Sous la plage, les pavés

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Samedi soir. Sandrine, artiste peintre accompagnée de Kiki son hamster, a préparé un apéritif dinatoire pour son vernissage. Ses invités arrivent. La soirée démarre sous de bonnes vibrations, mais au fil des verres, les tensions éclatent. Sous le masque des apparences, chacun dévoile son vrai visage. Les petits secrets explosent au grand jour. Chacun tente de ne pas sombrer dans ce grand déballage et le meilleur moyen est encore d’enfoncer son voisin pour s’en sortir.
La palette est colorée. Comédie turquoise comme les cheveux de Madame Saraxe, la voisine agressée. Comédie noire comme les tissus qui recouvrent les toiles. Comédie acide et verte comme le gazon du balcon, lieu de toutes les confessions. Comédie rouge et grinçante comme un rictus : les masques tombent, le tableau est cruel. Comédie multicolore sur la vanité et les faux semblants.

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Acte I

Scène 1

Sandrine, Carole, Rémy

 

Samedi soir, 19 h 15. Sandrine seule chez elle. Un hamster, Kiki, dans sa cage. Elle termine les préparatifs de son vernissage. Ses tableaux sont accrochés sur les murs et recouverts d’un morceau de tissu. Elle a préparé un apéritif dînatoire. Elle s’affaire et répète le discours qu’elle a préparé pour chaque tableau en attendant ses invités.

Sandrine, face à un tableau. – J’ai intitulé ce tableau « L’Âme foudroyée ». C’est une métaphore du renoncement. Le conflit permanent entre l’homme et son désir de vivre. Vous remarquerez la dissension chromatique entre l’univers extérieur au sujet, et l’au-delà du cadre. Cette volonté d’aller chercher l’observateur, de le sortir de sa torpeur pour l’accompagner vers la jouissance. Jouissance symbolisée ici par l’exaltation de la lumière. La jouissance et le renoncement sublimés par la peur de mourir. Dépouillé du superflu, orienté vers l’essentiel, l’obsession sous-jacente… (Le téléphone sonne.) Sandrine, artiste peintre, j’écoute… Anne, ma chère sœur… Un ami ? Mais bien sûr qu’il peut venir… C’est qui ce Patrick ?… Chef d’entreprise ?… Garagiste ? Ah ! merde ! Enfin, je veux dire, amène, amène-le… Bien sûr, bien sûr, ce sera charmant, enfin je suppose… Je te rappelle, Anne, que c’est mon vernissage. Tu n’imagines pas à quel point je suis angoissée. Il va même y avoir un journaliste… Comment ça, j’exagère ? Je te rappelle que je suis venue te voir tous les jours quand on t’a enlevé les dents de sagesse… Oui, les amygdales, c’est pareil. Enfin bon, ça… (Sonnerie à l’interphone.) Oups ! Ça sonne de tous les côtés ! Mes invités arrivent. (Elle raccroche.) J’arrive ! J’arrive ! (À l’interphone.) Sandrine, artiste peintre, j’écoute.

Rémy, off. – Salut, c’est nous. C’est quoi le code ?

Sandrine. – Nous qui ? C’est quoi le mot de passe ?

Rémy, off. – Oh ! t’es chiante !

Sandrine. – C’est quoi le mot de passe ?

Rémy, off. – Alors, pour faire une bonne poule au pot, hacher tout d’abord le foie, le cœur et le gésier de la poule…

Sandrine. – N’importe quoi !

Carole, off. – Arrête, Rémy. Le mot de passe c’est… Attends, je l’ai noté. Ah ! voilà : « Ce n’est pas parce que c’est difficile qu’on n’ose pas… »

Sandrine. – « … c’est parce qu’on n’ose pas que c’est difficile. » (Elle rit.) B74C. (Elle raccroche le combiné, vérifie que tout est en place, tapote la cage du hamster.) Allez, c’est parti ! Je me connecte à mes ressources. Tout va bien se passer. (Au hamster.) Hein, mon Kiki ? (Sonnette.) Sandrine, j’arrive. (Elle ouvre la porte. Carole et Rémy sont morts de rire.) « Hello », « welcome », bienvenue… Pourquoi vous riez comme ça ?

Rémy. – On a croisé une de tes voisines dans l’ascenseur, Carole m’a joué une scène. Je crois qu’on l’a un peu choquée.

Carole, rejoue la scène. – « Me faire ça à moi, alors que je suis enceinte ! Tu es un salaud ! Avec ma meilleure amie, en plus ! Je te hais ! »

Rémy. – « Mais enfin… Je te jure que je n’y suis pour rien. Moi j’étais cool, je profitais de la fête. Et puis cette meuf a commencé à me coller. Elle se frottait à moi pour un oui, pour un non, j’ai rien pu faire… Et toi tu n’étais pas là… »

Carole. – « J’étais au fond du lit avec quarante de fièvre, à cause de tes idées à la con de nous balader en forêt en pleine nuit ! Et toi, tu as profité du fait que j’étais sans défense pour me planter un couteau dans le dos. »

Rémy. – « Pardonne-moi, je t’en supplie, tu le sais, c’est toi que j’aime. Et puis, c’était pas une idée à la con, tu n’avais qu’à mettre une écharpe. »

Carole. – « Salaud ! C’est toi que je vais écharper. Je vais te hacher le foie, le cœur et le gésier, et ensuite je m’occuperai de ta poule. » (À Sandrine.) T’aurais dû voir la tête de la voisine, on a dû l’abandonner. Tu crois qu’on aurait dû abréger ses souffrances ?

Sandrine. – C’est malin ! C’était qui cette voisine ?

Rémy. – Disons soixante-dix ans, pas très grande, lunettes rectangulaires. Que dire d’autre ?… Ah oui… Les cheveux… Magnifique chevelure bleu turquoise !

Sandrine. – Bleu turquoise ! Oh non ! Pas Mme Saraxe ! C’est la commère du quartier ! Elle ne vous a pas vus entrer ici au moins ?

Sandrine sort. Carole et Rémy s’avancent dans le salon.

 

 

Scène 2

Sandrine, Carole, Rémy, Valérie, Mathieu

 

Rémy. – La soirée démarre sous de bonnes vibrations. Bon, si on matait en douce les œuvres de l’artiste ? (Au hamster.) Toi, tu nous balances pas !

Carole. – Attends ! Respire un bon coup avant, j’ai comme l’impression que ça va être grandiose.

Rémy. – Elle m’a l’air de plus en plus déjantée. C’est le coaching qui l’a mise dans cet état-là, ou bien elle était déjà comme ça à la fac ?

Carole. – À la fac, c’était plutôt drôle. C’est à partir du moment où elle s’est mise à manger bio que ça a dégénéré.

Rémy. – Elle n’a pas été exposée à des radiations ?

Carole. – Non, c’est les radis.

Rémy. – Les radis l’ont irradiée ?

Carole. – Oui. Picasso a eu sa période bleue, et Sandrine sa période radis. Elle en mettait sous son oreiller et dans son soutien-gorge. C’était censé stimuler son intellect et sa libido. Le radis a, paraît-il, tout un tas de vertus méconnues.

Rémy. – Gloire au radis !

Carole, regarde un tableau. – Effectivement, elle a fait très fort cette fois.

Rémy. – Ah oui ! C’est énorme ! C’est toujours stimulant de connaître une vraie givrée. Elle est un repère qui nous permet de nous raccrocher à la normalité.

Carole. – Un quart d’heure dans son appart et tu parles comme elle. Me dis pas que tu as touché les radis ?

Rémy. – Non, par contre je me suis approché du hamster. Tu crois qu’il y a un risque ?

Carole. – Carrément ! À ton avis, qu’est-ce qu’elle lui donne à bouffer ?

Rémy. – Ah !!! Je suis contaminé ! Éloigne-moi de cette bête ! Je t’en supplie, Kiki, épargne-moi…

Sandrine revient.

Sandrine. – C’est quoi tout ce bazar ? Qu’est-ce que vous faites ?

Carole et Rémy. – Euh… nous… rien, on était seulement…

On frappe à la porte.

Sandrine. – J’arrive ! J’arrive ! Mathieu, Valérie, « hello », « welcome », bienvenue, entrez.

Mathieu, au téléphone. – Mais je m’en fous, vous me bouclez ce dossier ce soir. Je vous rappelle que notre rendez-vous de demain avec la Sopagi est primordial si nous voulons entrer au conseil d’administration de la holding… les cinq millions d’euros pour l’implantation de notre agence de Pékin…

Sandrine. – On devrait interdire ces appareils.

Valérie. – Je suis désolée, je crois que c’est important.

Mathieu, au téléphone. – Alors si vous devez terminer à deux heures du matin pour me boucler cette présentation, c’est votre job, c’est pour ça que je vous paye. Je vous fais confiance. Vous savez que votre place, c’est un siège éjectable. Bonsoir, Nadine. (Il range son portable.) Je suis désolé. Tu sais, ma belle, quand tu es coté en Bourse, ta vie devient une course. Quand tu gères des millions, tu deviens…

Rémy. – … un bon gros couillon. Salut, Mat.

Mathieu. – Ah ! Rémy et Carole ! Jaurès et Louise Michel réincarnés. Toujours fonctionnaires ? Vous n’êtes pas avec vos copains grévistes sur les barricades, ce soir ? Pas de banderoles à colorier ni de slogan à peaufiner ?

Carole. – Non, ce soir on a décidé de mener une action plus radicale : tenter d’initier le MEDEF à la création artistique.

Mathieu. – Nicolas et Pimprenelle, comme vous êtes mignons !

Rémy. – Nous restons des utopistes. Finie la dictature de Nounours. Le grand soir est proche.

Mathieu. – Pour l’instant, c’est surtout la grande foire. Une foire aux monstres, la cour des Miracles.

Carole. – Tu préfères certainement l’ambiance « marché aux esclaves », la grande foire commerciale, tout à un euro ! La grande braderie, mesdames et messieurs ! Le salarié, l’ouvrier sont en promo ! Grande vente flash dans notre hypermarché ! Exploitez, grossissez, prospérez !

Mathieu. – Holà ! Doucement les privilégiés ; je vous rappelle que ce sont mes cotisations qui vous payent, vous êtes mes employés.

Rémy. – Quel poète ! Parle-moi des fonds de pension, ça m’excite.

Carole. – Oh oui ! Fais-nous vibrer avec l’attractivité de la fiscalité. Une perspective de gains à six pour cent sur quinze ans, et il va falloir que je change de culotte. Tu sais que je t’envie, Valérie.

Valérie. – Oui, oui… euh… si on élevait un peu le débat ? (À Sandrine.) Ta robe est magnifique.

Sandrine. – C’est un petit créateur du Marais, c’est un véritable artiste, et également un ami. Il a dessiné une gamme de soutiens-gorge…

Rémy. – Passer de la culotte aux soutiens-gorge, le débat s’élève.

Mathieu. – Ne l’écoute pas, ma chérie, Rémy est éducateur spécialisé, ça n’implique pas qu’il soit spécialement bien éduqué.

Sandrine. – Bon, allez, ça suffit, vous nous avez déjà joué ça mille fois. Je vous rappelle que cette soirée est en mon honneur.

Valérie. – Oui, présente-nous tes chefs-d’œuvre.

Rémy. – Je me fumerais bien une clope avant.

Sandrine. – Sur la terrasse.

Valérie. – Je veux bien un verre de vin, mon chéri.

Mathieu. – Doucement sur la picole, j’ai pas envie que tu sois malade dans ma Xantia.

Valérie, soumise. – Ah ! d’accord… Alors un jus d’orange.

Carole. – Mat, fais pas ton rabat-joie, tu lui sers son verre de vin.

 

 

Scène 3

Rémy, Mathieu

 

Sur le balcon.

Rémy. – Tu as du feu ?

Mathieu. – Tiens. On est vraiment des parias.

Rémy. – Eh oui ! Les temps sont durs. Ça s’arrange, d’ailleurs, tes petits soucis ?

Mathieu. – Quels soucis ? De quoi tu parles ?

Rémy. – On a tous remarqué pendant le week-end à la campagne que ça n’avait pas l’air d’aller très fort avec Val.

Mathieu. – Ah ! ces soucis-là…

Rémy. – Pourquoi ? Il y a autre chose qui ne va pas ?

Mathieu. – Non, non, pas du tout. Avec Valérie, c’était une petite crise. J’avais pas pu venir voir sa mère à l’hosto, elle s’est chopé un sale truc, un cancer du sein, je crois, Valérie en a fait toute une histoire. J’avais un conseil d’administration. Un bouquet de fleurs et ça s’est arrangé.

Rémy. – Si tu le dis…

Mathieu. – Je le dis. Notre couple est sur de bons rails et les enfants sont heureux. Parce que, avec Carole, tout est toujours rose ?

Rémy. – N’exagérons rien. Dans l’ensemble c’est cool, on ne se prend pas la tête, et surtout on se marre bien…

Mathieu. – Se marrer, c’est bien. Trois ans que vous êtes ensemble, c’est ça ? Tu n’aspires pas à un peu plus ?

Rémy. – Comme quoi ? Un pavillon de banlieue avec jardin, Xantia et labrador ?

Mathieu. – Il faut toujours que tu dénigres ! C’est une bonne bagnole la Xantia… enfin, pour une Citroën.

Rémy. – Sûrement. C’est juste pas ma vie. Tu sais, moi, un boulot tranquille, une petite femme, quelques potes, une partie de poker et je suis le plus heureux des hommes.

Mathieu. – Parfois, je me dis que c’est peut-être toi qui as raison. Si j’avais le temps, je me joindrais volontiers à vous. J’ai quelques aptitudes pour le bluff.

Rémy. – Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Mathieu. – Rien, rien… C’est comme au poker : il faut payer pour voir.

Rémy. – Oh ! le petit intrigant ! Dans quoi tu trempes ?

Mathieu. – Laisse tomber.

Rémy. – Putain, on se connaît depuis combien de temps ? Il y a une autre femme ?

Mathieu. – Je suis un homme marié et fidèle. Tu peux en dire autant ?

Rémy. – De ce côté-là, « no problemo »…

Mathieu. – « De ce côté-là »… Oh ! le joli retournement de situation ! Il faut absolument qu’on se fasse une petite soirée entre hommes.

Rémy. – Viens vendredi prochain, on se fera lire nos journaux intimes. Et je te dépouillerai au poker.

Mathieu. – Ça aurait été avec plaisir, mais j’ai une réunion, et si je ne suis pas là, mon patron va encore me gonfler.

Rémy. – Ton patron ? Quel patron ? Je croyais que c’était toi le patron de ta boîte. Tu n’arrêtes pas de nous dire que tu es le « number one » des Assurances Bienveillance, tu…

Mathieu. – Mais oui, bien sûr… c’est moi le « number one »… enfin, je veux dire… mon patron, c’est… comment dire… c’est le marché ! C’est une image, mon patron, c’est le marché, c’est lui qui dirige… Si j’assiste pas aux réunions, le marché me le fait payer… Tu comprends ?…

Rémy. – Pas bien, non.

Mathieu. – C’est bon, fais pas la gueule. Je ne peux pas en parler, mais ça risque de bouger chez Assurances Bienveillance. Moi, je rentre.

Rémy. – Attends une seconde, j’ai un truc à te demander.

Mathieu. – Alors pour faire les enfants, c’est très simple : il faut que tu utilises ce qui te sert à faire pipi…

Rémy. – Arrête, c’est sérieux. Disons que ça pourrait le devenir… Est-ce que tu pourrais me prêter un peu de fric ? Je te le rendrai la semaine prochaine.

Mathieu. – Aïe ! Tu tombes mal…

Rémy. – O.K., j’ai compris, laisse tomber.

Mathieu. – C’est le poker ? Je croyais que vous ne jouiez que des petites sommes.

Rémy. – Je peux compter sur ta discrétion ?

Mathieu. – Je serai muet comme une carte.

Rémy. – C’est malin !

Mathieu. – Bon, tu as fini de jouer les pucelles effarouchées ? Tu la craches ton histoire ?

Rémy. – Eh bien, voilà : ça a bien un rapport avec le poker, mais pas les parties avec les potes. J’ai rencontré un mec qui m’a branché sur un plan à Belleville. Mille euros la partie.

Mathieu. – Mille euros ?! Mais tu es complètement malade ! Tu as perdu combien ?

Rémy. – Huit mille. Au début, les cartes étaient avec moi, et puis petit à petit…

Mathieu. – Tu t’es fait rétamer de huit mille euros ?!

Rémy. – Vas-y, gueule encore plus fort ! Appelle la mère Saraxe, on va gagner du temps.

Mathieu. – Qui ça ?

Rémy. – Personne. Bon, tu peux me prêter ce fric, oui ou non ?

Mathieu. – Et Carole, elle est au courant ?

Rémy, ironique. – Bien sûr ! Je suis rentré un soir en lui disant : « Bonsoir, chérie, je viens de perdre huit mille euros au poker, le fric pour l’appart, qu’est-ce qu’il y a à manger ? » T’es con ou quoi ? Bien sûr qu’elle sait rien !

Mathieu. – Admettons que je te file ce fric, tu fais comment pour me le rendre ?

Rémy. – Il y a une autre partie qui se joue la semaine prochaine, je suis certain de me refaire.

Mathieu. – Alors là, tu es encore plus con que ce que je pensais…

Ils finissent leur cigarette, se perdent dans la contemplation de la vue.

 

 

Scène 4

Sandrine, Carole, Valérie

 

Sandrine, Carole et Valérie reviennent de la cuisine avec des plateaux.

Sandrine. – Allez, les filles, aidez-moi à mettre tous ces petits fours sur les plats. Le pain surprise au milieu entouré de ses petits amis les palmiers au fromage, et on intercale les mini-feuilletés.

Valérie. – Oh ! tu as fait tout ça toute seule ? C’est splendide et ça sent divinement bon.

Sandrine. – Non, j’ai fait appel à un traiteur ; j’avais déjà tellement à faire… Mais vous allez voir, c’est un…

Carole. – … véritable artiste…

Sandrine. – Oui, Carole, un artiste du goût. Et également un ami.

Valérie. – Je me régale d’avance.

Sandrine. – On n’oublie pas la touche de couleur, petits carrés de tomate et feuilles de mâche pour magnifier l’aspect visuel. Le rouge pour fixer le regard, le vert pour donner de la profondeur.

Valérie. – Tu es le symbole de la perfection. Tu arriverais à sublimer n’importe quoi, même un séminaire commercial des Assurances Bienveillance.

Carole. – Ah ! le vin commence à faire son effet ! À la vôtre, les filles !

Valérie, rit. – Mais, chut !… Il ne faudrait pas que Mathieu nous entende. Il est très pointilleux lorsqu’il s’agit de son travail.

Carole. – J’adore ton petit côté xviie siècle. Soumise à son seigneur et maître. Tu sais, Val, être une femme n’est plus une maladie honteuse. Il paraît même qu’on a le droit de vote, mais bon, ce ne sont peut-être que des rumeurs.

Sandrine. – Attention, Carole, tes palmiers ne sont pas symétriques. Tu casses les lignes de perspective.

Carole. – Bien, maîtresse. Dites donc, vos stages de coaching, ça n’a pas l’air très efficace. Vous m’avez l’air bien étriqué dans votre rôle de maîtresse de maison.

Valérie. – Détrompe-toi, ma chère, je me sens de plus en plus libre, de plus en plus femme. J’ose des choses. Sache que l’autre jour, j’ai pris la voiture sans prévenir Mathieu !

Carole. – Waouh ! Pardon, excuse-moi. C’est la grosse rébellion. Et qu’est-ce que tu as fait ? Le tour du parking ?

Valérie. – J’ai fait un petit tour en ville…

Carole. – Accouche ou je te fais avaler le pain surprise.

Valérie. – Eh bien, voilà : je prends tous les jeudis après-midi des cours particuliers de coaching.

Sandrine. – Quoi ? Avec Vincent ?

Valérie. – Exactement !

Carole. – C’est qui ce Vincent ?

Sandrine. – Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Carole. – C’est qui ce Vincent ?

Sandrine. – Alors Vincent, comment te dire… C’est notre formateur. Trente-sept ans, célibataire, beau comme un dieu, des yeux gris qui te foudroient sur place, une voix chaude et sensuelle, une perle…

Carole. – Tu as péché un gros poisson, ma petite Valérie.

Valérie. – Ne va pas t’imaginer quoi que ce soit. J’y vais pour travailler. Il m’écoute patiemment, acceptant mon univers sans jamais m’imposer ses propres frontières. Il dit que je suis comme une petite fleur qui n’arrive pas à trouver son soleil.

Carole. – Qu’est-ce que tu lui racontes ?

Valérie. – Mon quotidien, mes envies, mes peurs…

Carole. – Un vrai petit confident. Pourquoi tu payes pour ça ? Si tu veux, moi, je t’écoute gratos. Mais j’imagine que c’est bien plus excitant avec Vincent et ses yeux gris foudroyants.

Valérie. – Ça n’a rien à voir avec sa beauté, même s’il est vrai que… Non, ce que j’aime, c’est pouvoir me raconter à lui. Lui avec qui il n’y a justement pas d’équivoque.

Carole. – Bien sûr, il n’y a aucune équivoque dans le fait que tu n’aies pas mis Mathieu au courant de tes petits rendez-vous.

Valérie. – Si je n’ai pas informé Mathieu, c’est parce que ça fait partie de mon jardin secret.

Carole. – Tu as raison, il vaut mieux que ton amant reste dans le jardin…

Valérie. – Il n’est absolument pas question de sexe.

Carole. – Pas question de sexe ? Le sujet devait être sur toutes les lèvres ?

Valérie. – Oui… euh… non… enfin oui, mais pas comme tu l’entends. Sous un angle neutre.

Carole. – D’accord. Donc tu as rendez-vous tous les jeudis après-midi avec un mec beau comme un dieu à qui tu racontes dans quelle position tu baises et lui, il reste inébranlable…

Valérie. – Je te rappelle que je suis mariée. Mathieu a bien sûr quelques défauts, mais je l’aim… enfin, je l’appré… enfin, c’est le père de mes enfants. Tu sais, au bout de huit ans, les choses sont différentes.

Carole. – Bien sûr, Val, et j’imagine que Mathieu doit être au cœur de tes pensées lorsque tu te retrouves avec monsieur « je vais mettre mon doigt au centre de ton désir ».

Entrée de Rémy et Mathieu.

Valérie. – Chut, les voilà !

Scène 5

Sandrine, Carole, Valérie, Rémy,
Mathieu, Benoît, Florence

 

Rémy. – Portons un toast à notre créatrice préférée.

Sandrine. – Je vous sens bouillir comme des marmites, c’est trop bon. Mais j’attends encore du monde.

Valérie. – Ah oui ? Qui ça ?

Sandrine. – Benoît et Florence. Ils ne vont pas tarder.

Carole. – Ils habitent la résidence. Benoît est journaliste, on l’a rencontré avec Sandrine au local poubelle.

Rémy. – Une place de choix pour un journaliste…

Carole. – Il a emménagé il y a trois mois et il écrit un journal sur la vie de la résidence.

Valérie. – Un journaliste ? Mais c’est la consécration !

Sandrine. – C’est avant tout un ami, mais peut-être écrira-t-il un article pour le vernissage. Je croise les doigts. (Elle rit. Sonnette à l’entrée.) Ça doit être lui. Accueillons-le sympathiquement : je vous rappelle que c’est…

Rémy et Mathieu. – … avant tout un ami !

Sandrine. – Exactement ! (Fort.) J’arrive ! J’arrive ! Benoît, Florence, « hello », « welcome », bienvenue.

Benoît et Florence. – Bonsoir, tout le monde.

Sandrine. – Rémy, tu sers mes amis.

Rémy. – Qu’est-ce que vous buvez ?

Benoît. – Une eau gazeuse avec un zeste d’orange.

Rémy. – Ah ! on attaque par du lourd ! C’est prudent, vous avez de la route.

Benoît. – Non, en fait on habite dans cet immeuble au sixième gauche.

Florence. – Benoît, c’est une blague.

Rémy. – Et vous, Florence, vous buvez quoi ? Une citronnade avec un carré de sucre allégé ? Un jus de radis, sel de céleri ?

Florence. – Vodka tonic ! Sans glace ! Et appelez-moi Flo.

Rémy. – Comme vous voulez.

Florence. – Et puis, on se tutoie, c’est plus convivial.

Rémy. – Ah ! d’accord !

Valérie. – Alors, comme ça, Benoît, vous êtes journaliste ?

Benoît. – Oh ! vous savez, c’est peu de chose ; disons que je griffonne de-ci de-là.

Sandrine. – Quelle modestie ! N’est-il pas adorable ?

Florence. – Il me semble que j’avais dit sans glace, Rémy.

Mathieu. – Faute, Rémy, faute !

Rémy. – Désolé.

Mathieu. – Dites-moi, Flo… Je peux vous appeler Flo ? Avez-vous admiré la vue depuis le balcon ? C’est absolument superbe…

Florence. – Passe devant, je te suis.

Mathieu et Florence sortent sur le balcon.

Valérie. – Eh bien, elle a de la poigne votre femme.

Benoît. – Il ne faut pas lui en vouloir, elle est un peu sèche parfois.

Sandrine. – Parlez-nous de vous, Benoît, on veut absolument tout savoir. Quand sort le prochain numéro de la gazette ?

Benoît. – Eh bien, en fait, le dernier numéro était bouclé, mais l’événement de ce soir va m’obliger à tout remanier.

Sandrine. – Oh ! c’est vraiment trop gentil ! Tout refaire au dernier moment… J’espère que je ne complique pas trop votre travail avec mon vernissage.

Benoît. – Hein ?… Ce mois-ci, j’avais pris le parti de mettre en une les résultats du concours de floraison de balcons…

Sandrine, offusquée. – Un concours ? Quel concours ? Je n’étais pas au courant. J’adore les fleurs, et en plus mon balcon est parfait pour ce type de création. C’est vraiment trop tard pour s’inscrire ?

Benoît. – Je suis désolé, Sandrine, j’avais affiché une note dans les ascenseurs, il n’y avait pas d’inscription, chacun pouvait concourir à sa guise. Le jury a délibéré en fin de semaine dernière. C’est bouclé.

Sandrine. – Le jury ? Mais quel jury ? Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé de faire partie de ce jury ? En tant qu’artiste peintre, j’avais tout naturellement ma place.

Benoît. – Je suis navré, je ne savais pas que vous peigniez avant votre invitation de ce soir.

Sandrine, à elle-même. – Et ça se dit journaliste ! (À Benoît.) Et alors, qu’est-ce qui va ravir la première page aux balcons ? Un événement artistique majeur ? (Elle rit.)

Benoît. – Plutôt une tranche de vie… Bon, je me lance : une de nos voisines, vous comprendrez que je ne puisse vous révéler ma source, la déontologie, donc cette voisine m’appelle et me raconte qu’elle vient de vivre une expérience tout à fait traumatisante. Un mélange de sexe et de violence.

Rémy. – Les ingrédients indispensables à un bon article.

Valérie. – Il s’en passe de belles dans ce petit havre de paix. Heureusement qu’il y a des gens comme vous pour nous ouvrir les yeux.

Carole. – Les journalistes sont la conscience de la nation… et de la résidence.

Benoît. – Figurez-vous qu’elle s’est retrouvée coincée dans l’ascenseur avec un couple en pleine crise de rupture. L’homme avait fauté avec la meilleure amie de la jeune femme. Ils avaient honteusement profité du fait que celle-ci soit alitée à cause d’une maladie si grave que sa grossesse s’en trouvait compromise.

Carole. – Ah oui ! Tout ça, quel traumatisme ça a dû être !

Benoît. – Oui, d’autant qu’ils se sont à moitié étripés dans l’ascenseur. Mon informatrice…

Rémy. – Appelons-la Madame S.

Benoît. – Oui, Madame S., pourquoi pas, m’a dit que lui saignait à la tête et qu’elle était dans une rage folle. Des coups de couteau dans le dos, des menaces de mort. Elle a aussitôt prévenu la police.

Sandrine. – Quoi ?!

Valérie. – C’étaient des habitants de la résidence ?

Benoît. – Non. Madame S. en est sûre.

Valérie. – Elle doit quand même pouvoir dire où ils sont descendus.

Carole. – Eh, du calme, Columbo ! N’oublie pas la présomption d’innocence.

Benoît. – La pauvre femme était si épouvantée qu’elle n’arrive plus à se souvenir.

Sandrine. – Ouf, quel soulagement !

Benoît. – Pardon ?

Sandrine. – Quel soulagement… euh… qu’il ne soit rien arrivé à Mme Saraxe…

Benoît. – Quoi ? Mais comment savez-vous qu’il s’agit de Mme Saraxe ? Je n’ai pas cité son nom.

Sandrine. – Mme Saraxe ? J’ai parlé de Mme Saraxe ? C’est une coïncidence, on sait tous qu’elle est un peu l’ange gardien de l’immeuble.

Benoît. – La coïncidence est troublante.

Rémy. – Et comment se porte son rat turquoise ?

Sandrine. – Rémy, arrête !

Valérie. – Un rat turquoise ?

Carole. – Un caniche, un caniche top model.

Benoît. – Je crois que je comprends tout à présent. (À Carole et Rémy.) C’était vous.

Carole et Rémy. – Nous ?

Valérie. – Qu’est-ce que vous avez encore fait ?

Carole. – Oui, Benoît, c’était bien nous, on a joué un petit tour à votre charmante voisine, mais comme vous pouvez le voir, nous sommes en un seul morceau. L’ange gardien a un peu enjolivé l’histoire.

Benoît. – Ah ! vous voulez dire que je me suis fait manipuler !

Rémy. – Disons que vous vous êtes laissé enflammer par votre recherche du scoop. Ça doit être fréquent dans votre profession. Vous voulez un radis ?

Benoît. – Je comprends vos railleries, Rémy, ce n’est pas très professionnel. J’aurais pu vous porter préjudice, Sandrine, et j’en suis navré. Que pourrais-je faire pour me rattraper ?

Sandrine. – Ne vous inquiétez pas, Benoît, moi je sais…

Noir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte II

Scène 1

Mathieu, Florence

 

Sur le balcon.

Mathieu. – Je peux vous offrir une cigarette ?

Florence. – Seulement si on se tutoie et on évite les mondanités.

Mathieu. – Vous êtes toujours aussi directe ou bien j’ai droit à un traitement de faveur ?

Florence. – Tu tentes un pas vers moi, alors pourquoi tu me vouvoies ?

Mathieu. – Oh ! vous, vous devez être une psycho… quelque chose…

Florence. – Pas mal. Psychologue auprès des tribunaux. Et toi, à quoi tu occupes ton temps ?

Mathieu. – Je suis « number one » des Assurances Bienveillance. Un groupe spécialisé dans les assurances à la personne.

Florence, ironique. – Ça en jette.

Mathieu. – J’ai commencé en bas de l’échelle et puis j’ai gravi les marches une par une, j’ai bossé dur pour en arriver là. Et aujourd’hui je suis encore à cent vingt pour cent.

Florence. – Cent vingt pour cent ? Cette discussion prend un tour surréaliste.

Mathieu. – Je comprends que ça puisse être déroutant, tu n’as peut-être pas trop l’habitude de rencontrer des CEO. (Il prononce Ci.I.O.)

Florence. – Ci.I.O ?

Mathieu. – « Chief Executive Officer », P.-D.G. en français, mais comme on est adossé à un groupe américain, « you understand »…

Florence. – Tout ceci me paraît totalement irréel.

Mathieu. – J’aime ce job. C’est pas mal prenant. J’aimerais voir les enfants plus souvent, mais faut bien faire chauffer la marmite.

Florence. – Il y a quelque chose qui ne colle pas dans tout ça, Mat. Ça a l’air d’un joli costume que tu cherches à enfiler, mais tu n’as pas les épaules.

Mathieu. – De quoi ?

Florence. – Je vais t’expliquer. Je n’y crois pas un instant à ton baratin. C’est sûr, le discours est bien rodé, on sent que ce n’est pas la première fois que tu sers ta soupe, mais ça a un côté plat préparé, bouffe sous vide.

Mathieu. – Je n’ai pas besoin de me faire analyser, merci !

Florence. – Ne te méprends pas, Mat. Je fais juste preuve d’honnêteté, histoire de faire connaissance.

Mathieu. – On est bien loin des mondanités. Tu ne serais pas en train de me draguer, au moins ?

Florence. – Je te jure qu’il n’y a pas la moindre parcelle de désir dans mes paroles. Rassuré ?

Mathieu. – Non, parce qu’il vaut mieux que ce soit clair : je suis marié.

Florence. – Alors si on se résume, on a dit P.-D.G., marié, des enfants, très imbu de sa personne, limite mythomane…

Mathieu. – Et si on parlait de toi ?

Florence. – Ah ! voilà un sujet intéressant ! Que veux-tu savoir ?

Mathieu. – L’essentiel.

Florence. – L’essentiel ? Très bien. Je suis avec Benoît depuis deux ans, nous ne sommes pas mariés, pas d’enfants. Je pratique le yoga et le kickboxing, je lis surtout des romans et de la poésie, je fais du 38 et mon tour de poitrine est 95C, quand je fais l’amour je préfère être au-dessus et je suis clitoridienne.

Mathieu. – Ah… euh… oui… très bien…

Florence. – Que se passe-t-il, Mat ? Je ne t’ai pas choqué, au moins ?

Mathieu. – Qui ?… Moi ?… Non… Pas du tout. Un peu surpris, c’est tout…

Florence. – On repart sur de bonnes bases. Alors, c’est quoi ton histoire, la vraie ?

Mathieu. – Crois ce que tu veux.

Florence. – Bien, deuxième round. Tu me parlais de ton petit bonheur conjugal. Sexuellement, ça se passe comment ?

Mathieu. – Ça ne vous… euh… ça ne te regarde pas.

Florence. – Ah ! je vois… Ça fait combien de temps que tu ne la touches plus ?

Mathieu, s’énerve. – Mais enfin, c’est quoi cette inquisition ? Ça vous excite ?

Florence. – Disons que ça m’amuse. J’ai la sensation que tu cherches à te défaire d’un gros mensonge que tu as toi-même tissé. Le P.-D.G., le couple idéal, les enfants qui grandissent trop vite…

Mathieu. – Vous me faites chier, je me casse.

Florence. – Vainqueur par K.-O. au deuxième round. Dommage, ça devenait marrant. Tu es trop susceptible, Mat.

Mathieu. – Susceptible ? Mais putain, vous me traitez de mythomane, de narcissique, vous passez votre temps à me juger !

Florence. – Mais non, Mat, c’est justement le contraire : je cherche à découvrir qui tu es, et toi tu te planques.

Mathieu. – Vous ne vous prenez pas pour de la merde.

Florence. – Voilà un point commun entre nous : je pense la même chose de toi. Confie-toi à moi, Mathieu.

Mathieu. – Quel cinéma !

Florence, fait mine d’abandonner. – O.K., Mathieu, je n’insiste pas. Désolée si je vous ai embarrassé.

Mathieu. – C’est un peu facile le coup des excuses. Vous débarquez avec vos grands airs et il faudrait que je vous déballe ma vie. Ça ne vous a pas effleurée, madame la psychologue, que peut-être vous ne vous y prenez pas de la bonne manière pour recueillir mes petits secrets ?

Florence. – Tiens donc ! Explique-moi la bonne manière, Mat.

Mathieu. – Chère Flo, vois-tu, lorsqu’il s’agit de faire parler les gens, j’ai une certaine expérience. Pour placer de l’assurance, ce qui est important, c’est de caresser le pigeon dans le sens du poil et il va se mettre à roucouler sous tes doigts.

Florence. – Une leçon de psychologie.

Mathieu. – Tu ne supportes pas d’être tombée sur plus fort que toi.

Florence. – Plus fort que moi ? Voyons ça. Troisième round. (Agressive.) Je crois en fait que tu me baratines encore, tu aimerais bien avoir des petits secrets, ça rendrait ta vie un peu moins insipide, ça ferait peut-être de toi un homme, mais en fait que dalle. Tu es juste creux.

Mathieu, hors de lui. – Mais je t’emmerde ! Tu veux la connaître ma double vie, hein ? Ça te plairait, ça t’exciterait ?

Florence. – Excite-moi, Mat. Qu’est-ce que tu as fait ? C’est toi qui as cassé la balançoire ?

Mathieu. – Pauvre conne ! Tu veux me connaître, eh bien voilà ! Ça fait cinq ans que je pipeaute tout le monde à propos de mon poste de P.-D.G., je n’ai jamais été P.-D.G., alors tes conseils en matière d’imagination, tu peux te les mettre au cul ! Connasse !

Silence. Florence retrouve d’un coup son calme. Mathieu est inerte.

Florence. – Merci pour cette confession, Mat, c’est une grande preuve de confiance. Désolée du procédé, mais la fin justifie les moyens, tu dois connaître ça dans ton « job ». Tu ne m’en veux pas, j’espère ?

Mathieu. – Vous êtes un vampire.

Scène 2

Tous

 

Dans le salon.

Sonnette. Anne et Patrick arrivent. Patrick porte sa tenue de garagiste et a les mains noires de crasse.

Sandrine. – Ah ! vous voilà ! On n’attendait plus que vous pour commencer.

Patrick, montre ses mains. – On a éclaté un pneu en venant, il a fallu le changer.

Sandrine. – Ouh là là ! Quelle saleté ! On ne m’approche pas, on va se laver les mains d’abord. La cuisine c’est la deuxième porte à gauche, et on ne touche à rien.

Patrick sort.

Anne. – C’est bon, il a pas quatre ans. Bonjour quand même. (Sandrine lui prend son manteau des mains.) Oh ! ça va ! Doucement ! Laisse-moi le temps d’arriver, décompresse un peu. Bonsoir, tout le monde. Carole ! J’en reviens pas, tu n’as pas changé. Ça fait combien de temps ?

Carole. – Bonsoir, Anne. Quatre ans. Ça me fait plaisir de te voir. Je te présente Rémy, mon gars.

Anne. – Surprenant. Bonsoir, Rémy. Enchantée de faire votre connaissance.

Rémy. – Bonsoir, Anne. Alors comme ça, vous êtes une vieille copine de Carole ?

Anne. – Oui. Tout ceci est bien loin. Bien des choses ont changé depuis, visiblement. (Elle regarde tour à tour Carole et Rémy.) N’est-ce pas, Carole ?

Carole. – Visiblement.

Sandrine. – Maintenant que tout le monde est là, champagne ! Mathieu, Rémy !

Mathieu, Rémy et Sandrine sortent. Entrée de Patrick.

Patrick, vêtu très classe. – Bonsoir. Je suis un peu plus présentable.

Valérie. – Ah oui ! Ça change tout. Quel joli costume vous avez là ! Il tombe parfaitement. C’est du sur mesure ? C’est tellement plus chic… Vous pourriez me donner l’adresse de votre tailleur ?

Patrick. – En fait, il n’y a pas vraiment d’adresse, ça dépend des arrivages. L’autre nuit, on a chargé un lot, ça venait d’Italie, on l’a récupéré sur l’autoroute.

Valérie. – Je vois… Votre tailleur est un itinérant. S’il se déplace à domicile, c’est encore mieux. Comme je suis souvent à la maison, ça tombe à merveille.

Anne. – Ça tombe surtout du camion.

Valérie. – Un camion pour faire ses tournées ? Comme c’est original !

Benoît. – Ça pourrait être le sujet d’un très bon article.

Patrick. – Oh ! vous savez, dans ce milieu, on préfère se taire !

Valérie. – Secret professionnel.

Benoît. – Un journaliste ne cite jamais ses sources. Il n’y a pas de risque.

Patrick. – Pas de risque ? Un costume sur mesure… en sapin. Ça dissuade.

Valérie. – Ça doit être effectivement inconfortable à porter. Je suis pour l’originalité, mais il y a quand même des limites.

Carole. – Val, ce que Patrick essaie de te dire, c’est que ce sont des marchandises volées. Un costume en sapin, c’est un cercueil.

Valérie. – Quoi ? Vous êtes un… trafiquant ?!

Patrick. – Holà ! Tout doux, la petite dame ! Tout de suite les grands mots. Trafiquant ? Non, je récupère des trucs à droite, à gauche.

Anne. – On fait tous ça, non ?

Valérie. – Euh… non.

Anne. – Vous n’avez jamais piqué un stylo ou un rouleau de scotch à votre patron ?

Valérie. – Cela n’a rien à voir.

Florence. – Chacun s’arrange avec sa conscience.

Patrick. – Enfin, si vous voulez des costards pas cher, il doit m’en rester quelques-uns. C’est à vous de voir.

Florence. – Pourquoi pas. Hein, Benoît ?

Benoît. – La coupe est pas mal, la couleur aussi. Vous les vendez combien ?

Patrick. – Trois mille pièce, cinq mille les deux. C’est que de la marque.

Benoît. – Ce n’est pas donné.

Patrick. – Vous savez pas combien ça vaut en boutique. C’est au moins le double.

Florence. – Oui, sauf que, ici, ça ressemble à tout sauf à une boutique. Je vous en donne quatre mille les deux.

Valérie. – Vous vous croyez dans un vide-grenier ou quoi ? C’est de la marchandise volée !

Florence. – C’est vous qui dites que c’est volé. Peut-être que Patrick a tout simplement « trouvé » par hasard cette cargaison en se promenant la nuit sur l’autoroute.

Carole. – Chacun s’arrange avec sa conscience.

Le four sonne.

Valérie. – Ah ! les petits fours nous appellent ! Crème de Chavignol au magret de canard fumé, me voilà ! Tu viens m’aider, Carole ?

Carole. – Quelle responsabilité !

Anne. – Je vous suis.

Carole, Valérie et Anne sortent.

Patrick. – Bon, O.K. pour quatre mille les deux. Vous faites une super affaire.

Benoît. – J’imagine que vous aussi.

Patrick. – Il faut bien vivre, on ne fait rien de mal.

Benoît. – Je ne vous juge pas. Je ne plaisantais pas quand je disais que ça ferait un bon sujet d’article. J’ai déjà le titre : « La France qui bidouille », un point de vue objectif. Une enquête exclusive sur le terrain, le montage de l’opération, les contacts secrets…

Florence. – C’est un peu racoleur, non ?

Benoît. – Ce n’est pas le sujet qui est racoleur, c’est la manière de le traiter. Je vais prendre un angle social. Alerter le grand public sur…

Patrick. – Appelle directement les flics, on va gagner du temps.

Benoît. – Mais non, Patrick, le but n’est pas de dénoncer mais au contraire de vous attirer la compassion.

Florence. – Complète objectivité.

Benoît. – C’est un peu partisan, j’en conviens, mais il y a déjà eu suffisamment d’enquêtes à charge sur ce sujet ; amener un autre point de vue, j’estime que c’est faire preuve d’objectivité.

Patrick. – Comment vous disiez tout à l’heure ? « Chacun s’arrange avec sa conscience. »

Benoît. – Peu importe. Qu’en pensez-vous ?

Patrick. – De l’objectivité des journalistes ?

Benoît, excité, tient son scoop. –  Mais non, de l’article.

Patrick. – Honnêtement ? Je crois que je ne tiens pas à vous avoir dans mes pattes à deux heures du mat’.

Florence. – C’est dommage, Patrick. Imaginez : un moment de gloire, ça n’arrive pas si souvent.

Patrick. – Bon… (Pensif.) Alors pourquoi pas.

 

 

Scène 3

Tous

 

Sandrine, Mathieu et Rémy portent des bouteilles de champagne.

Patrick, face à la cage du hamster. – C’est curieux ce délire de mettre en cage un hamster mort.

Rémy. – Quoi ? Kiki a claqué ?

Patrick. – Bah disons que s’il est vivant, il a pas envie de le montrer.

Benoît. – Peut-être qu’il dort.

Patrick. – Je suis loin d’être expert, mais là il a vraiment l’air crevé. Crevé : blague de garagiste.

Florence. – Ah ! l’humour corporatiste !

Patrick et Rémy sortent le hamster de sa cage.

Rémy. – Votre avis, docteur ?

Patrick. – Il va falloir intuber. Je suis formel.

Rémy. – Je vous laisse faire, va falloir d’abord retrouver la tête, y a des poils partout.

Patrick. – Je vais souffler dedans, j’ai une chance sur deux.

Tout le monde se marre. Sandrine revient de la cuisine.

Sandrine, voit Patrick avec le hamster près de sa bouche. – Patrick, que faites-vous, malheureux ? Vous mangez mon Kiki !

Valérie, Anne et Carole entrent.

Anne. – Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi ces hurlements ?

Sandrine. – Il se passe que ton abruti de copain fait l’imbécile avec Kiki.

Anne. – Sois pas jalouse ; si tu grimpes dans la cage, il jouera peut-être aussi avec toi.

Patrick. – Eh ! oh ! Du calme ! Je joue pas avec, je regardais s’il était vraiment mort.

Sandrine. – Quoi ? Il a tué Kiki ? Espèce de psychopathe ! (À Anne.) Il faut toujours que tu ramènes des marginaux !

Anne. – Au moins, je ramène quelqu’un !

Rémy. – Sandrine, Patrick n’a pas tué Kiki, il flottait sur le dos, alors le Dr Ross a tenté le bouche-à-bouche pour le réanimer. Mais malgré une lutte acharnée, la roue s’est arrêtée. « Kiki is dead, Baby. »

Valérie. – Oh ! ma pauvre chérie !

Patrick, à Rémy. – Merci pour le coup de main. J’t’en dois une, mon pote.

Sandrine. – Je peux le prendre.

Benoît. – Je ne sais pas si c’est très hygiénique.

Sandrine. – Merci. (Elle caresse le hamster.) Tu m’abandonnes… J’aimerais qu’on prenne un instant pour le célébrer. Tenons-nous les mains.

Anne. – Tu ne vas pas nous refaire le coup de la veillée funèbre ? Elle nous a déjà fait ça pour son chien quand elle avait quatorze ans.

Sandrine. – Comme tu es dure ! Je demande juste un moment pour nous recueillir. Rien que de la compassion.

Anne. – Pour un hamster ?

Sandrine. – Pour moi ! Pour ma douleur.

Valérie. – Oh ! s’il vous plaît, tous, un petit geste ! Pour une amie en détresse. (Chacun se regarde, puis se prend par la main. Elle prend deux couteaux et forme une croix.) Merci à tous. Si nous sommes réunis ce soir, c’est pour célébrer la mémoire de Kiki…

Sandrine. – Et pour mon vernissage.

Valérie. – Kiki qui quitte ce monde et s’envole vers une autre forme de vie. Toi qui fus le compagnon, le confident, l’ami de Sandrine. Tu nous manqueras à tous. (Elle tend le crucifix à Mathieu.) À toi.

Mathieu. – Quoi ? Que veux-tu que je foute de ce truc ?

Valérie. – Tu le tiens devant toi et tu dis un petit mot.

Florence. – Allez champion, « number one ».

Mathieu, rechigne un peu. – Bon, très bien. Alors, Kiki, ta vie n’aura servi à rien, tu as couru dans ta roue, sans but. Tu n’étais pas assez productif, nous avons dû délocaliser. Un petit enfant chinois prendra bientôt ta place dans la cage.

Valérie. – C’est pas drôle. Fais passer la croix.

Carole. – Merci frère Mathieu. Une bien belle homélie. Comment te rendre hommage, Kiki ? Peut-être tout simplement en faisant comme toi. (Elle prend un radis, le grignote et passe les couteaux à Benoît.)

Benoît. – Les hamsters, de l’allemand « hamstern », qui signifie « faire des réserves », sont de petits rongeurs de la famille des muridés. Les hamsters ont la particularité de posséder des poches extensibles à l’intérieur des joues, appelées bajoues ou abajoues…

Florence. – Amen.

Benoît fait passer les couteaux à Patrick.

Patrick. – Euh… que dire ? Kiki, je t’ai connu trop tard. J’aurais aimé te connaître plus tôt. On aurait pu devenir associés, qui sait ? Anne.

Anne, fait tomber les couteaux. – Oups !

Sandrine. – Bravo !

Valérie. – Tu pourrais faire attention.

Anne. – Eh ! oh ! Ça va, lâchez-moi. On peut arrêter cette mascarade ? Sandrine, on est là pour tes tableaux, oui ou non ?

Rémy. – Anne a raison. Kiki est mort, vive Kiki, le spectacle continue. C’est marée basse, qu’est-ce que je vous sers ?

Sandrine. – Oui, vous avez raison. (Elle embrasse Kiki et le pose sur une étagère.) Tout le monde remplit son verre et l’inauguration commence.

Noir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Acte III

Scène 1

Anne, Carole, Valérie

 

Sur le balcon, une heure plus tard.

Tout le monde est de plus en plus éméché.

Carole. – On a vraiment une belle vue d’ici.

Anne. – Oui, c’est vrai.

Carole. – Ta sœur s’est mise en quatre pour sa boum.

Anne. – Oui, tu la connais, elle fait rarement dans la simplicité.

Carole. – La robe de créateur, la nouvelle coiffure, le traiteur, et même un journaliste… Quelle soirée !

Anne. – Elle adore faire plaisir, surtout quand elle imagine que les gens vont lui être redevables.

Carole. – Elle a l’air prête à tout pour l’avoir son article.

Anne. – C’est sa conception de l’amitié.

Carole. – Une pincée de cupidité.

Anne. – Un ego surdimensionné.

Carole. – Un soupçon de théâtralisation.

Anne. – Tout ça à la sauce coaching.

Carole. – J’ai une théorie à propos des radis.

Anne. – Tu n’as pas changé… toujours à tourner autour du pot…

Carole. – Je crois que c’est toi qui cherches à me dire quelque chose.

Anne. – C’est vrai : depuis que je t’ai vue, je me pose une question.

Carole. – Je t’écoute.

Anne. – Je ne pensais pas que tu reviendrais aux hommes, t’avais l’air d’avoir choisi ton camp . Raconte-moi.

Carole. – Eh bien, je suis restée longtemps seule, j’ai rencontré quelques femmes, ça n’a pas collé. Et puis, un jour, j’ai rencontré Rémy. Quelques mois plus tard, nous emménagions ensemble. Ça fait trois ans.

Anne. – Et tu m’annonces ça comme ça, au bout de quatre ans ! Quatre ans sans aucune nouvelle de ta part. J’ai souvent pensé à toi.

Carole. – Je te rappelle que c’est toi qui m’as quittée.

Anne. – Ça ne voulait pas dire couper les ponts.

Carole. – Je ne pouvais pas, j’avais tellement envie de te revoir, mais je n’y arrivais pas. Ces deux années avec toi ont été géniales, mais c’était impensable de devenir amies ensuite. J’ai tenté de t’oublier…

Anne. – Des regrets ?

Carole. – De la nostalgie. J’ai longtemps entretenu l’espoir, et puis j’ai compris que tu ne reviendrais pas. Cependant, je crois qu’il y a une part de moi qui n’a jamais cessé de t’aimer.

Anne. – Voyez-vous cela…

Carole. – Et toi, tu es dans ta période mecs.

Anne. – Oh ! tu sais, moi, je ne fais pas de préférence. J’ai rencontré Patrick il y a trois mois, un de plus qui va venir grossir la liste des « gentil, et sympa, mais ça ne le fait pas ».

Carole. – C’est le grand amour.

Anne. – Disons que c’est un bon amant, c’est déjà pas si mal. Et Rémy ?

Carole. – Disons que c’est plutôt bien… pour un mec.

Anne. – On a vécu une belle histoire ensemble. Tu te rappelles la fois à Deauville ?

Carole. – Dans la baraque de plage… (Pensive.) On marchait sur la jetée et tu t’étais mis en tête de me faire passer une nuit inoubliable dans cette cabane. On a marché pieds nus dans le sable, tu as crocheté la serrure…

Anne. – Ensuite ?

Carole. – Tu m’as effectivement fait passer une nuit inoubliable.

Anne. – Et si on remettait le couvert ?

Carole. – Ah ! toi, tu sais parler aux femmes !

Anne. – Je suis sérieuse. J’aimerais bien.

Carole. – Je ne vois pas du tout ce qu’il peut y avoir de sérieux là-dedans.

Anne. – Disons que je ne suis pas insensible à tes charmes.

Carole. – Je te rappelle que je suis avec Rémy.

Anne. – Et tu as peur que coucher avec moi ne te le fasse oublier.

Carole. – Toujours aussi sûre de toi.

Anne. – J’ai beaucoup pratiqué. Alors ? Ne me dis pas que l’idée ne t’a pas effleurée, frôlée, caressée. (Elle l’effleure, la frôle, la caresse.)

Carole. – Toujours aussi entreprenante.

Anne. – Ça ne t’a pas toujours déplu.

Carole. – Je n’ai pas dit que cela me déplaisait.

Les deux femmes se rapprochent, se frôlent des doigts et des lèvres.

Anne. – En souvenir du bon temps.

Carole, cherche à se convaincre. – Je ne peux pas faire ça à Rémy.

Anne. – Qui lui dira ? Laisse-toi aller…

Elles s’embrassent. Valérie entre sur le balcon.

Valérie. – Allez, venez, on débute officiellement l’inauguration. (Elle se rend compte de ce qu’elle vient de voir.) Mais qu’est-ce que vous faites ? Vous vous embrassez !

Anne. – Oui, Valérie, nous nous embrassons. Ça te pose un problème ?

Valérie. – Un problème ? Mais c’est vous, vous deux, le problème ! Je vous ai vues vous caresser ! Mais Carole, enfin, tu as perdu la tête ?

Carole, regarde Anne, mutine. – Peut-être bien…

Valérie. – Ça n’a pas l’air de te tracasser ! Et Rémy, tu as pensé à lui ?

Carole. – J’étais en train de penser à lui, et puis la langue d’Anne a rencontré la mienne et après je ne me souviens plus de rien.

Valérie. – Tu es dégueulasse !

Anne. – Qu’est-ce qui est dégueulasse, Valérie ?

Valérie. – Mais vous deux en train de vous peloter !

Anne. – Jalouse, peut-être ? Tu as envie d’essayer ? (Elle s’avance vers Valérie, séductrice.)

Valérie. – Perverse !

Anne. – Eh ! oh ! On n’a pas besoin de chaperon.

Valérie. – Pas si sûr. Mais bon, je veux bien faire preuve de tolérance, mettons ça sur le compte de l’alcool.

Anne. – Mais tu es totalement atteinte ! L’alcool n’a rien à faire ici. Apprends que ce n’est pas la première fois, et que nos langues se sont aventurées bien au-delà de nos bouches.

Carole. – Hum…

Valérie. – Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Carole. – Et tu n’en sais qu’une petite partie. Nos nuits de débauche…

Valérie. – Ça suffit !

Anne. – La voilà qui aboie des ordres maintenant. On était tranquille et il faut que tu viennes nous prendre la tête. Tout ça pour…

Carole. – … un tout petit baiser.

Valérie. – Je trouve que tu prends cela un peu à la légère. Pauvre Rémy, quand il va l’apprendre…

Carole. – Qui lui en parlerait ?

Valérie. – Je n’aurai plus la force de le regarder en face.

Carole. – Il s’en remettra.

Anne. – Tu vas faire un petit effort.

Valérie. – Ne me menace pas.

Carole. – Du calme. Personne ne te menace. Je te demande juste un petit service, entre copines.

Valérie. – C’est trop gros pour moi. Tu te rends compte ? Il faudrait que je mente aussi à Mathieu.

Carole. – Ça ne devrait pas trop te poser de problème, madame « je cherche mon désir dans les bras de Vincent ».

Valérie. – De quoi tu parles ?

Carole. – Je dis que mentir à Mathieu en lui cachant ta liaison avec ton coach, c’est trop gros pour moi.

Valérie. – Mais ce n’est pas une liaison !

Anne. – Tout dépendra comment Mathieu le verra.

Valérie. – Vous n’oseriez pas…

Anne. – Bien sûr que non. L’amitié c’est important. Autant que pour toi ?

Valérie, paniquée. – Évidemment que c’est important, très important. On oublie tout ça… et on va voir les tableaux…

Scène 2

Rémy, Patrick, Mathieu, Benoît

 

Dans le salon.

Mathieu. – Alors, Patrick, j’ai appris que toi aussi tu es dans le business.

Patrick. – Je gère un garage ; c’est pas une multinationale, mais ça tourne.

Benoît. – Entre autres…

Mathieu. – C’est-à-dire ?

Benoît. – Patrick « gère » également d’autres types d’affaires. Un peu moins officielles, mais sûrement tout aussi rémunératrices. Quatre mille euros dans la soirée, et sans soulever un capot.

Patrick. – On se débrouille, on bricole.

Mathieu. – Je vois… Quelques dissimulations comptables, un peu de surfacturation ?

Patrick. – N’exagérons rien. C’est juste un peu de bidouille. Je ne suis pas Jean-Marie Messier, non plus.

Mathieu. – Et en quoi consiste ce business ?

Patrick. – Je récupère des marchandises, fringues, hi-fi, informatique, et je les revends. Rien de bien méchant.

Rémy. – Un bon moyen de récupérer des jetons. Ça m’intéresse.

Mathieu. – Tu ne crois pas que tu as déjà fait assez de conneries ?

Patrick. – C’est un plan sûr. On arrose le conducteur du camion, les agents de sécurité et quelques flics.

Benoît. – Ça ne vous embête pas que je prenne des notes pour l’article ? Je ne veux rien oublier.

Mathieu. – L’article ?

Benoît. – Patrick est d’accord : une enquête exclusive au cœur d’un réseau souterrain. Il sera mon entremetteur. Il va me mener dans les méandres de la Cosa Nostra locale. Me faire vivre de l’intérieur la préparation du coup, le nettoyage du transporteur, le partage du butin.

Mathieu. – En direct avec Tony Montana.

Rémy. – Et comment vous écoulez vos « stocks » ?

Patrick. – Un peu comme ça, de la main à la main, et quelques gars refourguent pour moi.

Benoît. – Une candidature spontanée. C’est bon ça !

Mathieu. – Mais dis-moi, Rémy, tu t’occupes bien de gamins en difficulté ? Bel exemple !

Rémy. – Je ne suis pas curé.

Benoît. – Super idée pour mon papier : les premiers pas d’un néophyte dans les dédales du crime.

Patrick. – Doucement les gars, c’est pas « L’École des fans ». Faut faire ses preuves. Mais je n’oublie pas que tu m’as sorti d’un mauvais pas tout à l’heure, ça compte.

Rémy. – Qu’est-ce que je dois faire ?

Patrick. – Tu vois ce costard ? Il m’en reste une dizaine à écouler. Tu les vends trois mille pièce ; on fait quatre-vingts, vingt. Vingt pour toi.

Mathieu. – Bénéfice : six cents euros. Dix costumes, six mille. Et net d’impôt. Tu renies facilement tes idéaux de solidarité quand il s’agit de ton intérêt personnel.

Rémy. – Lâche-moi avec tes leçons de morale.

Benoît. – D’autant que d’après ce que Florence m’a dit, vous vous arrangez également avec la morale.

Rémy. – Puisque tout le monde est d’accord, je suis partant. « I’m back in the business ! »

Benoît. – L’histoire est en marche.

Patrick. – En parlant de Florence, c’est une très belle femme. Vous savez y faire, Benoît, vous avez serré une belle bête.

Rémy. – C’est vrai qu’elle est superbe : visage charmant, silhouette affriolante… Quelle classe !

Mathieu. – Il faut se méfier des apparences.

Benoît, d’un air entendu. – Elle m’a dit que vous aviez eu une discussion mouvementée. Rien de déplacé, j’espère.

Rémy. – Ça, elle a du caractère. J’ai mis un moment à me remettre du coup des glaçons.

Benoît. – Elle peut sembler un peu froide au premier abord.

Mathieu. – Je ne sais plus qui a dit : « Il y a trois choses, dans la vie, que je ne supporte pas : le café brûlant, le champagne tiède et les femmes froides. »

Benoît. – Orson Welles.

Mathieu, fier de lui. – Exactement, Orson Welles.

Rémy. – Ça va, Mat, ça va. Ne fais pas le coq. Et vous vous connaissez depuis longtemps ?

Benoît. – Ça fait deux ans qu’on se côtoie.

Patrick. – Vous êtes mariés ?

Benoît. – Non, et nous ne vivons pas non plus ensemble, Florence est… comment dire… très indépendante.

Patrick. – Comme ça, vous avez juste le plaisir, pas les emmerdes du quotidien. Un couple libre…

Benoît. – Si on pouvait au moins parler de couple !

Patrick. – Putain, vous êtes avec une super femme, jolie et intelligente, et vous vous plaignez encore !

Benoît. – Vous ne comprenez pas. Florence n’est pas… en fait, nous ne sommes pas réellement ensemble.

Mathieu. – Quoi, « pas réellement » ?

Benoît. – On ne se voit pas de façon régulière. C’est assez épisodique.

Patrick. – Ah ! une copine de baise !

Benoît. – Oui, une copine… à mille euros la soirée.

Patrick. – Ah ! une pute !

Benoît. – Elle travaille pour une agence d’accompagnatrices. Je fais de temps en temps appel à ses services quand je ne veux pas me retrouver seul dans une soirée.

Mathieu. – Mais alors elle m’a menti… C’est dégueulasse !

Rémy. – Un peu obligé. Elle ne pouvait pas arriver comme ça et annoncer à tout le monde : « Salut, je suis call-girl, je prends mille euros la nuit, et vous, vous bossez dans quoi ? »

Benoît. – Elle ne vous a pas complètement menti. Elle a pratiqué auprès des tribunaux, et puis elle s’est… réorientée.

Patrick. – En tout cas, elle donne bien le change. Quel talent !

Benoît. – C’est une professionnelle.

Patrick. – À ce tarif, y a intérêt. Et tu as droit à quoi pour mille euros ? Elle te fait la totale ou c’est en sus ? (Il insiste sur « sus ».)

Mathieu. – C’est pas très fin.

Patrick. – Tout le monde ne peut pas citer Orson Welles. On est entre hommes, on peut se lâcher cinq minutes.

Les femmes entrent dans le salon.

Mathieu. – À l’année, ça doit faire un sacré budget.

 

 

Scène 3

Tous

 

Dans le salon.

Anne. – Qu’est-ce qui doit faire un sacré budget ?

Patrick. – D’entretenir sa bagnole. Entre les assurances, les réparations, le contrôle technique…

Sandrine. – Désolée d’interrompre cette discussion passionnante.

Carole. – Pleine de testostérone.

Rémy. – Tu ne crois pas si bien dire.

Valérie. – Ah ! les hommes et leurs voitures ! Le symbole phallique du levier de vitesse.

Florence. – Vous avez lu ça dans le dernier numéro de « Modes et Travaux » ?

Mathieu, dédaigneux. – L’experte en psychologie qui se la ramène.

Rémy. – On peut causer coiffure si vous voulez. Patrick, comment tu fais pour avoir des cheveux aussi soyeux ?

Patrick. – C’est l’huile de vidange qui donne ce petit côté laqué. Et puis ça te nourrit le cheveu jusqu’à la racine…

Florence. – Leur numéro est très au point.

Patrick. – Et encore, je ne vous ai pas parlé de ma frange…

Sandrine. – On verra ça plus tard. Maintenant, place à la peinture !

Valérie. – Enfin ! Je commençais à croire que tu ne voulais plus nous les montrer. (Elle rit.)

Sandrine. – On se réunit autour de moi. Approchez-vous, Benoît.

Florence, à Benoît. – Tu as une de ces cotes ce soir !

Benoît. – Pas autant que toi, crois-moi.

Anne. – Poussez-vous, laissez passer la presse !

Sandrine s’apprête à dévoiler le premier tableau. Tout le monde se tient autour d’elle.

Sandrine. – Mes très chers amis, je vous ai réunis ici ce soir afin de vous présenter le fruit d’un an de travail…

Mathieu. – Tu parles d’un travail !

Carole. – Mat a une conception assez limitée de ce qu’est un travail. Il est « number one », la rentabilité ça le connaît.

Mathieu. – Quand allez-vous accepter de regarder le monde tel qu’il est ? C’est une jungle.

Florence. – Et tu es plutôt Tarzan ou Cheetah ?

Mathieu. – L’habit ne fait pas le moine, madame la « psy ».

Florence. – Entièrement d’accord, monsieur le « number one ».

Valérie. – Cessez de vous chamailler, tous les deux. Continue, Sandrine.

Anne. – Vite, que Benoît écrive son article et qu’on en finisse !

Benoît. – J’ai déjà un sujet sur la vie de Patrick, je crois que ce sera suffisant.

Sandrine, vexée, à Anne. – Toi, on ne t’a rien demandé.

Carole. – Ne passe pas ta colère sur Anne. Elle n’a rien à voir avec ton article.

Valérie, piquante. – Elle n’est pas assez grande pour se défendre toute seule.

Anne. – Quelle assurance, Val ! C’est le coaching du jeudi ?

Patrick. – Il y a de l’hormone femelle en ébullition.

Rémy. – C’est la présence de tous ces mâles qui les excite. Comme les requins avec le sang.

Valérie. – Tu ne doutes de rien, Rémy. Tu risques de tomber de haut. Que tu peux être prétentieux !

Rémy. – Eh bien, Valérie, c’est Vincent, l’Apollon, qui t’apprend à parler comme ça ?

Mathieu. – C’est qui ce Vincent ?

Carole. – Alors Vincent, comment dire… beau comme un di…

Valérie. – C’est personne, ils racontent n’importe quoi. (Elle s’énerve. À Mathieu.) Et puis… arrête de… parler tout le temps, tu empêches Sandrine de poursuivre.

Rémy. – Un couple uni, c’est si beau… Quel romantisme !

Mathieu. – Mêle-toi de ce qui te concerne, tu as déjà pas mal à faire avec tes trafics.

Benoît. – Cette soirée prend une tournure tout à fait inattendue.

Patrick. – C’est quand le cochon d’Inde a claqué que ça a dérapé.

Sandrine. – Un hamster, abruti !

Patrick. – Elle commence à me gonfler avec ses insultes, la rombière. Va falloir vous détendre.

Anne. – C’est à noter que tu es particulièrement vulgaire ce soir.

Carole. – Ce n’est certainement pas comme ça que tu vas t’attirer les bonnes grâces des médias.

Benoît. – Ça ne fonctionne pas tout à fait comme ça, Carole. Les journalistes savent rester neutres et indépendants. Cela s’appelle l’éthique.

Mathieu. – Les journalistes sont les esclaves du pouvoir.

Florence. – Quel poncif ! Tu aimes enfoncer les portes ouvertes, Mat, mais crois-tu que ça te donne l’air intelligent ?

Mathieu. – Parce que vous croyez que vous avez l’air de ce que vous êtes ?

Anne. – C’est quoi toutes ces cachotteries ?

Florence, manipulatrice. – Ce que Mathieu veut nous dire, je crois, c’est qu’on a chacun nos petits secrets. Il semble être au courant du mien et, par inadvertance, il m’a révélé le sien. Peut-être qu’inconsciemment, nous jouons tous les deux à pousser l’autre à la faute, c’est un duel excitant. Sauf qu’il sait qu’il a beaucoup plus à perdre que moi.

Carole. – Un secret sur Mathieu ? Je veux savoir.

Mathieu, panique. – Il n’y a rien du tout, elle est tarée. Fermez-la, sale conne !

Valérie. – Quelle grossièreté ! Reprends-toi, je t’en supplie.

Florence. – Mesdames et messieurs les jurés, chacun d’entre vous pourra certifier que c’est bien Mathieu qui a ouvert les hostilités. Vous conviendrez donc aisément que ce qui va suivre n’est que de la légitime défense. Voici les faits dont il m’a fait part de son plein gré.

Mathieu. – Je vous ai dit de la fermer.

Benoît. – Je crains que vous n’employiez pas la bonne méthode avec elle. Elle aime dominer.

Patrick. – J’aurais parié qu’elle préférait être dessus.

Florence. – Allons, Mat, tu n’as plus l’étoffe pour ordonner quoi que ce soit. Le brillant « number one », le fabuleux P.-D.G. n’est en fait qu’un petit cadre moyen noyé dans l’organigramme des Assurances Déchéance qui rêvait d’être vizir à la place du vizir.

Silence. Tout le monde attend la réponse de Mathieu. Il s’effondre.

Valérie. – Mais dis quelque chose, enfin !

Mathieu. – …

Sandrine. – Il ne nie même pas.

Carole. – Mais alors, ton discours de manager, tes actions en Bourse, tu as tout inventé ?

Rémy. – Et ça servait à quoi tout ça ? À nous impressionner ? Mentir à ses amis, c’est moche.

Benoît. – Le fantasme du pouvoir.

Patrick. – Défends-toi, relève la tête.

Mathieu, se reprend. – C’est magnifique, Rémy, ce couplet sur le mensonge. Surtout venant de toi.

Anne, à Rémy. – Que nous caches-tu ? (Elle regarde Carole.) Je sens que je vais prendre l’avantage.

Patrick. – J’aime bien cette ambiance « jeux de Rome ». C’est musclé.

Mathieu. – Eh bien, puisque c’est une soirée « révélations », apprenez que notre ami Rémy, lui qui est si vindicatif à propos du mensonge, a sans doute omis de vous raconter que le montant de ses dettes de poker s’élève à huit mille euros, et c’est pour cette raison qu’il vient de se lancer dans le trafic de marchandises volées.

Sandrine. – Ah !… Tu étais au courant, Carole ?

Carole. – Les huit mille euros pour l’appart ?! Mais qu’est-ce que tu as foutu ?

Rémy. – J’ai joué.

Valérie. – Ah oui ! Huit mille euros, c’est un peu cher comme divertissement.

Carole. – C’est bon, Val, on va régler ça entre nous, ne t’en mêle pas.

Valérie. – Comment ça ? On vole mon amie et tu penses que je vais rester les bras croisés ? Tu prends ça très à la légère.

Rémy. – Eh ! oh ! Tu nous lâches, madame la légèreté qui s’envoie en l’air le jeudi avec son coche. Carole m’a raconté comment tu piques en douce la Xantia pour aller chercher ton désir sous les doigts d’Apollon.

Carole. – Je t’avais prévenu…

Valérie. – Non, Mat, ce n’est pas du tout ce que tu penses, il déforme la vérité.

Benoît. – La vérité, c’est ce qu’on décide de croire.

Mathieu. – Tu prends ma Xantia ?

Valérie. – Oui, mais pas pour m’envoyer en l’air. Ce sont des pervers qui veulent voir le mal partout. Surtout les deux, là. (Elle montre Anne et Carole.)

Anne. – La sainte nitouche se rebiffe.

Carole. – C’est qu’elle mordrait !

Valérie. – Oui, les deux lesbiennes qui se roulent des pelles et qui se tripotent les seins sur le balcon, je les ai vues.

Anne. – Quelle classe ! Le bon goût personnifié.

Sandrine. – Quoi ?! Vous vous êtes tripotées ?

Anne. – Je ne pense pas que cela te regarde, ma chère sœur.

Patrick. – Allez, fais-nous profiter !

Anne. – Si tu veux tout savoir, oui, nous nous sommes caressées, et j’espère que cela te choquera en entendant que ce n’est pas la première fois.

Patrick. – Tu es très surprenante, ma belle. Personnellement, ça ne me dérange pas. Au contraire !

Rémy. – Bah moi quand même un peu. Il va falloir qu’on se parle, ma chérie.

Sandrine. – Oh ! vous, ça suffit ! On ne vous a rien demandé. Mais quand vas-tu arrêter tes conneries ? Tu n’as toujours pas de boulot, tu ne sors qu’avec des marginaux, et maintenant Carole. Ta vie n’est qu’une suite d’échecs.

Anne. – C’est vrai que tu es l’exemple même de la réussite. Aucun homme ne veut de toi, tu vis sur l’héritage des parents et, surtout, tu es une artiste ratée. Ton œuvre se résume à une exposition municipale, et c’était il y a dix ans.

Sandrine. – Je t’interdis…

Anne. – Et ce n’est pas tout : tu es cupide et intéressée. Je sais très bien que si tu nous as fait venir ce soir, c’était juste un prétexte pour inviter Benoît et avoir un article.

Benoît. – Vous savez, je suis habitué.

Sandrine. – Je préfère la compagnie des journalistes à celle des truands.

Patrick. – C’est moi le truand ?

Sandrine. – Oui, c’est vous, et je vous interdis de faire du trafic chez moi, je n’ai pas pour habitude de recevoir des gens de votre espèce. Truand !

Patrick. – Vous invitez bien des putes ! On se croirait dans l’arrière-salle d’un tripot !

Sandrine, choquée. – Des putes ? Comment ça, des putes ?

Mathieu. – Oui, elle. (Il désigne Florence.) Tout ça c’est à cause d’elle. La call-girl à mille euros la passe.

Benoît. – Je vous en prie, Florence est accompagnatrice.

Florence. – Nous n’avons pas échappé au déferlement. Je suis effectivement accompagnatrice. Moyennant contribution, j’accompagne des hommes à des repas, des réceptions… Pour le reste…

Silence.

Sandrine, effondrée. – Oh non ! Benoît, pas vous…

 

 

 

 

 

Acte IV

Scène 1

Les mêmes, Dulac

 

Dans le salon.

Sonnette.

Valérie. – Tu attends encore du monde ?

Sandrine. – Euh… non. (Elle se dirige vers la porte.) J’arrive ! J’arrive ! Qui est là ?

Dulac, off. – Bonsoir. Police nationale. Veuillez ouvrir votre porte.

Patrick. – V’là les emmerdes !

Sandrine. – Eh oui ! J’imagine que c’est ce qui arrive aux gens de votre espèce. Ça ne fera qu’ajouter une ligne à votre casier judiciaire, Al Capone.

Patrick. – C’est quand même chez vous qu’ils débarquent.

Rémy. – Ils viennent peut-être enquêter sur le décès de Kiki. Vite, cachons le corps.

Carole. – Profites-en pour jeter le sachet d’herbe.

Mathieu. – Parties de poker illégales, recel de vêtements volés, possession de marijuana… Tu vas faire des économies de loyer.

Sandrine. – Quoi ?! Tu as apporté de la drogue chez moi ?

Anne. – Tu devrais le gueuler encore plus fort.

Valérie. – Tu es un irresponsable.

Benoît. – Ça vous dirait d’être mon correspondant spécial depuis votre cellule ?

Rémy, en sortant. – Je jette le tout dans les chiottes.

Sandrine. – Tu ne touches pas à Kiki !

Dulac, off. – Ouvrez cette porte !

Valérie. – Ne t’inquiète pas, Sandrine. Si ça se trouve, ils viennent juste nous dire qu’on fait trop de bruit.

Mathieu. – Mais oui, ils ne sont sûrement pas venus chez toi pour rechercher des trafiquants, des drogués ou des prostituées. (Regard appuyé vers Florence.)

Florence. – Ce que tu peux être rancunier, Mat !

Mathieu. – On verra ce qu’en pense notre invité. Flo !

Benoît. – Je comprends, Mathieu, que vous soyez en colère contre Florence, mais je vous en prie, restons fair-play.

Anne. – C’est vrai que vous risquez gros vous aussi dans cette affaire.

Sandrine. – Bon, tout le monde se calme. J’ouvre… « Hello », « welcome », bienvenue la police. Excusez-moi de vous avoir fait attendre, je suis avec quelques amis, j’organise un vernissage privé. Je suis Sandrine, artiste peintre, pour vous servir.

Dulac. – Lieutenant Dulac.

Sandrine. – Entrez, entrez, lieutenant. Vous prendrez bien une coupette ? Je vous présente mes amis.

Tous. – Bonsoir.

Mathieu. – Bonsoir, lieutenant. Quel bon vent vous amène ?

Dulac. – C’est une enquête de voisinage. Une habitante de l’immeuble a porté plainte pour agression.

Anne. – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Dulac. – D’après sa déposition, un couple se serait entretué dans l’ascenseur et s’en serait ensuite pris à elle. L’agression s’est déroulée entre 19 heures et 19 h 30. L’homme et la femme, d’une trentaine d’années, sont descendus entre le neuvième et le douzième étage. (À Sandrine.) Vous étiez présente à cette heure, vous avez entendu du bruit ?

Sandrine, sur la défensive. – Moi ? Mais pourquoi moi ? Oui, j’étais présente, mais non, je n’ai rien entendu. J’étais seule à attendre mes invités.

Dulac. – Qui sont arrivés à quelle heure ?

Sandrine, s’énerve. – C’est un interrogatoire ? Je ne sais pas, je ne tiens pas de registre. Aux alentours de 20 heures.

Valérie. – Excusez-la, commissaire…

Dulac. – Lieutenant.

Valérie. – Elle est un peu à cran, c’est toute cette pression à cause du vernissage. Et en plus, Kiki, son hamster, vient de nous quitter. Nous sommes arrivés avec Mathieu à 19 h 45 ; je le sais, j’ai assez surveillé l’heure. Carole et Rémy étaient déjà là. Florence et Benoît sont arrivés vers 20 h 30. Anne et Patrick à 21 h 30.

Benoît. – Quelle précision ! Vous feriez une redoutable journaliste.

Patrick. – Elle est déjà bien en tant qu’indic.

Dulac. – Pardon ? Vous avez des choses à cacher ?

Patrick. – Moi ? Absolument pas. (Il ouvre les pans de sa veste, se fout de lui.) Tout est là ! En ce qui me concerne…

Carole, à Anne. – Pas très fin ton nouveau copain.

Anne. – Mon nouveau copain, c’est toi.

Rémy, entre. – Bonsoir.

Mathieu. – Rémy, le lieutenant Dulac qui fait une enquête concernant une mystérieuse agression dans l’ascenseur. Tu n’es au courant de rien ?

Rémy. – Après la presse, la police. Quel événement !

Dulac. – Je ne suis pas le premier à vous parler de cette affaire ? Qu’en savez-vous ?

Benoît. – Oh ! vous allez être déçu ! Ce n’est qu’une affabulation de la part de Mme Saraxe.

Dulac. – Comment connaissez-vous le nom de la victime ?

Benoît. – J’habite la résidence. Je suis journaliste. Mme Saraxe m’a appelé pour me raconter cette histoire.

Florence. – Cette vieille folle ? Tu ne l’as pas crue, j’espère ? Elle passe son temps à colporter des saloperies sur les résidents.

Patrick. – Quelle actrice !

Mathieu. – C’est vrai, elle a même fait courir le bruit qu’une habitante serait une prostituée.

Florence. – Peut-on en vouloir à quelqu’un qui tente par ses mensonges de se donner de l’importance ?

Dulac. – Vous me semblez un peu tendus.

Carole. – Ne vous méprenez pas, lieutenant. Je vais tout vous expliquer. Le couple qui s’est entretué dans l’ascenseur… (Elle s’approche de Rémy.)… c’est nous.

Patrick. – Bonnie and Clyde.

Anne. – J’ai toujours préféré Thelma et Louise.

Carole. – Comme vous pouvez le voir, nous sommes en bonne santé. Mme Saraxe a légèrement gonflé cette histoire.

Rémy. – D’autant que nous ne l’avons pas touchée. On a juste fait mine de s’engueuler.

Dulac. – Ce n’est pas ce qu’elle dit.

Carole. – Je vous assure que c’est l’exacte vérité. Nous avons joué une dispute.

Valérie. – Vous allez pouvoir la jouer pour de vrai, maintenant. Finies les répétitions.

Dulac. – Cela me semble un peu confus. On y verra plus clair demain. Je vous convoque au commissariat à 9 heures pour une confrontation avec la plaignante.

Rémy. – Quoi ? Tout ça pour une blague !

Dulac, énervé. – Vous préférez que je vous embarque maintenant ?

Rémy. – Euh… non… D’accord… C’est bon comme ça…

Anne. – L’étoffe d’un révolutionnaire.

Benoît. – Tout ceci n’est qu’une effroyable méprise.

Dulac. – Vous aussi, je veux vous voir en tant que témoin. (À Sandrine.) Ainsi que vous.

Sandrine. – Moi ? Mais enfin, je n’y suis pour rien ! Je n’ai jamais rien eu à voir avec la police. Mon casier à moi, il est vierge.

Patrick. – Comme le reste.

Dulac, à Patrick. – Bon, demain, 9 heures ! Je suis sûr que vous allez avoir plein de choses à me raconter.

Florence. – Ça va être l’heure de pointe. Il y a un système de tickets ?

Anne. – C’est vrai qu’il vaudrait mieux convoquer les gens toutes les demi-heures, comme chez le coiffeur.

Dulac. – Bien, je vois que j’ai affaire à une troupe de comiques. (À Rémy et Carole.) Les deux, là… vos papiers. Et puis, tiens, on va gagner du temps : contrôle d’identité général !

 

 

Scène 2

Tous

 

Dans le salon.

Dulac. – Bien, les deux comédiens. Nom, adresse, profession ?

Rémy. – Teron Rémy, 25 rue Lafayette, éducateur spécialisé.

Carole. – Laroche Carole, même adresse, aide-soignante. Et vous ?

Dulac. – Je vous conseille de ne pas trop jouer les malins avec moi.

Carole. – Ça va, on n’est pas des terroristes.

Dulac. – Vous êtes suspectés d’agression sur une dame de soixante-quinze ans, c’est amplement suffisant.

Rémy. – Présumés coupables… Elle est belle la justice…

Sandrine, tente d’apaiser. – Vous voulez un verre d’eau, lieutenant, ou toute autre chose qui vous ferait plaisir ?

Rémy. – Fais gaffe : tentative de corruption, ça va te coûter un max.

Sandrine. – Excusez-le, lieutenant, il ne sait plus ce qu’il dit. C’est le champagne.

Valérie. – C’est vrai, Rémy… Un peu de bonne volonté. Le commissaire…

Dulac. – Lieutenant.

Valérie. – … ne fait que son devoir.

Anne. – Ne craignez rien, braves gens, la police veille.

Dulac. – Ça vous pose un problème ?

Sandrine. – Non, elle n’a aucun problème. (À Anne.) Toi, tais-toi ! Comme je vous le disais, nous avons tous un peu trop bu ; les fêtes entre amis, on se chamaille, on rigole…

Florence. – Allez, qu’on en finisse. On ne va pas passer la nuit là-dessus.

Dulac. – Une parole sensée. Nom, adresse, profession ?

Florence. – Florence Jacquemin, mais vous pouvez m’appeler Flo, 2 rue de la Chine, psychologue.

Mathieu. – Ce doit être un métier passionnant.

Sandrine. – Ça suffit tous les deux ! Ils adorent se titiller. Ils ont…

Dulac. – Laissez-moi deviner : c’est l’alcool…

Patrick. – Vous êtes un fin limier.

Dulac. – Et vous, vous êtes qui ?

Patrick. – Patrick Juvon, garagiste, 3 rue de la Libération, Montreuil. Carrosserie, mécanique, tôlerie.

Dulac. – Vous commencez à me taper sérieusement sur le système. Vous allez venir faire un petit tour en cellule de dégrisement.

Patrick. – Allons, un peu d’humour, merde !

Dulac. – Je suis sûr que vous allez faire marrer mes collègues.

Sandrine. – Ne nous emballons pas, personne ne va embarquer personne, tout va s’arranger.

Anne. – Ça c’est une excellente idée. On doit pouvoir trouver un arrangement…

Dulac. – Tentative de corruption. Vous aggravez votre cas.

Anne. – Si vous préférez engorger les tribunaux…

Sandrine. – Excusez ma sœur, elle divague.

Dulac, à Anne. – Votre nom ?

Anne. – Avant de répondre, j’aimerais savoir ce qui vous excite dans ce boulot. Faire chier les gens chez eux un samedi soir, c’est ça qui vous plaît ?

Dulac. – Je vois que je suis tombé sur un nid de rebelles. Sauf qu’ici c’est moi qui pose les questions.

Sandrine. – Elle s’appelle Anne Meunier, 12 avenue des Rameaux, Paris, sans emploi.

Anne. – Merci maman ! Toujours prête à aider le FBI !

Valérie. – Ce n’est pas le moment.

Anne. – Toi, on ne t’a rien demandé. De quoi tu te mêles ?

Valérie. – J’essaie de nous éviter la prison à tous.

Dulac. – La tâche va être ardue. Votre nom ?

Valérie. – Valérie Simard, 71 allée des Fleurs, Paris 9e, mère au foyer. Et je vous présente mon mari, Mathieu Simard, direc… euh… il travaille dans les assurances.

Florence. – Elle se croit à une garden-party.

Dulac. – Bon, où j’en suis ? Vous êtes neuf et je n’ai que sept noms. (À Benoît.) À vous.

Benoît. – Qu’est-ce que vous voulez que j’avoue ? Je n’ai rien fait.

Carole. – Oh ! Benoît fait de l’humour !

Dulac. – Nom, adresse, profession ?

Benoît. – Benoît Gendrin, j’habite la résidence, je suis journaliste – pigiste plus exactement – pour différents magazines d’actu…

Dulac. – C’est bon, merci. Il ne reste plus que la maîtresse de maison.

Sandrine. – Je m’appelle Sandrine, Sandrine Meunier, j’habite cet appartement depuis trois ans…

Dulac. – Profession ?

Sandrine. – Artiste peintre. Enfin, c’est bien plus qu’une profession, c’est une profession de foi, un sacerdoce. Et nous étions d’ailleurs sur le point, avant votre arrivée, de dévoiler mes dernières œuvres, le fruit d’un an de travail…

Dulac. – Je vois. C’est pour ça les bouts de tissu accrochés aux murs.

Florence. – Quel sens de l’observation ! Police scientifique ?

Sandrine. – Oui, exactement. Sous chacune de ces parures se cache un de mes trésors. Et tout le monde est très impatient de les découvrir. Vous nous avez un peu coupés dans notre élan, mais je ne vous en veux pas. Vous vous intéressez à l’art pictural, lieutenant ?

Dulac. – Il m’arrive de peindre.

Benoît. – Voilà qui est tout à fait singulier.

Florence. – Vous êtes dans votre période bleu marine ?

Dulac. – Je fais surtout des aquarelles.

Anne. – Comme c’est mignon !

Sandrine. – Bon, vous vouliez fumer. Alors, dehors. Ça nous laissera le loisir de parler de peinture, n’est-ce pas lieutenant ?

Florence. – Je crois que tu viens de te faire supplanter dans le cœur de l’artiste.

Benoît. – On est bien peu de choses.

Carole, Rémy, Anne, Patrick et Mathieu sortent.

Sandrine. – Alors comme ça vous peignez ? Racontez-nous, lieutenant.

Dulac, gêné. – Ce n’est pas le sujet.

Valérie. – Comment ça, pas le sujet ? Mais au contraire ! Nous voulons tout savoir.

Dulac. – Oh ! vous savez, c’est sans aucune prétention ! Je débute.

Benoît. – Allons, allons, pas de fausse modestie.

Florence. – Mais c’est qu’il serait timide notre Starsky ! Vous étiez plus entreprenant quand il s’agissait de nous mettre en taule.

Sandrine. – Nous sommes comme ça, nous autres les artistes : discrets et anonymes.

Florence. – Bien sûr… Enfin, pour ça il faudrait qu’on les voie ces « chefs-d’œuvre ». Profitons de la présence inopinée d’un esthète pour relancer cette soirée.

Valérie, excitée. – Oh oui ! Quelle bonne idée !

Dulac. – Je crois que ça ne va pas être possible.

Valérie. – Vous n’avez pas le choix, nous vous kidnappons ! Entre peintres… C’est merveilleux ! (Elle s’agite.) Tenez, prenez une coupe de champagne et un petit palmier au fromage, ils sont délicieux. On va enfin se régaler les yeux. (Elle va au balcon.) Allez, rentrez vite, c’est le grand moment. Notre invité se joint à nous.

Dulac. – Euh… bon… Mais je ne vais pas pouvoir rester trop longtemps…

Valérie. – Tut tut tut ! Pas de discussion. Allez, Sandrine, nous sommes tout à toi.

Carole, Rémy, Anne, Patrick et Mathieu rentrent.

 

 

Scène 3

Tous

 

Sandrine face à un tableau, prête à dévoiler une œuvre. Tout le monde autour.

Sandrine. – Je suis tellement heureuse ! J’ai attendu ce moment avec tant d’impatience… mais aussi d’angoisse. J’en ai la voix qui tremble.

Anne. – Allez, arrête ton cinéma. Accouche ! Tu ne pourrais pas faire les choses simplement pour une fois ?

Valérie. – Oh ! toi, la ferme !

Carole. – Mais dis donc, tu t’émancipes ! Tu as même appris des gros mots. Mathieu, surveille ton pitbull.

Dulac. – Vos amis ne semblent pas pressés de découvrir vos créations.

Valérie. – Détrompez-vous ! Nous sommes tous si excités, c’est pour ça qu’il y a de l’électricité dans l’air.

Sandrine. – Alors voilà !

Sandrine enlève le tissu. Silence. Dulac observe attentivement, les autres sont consternés.

Patrick. – Qu’est-ce que c’est que ce truc ? C’est moche.

Rémy. – Ah oui ! Tout de même… Mais, dis-moi, c’est exprès les grosses croûtes ou c’est parce que c’est pas sec ? (Il approche son doigt du tableau.)

Patrick. – Touche pas, ça va te bouffer les doigts.

Valérie. – C’est absolument fantastique !

Mathieu. – Fantastique ? Ah bon ! Et ça représente quoi ? Des sacs-poubelles ? L’usine d’AZF après l’explosion ?

Valérie. – C’est de l’art ! Tu ne comprends rien à rien.

Anne. – Là, je dois dire qu’il n’est pas le seul. Je te savais dérangée, ma chère sœur, mais pas à ce point-là. C’est glauque.

Carole. – Tu es dure. C’est vrai que c’est… comment dire… surprenant, mais reconnaissons malgré tout le travail de l’artiste.

Rémy. – Méfie-toi, tu deviens politiquement correct. Qu’en pense notre envoyé spécial ?

Benoît. – Euh… que dire ? Je suis loin d’être un spécialiste de ce genre de… On sent bien que ce n’est pas à prendre au premier degré…

Florence. – Ça je crois qu’on est tous d’accord.

Patrick. – Filez-moi le cadavre plein de poils, je vous en fais autant.

Benoît. – Je ne suis pas sûr, mais j’imagine qu’il doit y avoir une symbolique. Il me semble percevoir une allégorie, une parabole…

Rémy. – Benoît, arrête la branlette.

Patrick, montre Anne et Carole. – Toi, par contre, tu vas bien être obligé de t’y mettre, maintenant.

Anne. – Quelle finesse ! Tu es notre dernier poète. Et qu’en dit notre peintre à la matraque, notre esthète du flash-ball ?

Dulac. – Je trouve personnellement ceci très exaltant. J’y vois une métaphore du renoncement. Le conflit entre l’homme et son désir de vivre.

Sandrine, au bord de l’orgasme. – Ah !!!

Carole. – Tu as avalé un radis de travers ?

Sandrine, prise de tremblements. – C’est ça ! C’est exactement ça, lieutenant ! C’est l’âme foudroyée ! Vous m’avez transpercée !

Patrick. – C’est génial. Elle est en plein délire. Elle a pété une durite !

Anne. – Je sais : c’est une peinture médicale. La radiographie d’un intestin grêle hypertrophié.

Mathieu, à Valérie. – Et tu voulais qu’on achète cette merde !

Sandrine. – Fermez-la ! Fermez-la tous ! Vous n’êtes qu’une bande d’ignares ! Laissez parler le monsieur ou bien je… je vous embarque tous !

Florence. – Je crois qu’elle a atteint un point de non-retour.

Dulac. – Appelez-moi Hervé.

Sandrine. – Oh ! Hervé ! Allez-y, Hervé. Parlez-moi, c’est si bon d’entendre votre voix…

Dulac. – Eh bien, je ressens la jouissance… La jouissance et le renoncement.

Sandrine. – Oh oui ! Vas-y, continue, c’est bon !

Dulac. – L’exaltation intrinsèque sublimée par la peur de mourir.

Sandrine. – Oh oui ! Tu es en plein dedans. C’est trop bon. Vas-y, menotte-moi ! Je sens que je vais…

Valérie. – Mais arrêtez ça tout de suite ! Vous avez vu dans quel état vous la mettez ? Son cœur va lâcher !

Sandrine. – Toi, ta gueule !!! (À Dulac.) T’arrête surtout pas ! Continue, je veux que ça dure pour toujours !

Benoît. – Bon, là, ça commence à faire beaucoup pour moi. Je pense qu’ils ont envie d’être seuls.

Sandrine. – Oui, c’est ça, casse-toi ! Toi et ta gazette pourrie… J’m’en fous de ton article. Et va baiser ta pute sur ton balcon !

Valérie. – Sandrine, je t’en prie…

Sandrine. – Toi, ne me fais pas chier.

Valérie. – Mais enfin, ma chérie, je suis de ton côté. Nous sommes amies.

Sandrine, hystérique. – Dégage ! Va te faire coacher… Et puis… (Hurlant.) Sortez tous de chez moi !!! Vous ne comprenez rien à mon art, vous n’avez jamais rien compris. Je ne veux plus vous voir. Plus jamais !!! Dehors, toi, le joueur de poker, petit minable, branleur, drogué. Dehors les deux gouines, allez vous lécher ailleurs, vous me dégoûtez. Dehors le trafiquant, le miséreux, va piller du camion. Dehors la pute, va rejoindre les deux broute-minous, manipulatrice qui joue les grandes dames. Dehors le mytho, le pitoyable Assurance Putrescence, menteur. Dehors le gratte-papier, le scribouillard, pauvre voyeur asocial. Et toi, enfin, dehors la gourdasse ! T’es le vide absolu, le néant. Dehors, dehors, dehors !!! Laissez-moi seule, seule avec la force de l’ordre.

Sandrine s’écroule.

Florence. – L’artiste nous a révélé son vrai visage.

Patrick. – Ça c’est le joint de culasse… Passera pas le contrôle technique…

Anne. – T’as pas un peu forcé sur le magnésium ?

Mathieu. – Bon, Valérie, va chercher nos affaires.

Rémy. – Mathieu a raison. J’ai pas envie de subir les crises d’une tarée. Je me tire. On y va, Carole ?

Anne. – Elle va rentrer avec moi.

Patrick, à Anne. – J’imagine que je ne compte pas sur toi pour me ramener ?

Anne. – Tu imagines bien. Allez, Carole, en route.

Florence. – Benoît, on décolle ?

Benoît. – On est partis. Bonsoir, lieutenant.

Dulac. – Bonsoir. Et n’oubliez pas, demain 9 heures.

Tout le monde sort. Sandrine et Hervé restent seuls dans le salon.

Scène 4

Sandrine, Hervé

 

Sandrine est affalée dans le canapé. Hervé continue à regarder les tableaux.

Hervé. – Ça va mieux ? Vous avez un réel talent. J’aime beaucoup votre style. Naïf, torturé, à la limite de l’incandescence.

Sandrine. – Je vous remercie, mais laissez-moi cinq minutes pour me remettre, je me sens vidée.

Hervé. – Un petit coup de folie. Quoi de plus normal pour une artiste !

Sandrine. – Vous êtes une merveille. C’est pas comme cette bande de…

Hervé. – Parfois on croit connaître ses amis…

Sandrine. – Un enchaînement de révélations plus abjectes les unes que les autres.

Hervé, voyant le hamster. – Qu’est-ce que c’est ?

Sandrine. – Mon hamster, Kiki.

Hervé. – Empaillé ?

Sandrine. – Non, juste mort.

Hervé. – Collectionneuse ?

Sandrine. – Ça ne va pas, non ! Il m’a abandonnée ce soir, je n’ai pas eu le temps de l’enterrer, il lui faut une sépulture décente.

Hervé. – L’enterrer ? Drôle d’idée. Vous devriez penser à l’empailler, c’est très joli dans un salon, et puis ça fait un souvenir. J’ai chez moi un cochon d’Inde sur la table basse et un adorable bébé castor au-dessus de mon lit, du meilleur effet. Mon préféré, c’est une magnifique tête de biche qui me fait les yeux doux dès que je rentre. Après une dure journée, c’est très relaxant.

Sandrine. – Ce n’est pas un peu malsain ?

Hervé, regarde le tableau. – J’ai une certaine attirance pour tout ce qui est morbide. Sinon, je ne ferais pas ce métier.

Sandrine. – Je ne suis pas convaincue par l’aspect esthétique.

Hervé. – Détrompez-vous, Sandrine. Quand c’est bien fait, la lueur dans les yeux d’un renard ou d’un sanglier immobile, c’est pénétrant. Je dis « quand c’est bien fait », car le talent du taxidermiste est essentiel. Depuis qu’un charlatan m’a massacré les pattes arrière d’un zébu, je préfère le faire par moi-même. Je travaille actuellement sur un splendide berger allemand.

Sandrine. – Vous faites ça chez vous ?

Hervé. – Oui. C’est un peu à l’étroit mais quand on aime les animaux… Vous devriez passer, je vous montrerai comment on vide l’animal et qu’on le…

Sandrine. – Oui, euh… on verra. Dites donc, il a l’air de vous plaire ce tableau.

Hervé. – Oui, il irait très bien chez moi.

Sandrine. – Eh bien, prenez-le s’il vous plaît tant que ça.

Hervé. – Merci. Je suis très ému. Je sais déjà où je vais l’installer : au-dessus du lit, près du castor. Merci Sandrine, merci pour ce cadeau.

Sandrine. – Un cadeau ? Quel cadeau ? Si vous le voulez, c’est sept cents euros.

Hervé. – Sept cents euros, c’est pas un peu surcoté ?

Sandrine. – Je suis une artiste, ça n’a pas de prix.

Hervé. – Visiblement si. Je vous en donne la moitié.

Sandrine. – Trois cent cinquante euros ? Vous rigolez ! On n’est pas au souk. Six cents.

Hervé. – Quatre cents en liquide.

Sandrine. – Cinq cent cinquante. C’est mon dernier prix.

Hervé. – Bon, écoutez, quatre cent cinquante avec le hamster et on n’en parle plus.

Sandrine. – Pardon ?

Hervé. – Quatre cent cinquante pour le tableau glauque et le hamster mort, vous faites une affaire.

Sandrine. – Mais ça ne va pas ! Vous êtes un malade ! Lâchez mon Kiki !

Hervé. – J’insiste.

Sandrine, le pousse. – Sortez de chez moi !

Hervé. – Alors combien juste pour le hamster ?

Elle pousse Dulac dehors.

Sandrine. – Dégagez !!!

Elle lui lance le hamster.

Noir.

 

 

FIN


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