SCÈNE 1
Une femme arrive dans une robe de mariée défraîchie et le visage dissimulé sous une voilette de deuil.
Antonina. – Piotr Ilyitch Tchaïkovsky est mort. Il était dans sa cinquante-troisième année. On dit partout qu’il est mort célibataire !
« Svoboden ? » (Traduction : « Célibataire ? ») Mais c’est faux ! c’est absolument faux ! Piotr Ilyitch Tchaïkovsky était marié. « Mi – Nya Zo Vout go Spo ga Tchaikovskaya. » (Traduction : « La preuve : je suis madame Tchaïkovsky ! »)
Piotr Ilyitch m’a épousée il y a seize ans et m’a aimée à la folie… à la folie !…
Notre mariage a été célébré à Moscou le 6 juillet 1877 à l’église Saint-Georges. Il faisait beau, tellement beau, si tragiquement beau !… Moscou sentait si bon… J’étais si heureuse ! Si fière !
Nos deux témoins étaient Anatole, l’un des frères de Piotr Ilyitch, et ce violoniste, ce Josef Kotek, élégant, délicat… Ce Josef que Piotr aimait tant, lui aussi ! Lui, surtout !… Ils étaient là ! Ils pourront témoigner… Ils m’ont vue dans ma robe de mariée… que je n’ai plus jamais quittée… jamais !
Il existe forcément des traces de notre mariage…
Célibataire ! Piotr ?! Comment ont-ils osé ? Pourquoi ne se sont-ils pas renseignés avant de déclarer une telle infamie ?!
Quelle honte ! Quel affront ! Piotr célibataire ? Mais pourquoi disent-ils cela ? Pour me faire disparaître, pour chercher à m’effacer à jamais, me nier, me rayer d’un trait, comme ils l’ont déjà fait.
Ils ont mis des barreaux bien épais autour de moi dans cet hôpital d’Oudielnaïa, mais à travers les barreaux, je les vois ! Ils ne m’échappent pas. Je les vois et je ne les aime pas !
Même mort, ils ne le laisseront pas en paix !
Une grande discussion s’est élevée : certains voulaient que son corps repose à Moscou, d’autres, plus acharnés à lui rester fidèles… fidèles… plaidaient pour Saint-Pétersbourg.
Ce sont eux qui ont gagné, il est enterré dans cette ville qui l’a chéri, mais qui l’a trahi. Ironie de la vie. Il dort pour toujours à Saint-Pétersbourg, mon fol amour, au cimetière Tikhvine, du monastère Alexandre-Nevski.
Le tsar en personne a pris en charge les funérailles…
Le jour où on l’enterre, il ne peut pas être là. Il est occupé ailleurs, mais il a payé pour des milliers de fleurs… peut-être pour faire taire une méchante rumeur, il a peut-être payé par peur.
À l’enterrement, ils sont tous là, amis musiciens, ceux qui le jalousent, ceux qui le détestent, ceux qui l’ont peut-être même assassiné… ceux qui ont peut-être mis le poison de la rumeur dans les veines des rues de Moscou aussi, et dans toute la Russie… La rumeur qui tue, qui saccage…
La rumeur, cette ombre sans visage…
Ils viennent, ils s’inclinent devant sa dépouille. Ils déposent même un baiser sur son visage parcheminé… « Tru si ! » (Traduction : « Lâches ! »)
Ils se disaient ses amis, mais ils l’ont trahi !
(Elle manipule des jouets d’enfants en bois.)
Depuis ta naissance, tu as toujours semblé triste… Pourtant, ton enfance n’a pas été si malheureuse, au côté de tes frères et ta sœur. À sept ans, il écrit une biographie de Jeanne d’Arc… étonnant pour un enfant de sept ans. Sa mère est de lignée française, et lui a transmis son amour pour ce pays lointain où, paraît-il, tout va bien… Tout va bien.
Est-ce un enfant comme les autres, quand rien ne l’amuse ?
Il partage à contrecœur les jeux de ses frères Nicolas, Hippolyte, les jumeaux Anatole et Modeste, et de sa sœur chérie, Alexandra, que tout le monde a baptisée Sacha, pourquoi ? On ne sait pas… Et sa demi-sœur Zinaïda, on n’en parle pas, chut !… Mystère… Il flotte tant d’étrangeté dans votre atmosphère, chut !… Mystère…
À traîneau, ils sont joyeux, mais lui reste anxieux. Il croit que le traîneau va se renverser, qu’on va l’abandonner, le laisser au coin d’un bois, d’une ville, d’un sentiment… Alors il cherche de la compagnie dans le piano… Il aime voir ses doigts créer de la musique, parfois il joue n’importe quoi, n’importe comment. Il se remplit de ces notes qui vont bientôt l’habiter, le hanter, l’étouffer, le perdre…
(Elle pianote.)
Pour un adulte, on dirait « taciturne », « pessimiste »… Mais un enfant ! Un enfant triste ? Un enfant à part ? Qui s’isole au piano, qui écrit. Un enfant solitaire ? Un enfant souffrant ? Ah oui, il attrape la scarlatine, plus d’école, plus de cours de piano, plus de traîneau… Nikolaï, cinq ans, le fils du tuteur, contracte la maladie à son tour. Et en meurt. Les deux garçons se sont-ils vus, ont-ils joué ensemble ? Et à quels jeux ? Piotr Ilyitch s’accuse de ce crime. La culpabilité envahit son caractère morne. La mort s’impose et ne va plus jamais le quitter. Il écrit « Prière d’une petite fille tout à fait orpheline », « La Mort de l’enfant Paul », « Mort d’un oiseau ». Il se complait dans la noirceur…
Son père, Ilya Petrovitch, a dix-huit ans de plus que sa douce maman. C’est lui qui prend toutes les décisions et on ne doit jamais lui dire « non ». Toute la famille part pour Alapaïevsk… Toute la famille, sauf Piotr Ilyitch qui reste à Saint-Pétersbourg pour ses études de droit… Il est si triste de quitter sa chère maman, il crie sa douleur d’enfant, mais c’est inutile… Il crie, il hurle, personne ne l’entend.
(Elle joue avec des matriochkas – poupées russes – qu’elle emboîte les unes dans les autres, de façon désordonnée et nerveuse.)
« Ya Lyoublou Vas, mama ! » (Traduction : « Maman, je t’aime ! »)
Seule ta douce maman sait ce que tu ressens. Elle a perdu sa mère à l’âge de trois ans et a été placée dans un orphelinat, alors tu vois, elle sait ce qu’est la solitude au fond des draps, comme moi…
Elle en a gardé une immense nostalgie… Moi aussi… Elle sait ! Mais elle fait mine de ne rien voir de ta douleur, elle t’ordonne de ne pas pleurer… Ne pas pleurer ?! Mais comment fait-on pour ne pas pleurer ? On n’apprend pas à pleurer, donc on ne peut pas désapprendre à le faire… Est-ce qu’on décide soi-même du paradis ou de l’enfer ?
Heureusement, tu as la douceur d’une gouvernante française, Fanny, qui te raconte la neige, là-bas dans le Jura, et ton esprit s’en va là-bas, dans le Jura… Une neige très différente de celle d’ici. La neige de France n’est pas la même que celle de Russie ! Elle t’apprend la manière française de bien se tenir à table, de faire des ronds avec sa cuillère… et ton esprit galope par-dessus les frontières.
Un jour, tu voyageras. Tu prendras un grand traîneau et tu t’en iras.
Fanny, dites-moi qu’il y a des traîneaux dans le Jura.
Je ne me souviens pas, petit Piotr, il y a longtemps déjà… mais pour vous, je suis sûre qu’il y en aura.
C’est fini, Piotr, l’enfance est partie et ne reviendra pas. On t’a baptisé « l’enfant de verre » tant tu es délicat, attention que la vie ne te brise pas !
SCÈNE 2
Antonina. – Quelques années plus tard, tu retrouves ta chère maman, mais elle est malade. Elle est si pâle, si faible ! Tu ne la reconnais presque pas… Mais qu’est-ce qu’elle a ? Son visage est transparent. Elle délire au cœur de sa souffrance, ses yeux deviennent des lacs immenses… Mais qu’est-ce qu’elle a ? On dirait que sa peau va se déchirer.
« Mnie Stra Chno ! » (Traduction : « J’ai peur ! »)
Les mères ne devraient jamais tomber malades, les mères sont des grottes, n’est-ce pas ? des nids où se cacher, des ventres où se réfugier, où se blottir quand il fait trop froid, quand on ne sait pas, quand on a peur… Voilà ce que tu crois, mais qu’est-ce qu’elle a ?
Voix off. – Le choléra ! C’est le choléra ! Ne la touchez pas ! Elle est contagieuse ! C’est le choléra !
Musique de Tchaïkovsky : « Dame de Pique ».
Antonina. – Le choléra ! Dans les rues de Moscou, on entend chuchoter ce mot, comme on parle d’un assassin, en cachant sa bouche avec sa main. Il paraît que de toutes les maladies, c’est la pire ! Piotr l’a entendu dire : de toutes les maladies, le choléra est la pire ! Le choléra est entré par effraction dans leur maison… Sa dame de cœur devient dame de douleur, tragique dame de pique !
Le médecin, inquiet, parle gravement à son père :
« Cher Ilya Petrovitch, votre femme a certainement bu une eau qu’il ne fallait pas ! »
Piotr aimerait l’aider, la soulager, lui parler, lui raconter des histoires d’anges, tout ce qui te fait rêver… Des beaux cygnes blancs sur un lac bien calme… Très vite, elle change, elle devient comme un cygne noir dont le bec se tord. Elle est hideuse. Il voudrait la fuir, mais la souffrance le fascine…
Il est comme hypnotisé par le visage de sa pauvre mère en train de s’en aller… jaune, noir, fripé.
(Elle revit l’évènement et court, affolée, dans tous les sens, en se cachant tantôt les yeux, tantôt la bouche.)
Et puis soudain, elle pousse un hurlement… Alors, c’est l’affolement : une course effrénée dans toute la maison. Les médecins mettent des gants et ont des grimaces de dégoût. Piotr Ilyitch se réfugie dans la salle de bains. Il se croit à l’abri de la fureur et de la maladie, mais c’est là, précisément, que des hommes traînent de force sa pauvre mère qui se débat pour leur échapper.
Ils ont décidé de lui faire prendre un bain d’eau glacée pour terrasser le mal.
« Laissez-moi ! »
Elle hurle :
« Laissez-moi ! « Ya Ni Ratchou ! » (Traduction : « Je ne veux pas ! »)
Tu voudrais les empêcher, tu vois bien qu’elle ne veut pas de cela…
« Laissez-la ! »
Tu es paralysé par la frayeur. Ils la traînent, elle se débat.
« Laissez-vous faire, Alexandra ! C’est le seul moyen pour le choléra !
– Non ! Laissez-moi ! Je ne veux pas !
– « Na Po Mo Tche ! » (Traduction : « Au secours ! »)
Ils se mettent à quatre pour plonger ta mère dans ce bain glacial.
Elle hurle qu’elle a mal.
« Ya strada you Mnie bolno. » (Traduction : « Je souffre, j’ai mal. »)
Non, pas la baignoire ! Non !
Et tu vois sa main griffer le silence, se préparer à toutes les absences.
Ils sont persuadés que ce bain d’eau glacée va la guérir.
Mais vous n’êtes pas en train de la soigner, vous êtes en train de l’assassiner !
« Besser Dietch ! » (Traduction : « Cruels ! »)
Elle va mourir !… Le choléra ressemble à une vengeance.
Il vous ravage l’âme en commençant par le corps, il monte, il vous assaille, il vous escalade, il vous a guetté pendant des jours et des nuits… Et soudain, il triomphe, le choléra : il n’y a plus de regard, plus de souffle, plus d’amour, plus de vie… Il a tout pris. Il n’y a plus que lui.
Sa mère chérie disparaît au fond de l’eau.
Elle coule au fond de la baignoire. C’est fini.
Il voit son bras se raidir comme la griffe d’un oiseau.
Elle rejoint son premier enfant, Ekaterina, morte en bas âge…
Les morts d’enfants sont des carnages. Les morts d’adultes sont des messages.
Le voilà orphelin et plus personne pour lui donner la main.
Il gardera pour toujours une peur panique de l’eau. Il pense en permanence qu’on va le noyer, que la pluie va le dissoudre, que les baignoires sont là pour le dévorer.
À l’enterrement de ta mère, du haut de tes quatorze ans, tu te fais le serment, en serrant les dents, de diriger ta propre mort, de ne laisser personne te la voler, comme ils l’ont fait pour elle.
C’est pourtant ce qu’ils feront : te voler ta mort, mais tu ne le sais pas encore.
Tu décides que tu resteras maître de ta destinée… Mon pauvre amour !
Il n’a que quatorze ans, mais il déclare que la musique sera sa confidente…
Piotr Ilyitch Tchaïkovsky !
(Elle pianote sur un piano – jouet d’enfant.)
Ta musique aura ce visage-là : un peu de bonheur entouré d’immenses douleurs.
Est-ce qu’on survit à sa musique une fois qu’elle a été jouée ? Où vont les notes ?
Y a-t-il un cimetière des notes jouées ? Où vont-ils se poser ces drôles d’oiseaux impossibles à capturer ?… Est-ce que la musique vous suit quand vous désertez votre propre vie ? Est-ce que la musique est fidèle, elle ?
On dit qu’on exécute une œuvre. Si on l’exécute, c’est qu’on la tue !
Tous les musiciens seraient donc des meurtriers en liberté.
Il y a dans les œuvres tant de douleur et de pleurs ! Les musiciens ont du sang dans les mains et des cris plein le cœur.
Tu cherches quelqu’un qui pourrait te comprendre et t’aimer.
SCÈNE 3
La première femme sur qui tu jettes un regard en espérant tomber amoureux sera la diva Désirée Artôt, la grande soprano qui chante « Othello ».
Pourquoi elle ? Elle n’est pas belle… Elle avale la musique, elle ne l’offre pas ! Elle la tord dans sa bouche… elle la déglutit, puis elle la vomit. C’est indécent. Et puis elle a cinq ans de plus que toi ! Tu ne vois pas ? Elle n’est pas pour toi.
Piotr, elle ne te mérite pas… Tu ne vois qu’elle, mais pourquoi ? Je ne comprends pas, je suis là, moi. Je suis là, je suis ton élève et même si tu ne me vois pas, je t’attends déjà, tapie dans l’ombre de ton bois, dans la clairière de tes bras, sans que tu me voies… Je suis là. Je suis déjà à toi.
Heureusement, ta soprano Désirée Artôt en épouse un autre.
Tu as de la peine, et j’aime que tu aies de la peine, je peux te consoler, si seulement tu acceptais de me regarder !
Tu as huit ans de plus que moi, mais ça ne compte pas… Tu es déjà si grand et même un peu célèbre. Ta première symphonie a été bien jugée par le Groupe des cinq – les fameux cinq musiciens érigés en juges incontestés de la bonne musique :
Nikolaï Rimski-Korsakov, officier de marine et artiste !…
César Cui, ingénieur et artiste !…
Alexandre Borodine, chimiste et artiste !
Mili Balakirev et Modest Moussorgski !
Tu attaches beaucoup d’importance à leur avis.
Moi, je ne suis rien, mais en pensée je suis déjà toute à lui…
Je sens que sa musique ne ressemble à aucune autre. Je le suis pas à pas, je veux respirer son air, je veux être lui, tout partager de ses joies. Et surtout de ses peines… Il est fait de tristesses, je suis la seule à deviner pourquoi. Chaque fois que je le vois, je scrute son visage, je pourrais le sculpter les yeux fermés… À vingt-cinq ans, il commence à habiter chez les Rubinstein. Il donne des cours au Conservatoire de Moscou et je le suis partout.
J’étais au Théâtre Bolchoï le jour de la première du « Lac des cygnes »… J’étais là, tout en haut… mais en pensée, tout en bas, dans la fosse d’orchestre, sous tes doigts, contre toi, contre ta baguette de chef d’orchestre… La baronne Nadejda Filaretovna von Meck, cette étrange veuve, était là, elle aussi. Elle raffole de ta musique. Elle se damnerait pour l’écouter. Elle a pourtant onze enfants à surveiller, mais elle aime ta musique plus que tout.
(Musique de Tchaïkovsky : « Le Lac des cygnes ».)
Je ferme les yeux. Je suis le cygne blanc et toi, tu es le prince Siegfried. Tu vas venir me délivrer d’un sortilège, n’est-ce pas ? Tu es le prince qui va me délivrer d’une famille rabougrie, vulgaire, où je n’ai que faire. Tu vas me créer, me faire renaître…
« Za Me Tcha Tzel No ! » (Traduction : « C’est merveilleux ! »)
(Elle s’emporte.)
On croit saisir ta musique, la posséder et soudain, elle nous quitte, nous échappe, puis elle revient et nous fend en deux sans prévenir. Elle bouleverse, elle surprend et renverse… On te croit joyeux et soudain, on sombre avec toi, on se noie, on tremble, on brûle, on frémit et on a froid. Ta musique est un fleuve qui peut nous emporter… on l’écoute, on s’en pénètre et on tremble… L’instant d’après, on est brisé.
(Soudain angoissée et colérique.)
Au deuxième acte, Siegfried se trompe. Il aime le cygne blanc, mais va pourtant épouser le cygne noir… Étrange histoire…
Les critiques se regardent du coin de l’œil, en connivence. Ils sont en train de monter une cabale contre toi, je le vois. Je suis comme un petit animal, j’ai de l’instinct, je le vois bien. Ils se mettent d’accord pour t’éreinter, pour critiquer ton si pathétique ballet… ils préparent ta mise à mort… mais ils n’ont pas le droit ! Ils disent que tu es trop jeune pour avoir du talent.
Ils s’ingénient à détester ton « Lac des cygnes »…
Dès le lendemain, ils te traîneront dans la boue et tu voudras mourir… Non, Piotr Ilyitch, ne les écoute pas ! Ne meurs pas ! Ne lis pas ce qu’on dira de toi… Avance, crée, compose, vis ! Ne perds pas de temps avec ceux qui ne te méritent pas. Ne te laisse alourdir par rien ni personne. Tu es déjà le plus grand, ils ne le savent pas encore, tu es jeune, si fragile d’apparence… Alors, ils préparent leur venin, ils aiguisent leurs plumes… Envole-toi…
(Épuisée.)
Comment ont-ils pu ne pas apprécier ton « Lac des cygnes » ? Ce cygne qui doit renoncer à aimer… Moi, je ne me lasse pas de t’écouter, je ne me lasse pas non plus de t’aimer.
Pour tes funérailles, j’ai envoyé une couronne mortuaire : « À Piotr Ilyitch, de la part de sa femme aimante »…
SCÈNE 4
D’une des matriochkas, elle extirpe des lettres.
Lettre à Piotr Ilyitch Tchaïkovsky
« Cher Monsieur Tchaïkovsky,
Je suis une des élèves du Conservatoire. Vous ne me connaissez pas. Je m’appelle Antonina Ivanovna Milioukova. Vous ne savez pas qui je suis, mais moi, je vous connais et je vous aime à la folie, à la folie ! Ne riez pas ! On ne doit pas rire de ces choses-là. Je sais tout de vous, votre famille, et même votre pauvre maman morte du choléra, un certain soir, je sais ce qu’a été votre désespoir… je vous sais. »
Lettre de la Baronne von Meck à Piotr Ilyitch Tchaïkovsky
« Cher Monsieur,
Il me paraît déplacé de vous dire l’émerveillement dans lequel me plongent vos œuvres. Vous êtes certainement habitué à des louanges d’un autre niveau, mais croyez-moi sur parole, avec votre musique la vie devient plus facile et plus agréable. Je vous aiderai. Vous n’aurez qu’à demander. Je suis suffisamment fortunée. Ce sera un honneur pour moi de vous envoyer de l’argent. Simplement il faut me promettre de ne jamais chercher à me rencontrer. Notre relation n’en sera que plus forte… Promettez ! Je vous admire, voilà tout et suis votre dévouée. »
Lettre de Piotr Ilyitch Tchaïkovsky à la Baronne von Meck
« Chère baronne Nadejda Filaretovna,
Je promets de ne vous rencontrer jamais. Je vous suis sincèrement reconnaissant pour toutes les choses flatteuses que vous avez bien voulu m’écrire. Il est encourageant pour un musicien, à côté de toutes sortes de déceptions et d’obstacles, de savoir qu’il existe des gens qui aiment notre Art avec autant de sincérité et d’ardeur. Je vous remercie par avance de l’argent que vous m’enverrez. »
Lettre d’Antonina à Piotr Ilyitch Tchaïkovsky
« Je ne suis ni baronne, ni comtesse. Je n’ai pas de fortune à vous offrir mais toute ma tendresse. On dit que votre père est âgé de 82 ans et qu’il rêve de vous voir marié… Faites-lui cette joie. Épousez-moi ! Je suis la femme qu’il vous faut. Épousez-moi, sinon, je me tuerai. Je le ferai. Je l’ai si souvent déjà fait, je veux dire en pensée mais cette fois-ci je le ferai pour de vrai. Acceptez de m’aimer et de m’épouser. Pourquoi ne pas venir chez moi boire le thé ? »
Lettre de Piotr Ilyitch Tchaïkovsky à Antonina
« Ne vous suicidez pas, la mort est une chose avec laquelle on ne joue pas. La mort, je l’ai, moi aussi, souvent côtoyée. Évitez de la fréquenter. Chère Antonina, je crois comprendre que vous aimez ma musique, alors nous aurons de quoi bavarder… Je viendrai boire le thé… Disons lundi, pour le thé. »
Il est venu !
Piotr est venu jusqu’à moi. Il m’a rendu visite et je lui ai servi le thé.
Il est si raffiné. Je crois qu’il a apprécié la manière dont j’ai posé ma cuillère dans sa tasse de thé. En quelques phrases, tout est décidé : nous allons nous épouser.
Pour le restant de ma vie, je serai madame Tchaïkovsky !
J’oublie tout ce que j’ai été jusqu’à présent, d’ailleurs je n’ai rien été avant aujourd’hui… Je viens au monde maintenant, je découvre enfin la vie avec lui ! Je ne serai plus jamais n’importe qui. Je serai madame Tchaïkovsky !
SCÈNE 5
Off : ambiance mariage, fête, verres qui trinquent.
« Gorko ! Tcharochka ! Naz dro vlije ! » (Traduction : « À votre santé ! Buvons ! »)
Qu’elle est belle notre noce, Piotr !
« Pre Vo Skodno ! » (Traduction : « C’est superbe ! »)
Qu’il est beau ce 6 juillet 1877 !… Tout le monde semble étonné que tu aies décidé de m’épouser, et toi le premier ! Tu as voulu mélanger notre mariage avec mon anniversaire… mais tu t’es trompé, mon amour, mon anniversaire, c’était hier. Nous sommes le 6, cher Piotr, et c’est hier que j’ai eu vingt-neuf ans… mais je viens au monde aujourd’hui puisque nous nous sommes dit « oui » !
« Ya Tchastliva ! » (Traduction : « Je suis si heureuse ! »)
Nos invités jouent aux devinettes avec tes œuvres. C’est ton cher ami Kotek, que tu surnommes Kotik, « petit chat », qui mène le bal. Quatuors, symphonies, sérénades, « Francesca da Rimini », « La Tempête », les titres de tes œuvres se mélangent… des mélodies, ton concerto pour violon et ton opéra « Eugène Onéguine »… non, le concerto est pour piano, celui pour violon est prévu l’année prochaine, n’est-ce pas ? Bien sûr qu’il y aura d’autres ballets et d’autres opéras, n’est-ce pas ? Notre mariage va être source d’inspiration, n’est-ce pas Piotr ?
Et on boit à la Vie, au tsar, à la Grande Russie, aux mariages réussis et à notre union un peu, aussi… Tes amis cherchent à te divertir, ils t’entourent, je n’arrive pas à t’approcher… Laissez-le-moi ! Il est à moi !
Ton ami de toujours, Alexis Nikolaïevitch Apoukhtine, celui qui t’a tout appris du sel de la vie, cherche à t’attirer loin de la fête, il te tire par les épaules, les poignets… comme il l’a fait quand il t’a présenté des princes délicats, le prince Chakhovskoy, le prince Galitzine, le prince Mestchersky, dont on chuchote qu’ils ont des mœurs particulières…
Non, ne repars pas avec eux ! Viens danser… Embrasse-moi…
(Elle s’affale, épuisée.)
Ils sont partis. Tous nos invités s’en sont allés… Nous voilà seuls… Mon bel amour, tu es resté tellement silencieux pendant la cérémonie et la fête qui a suivi… À quoi pensais-tu ? À quoi ?… À qui ? La joie était autour de nous, mais tu ne la voyais pas. Non, tu ne voyais rien du tout.
Tu étais comme absent ! Je t’ai surpris à un moment, c’était étrange vraiment, tu étais comme recroquevillé au fond d’un puits, tu semblais traqué… mais traqué par qui ? Est-ce que tu sais que certains de tes amis m’ont écrit la semaine dernière pour me demander de renoncer à t’épouser ?
« Mo Shen Niki ! » (Traduction : « Quels vauriens ! »)
Est-ce le bonheur qui t’effraie à ce point ?
Tu fuis mon regard, est-ce que tu serais timide, Piotr ? Avec tout ce que tu as déjà composé !…Tu as prouvé au monde entier que tu étais le meilleur, de quoi est-ce que tu as peur ? Ne crains rien… Je veillerai sur toi.
« Ni Tche Vogne boïtiss ! » (Traduction : « N’aie pas peur ! »)
Je serai une épouse aimante et nous aurons des enfants… Ils seront pianistes, violonistes, de grands artistes. Nous les appellerons Sergueï, Igor, Ivan, Nicolaï, et notre fille ne s’appellera pas Natacha, ni Katia, non, elle se prénommera Alexandra comme ta chère maman…
Et nous vivrons heureux jusqu’à cent ans, je t’en fais le serment.
Nous voyagerons ensemble. Partout des gens nous attendront, ils nous fêteront, ils t’acclameront. Je serai toujours là, effacée, à côté de toi… et si tu transmets la tristesse à nos enfants, moi je leur enseignerai la joie !
SCÈNE 6
Off : ambiance de gare. Bruitage train.
Je me faisais une joie de notre lune de miel. J’avais rêvé d’un lit à baldaquin, mais tu as préféré le train ! Nous allons passer notre nuit de noces dans un train…
Étrange idée, mon amour, que ce voyage de nuit entre Moscou et Saint-Pétersbourg.
Nous aurions peut-être pu attendre demain matin avant de partir, non ?… Non…
Nous nous retrouvons à la gare Nicolaevsky. Il y a tellement de bruit !
J’ai gardé ma robe de mariée dont je suis si fière. Est-ce que tu as remarqué que je l’ai choisie avec des plumes de cygne, tu as vu ? Non, tu n’as rien vu !… Tu es pressé, il faut courir et je m’empêtre les pieds dans cette satanée robe de mariée… J’ai du mal à te suivre, tu marches si rapidement… Attends !
Les gens sur le quai nous regardent étrangement… Ils s’écartent pour nous laisser passer, et ils se moquent de moi, je les entends.
Finalement, nous montons dans le train avec tous nos bagages et trouvons notre compartiment. Ce n’est pas l’intimité que j’avais imaginée…
Le compartiment est quelconque, pas de tendre musique, rien de romantique… Le train part… Je suis tellement déçue, mais tout va bien puisque tu n’as rien vu.
(Musique de Tchaïkovsky : Concerto pour violon.)
Tu tires les rideaux pour que personne ne nous voie… J’aime cela. Tu as raison…
Notre compartiment sera un peu comme une maison, un nid où cacher notre passion. Notre nuit de noces, je la veux câline, inoubliable, irréelle, exceptionnelle…
Nous voilà à l’heure de vérité, l’heure de nous aimer.
Dis-moi que je suis belle… Dis-moi que tu me désires…
Des soirs comme cela, c’est ce qu’il faut dire.
Pourquoi est-ce que tu ne dis pas ces mots-là ?
Tu t’affaires à ranger nos valises, tu râles, tu tempêtes, tu es excédé…
Je te regarde, je t’envoie un baiser… Tu détournes les yeux, tu es gêné.
Pourquoi gêné ?
Avec le roulis, je n’arrive pas à délacer mon corset.
« Aide-moi, s’il te plaît. Pourquoi est-ce que tu ne m’aides pas ? Allons, enlève-moi cette robe, déchire-la si nécessaire, ne fais pas tant de manières. »
Tu me dis :
« Attends ! »
Attendre ?!
Tu as emporté deux bouteilles de vodka. Tu les brandis vers moi en me disant :
« Bois !
– Non, je n’aime pas cela.
– Alors, moi je bois.
– Oui, Piotr, je le vois… »
Je me rapproche de toi.
« Attends ! »
Mais attendre quoi ? Que tu sois complètement ivre ?
« Pere Stan Tche Pitss ! » (Traduction : « Arrête de boire ! »)
Et tu bois, tu bois, je ne t’avais jamais vu boire autant… Je veux me persuader que tout va bien… mais plus tu bois, plus tu te noies… Oh ! Piotr, ne bois pas tant que ça ! Pas un soir comme celui-là !
« Ty py ann ! » (Traduction : « Tu es ivre ! »)
Les villages défilent dans la nuit et je pleure de dépit. Mes sanglots se perdent dans le roulis du train.
Que cherches-tu à oublier ? Qui veux-tu fuir ? Qu’es-tu en train de regretter ?
Tu murmures quelque chose qui se perd dans le roulis du train.
Tu veux me parler, Piotr ? Mais il n’est plus l’heure de parler, il est l’heure d’aimer, l’heure d’accomplir ton devoir conjugal, je ne te demande rien d’anormal ! Seulement ce qu’une femme est en droit d’attendre de son époux !
Je me jette sur toi, je noie ton visage dans mon cou, je t’arrache ta chemise, j’enlève ton ceinturon… Tu te débats.
Ne résiste pas ! Tu es à moi !
Soudain, tu me repousses violemment comme si je te dégoûtais, mais qu’est-ce que je t’ai fait ?… Tu bredouilles que tu ne sais pas, que tu ne peux pas, que je dois te pardonner.
Te pardonner ? Mais de quoi ? Mais de quoi est-ce que tu parles ?
Tu me dis des mots que je ne comprends pas.
Tu parles d’erreur. Tu m’annonces que je ne serai jamais assouvie, que tu ne seras jamais pour moi un mari…
Arrête de me regarder comme si j’étais une étrangère… Tu viens de m’épouser. Je suis ta femme ! Je t’offre ma chair, tout est à toi ! Est-ce que tu sais ce que cela veut dire ?
Je me penche à la fenêtre du train, le vent me fouette le visage et je me mets à hurler :
« Regardez qui je suis ! Madame Tchaïkovsky !… Et Piotr est mon mari ! « Mi –Nya Zo Vout go Spo ga Tchaikovskaya ! »
(Elle exhibe son alliance.)
Voilà l’alliance qui nous unit. Il m’a choisie ! Il a dit « oui » !
Il a trente-sept ans, j’en ai vingt- neuf !
Vous avez forcément entendu parler de lui. C’est un génie !
Il est l’ami de Rubinstein et de Moussorgski.
Par sa musique il glorifie la Russie !
Pour lui, j’ai tout quitté.
Pour lui, j’ai failli me tuer.
Pour lui, je pourrais me damner.
Je ne veux pas être une symphonie inachevée !
Regarde-moi !
« Ya Vam Prika Zyva You Smotrety mnev glaza ! » (Traduction : « Je t’ordonne de me regarder ! »)
Je suis ta femme !
Pour toi, je pourrais danser mille jours et cent mille nuits.
Je suis ton cygne blanc.
Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Alors, dis-le, je veux que le monde entier l’entende : « J’aime à la folie Antonina Ivanovna Milioukova ! » Dis-le !
Et Antonina Ivanovna, c’est moi !
(Elle s’étourdit et trébuche dans sa robe de mariée.)
Moi aussi, je t’aime à la folie ! Tu es le grand amour de ma vie !
Pour te séduire, j’aurai tous les courages. Pour te garder, je construirai des cages.
Je dévorerai tous ceux qui s’approcheront de toi. Je ne te partagerai pas.
Je suis ta mère et ta sœur et toutes les femmes à la fois.
Mais tu bois… et tu bois… et plus tu bois, plus tu t’éloignes de moi…
Tu t’écroules à la renverse, les bras en croix. Sur ton visage, je vois tant de choses que je ne connais pas… Mais où es-tu parti ? Et moi ?…
Qu’est-ce que je deviens, moi ?
Tu dors…
Avant même de venir au monde, notre amour est mort. Avant même la venue du jour, c’est la fin de notre amour. Je sens monter en moi quelque chose que je ne connais pas…
(Elle sort un miroir de sa poche et scrute son reflet.)
Qu’est-ce qu’ils ont de plus que moi ceux que tu fréquentes ?
Alexis, Andreï, Nicolaï et Sergueï… Qu’est-ce qu’ils te donnent que je suis incapable de t’offrir ? Pourquoi es-tu tellement heureux quand tu es avec eux et si désespéré quand tu es près de moi ?
Qu’est-ce que je t’ai fait ? Dis-moi… De quoi suis-je coupable ? de t’aimer ?
Mais tu ne peux pas m’en empêcher.
(Elle prend un ton enfantin et se recroqueville.)
Je suis moins forte que tu ne crois, alors ne me fais pas de mal… Apprivoise-moi, je n’aime que toi. Ne me repousse pas… Tu verras, tu finiras par m’aimer. Tu m’aimeras, je vais te l’enseigner, pas à pas… note à note… tu composeras même pour moi… Je te ferai découvrir ce qu’est la douceur d’un cœur… Ta mère est partie trop tôt… Je la remplacerai, je te bercerai.
Nous sommes fragiles, n’est-ce pas ? Nous sommes des tout-petits… toi comme moi, nous n’avons jamais grandi… tu sais cela ?
Il suffira que tu passes quelques heures par jour avec moi, mon corps t’appartiendra chaque fois que tu le décideras… Il t’appartient déjà… Il est à toi… Tout est à toi… Ne me repousse pas !
Je suis un cygne qui ne sait pas encore voler, mais qui saura t’apprivoiser.
Nous arrivons à Saint-Pétersbourg, la ville de notre désamour.
Ne dis rien. Tout va bien. Ne raconte à personne cette nuit dans ce train.
Ne confie à personne ce qui vient de se passer, ou plutôt ce qui ne s’est pas passé…
Off : bruitage train, sifflet, entrée en gare.
SCÈNE 7
Musique de Tchaïkovsky : « Oprichnik ».
Dès le lendemain, les chers amis de Piotr veulent savoir comment s’est passée la nuit de noces. Ils l’attendent dans une taverne… Ils veulent qu’il leur raconte.
N’y va pas !… Je t’en supplie, n’y va pas !
Ils l’invitent pour « fêter ça » ! Mais fêter quoi ? Ça ? Mais ça, quoi ? Comment s’appelle cette désertion ? Est-ce que ça porte un nom ce genre d’humiliation ? Un mari qui vous repousse en hurlant « non »? Qui crache au visage de sa femme, qui la méprise… pire, qui l’ignore, qui ne la voit même pas !
Ne leur parle pas de moi. Je t’en supplie, ne leur dis pas que tu ne m’as pas touchée…
Je ne veux pas être humiliée une seconde fois, d’abord repoussée comme une pestiférée et ensuite poignardée par leurs regards triomphants, eux qui me détestent, eux qui veulent le garder rien que pour eux, leur morgue m’humilie. Il faudrait leur faire croire que tout s’est bien passé. Le poison du chagrin quand il revient, est bien plus violent la seconde fois…
Ses amis, ses petits protégés ne pourront pas me chasser, eux qui voudraient me voir morte, ceux qui m’assassinent de leur mépris, de leur jalousie. Rien n’est fini… puisqu’entre lui et moi rien n’a commencé, rien ne peut être terminé…
Je chasserai tous ceux qui se mettent entre lui et moi.
Je détrônerai même sa mécène la baronne von Meck à qui il écrit sans cesse.
Lettre de la Baronne von Meck à Piotr Ilyitch Tchaïkovsky
« Cher Piotr, vous me parlez de l’échec de votre mariage. Mais, n’avez-vous jamais aimé ? Je pense que non, n’est-ce pas ? Vous aimez trop la musique. Vous êtes si doué pour composer qu’il n’y a de place pour rien d’autre, alors composez ! Votre mariage est un échec ? Eh bien, il ne faut plus y penser ! Grâce à l’argent que je vous envoie, vous ne manquerez jamais de rien. Replongez-vous dans Pouchkine qui vous a inspiré votre magnifique “Eugène Onéguine” et votre si belle “Dame de pique”. »
Lettre de Piotr Ilyitch Tchaïkovsky à la Baronne von Meck
« Vous demandez, chère amie, si j’ai connu l’amour non platonique ? Vous voulez savoir si j’ai déjà éprouvé la plénitude de cet amour, alors je vous dirai : non, non et non ! Mais demandez-moi si je comprends la puissance de ce sentiment, alors je vous répondrai oui, oui, oui… Je pense qu’on trouve dans ma musique une réponse à cette question… Mais pour créer, j’ai besoin d’argent… Mes dettes paralysent mon envie de travailler.
Vous êtes la seule personne au monde à laquelle je n’ai pas honte de demander de l’argent… Je vous rembourserai. »
Lettre de la Baronne von Meck à Piotr Ilyitch Tchaïkovsky
« Ne parlez pas de remboursement. Pourquoi me faites-vous tant de peine en vous préoccupant tellement des questions matérielles ? Vous savez combien je vous aime… combien de bonheur je vous souhaite, alors écrivez plutôt de belles choses en pensant à moi. Ce sera votre manière de me rembourser… Composez ! Shakespeare a su vous inspirer “La Tempête” et “Roméo et Juliette”, de purs chefs-d’œuvre où l’amour est impossible à atteindre… vous avez tellement raison… Votre “Francesca da Rimini” en était un beau reflet ! Vous ne composez que des histoires d’amour impossibles… Cela vous réussit. »
SCÈNE 8
Huit jours seulement après notre mariage, Piotr part vivre à Kamenka !
Il retrouve là-bas sa sœur, ses frères et Volodia, son neveu chéri… Et moi ?
Moi, est-ce que je ne compte pas ? Il prétend qu’il va là-bas parce que Pouchkine y a vécu. Et moi, je ne compte déjà plus ?
Il m’a écartée, chassée. Je suis une louve expulsée de sa tanière. Je suis dans une steppe inconnue, environnée d’autres loups perdus, des loups qui me guettent.
Je vais conquérir d’autres hommes, j’ai tant besoin de me savoir aimée ! Des hommes forts, des hommes aux mains larges et carrées, des hommes de la steppe, pas des pianistes dont les doigts n’arrivent même pas à griffer… Il ne m’a jamais griffée… Piotr Ilyitch, jamais caressée ! Il ne m’a jamais prouvé que j’existe… Il m’a tourné le dos avant même de chercher à me connaître ! Eux ne me quitteront pas, ils viendront tous à moi ! Ils me prendront tous dans leurs bras et je me donnerai à eux tous, les yeux fermés.
Je ferai des enfants avec des inconnus… Et ces enfants, je leur donnerai les prénoms de tes frères et sœur : Modeste, Anatole, Hippolyte, Sacha… À ma manière je suis fidèle, moi…
Et nous verrons bien ce que cela lui fera quand ils me toucheront, moi sa femme ; il sera humilié, comme je l’ai été… Et lui ? Avec qui vit-il ? Son petit majordome si serviable est-il toujours à son service ? Et Josef Kotek, son violoniste ? Et son neveu Bob Vladimir Davydov ? Sont-ils toujours là à rôder, ceux pour qui il m’a quittée ?… A-t-il enfin trouvé la sérénité ?
(Elle parle soudain de façon agitée.)
Il faut que tu saches qu’on dit des horreurs sur toi… La rumeur ! La rumeur court, mon fol amour. Elle est même parvenue dans l’hôpital psychiatrique où je suis. Elle a franchi les barreaux d’Oudielnaïa… la rumeur, une fois lancée, on ne peut pas y échapper. C’est un attelage de cent chevaux, lancé au galop que rien ne peut rattraper… Tu deviens plus anxieux que tu ne l’as jamais été. Tu fuis les regards de tous ceux qui t’approchent. Tes rêves sont hantés.
Ses cauchemars sont de plus en plus fréquents. Il voit des baignoires se remplir et déborder… Il se penche, sa mère est au fond ! Il ne peut pas la sauver. Il n’arrive plus à créer… Son esprit est embrumé.
Quel mal ronge mon amour, mon fol amour… On l’a croisé certains soirs avec des hommes qui semblaient le protéger, d’autres fois c’est lui qui semblait les couver… Et toujours pas le bonheur ! Il est perdu… Il va d’aventure en aventure et sa musique se perd, elle aussi, elle s’égare. Il y parle d’échecs et de rupture, de trahison et de poison. Sa musique a des relents de bas-fonds…
Alors, une nuit, tu veux te suicider, tu cherches à te noyer, tu entres tout habillé dans la Moskova… L’eau monte le long de tes bras, mouille ta redingote, l’eau glacée enserre ta poitrine, tu avances… mais des passants te voient de loin et t’appellent…
« Monsieur Tchaïkovsky, mais que faites-vous ?
– Je me noie… Ça ne se voit pas ? Je me noie ! Laissez-moi !
– Non, nous ne pouvons pas vous laisser faire cela. Nous devons vous empêcher.
– Je vous ordonne de me laisser me noyer.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Ma femme et moi nous adorons vos compositions. Ne vous suicidez pas ! La Russie ne s’en remettra pas.
– La Russie, bien sûr que si, elle s’en remettra, la Grande Russie ! Elle vivra cent fois mieux sans moi. La Russie ? Elle me hait déjà ! Vous ne comprenez pas ? Elle déteste ce que je suis, ce que je fais de ma vie…
– Ne dites pas cela. Il faut vivre, monsieur Tchaïkovsky !
– Le tsar Alexandre III lui-même vous apprécie !
– Bien sûr que non ! Il écoute la rumeur lui aussi ! Je vous dis que je suis maudit ! Le peu que j’avais à dire, je l’ai déjà écrit. Je suis vidé, je suis fini. »
SCÈNE 9
Elle pianote sur le piano-jouet d’enfant.
Mon tout petit, mon ange, mon ami… moi, j’aurais su m’occuper de toi.
Tu n’aurais pas dû me chasser. Je t’aurais regardé composer des opéras. Je t’aurais soigné les doigts, tes si jolis doigts qui ne se sont jamais posés sur moi… Je suis le cygne noir, celui que l’on chasse en prétendant qu’il sème le désespoir… Il ne faut pas les croire… Dans le noir, il y a toujours du blanc, en dedans. Je suis ton cygne tout blanc… tout blanc.
(Ton enfantin – elle cherche à se cacher dans la traîne de sa robe de mariée.)
Je vais te confier un secret : je sais que tu donnes de l’argent pour que je sois bien soignée, mais je ne le suis pas… Tu crois que je suis dans un bel hôpital tout blanc… non, Piotr… je suis avec les déments. Ta famille m’a fait enfermer. Ici, je répète toute la journée que je suis madame Tchaïkovsky, mais autour de moi, les fous ricanent. Si tu savais comme cela me blesse ! Même chez les fous, on a le droit de rêver de tendresse…
Une seule chose me console, c’est de murmurer parfois, pour moi, rien que pour moi, ton « Oprichnik »…
Tes notes me réconfortent. Tes notes sont des amies qui ne m’ont jamais trahie… Tes notes ont de la chance, tu te couches sur elles, tu leur dis qu’elles sont belles, tu te vautres dans tes partitions… Que ce doit être bon !…
Ton « Oprichnik », quelle force ! Quelle beauté ! Ton « Oprichnik », c’est le drap dans lequel j’aurais tellement aimé m’allonger avec toi… le drap que nous n’avons jamais froissé ensemble, toi et moi… Ici les draps sont des linceuls, les draps sont des tombes où il fait toujours froid… J’ai si froid, et toi ?
On est capable de se griffer le visage uniquement pour sentir sa propre peau… pour voir couler son propre sang, pour se sentir vivant… Tu crois qu’on me soigne bien, il n’en est rien. D’ailleurs, me soigner de quoi ? de qui ? Mon mal, c’est toi. Ma maladie, ma vie et ma mort, c’est toi… c’est comme ça.
(Soudain paniquée.)
Tu devrais fuir, Piotr !
Ils ont juré ta perte. Tu les gênes, tu les encombres, toi et ce qu’ils appellent tes sales manies. Ils te détestent, tes soi-disant amis. Ils condamnent les choix de ta vie ; tu fais de l’ombre à leurs existences bien rangées. Ils aiment l’ordre tes amis. C’est une armée en campagne qui est en train de te cerner. Ils craignent pour leur notoriété alors ils ont juré de t’éliminer. Ils ont honte de se montrer à tes côtés. Ils murmurent que tu vas les compromettre.
Ils sont cinq à vouloir ta perte, cinq bourreaux : Anatol Igorovitch Kremski, Sergueï Petrovitch Barenko, Alexandre Ivanovitch Obolev, Nicolas de Souzdal, Georges Macarovitch Terenski.
Ils sont prêts à tout pour sauver leur propre vie.
Ivanovitch Barianski, chef de la police secrète, est le plus acharné. Il a juré de t’éliminer. Pourquoi ? Parce qu’il a les mêmes attirances que toi, mais il ne peut les afficher alors il nourrit de la haine pour ta liberté. Il fréquente un danseur, mais il doit cacher cette liaison ; on les croise pourtant parfois dans certains quartiers ou sur les quais de la Neva… Barianski est un peureux « trusy » ! Un lâche. Il a l’amour honteux. Il rase les murs et baisse les yeux, comme un enfant puni, lui, le grand Barianski !
Et il vient enfin de trouver le moyen de se venger de ses frustrations : le tuer, sans que cela se voie, mais le tuer de toute façon. L’éliminer !
SCÈNE 10
Musique de Tchaïkovsky : « Roméo et Juliette ».
Sans l’avoir décidé, Piotr va vivre son « Roméo et Juliette ».
Je me souviens que tu avais créé cet opéra à Moscou, en mars 1870, sous la direction de ton ami Rubinstein. Tout le monde disait alors que tu n’étais pas assez mûr pour comprendre Shakespeare et l’adapter. Il faut dire que tu n’avais que trente ans et moi vingt-deux… C’est vrai qu’il faut du temps pour apprendre à souffrir et savoir s’en souvenir, savoir reconnaître le mal et apprendre à le faire fleurir.
Tu ne m’avais pas encore rencontrée et pourtant c’était notre histoire ou presque que tu venais de transcrire… Ce drame du poison bu pour en finir, cette histoire d’amour impossible, cette passion dévorante. Quand je t’ai entendu la diriger, j’ai été émue à en pleurer… je me prenais pour Juliette…
Ne ris pas ! On se prend souvent pour ce que l’on n’est pas…
(Ton halluciné.)
Ici, à l’asile d’Oudelnaïa, chacun se prend pour ce qu’il n’est pas et qu’il ne sera jamais. Il y a des fous partout ! Parfois, ils se jettent sur moi et veulent m’arracher un masque qu’ils voient, mais que je n’ai pas. Tu avais tellement bien rendu ce glissement vers le drame de « fa » dièse en « fa » mineur… Roméo la passion et Juliette la tendresse… comme nous, mon amour.
Ils s’aiment à la folie, et pour toujours… comme nous, mon amour.
Un même accord était répété crescendo faisant sentir la haine entre Capulet et Montaigu. Puis des doubles-croches répétées en série dans une course effrénée et des coups de cymbales imitant le croisement des épées… Tout y était. Tout était vrai.
Roméo et Juliette s’aiment en secret, car l’amour leur est interdit. Alors Juliette, pour faire céder les censeurs, décide de feindre la mort, elle avale une potion qui la rendra immobile pendant quarante heures. Quarante heures à faire la morte. Quarante heures seulement…
Le frère Laurent doit prévenir Roméo du subterfuge… c’est Shakespeare lui-même qui l’a dit ! Mais il ne le fait pas, le frère Laurent ne le fait pas !… Et pour suggérer le début du drame, Piotr Ilyitch, à côté de la harpe, introduit de la clarinette et du hautbois… Tes accords fortissimo sont un rappel de la fatalité. Pendant ce temps, Roméo, voyant Juliette inerte, la croit morte pour toujours. Fou de douleur, il avale le vrai poison… Juliette se réveille de sa fausse mort et voit son Amour sans vie, elle est désespérée,
Et le crescendo continue, les tambours se préparent, et elle se tue…
C’est notre vie, Piotr… et notre mort entremêlées… Ton « Roméo et Juliette » est la première de tes œuvres à avoir été jouée à Paris, Saint-Saëns te l’avait promis. Quel beau cadeau pour tes trente-six ans ! C’était si mérité ! Paris, où tu ne m’as jamais emmenée. Est-ce que Paris est parfumée ?
« Roméo et Juliette », « La Tempête », tout Shakespeare était pour nous ! Tu vois, nous étions prédestinés…
(Soudain apaisée.)
Les femmes de son existence auraient pu le sauver… Elles auraient pu le secourir si elles avaient été là… sa mère, sa sœur, la baronne von Meck, Désirée Artôt, sa gouvernante et moi ! Que de femmes l’ont aimé !
Depuis sa naissance, il courtisait la mort sans le savoir et aujourd’hui elle lui a donné rendez-vous. Elle vient chercher ce qu’il lui a promis : sa propre vie… Lui, le compositeur fou, celui qui a cru pouvoir apporter de la douceur n’a semé au fil des notes que des pleurs. Ses onze opéras, ses six symphonies, ses quatre concertos, tout est hanté par la folie !
Ses personnages ont presque tous pactisé avec le diable. Combien de destins torturés a-t-il racontés ! Même son « Casse-noisette » était proche de la démence… A-t-on vu un jour des jouets s’animer, rire et danser ? La folie avait élu domicile en lui depuis longtemps et voilà qu’à cinquante ans, il retrouve l’enfance, celle qu’il n’avait pas eue, la magie, la féerie…
C’est le comte Illarion Ivanovitch Vorontsov et le procureur Nikolaï Borisovitch Jacobi, qui décident d’improviser un tribunal d’honneur pour te juger, pour laver l’affront, cette liaison coupable avec le jeune Victor, âgé de dix-sept ans seulement, neveu du prince Stenbock-Fermor, maréchal du palais ! Jeune homme dont tu es tombé follement, et si imprudemment amoureux !… En quelques heures, un tribunal d’honneur est orchestré. C’est ce que l’on réserve en principe aux gradés de l’armée qui ont lourdement fauté.
La stratégie est vite trouvée : le choléra qui coule dans les veines de Moscou et de Saint-Pétersbourg leur servira de prétexte et d’alibi. Piotr va soi-disant mourir du choléra, attrapé incidemment. Ses assassins préparent la conclusion de sa vie.
Leur plan est machiavélique. Au restaurant « Chez Leiner », l’eau n’est pas toujours filtrée. Il suffira qu’il entre et réclame à boire. Le serveur refusera, il dira que l’eau n’est pas potable. Piotr insistera jusqu’à ce que le serveur cède… Et il boira… Il boira sa mort, le choléra galopera dans ses veines, et en moins d’une heure tout sera réglé.
Le docteur Vassili Bernardovitch Bertenson est leur complice. Il rédigera un faux certificat de décès. C’est dans ses bras que s’est déjà éteint Moussorgski. Ils vont mentir. Ils vont tous trahir. Ils ont rôdé autour de la vie de Piotr, ils auraient pu la broyer sans hésiter et maintenant, ils vont aller jusqu’à falsifier sa mort sans un remords !
Eux, des amis ? Eux, des fidèles ? Eux ? Non, des rapaces !
(Elle lance des insultes.)
« Lougouny ! Moshen Niki ! Besser Dietch Nye ! »
Le poison qu’ils vont te faire boire remontera un jour jusqu’à leur cœur et les étouffera. Voilà ce que je leur souhaite. Comme j’aimerais être là quand l’un après l’autre ils mourront, tes assassins, Alexandre, Nicolas, Sergueï, Georges, Anatol, l’agent de la police Barianski et trois autres complices.
Les dés sont jetés. Ils viennent de te condamner.
SCÈNE 11
Lettre de Piotr Ilyitch Tchaïkovsky à la Baronne von Meck
« Chère Baronne,
Cette lettre est la dernière que vous recevrez de moi puisque c’est ce que vous avez décidé… Vous dites que vous avez des ennuis d’argent, mais je sais bien qu’il n’en est rien… Alors pourquoi cette rupture ? Est-ce que vous désapprouveriez ma liberté d’aimer ? On vous a peut-être dit que j’étais très ami avec le neveu d’un homme influent. Est-ce pour cela que vous me chassez ? J’espère qu’il n’en est rien.
J’ai tant de peine de vous perdre comme amie et je vous suis tellement reconnaissant de m’avoir aidé avec votre argent pendant treize ans. Pendant toutes ces années, j’ai pu créer grâce à vous. Les artistes ont tellement besoin de se savoir compris ! Ils ont besoin de quelque chose qui les fasse aller plus haut qu’eux-mêmes.
En me disant que je ne recevrai plus jamais rien de vous… vous me tuez. Dites-moi la vérité : une rumeur vous aurait-elle effrayée au point de me déserter ? d’arrêter en un jour une si belle complicité ?… Que va-t-il me rester ? Je ne vous ai même jamais saluée… pourtant je vois ai croisée deux fois : une fois à l’Opéra, de loin, et la deuxième fois en Ukraine. J’étais venu rôder près de votre maison de campagne… Par la fenêtre je vous ai aperçue, vous étiez au piano et je vous ai entendue ! Vous jouiez la symphonie que j’ai composée pour vous… Quelle émotion ! »
Et voilà qu’aujourd’hui tout est fini…
Ce sera la dernière lettre qu’il lui écrira et elle demeurera sans réponse.
SCÈNE 12
Musique de Tchaïkovsky : « Symphonie no 6 » (adagio).
Le tribunal d’honneur s’est réuni, l’a jugé et condamné…
« Piotr Ilyitch Tchaïkovsky, pour sauver votre réputation celle de votre famille, de vos amis, de la Russie, il faut en finir ! Vous n’avez pas le choix. Pour entrer dignement à la postérité, il faut accepter de mourir sans tarder. Quand on annoncera que vous êtes mort du choléra, la rumeur s’éteindra. L’honneur sera sauf. L’affront aura été lavé.
– L’affront ?! Mais de quel affront parlez-vous ?
– Voyons, Piotr Ilyitch, ne faites pas l’enfant, nous savons. Nous pouvons même faire témoigner ceux que vous avez dévoyés. »
Tu tentes d’apitoyer ces juges improvisés. Tu t’accroches au radeau de leurs regards, mais ils se détournent. Le tribunal d’honneur a parlé.
« Est-ce que je n’ai rien été pour vous ? »
Tu vas de l’un à l’autre, tu guettes un réconfort.
« N’y a-t-il pas un autre moyen d’échapper à l’indignité ? un recours ? Barianski, vous qui savez… le cas a déjà dû se présenter.
– Vous ne pouvez plus vous échapper. Jour après jour, la rumeur va enfler et va nous atteindre, nous, vos anciens amis. Vous serez montré du doigt et nous avec vous ! Si vous restez en vie, nous serons précipités avec vous au fond du gouffre, et nous ne pouvons pas l’accepter.
« Alors, laissez-moi le temps de diriger ma musique une dernière fois… Ma « Symphonie Pathétique » racontera tout… »
Il ne lui reste que neuf jours à vivre quand il dirige de sa propre main cette symphonie prophétique qui sent le destin. Neuf jours seulement avant d’être suicidé, il prend la parole sans un mot, du bout de la baguette comme s’il tenait un pinceau : les cuivres qui vrombissent, les cordes qui tanguent et les basses qui clouent à grands coups le cercueil qui se prépare. L’ultime symphonie est son testament, sa vie : le choléra de sa mère, sa rupture avec la baronne, sa tentative de suicide dans la Moskova, le suicide de plusieurs de ses anciens amants… Puis vient la douleur de ses amours manquées, la douceur de la mère, la grande marche du succès, enfin ce mouvement grave et lent qui coule comme une larme, l’ultime. Tandis qu’il conduit l’orchestre, il sait que tout est fini. Le public écoute avec ferveur, pendant que lui tente de faire taire sa peur.
(Elle s’enflamme.)
Tout est dans cette symphonie… Mais moi ? Est-ce que j’y suis, moi, dans ta « Symphonie Pathétique » ? Ce ne serait pas étonnant. Je sais où je suis : dans le train avec toi, dans la nuit opaque de notre amour mort-né. Cette musique me ressemble tellement ! En l’écoutant, on veut mourir avec toi, partir te protéger dans l’au-delà…
Neuf jours plus tard, au numéro 13 de la rue Malaïa Morskaïa, dans l’appartement de ton frère Modeste, tu es soi-disant mort du choléra. Mais ce n’est pas le choléra qui t’a tué, c’est l’arsenic qu’ils ont versé dans une coupe et qu’ils t’ont obligé à boire, d’une seule gorgée.
« Buvez, Piotr !
– Buvez tout ! »
(Bruitage de verre brisé.)
Vassili Bernadovitch Bertenson, le médecin complice, rédigera le faux certificat de mort par choléra sans que sa main ne tremble… mais son cœur ? Est-ce que votre cœur au moins a frissonné, docteur Vassili Bernardovitch Bertenson ?
S’il était mort du choléra est-ce qu’on aurait laissé tout Saint-Pétersbourg venir lui dire adieu, s’incliner sur son cercueil, l’embrasser ?… Ils seront huit mille à suivre son enterrement… Est-ce qu’il y aura huit mille morts demain dans les rues, pour avoir frôlé ses lèvres ?
Tu n’es pas mort du choléra, un jour la vérité éclatera. Tu es mort de trahison, de jalousie, d’intolérance et de lâcheté. Ils t’ont refusé le droit d’aimer. Ils ont menti sur ta vie et déguisé ta mort. Ils t’ont dépecé de tes sentiments…
SCÈNE 13
On a dit que Piotr avait été imprudent de boire cette eau polluée sans penser à la mort. Sans penser à la mort ?! Mais il n’a fait que cela de penser à la mort depuis le jour où sa petite maman n’avait pu être sauvée… Il est venu au monde en voulant le quitter.
Est-ce qu’avant de t’en aller tu as repensé à moi ? Moi qui ne t’ai jamais jugé ? Est-ce que tu as rêvé de moi ? As-tu repensé à ce train entre Moscou et Saint-Pétersbourg ? À notre fausse nuit d’amour, cette étrange nuit qui nous appartient pour toujours et dont personne ne saura jamais rien ?
C’est notre secret…
J’aurais tant voulu te protéger de toi-même et des autres.
« Spi Té ! » (Traduction : « Dormez ! »)
Est-ce que les histoires trop belles finissent noyées ?
Je t’ai aimé à la folie, à la folie et jusqu’à ma mort je resterai madame Tchaïkovsky !
Tu n’as jamais froissé mes draps, mais je ne t’en veux pas, je t’aime bien au-delà de ça. Je ne t’en veux pas. Je ne t’ai jamais jugé. Je n’ai fait que t’aimer.
Tu n’es coupable de rien.
Dors bien.
« Tru si ! Ya Lyoublou Vas, mama ! Mnie Stra Chno ! Ya Ni Ratchou ! Ya strada you Mnie bolno… Besser Dietch ! Pre Vo Skodno ! Ni Tche Vogne boïtiss ! Za Me Tcha Tzel No ! Za Me Tcha Tzel No ! Spi Té… »
Dors bien.
FIN