Scène 1
Toute l’action se déroule dans la salle à manger de l’appartement d’Antoine.
Antoine, seul, est en train de finir de dresser le buffet.
Antoine - Le grand plateau au centre de la table et les verres sur les côtés. (Il les installe.) Parfait ! Cacahuètes, pistaches, chips, olives vertes, olives noires, toasts… Où sont les toasts ? (Il cherche partout dans la pièce et aperçoit le plat.) Malheureux ! A quoi penses-tu ? (Il les pose sur la table.) Est-ce que ça suffira ? (Il change les olives de place.) C’est mieux comme ça… Non !… Les verres sur les côtés, ça fait célibataire célibataire. Il faut les disposer à la buissonnière. (Il place les verres au petit bonheur la chance.) Et Irène qui n’arrive pas !… J’espère que je ne me suis pas trompé d’heure. (Brusquement.) Flûte, le champagne ! (Il se dirige vers une sortie, puis se ravise.) Encore trop tôt, pauvre imbécile ! Je le laisse au frais… Si ma mère me voyait ! (Il se met à glousser nerveusement, puis stoppe net.) Comme si je n’étais pas assez perturbé ! (Il s’assied.) Est-ce que c’est une bonne idée ?… Merci Catherine !… Quelle chance de l’avoir rencontrée. Un miracle ! (Il se lève d’un bond.) Cette soirée sera mémorable ou ne sera pas ! (Il s’échauffe.) J’ai besoin que ça bouge. Je veux être fixé une bonne fois pour toutes ! On n’entre pas impunément dans la vie des gens. Fallait pas me chauffer ! Je ne suis pas un enfant de chœur, moi ! Fallait se renseigner avant de s’introduire… Et Irène qui tarde, qui tarde !… Je devrais peut-être la mettre au courant. Qui sait comment elle peut réagir ? (Il se ressaisit.) Pas question ! Aucun ménagement, aucun compromis ; ce soir, je ne reculerai devant rien. (Il regarde l’heure.) Bientôt vingt heures ! J’y crois pas… Restons gai !… Ah ! ah ! ah !… Et s’il ne venait pas ? Il viendra ! Seul, j’espère ! En tout cas, je n’ai pas précisé. Je l’ai fait exprès. (Il replace les olives à leur place initiale.) Autant qu’il vienne à deux, ce sera plus terrifiant ! La tête qu’il va faire quand je vais annoncer la nouvelle ! La tête qu’ils vont tous faire ! Qui sait comment ça finira… (Il se rassure.) Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Et puis, il y aura du champagne. J’adore le champagne ! (Comme s’il parlait à quelqu’un.) Une petite coupe, mon vieux ? Allons, allons, tu ne te faisais pas tant prier la dernière fois… (On sonne à la porte.) Ce n’est pas trop tôt ! Elle va m’entendre. (Il sort. Off.) Enfin, Irène, tu as vu l’heure ?
Une femme, vêtue avec un certain goût, apparaît suivie d’Antoine.
Scène 2
Irène - Tu sais bien que je déteste les montres.
Antoine - J’avais dit dix-neuf heures.
Irène - Mon petit loup ! (Elle lui tend sa veste.) N’en fais pas une affaire d’état, il y a des événements autrement plus atroces de par le monde !
Antoine - Parce que tu t’intéresses à l’humanité, maintenant ?
Antoine sort avec la veste.
Irène (à la cantonade) - C’est mon métier ! (Elle regarde autour d’elle.) Où sont les autres ?… Mais je suis la première ! Quelle horreur ! Pourquoi tous ces reproches, alors ?
Antoine réapparaît.
Antoine - Parce que je t’avais demandé d’arriver avant les autres.
Irène - Et ce n’est pas le cas ?
Antoine - Il est vingt heures. Tu as une heure de retard.
Irène - Mon Dieu !
Antoine - Irène !
Irène - Ça m’est complètement sorti de l’esprit. Tu ne vas pas me croire, mais c’est à cause de cette robe !… Oh ! Antoine, je suis sincèrement désolée ! Tu me pardonnes ?
Antoine - Les premiers invités vont arriver d’un instant à l’autre. Touche mon front. Tu ne le trouves pas trop chaud ? J’ai l’impression que tout va aller de travers.
Irène - Mon pauvre petit ! Je t’ai rarement vu si tourmenté, c’est affreux… C’est le buffet ?
Antoine - Seulement l’apéritif. Les salades sont au frigo. Je les ai préparées moi-même. Tu sais comme j’adore ça. (Soudain tragique.) J’ai peut-être eu tort.
Irène - C’est ce que tu fais de mieux.
Antoine - Il paraît. Le traiteur livrera la viande et le dessert. C’est une très bonne adresse, à cinquante mètres d’ici. Tu imagines ? Je ne pouvais pas trouver mieux. C’est Sylphide qui me l’a recommandé. Très cher. Une merveille ! J’espère que tout le monde aime le champagne. Parce qu’il n’y a que ça, figure-toi ! J’ai bien quelques bouteilles de bons vins dans la cave, mais il me faudrait m’absenter quelques minutes et je ne veux rien rater. De toute façon, j’ai fait ma petite enquête et personne n’a rien contre le champagne.
Irène - Alors c’est magnifique !
Antoine - N’est-ce pas ?
Irène - Et combien serons-nous ?
Antoine - Cinq, six peut-être.
Irène - Mais tu es fou ! Rien que les toasts apéritifs, ça suffit pour rassasier toute une colonie !
Antoine - Tu crois ?
Irène - Tu n’as jamais su faire dans la mesure.
Antoine - Je ne sais plus… Et la présentation ? Qu’est-ce que tu penses de la nappe ? Tu crois que je devrais renoncer ? Ça ne fait pas trop ringard ?… Ne m’épargne pas !
Irène - Nooon…
Antoine - Je te sens hésitante.
Irène - C’est pas tellement la nappe qui me tracasse.
Antoine - C’est quoi ?
Irène - Ce sont les verres !
Antoine - Les verres ?
Irène - Cette façon qu’ils ont d’être à la recherche de quelque chose… Ça fait célibataire !
Antoine - Je ne trouve pas ! Ils sont en liberté, ce n’est pas convenu, c’est…
Irène - C’est bien ce que je dis : n’importe quoi ! Regroupons-les. Crois-moi, c’est préférable.
Antoine - C’est toi l’experte, après tout.
Irène (replaçant les verres) - Voilà ! C’est mieux comme ça… J’ai soif ! Pas toi ?… Et si tu nous ouvrais une bouteille ?
Antoine - Ouvrir une bouteille avant l’arrivée des invités ? Tu n’y penses pas !
Irène - Pourquoi ?
Antoine - Ça porte malheur.
Irène - Ah bon ?
Antoine - C’est toi-même qui me l’as affirmé la dernière fois que je suis arrivé en avance à l’une de tes soirées.
Irène - Le problème était différent, j’avais peur de ne pas en avoir assez. Tu as prévu suffisamment ?
Antoine - Dix-huit.
Irène - Ça ira !
Antoine - Merci.
Irène - Que penses-tu de ma robe ?
Antoine - Bien. Très bien.
Irène - Tu ne l’as même pas regardée.
Antoine - C’est ce que tu crois !
Irène - Je te signale que c’est pour toi, pour cette soirée, que j’ai déniché cette merveille dont je tairai le prix pour n’effrayer personne.
Antoine - Tu es folle !… Mets-toi à ma place : c’est la première fois que j’organise ce genre de soirée chez moi…
Irène - Mais c’est très bien chez toi !
Antoine (agité) - Je n’en suis pas si sûr… J’ai les mains moites.
Irène - Tu as pensé au talc ?
Antoine (angoissé) - J’ai pas prévu.
Irène - Mon tout petit ! Se mettre dans des états pareils et pour si peu…
Antoine - Pour si peu ! Mais qu’est-ce que tu en sais, pauvre idiote ? (Il se reprend.) Excuse-moi, je ne suis pas dans mon état normal.
Irène - Tu ne l’es jamais. (Rassurante.) Ta soirée va être une réussite.
Antoine - Ne dis pas ça ! Tu n’en sais rien. Personne ne le sait.
Irène - Tu es certain que tu ne veux pas ouvrir une bouteille ?
Antoine - Il doit me rester un fond de whisky dans la buanderie.
Irène - Ma foi !
Antoine sort.
Scène 3
Irène (seule, se parlant à elle-même) - Pauvre Antoine ! Savoir recevoir, c’est tout un art. Il a toujours été très nerveux, un rien l’angoisse… Une présence féminine dans cette maison serait loin d’être absurde. Quelqu’un de pas trop envahissant, large d’esprit bien sûr, qui saurait modérer ses pulsions. Personne n’appartient à personne ! Il est toujours utile de se le rappeler de temps en temps. Si tout le monde en avait conscience, les rapports entre les gens seraient beaucoup plus simples. En amour surtout ! La notion d’infidélité, par exemple, il faudrait la reconsidérer sous un angle plus souple. Je suis certaine que l’on peut supporter bien plus qu’on ne le croie. (Soudain moins sûre d’elle.) Enfin… ce doit être possible… à force d’expérience…
Antoine revient avec deux verres de whisky.
Scène 4
Irène - Réponds-moi franchement : tu me trouves envahissante ?
Antoine - Sincèrement ?
Irène - Tu penses que vivre avec moi deviendrait vite un fardeau ?
Antoine - Je pense tout le contraire.
Irène - Je n’y arrive plus, Antoine. Cette solitude me pèse.
Antoine - Heureux de te l’entendre dire. Tu sais que tu fais des progrès ?
Irène - Je réfléchis beaucoup en ce moment. J’ai le courage de me pencher sur moi-même et j’en suis arrivée à la conclusion qu’il me faut de l’authentique.
Antoine - Un homme, tu veux dire.
Irène - On peut voir ça comme ça.
Antoine - Et parmi tous les jeunes loups beaux et intelligents que tu côtoies, tu ne vas pas me laisser croire qu’il ne s’en trouve pas un qui pourrait répondre à ton besoin… d’authenticité ?
Irène - Ils me paraissent si fades… Ils se ressemblent tous. Pourtant, les journalistes, ça devrait être ouverts, curieux… Que nenni ! Ils s’ouvrent le temps d’un papier ou d’un reportage et passent leurs soirées et leurs nuits entre eux à se repaître d’histoires de journalistes. Que je suis heureuse de te connaître ! Toi, tu aimes les gens.
Antoine - Mais moi je ne fais pas un métier intéressant.
Irène - Qu’est-ce que ça veut dire, « intéressant » ? L’important, c’est de s’épanouir dans ce qu’on fait.
Antoine - C’est bien ce que je dis.
Irène - Mais tu es un être intéressant. Et c’est ça qui compte.
Antoine - Tu es gentille… (Malicieusement.) Une petite histoire inconfortable, passionnelle, avec un jeune aventurier sensuel, ça ne te plairait pas ?
Irène - Je ne suis pas certaine.
Antoine - Qu’est-ce qui te freine ?
Irène - Je réclame un homme pour la vie. (Petit temps.) Ça te semble chimérique ?
Antoine - Comment te dire…
Irène - Tu crois qu’il faut procéder par étapes ?
Antoine - Dans ton cas, ça me paraît préférable.
Irène - Ça fait si longtemps…
Antoine - Prends des cours. On trouve des professeurs pour tout, de nos jours.
Irène - Tu penses à quelqu’un ?
Antoine - Peut-être…
Irène - Comment est-il ?
Antoine - Il prend cher mais il s’investit à fond.
Irène - Tu ne parles pas sérieusement ?!
Antoine - Prends-le comme une expérience. Un retour à la vie. Après, tu verras, les portes s’ouvriront d’elles-mêmes.
Irène - Si c’était aussi simple…
Antoine - Ça ne dépend que de toi.
Irène - Je plais. Je sais que je plais. Mais je ne suis à mon aise que dans les affrontements à distance. Sitôt que je sens que cela risque de mettre en danger mon épiderme, de grosses gouttes coulent sous mes bras…
Antoine - Et ça fait pas très bourgeoise !
Ils rient.
Irène - Tu te trompes. C’est d’une véritable histoire dont j’ai besoin. Les aventures à la sauvette, on sait trop où ça mène. (Elle regarde Antoine d’un air entendu.) N’est-ce pas ? (Petit temps.) Tu ne dis rien ?
Antoine (profondément) - Tu as raison.
Irène (tendrement) - Je suis tellement bien avec toi…
Antoine - Mais… moi aussi. (Il tend un verre de whisky à Irène et ils trinquent.)
Irène - Et cette soirée, en quel honneur ?
Antoine - Surprise !
Irène - C’est incroyable que tu ne veuilles rien me dire. Tu ne m’as jamais fait ça.
Antoine - Patience !
Irène - Même pas un petit indice ?
Antoine - Pour une fois que j’arrive à tenir ma langue !
Irène - Personne d’autre n’est au courant ?
Antoine - Personne.
Irène - C’est excitant.
Antoine - Tu trouves ?
Irène - Mais oui ! Ça oblige à rester. On se demande, on cherche, on...