACTE III
Scène 1
Martine, Cyrielle
Cyrielle est à son bureau. Elle travaille sans grand enthousiasme. Martine entre, habillée de façon à la fois classe et sexy. Elle est pleine d’énergie. Elle vient servir une tasse de café à Cyrielle.
Martine. – Tenez, ça vous remontera… Ah ! y a des moments difficiles dans la vie !
Cyrielle. – Merci Martine. (Elle arrête son travail, prend la tasse de café et tourne nonchalamment sa petite cuillère dedans.) Comment dirais-je ? Ça a l’air d’aller mieux, vous.
Martine. – Oh ! couci-couça… Enfin, il faut bien vivre. Remarquez, de vous à moi, la liberté c’est quand même une belle invention. Moi, avant d’y goûter, ça m’faisait peur. Mais maintenant… Je vous jure, hein, le prochain chasseur qui pointe juste le bout de son canon, je lui fais avaler toutes ses cartouches. (Elle se tape les fesses.) Chasse gardée ! Maintenant, c’est moi qui choisis mes proies.
Cyrielle. – Vous allez passer pour une veuve joyeuse.
Martine, s’asseyant dans le canapé. – Pendant vingt-cinq ans, j’ai été une épouse triste ; ça compense. Puis au bout de deux semaines, y a prescription. Oh ! à propos de tristesse, savez-vous qui j’ai vu hier soir ?
Cyrielle, hésitant à peine. – Éric ?
Martine. – Vous pensez souvent à lui, hein ?
Cyrielle. – Non… C’est… C’est vous qui m’en parlez.
Martine. – Je n’ai cité aucun nom.
Cyrielle, se levant. – Ne faites pas la maligne. Dites-moi plutôt comment il va. Vous lui avez parlé ? De quoi avait-il l’air ?
Martine. – Que de questions à propos d’un homme auquel vous ne pensez pas !
Cyrielle. – Martine !
Martine. – Pardon, patronne.
Cyrielle prend la chaise à roulettes et s’assoit face à Martine.
Cyrielle. – J’ai bien essayé de… (Elle soupire.) Son téléphone reste muet.
Martine. – Je n’ai pas pu lui parler non plus. J’étais assise à mon bureau et je l’ai vu passer de l’autre côté de la rue. Il s’est arrêté quelques secondes, il a regardé par ici. Il avait l’air triste. Je suis allée jusqu’à la porte et quand j’ai ouvert pour l’appeler, il a filé. Quel dommage ! Moi aussi il me plaisait bien. Si seulement il était arrivé quinze jours plus tard, il aurait inauguré les cornes posthumes de mon mari. Je suis certaine que c’est un doux en amour, qu’il prend son temps. Tandis que mon mari, pour tirer un coup, c’était encore plus rapide avec moi qu’avec son fusil. Sauf pour recharger. La tendresse d’un homme des cavernes, quoi.
Cyrielle. – L’homo sapiens évolue lentement, Martine. Il a d’abord découvert le feu et tous ses dérivés, puis plus tard, beaucoup plus tard, le clitoris.
Martine. – Ça, pour un chasseur, on ne peut pas dire qu’il était habile sur la gâchette. Enfin, paix à son âme, même s’il n’a pas su se servir de son corps.
Cyrielle, se levant. – Bien. Après cette ultime prière, si vous pouviez m’en dire un peu plus sur Éric de façon objective…
Martine. – Vous êtes fâchée, Cyrielle ?
Cyrielle. – Martine, cessez de causer de vous et de moi. C’est de lui que je veux entendre parler. Vous pensez qu’il rôde souvent par ici ?
Martine. – En tout cas, c’est la première fois qu’il se montrait. Ne vous tracassez pas : s’il revient par là, je ne le louperai pas. Je l’alpague et je vous le ramène par la peau des fesses.
Cyrielle. – Ne me l’abîmez pas.
Martine. – Bon, ben tant pis. Je lui ferai juste la morale pour lui apprendre à abandonner une femme comme vous.
Cyrielle. – Éric se moque de la morale. De plus, il ne m’a pas abandonnée. Qu’allez-vous donc imaginer ?
Martine. – Je n’imagine rien… (Se frappant la tête.)… j’en ai pas les moyens. Je sais seulement que s’il était resté un peu plus longtemps, vous auriez fait ce que, moi, je n’ai jamais osé faire.
Cyrielle. – Finissez, je ne voudrais pas que vous sortiez frustrée de ce bureau.
Martine. – Vous auriez encorné votre mari qui le mérite autant que le mien. Éric m’a dit un jour avoir séduit certaines femmes moins pour le plaisir de leur faire l’amour que pour celui de voir pousser des cornes aux fronts de leurs maris. Cet homme est un justicier : le Zorro des alcôves.
Cyrielle, retournant à son bureau. – Bien, allez donc surveiller le retour de l’homme masqué dans votre bureau. J’ai besoin d’un peu de calme.
Martine. – C’que j’en dis, c’est pour vous. Ne faites pas comme moi. N’attendez pas qu’il consente à partir pour jeter vos préjugés au panier. (Elle se lève.) Faut pas attendre après les hommes pour changer le monde. À part faire la guerre, brasser de l’argent et se gargariser du pouvoir… Pour le reste, ça bande mou. Croyez-moi, il est grand temps qu’on s’y mette sérieusement. (Mélancolique.) Pour moi, il est un peu tard, mais vous…
Cyrielle. – Ah ! non, Martine ! Pas de pathos ! Je vous préfère en veuve joyeuse. Il n’est pas trop tard du tout, ni pour moi, ni pour vous. Allez, mettons-nous au travail, l’homme va bientôt rentrer à la caverne, il ne faut pas qu’il se doute de quoi que ce soit.
Martine. – Vous avez raison. Ne pas mésestimer l’ennemi, aussi bête soit-il.
Elle sort avec son plateau dans les mains.
Scène 2
Cyrielle, Marc
Marc entre. Ils se croisent. Il la regarde avec insistance.
Marc. – Quelle indécence ! Elle pourrait au moins respecter la mémoire de son mari.
Cyrielle. – Je ne vois pas bien en quoi les morts sont plus respectables que les vivants. Tu disais toi-même que son mari n’était qu’un gros con.
Marc hausse les épaules et va se servir un café.
Marc, tâtant le terrain. – C’était tout de même le père de ses trois enfants. Ça compte ça, non ?
Cyrielle. – Apparemment, ça ne comptait pas beaucoup pour lui.
Marc. – Je te parle d’elle.
Cyrielle. – Pourquoi veux-tu qu’elle pleure sur ce qui n’existait plus ? Au nom de quoi ? Ses enfants sont grands, elle se retrouve seule à quarante-cinq ans et elle possède un cul qui peut encore servir à autre chose qu’à s’asseoir. Pourquoi voudrais-tu qu’elle laisse son avenir se ramollir dans le veuvage d’un amour qui a cessé d’exister depuis belle lurette ?
Marc. – Toi qui ne jurais que par la fidélité envers l’être aimé…
Cyrielle. – Justement, celui-ci ne l’était plus… aimé. (Marc s’installe dans le fauteuil face au bureau. Nerveux, il regarde sa femme. Cyrielle remplit un dossier.) Nelly n’est pas là ?
Marc. – Non, je l’ai envoyée en rendez-vous.
Cyrielle. – Tu n’es pas allé avec elle ? (Marc ne répond pas.) Tu as tort. Il fait si beau temps ce matin ! C’est très agréable les visites quand le soleil inonde les maisons de ses rayons pleins de promesses de chaleur. On songe que cette maison anonyme va devenir le petit nid douillet d’un couple, d’une famille. Qu’il y fera bon vivre. Ça aide à faire des projets, à penser à l’avenir… Tu te souviens de la première maison que nous avons visitée, au tout début de notre mariage ?
Marc, comme s’il n’avait pas écouté sa femme. – Cyrielle, il faut que nous parlions.
Cyrielle. – C’est ce que je fais. Je sais très bien que tu as écarté Nelly ce matin pour que nous soyons seuls, toi et moi, comme au bon vieux temps. (Marc se lève.) Tu as passé la nuit à tourner dans le lit. Depuis deux semaines, tu vis comme un ours en cage.
Marc. – Je ne suis pas le seul, figure-toi. Toi aussi tu as l’air de faire les cent pas depuis le départ d’Éric. Ne dis pas le contraire…
Cyrielle, calme. – Je ne dis rien.
Marc, allant s’asseoir à son bureau. – C’est idiot de s’énerver comme ça.
Cyrielle. – C’est toi qui montes sur tes grands chevaux ! Inutile de galoper, tu sais. On peut très bien faire ça à pied, tranquillement… Tu te souviens ?
Ils échangent un long regard silencieux.
Marc. – Notre rencontre ? Tout de même… Tu marchais devant moi et j’ai tout de suite eu envie de te suivre. Ce que j’ai fait durant un bon moment, d’ailleurs. Mes yeux allaient et venaient de tes cheveux à tes chevilles. Tu portais des talons très hauts, pourtant tu avais l’air de glisser sur le sol. Je n’ai pas osé t’aborder ce jour-là de peur que tu ne ressembles pas à l’idée que je me faisais de toi.
Cyrielle. – Tu as tenu jusqu’à notre seconde rencontre. C’est-à-dire le lendemain. Imprudent ! Tu aurais pu tuer ton rêve dans l’œuf.
Marc. – Oui. Mais chez toi l’endroit vaut l’envers. Quoique ce jour-là, j’ai surtout profité de ton profil. Nous marchions côte à côte et tu ne te tournais jamais vers moi. Tu me parlais en regardant droit devant.
Cyrielle. – J’étais très timide. Te souviens-tu comment tu m’as abordée ?
Marc. – Plus exactement, non. De façon très banale, je pense, et surtout maladroite.
Cyrielle. – Pas de fausse modestie. Tu m’avais dit quelque chose comme : « Heureusement que vous ne portez pas de baskets ; ce serait moins joli et vous marcheriez encore plus vite. »
Marc. – Je me souviens, oui. Tu as dû me répondre : « Vous n’avez mis qu’une journée pour me rejoindre. » Parce que tu m’avais repéré aussitôt.
Cyrielle. – La discrétion n’a jamais été ton point fort.
Marc se lève, gêné. Il va se resservir un café.
Marc. – Tu en veux ?
Cyrielle. – Merci, non… Tu vois, à l’époque, j’avais répondu « oui ».
Marc. – Pardon !
Cyrielle. – Lors de cette rencontre, tu m’avais aussi offert un café. J’avais accepté. Après je suis rentrée chez moi en pensant à toi. Le lendemain, à la même heure, tu étais là. J’aurais été très déçue du contraire. À partir de ce jour et jusqu’à notre mariage, on ne s’est plus quittés.
Marc. – Ce jour-là aussi, tu as répondu « oui ».
Cyrielle. – C’est ce qui se fait traditionnellement… Finalement, je vais tout de même reprendre un peu de café.
Marc, la servant. – Tu regrettes toutes ces années ?
Cyrielle. – Pourquoi dis-tu ça ?
Marc. – J’ai noté une certaine amertume dans ta réponse. Tu ne t’es tout de même pas mariée seulement par pure tradition ?
Il s’assoit dans le canapé.
Cyrielle. – Je suis peut-être issue d’une famille très collet monté, mais ne me prends pas pour plus idiote que je ne le suis. Si je t’ai épousé, c’est parce que je l’avais décidé et non pour obéir à une coutume ou pour faire comme tout le monde. Sois rassuré, je t’aimais comme une folle. Oui, comme une folle, c’est bien le mot. Sans souci de la réalité. Comme on aime à vingt ans. En pensant qu’on se marie pour la vie, pour le meilleur et pour le pire. Dommage qu’on ne vous prépare jamais au pire.
Marc. – Je t’ai rendue si malheureuse ?
Cyrielle. – Qu’est-ce qui t’importe le plus ? Que j’aie été malheureuse ou que ce soit de ta faute ? (Un silence.) Je peux formuler ça différemment. Qu’est-ce qui t’importe le plus : que j’aie été heureuse ou que ce soit grâce à toi ?
Marc. – Je me demande si j’ai été bien inspiré d’ouvrir le dialogue aujourd’hui.
Cyrielle. – Tu parles d’ouvrir le dialogue comme d’ouvrir le feu. Nous ne sommes pas en guerre. Je ne suis pas ton ennemie.
Marc. – Pourtant tu me présentes comme un sale égoïste.
Cyrielle. – Veux-tu que nous fassions un détour par tes qualités et tes mérites ?
Marc. – C’est ça, moque-toi de moi.
Cyrielle, venant s’asseoir près de lui. – Je n’en ai nulle envie. Je te l’ai dit, je t’ai aimé follement, et cela pendant des années. Il y a des choses que j’admire chez toi : cette force de travail par exemple, ta persévérance, ta tendresse… passée, le père que tu es devenu et que j’ai vu grandir jour après jour auprès de ses enfants…
Marc. – Arrête, c’est trop.
Cyrielle. – Je suis consciente que durant les premières années de nos deux enfants, je ne te donnais plus la priorité dans ma vie et…
Marc, la coupant. – Eh oui ! On épouse une femme et un peu plus tard on vit avec la mère de ses enfants. C’est un lieu commun.
Cyrielle, se levant. – En venant travailler avec toi dans cette agence, il y a deux ans, je me disais que peut-être notre couple retrouverait une nouvelle jeunesse. Les enfants commençaient à se débrouiller seuls ; c’était l’occasion de repartir à zéro. Nous sommes devenus collègues et j’ai très vite compris mon erreur. Nous pouvions passer toute une journée ensemble, côte à côte, sans ressentir cette envie irrésistible de se toucher chaque fois que l’on se frôle, de respirer le parfum de l’autre.
Marc. – Le travail nous a absorbés, alors j’ai embauché Nelly. Et j’ai respiré son parfum lorsqu’elle me frôlait.
Cyrielle, déchirant son rêve. – Alors, tu te décides ? Vas-tu enfin lui donner sa chance à ce bonheur que tu martyrises, que tu me caches depuis des mois ?
Marc. – À quoi bon ?
Cyrielle. – J’aimerais que tu trouves les mots pour me le dire. Je voudrais les entendre de ta bouche pour n’avoir rien à regretter, pour être certaine que nous ne commettons pas d’erreur.
Marc. – Tu veux me voir vraiment renoncer à toi ?
Cyrielle. – Je veux simplement être certaine de ne pas avoir vécu aussi longtemps avec un lâche.
Marc, se levant. – D’accord… J’aime Nelly et je veux que nous divorcions. (Cyrielle respire un grand coup. Elle s’assoit dans le canapé.) Ça ne va pas ?
Cyrielle. – On a beau s’y préparer, c’est toujours difficile de trouver du plaisir dans la rupture, même quand on n’aime plus. Je vais prendre l’air un moment.
Marc. – Attends ! Il y a une autre chose que je voudrais te dire… C’est également très délicat, d’autant que je me rends compte à présent combien j’ai été idiot et ignoble quand il suffisait d’être franc.
Cyrielle. – Ne recommence pas à tourner autour du pot.
Marc. – C’est au sujet de… Éric.
Cyrielle. – Éric ?
Marc. – J’ai menti à propos de son départ. Je t’ai raconté que c’était pour des raisons professionnelles, en te laissant penser qu’il était parti à cause de toi, mais la vérité est un petit peu plus compliquée… Éric était sincère. Assez sincère pour m’avoir rendu jaloux… Je sais, c’est déplacé.
Cyrielle, agacée. – Ensuite ?
Marc. – Son embauche était un marché de dupes. C’est un excellent négociateur, mais ce qui m’avait d’abord intéressé dans sa candidature, c’était sa qualité de comédien. Je lui ai donc offert une prime substantielle pour qu’il joue à te séduire. Je suis désolé.
Cyrielle le gifle.
Cyrielle. – Et l’autre salaud, où est-il ?
Marc. – Calme-toi. Il n’est pour rien dans tout ça.
Cyrielle. – Pour rien ? Il a accepté de me séduire, comme tu le dis si élégamment, pour de l’argent, et tu voudrais que je l’excuse ? Mais c’est une pute ce type !
Marc. – Tu exagères. Il s’est laissé manipuler, c’est tout.
Cyrielle. – Par toi. Tu es… Même notre rupture, tu l’auras ratée. J’étais prête à fermer les yeux sur ta tromperie, tes mensonges, ta couardise. Mais là… Un tel complot !
Marc, allant s’asseoir dans le canapé. – Je pensais que tu n’accepterais jamais le divorce. Je voulais juste bousculer un peu tes préjugés.
Cyrielle. – Les choses ont changé, Marc. Moi aussi.
Marc. – Éric m’a dit qu’à vivre trop près l’un de l’autre, on finissait par manquer de recul.
Cyrielle. – Je crois qu’Éric est plein de bon sens, un foutu bon sens qui ne s’embarrasse pas de préjugés. Je vais respirer un peu, prendre du recul, moi aussi. C’est ce qu’on devrait faire à l’église avant de dire « oui » : aller faire un tour, respirer. Ce n’est pas bon pour l’amour de vivre enfermé.
Elle sort. Marc reste seul. Il s’allonge sur le canapé, épuisé.
Marc. – Quel con ! Mais quel con ! (Il se cache le visage dans un coussin.) Qu’on me donne un fusil !…
Scène 3
Marc, Nelly
La lumière change pour indiquer que quelques minutes s’écoulent. Marc s’est assoupi. Nelly entre doucement dans le bureau. Elle le voit allongé sur le canapé. Elle enlève ses chaussures, s’approche en silence, se penche sur lui, passe les mains sous sa chemise et lui caresse la poitrine.
Marc. – Ah non ! Ça suffit les cochonneries ! Y en a marre ! (Il ouvre les yeux et reconnaît Nelly.) Ah ! c’est toi !
Nelly. – Bien sûr que c’est moi ! Il y en a beaucoup d’autres qui se permettent ce genre de… cochonneries ?
Marc. – Hein ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Non, personne. Je suis mort. Je vais peut-être ressusciter. Un peu moins con, j’espère. Mais ce n’est pas sûr.
Nelly, s’asseyant près de lui, inquiète. – Ça n’a pas l’air d’aller, toi.
Marc. – J’ai connu des moments plus exaltants. Je viens de parler avec Cyrielle. Éric avait raison.
Nelly. – Vrai ? Raconte, vite.
Marc. – Il avait raison quant à de sa réaction quand elle apprendrait notre petit marché. Elle est en rage. En ce qui nous concerne, toi et moi, elle s’y était faite ; mais qu’Éric ait joué les putains de luxe, elle n’est pas cliente.
Nelly. – Donc, pas de divorce.
Marc. – Pour l’instant, elle prend l’air. Et moi, je vais prendre un cognac.
Nelly. – À dix heures du matin ?
Marc. – J’ai besoin d’un remontant. J’ai le moral dans les chaussettes. (Il se lève et va au bar.) Toutes ces années passées près d’elle sans la comprendre… J’ai l’impression d’avoir loupé un chapitre, voire même trois ou quatre. Je sens mal l’épilogue.
Nelly. – Arrête-moi si je me trompe. Si tu avais parlé de nous à Cyrielle, si tu lui avais avoué notre amour et demandé le divorce, tout simplement, elle aurait accepté.
Marc. – C’est ça qui passe mal. (Il vide son verre.) Elle ne l’aurait peut-être pas accepté de gaieté de cœur, mais elle aurait consenti.
Nelly. – Et ton stratagème flanque tout par terre.
Marc. – Nelly, j’ai le regret de t’informer que tu es amoureuse d’un con.
Il se verse un autre cognac. Nelly se lève, s’empare du verre et de la bouteille, et les repose sur le bureau.
Nelly. – Ah non ! Un peu con sur les bords, je veux bien, mais ivrogne, je ne le supporterais pas. Cesse de te lamenter et de culpabiliser. Cyrielle a aussi sa part de responsabilités.
Marc, essayant de reprendre la bouteille. – Je t’interdis de la juger.
Nelly, reprenant la bouteille. – Tu n’as rien à m’interdire ! Tu sais que j’ai le plus profond respect pour Cyrielle. Nous avons des goûts communs en matière d’hommes, ça rapproche. Mais je ne la laisserai pas nous séparer. Prends vite une décision. Au besoin, fais revenir Éric.
Marc, reprenant ses esprits. – Ah non ! Plus de coups tordus. Finie la comédie. Je me contenterai à présent de bonnes vieilles vérités sorties du fond du puits ou de la bouche des enfants, des vérités vraies, bien propres, toutes bonasses et incontournables.
Nelly. – Concrètement ?
Marc, s’approchant d’elle. – Nous nous aimons… Car nous nous aimons ?
Nelly. – C’est une vérité.
Marc. – Je suis marié. Il y a adultère. (Il l’enlace.) Je demande donc le divorce en prenant les torts à ma charge. Qu’en penses-tu ?
Nelly. – C’est une très bonne idée. D’autant que ça fait des mois que je t’en parle.
Ils s’embrassent avec fougue.
Scène 4
Marc, Nelly, Cyrielle
Cyrielle entre dans le bureau.
Cyrielle. – Je dérange, peut-être ?
Marc. – Au point où nous en sommes…
Nelly et Marc restent dans les bras l’un de l’autre et la regardent.
Cyrielle. – J’ai à te parler, Marc. (Nelly s’écarte de lui.) Tu peux rester, Nelly.
Nelly, s’asseyant au bureau. – On se tutoie maintenant ?
Cyrielle. – Tais-toi ! Je n’ai pas le rôle le plus facile. Même si je m’en tire avec les honneurs. (Elle s’assoit à son bureau.) J’ai passé le cap de la jalousie, alors maintenant… (Elle fait signe à Marc de s’asseoir en face d’elle.)… si tu as une proposition à faire, je suis prête à l’écouter.
Marc, s’asseyant. – Si tu acceptes le divorce, je prends les torts à ma charge.
Cyrielle. – C’est gentil, ça.
Marc. – N’ironise pas. Je ne te demande pas pardon pour ma conduite, je comprends que tu m’en veuilles. Essayons tout de même que cette séparation ne devienne pas une guerre.
Cyrielle. – Ça tombe bien, j’étais revenue pour faire la paix. J’accepte ton offre. (Nelly et Marc se regardent.) Oh ! je n’absous pas ta trahison ! Je n’ai pas cette grandeur d’âme. Gardons simplement le meilleur de nous, pour toi, pour moi et pour nos enfants.
Marc. – C’est généreux de ta part.
Cyrielle. – Ce n’est pas le mot qui convient. Je n’ai pas terminé. Il y a une contrepartie beaucoup moins altruiste. Concernant l’agence, je souhaite que tu me revendes tes parts. (Elle lui présente un document officiel.) Je les paierai à leur vraie valeur. (Marc s’empare du document.) Vous aurez de quoi voguer vers de nouveaux horizons professionnels. Je ne m’inquiète pas pour vous deux, vous formez une excellente équipe également dans le travail.
Marc, se levant. – Et tu comptes gérer l’agence seule ?
Cyrielle. – Qui parle de rester seule ? Je peux, moi aussi, embaucher du personnel. J’ai l’intention d’inhaler cette odeur d’alcôve qui imprègne ce lieu aujourd’hui.
Marc la regarde un moment, abasourdi. Nelly se rapproche de lui, l’enlace.
Nelly, à l’oreille de Marc. – Cyrielle a raison. On pourrait s’associer tous les deux.
Marc. – Ah ! les femmes ! Même dans l’adversité, vous restez complices.
Noir.
Scène 5
Martine, Marc, Cyrielle
Quelques jours plus tard. Marc, en bras de chemise, et Martine finissent de ranger les affaires de celui-ci dans un carton.
Martine. – Vous avez emmené le dernier carton pour Nelly ?
Marc. – Oui. Il est dans la voiture. (Il ferme le carton.) Je n’ai plus que celui-ci à prendre.
Martine. – Que de bouleversements en si peu de temps… Il ne se passe rien pendant des années et tout à coup c’est la révolution, tout est sens dessus dessous. On ne s’y reconnaît plus.
Marc. – Côté métamorphose, vous n’avez pas fait dans le mesquin. Vous à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession, aujourd’hui vous auriez du mal à entrer dans une église sans que l’on crie au blasphème.
Martine. – Vous exagérez.
Marc, prenant son carton dans les bras et se dirigeant vers la sortie. – À peine. Vous serez bientôt convertie au libertinage, et ce, avec mon approbation. Allez en paix et que le plaisir soit avec vous.
Martine. – Avec vous aussi.
Elle lui claque les fesses. Cyrielle arrive à cet instant précis.
Cyrielle. – Je constate que les barrières hiérarchiques tombent sans grande résistance. Vive la révolution des mœurs !
Marc sort avec son carton.
Martine. – Nous nous disions au revoir.
Cyrielle. – Vous avez raison, Martine : un simple geste en dit parfois beaucoup plus qu’un long discours. (Martine sort. Marc revient.) Tu partais sans me dire au revoir.
Marc. – Je débarrassais en t’attendant. Puisque tu es là…
Cyrielle. – Alors, ces nouveaux locaux ?
Marc. – Nelly s’occupe de la décoration… Les enfants vont bien ? J’avais un peu peur pour eux, mais ils prennent plutôt bien la chose.
Cyrielle. – Au moins, ils ne nous auront pas vus nous battre l’un contre l’autre, ni nous haïr. Je crois qu’ils ont compris que l’amour n’est pas forcément un sentiment à perpétuité.
Marc. – Ils resteront toujours notre lien le plus fort.
Cyrielle. – Chut ! Nous allons devenir pathétiques. Sois heureux avec Nelly, c’est une fille bien, je crois. Seulement, si je pouvais éviter de la rencontrer pendant quelque temps…
Marc. – Je comprends. On se revoit pour les formalités du divorce. Et je passerai prendre les enfants, seul.
Cyrielle. – Ça marche. Maintenant sauve-toi, mon premier rendez-vous ne devrait pas tarder.
Marc, enfilant sa veste. – Gros client ?
Cyrielle. – Non. J’ai passé une annonce pour recruter un négociateur. Nous ne serons pas trop de trois ici.
Marc. – Un négociateur… (Il marche jusqu’à la sortie puis se retourne.) Bonne chance.
Il sort. Restée seule, Cyrielle remet de l’ordre dans ses vêtements. Geste d’ailleurs inutile. Martine entre.
Scène 6
Martine, Cyrielle, Éric
Martine. – Le premier rendez-vous est arrivé. Il attend à côté. (Cyrielle se redresse, troublée, interrogeant Martine du regard.) C’est lui. La pétas… heu… Mme Humbert, de Pôle emploi, a parfaitement effectué son travail de recrutement.
Cyrielle. – Faites-le entrer.
Martine. – Bien.
Martine tourne les talons.
Cyrielle. – Martine ! (Elle fait demi-tour.) Renvoyez les autres postulants au fur et à mesure de leur arrivée.
Martine. – Je vais encore être la dernière servie…
Elle sort. Éric entre, son cartable à la main. Ils se regardent en silence.
Éric, admiratif. – Dites donc ! Martine !
Cyrielle. – Vous avez remarqué ? Nous sommes en pleine mutation.
Éric. – Je vois. Vous avez été affectée aux ressources humaines ?
Cyrielle, s’asseyant dans le canapé. – Je suis à présent seule à la direction de cette agence et, par la même occasion, seule dans ma vie privée.
Éric. – Et Marc ?
Cyrielle. – Nous divorçons.
Éric, jetant son cartable. – Vous me rassurez. Je craignais que cet emploi consistât à séduire votre mari.
Cyrielle. – Soyez sans crainte. C’est un emploi tout ce qu’il y a de plus banal ou presque, puisque bien rémunéré… (Enlevant ses chaussures.)… agrémenté de la prime dite « du fantassin » et pour lequel je souhaite une collaboration très étroite. (Il lui tend la main, elle la prend, se lève et se blottit dans ses bras.) Dernier point très important : j’exige une fidélité irréprochable.
Éric. – Quelle est la durée de ce contrat ?
Cyrielle. – Je préférerais un accord tacite et d’une durée indéterminée. Au diable les contrats !
Éric. – Et vous pensez que je serai à la hauteur de vos espérances ?
Cyrielle. – Je peux me tromper. Aussi, il serait préférable que vous acceptiez de vous soumettre à quelques tests.
Éric. – Quels sont-ils ?
Cyrielle. – Il y en a quelques-uns. (Elle s’écarte de lui et le regarde des pieds à la tête.) Pour commencer, déshabille-toi.
Éric ôte sa veste et déboutonne sa chemise tandis que tombe le
RIDEAU