Prologue
La scène est dans la pénombre.
On distingue la silhouette d’un homme assis à la table de travail. L’homme tape, maladroitement, sur le clavier de l’ordinateur.
L’homme, tapant et marmonnant à mi-voix : …Ce n’était pas ainsi qu’il avait envisagé sa rencontre avec Eléonore (Il continue de marmonner quelques phrases. Il poursuit à haute voix.) La jeune femme traversa, d’un pas vif, le couloir décoré avec soin… point… (Il cherche la touche "Imp".)… Impression… Impression… Ah !… (Il appuie sur la touche "Imp".)
L’homme se lève et va prendre, sur l’imprimante, (posée sur une étagère de la bibliothèque), la feuille qu’il vient d’imprimer.
NOIR
1
Un matin
1.1 Michel
Catherine et Michel ont passé la nuit ensemble.
Michel s’est levé de bonne heure pour écrire. Tenue décontractée.
Michel, lisant la feuille qu’il a récupérée. Il marmonne entre ses dents, on ne comprend pas ce qu’il dit : Mmmme… mmme… mmme.. (Il s’interrompt.) Décoré avec soin... Avec soin ! c’est vague, ça ne veut rien dire ! Non, ça ne va pas !
Il froisse la feuille et la jette dans la corbeille à papier.
…Mais pourquoi est-ce que j’ai fait ça, pourquoi !
1.2 Michel, Catherine
Entre Catherine, venant de la chambre. Elle s’apprête à rentrer chez elle.
Catherine, entrant : Qu’est-ce que tu as fait ?
Michel, désignant la corbeille à papier : Ça.
Catherine : ???
Michel : Rien, pas une ligne, pas un mot.
Catherine, minimise : Il y a des jours, comme ça, ce n’est pas grave.
Michel : Non, il n’y a pas des jours comme… comme tu dis.
Catherine : Oh ! tu n’as jamais connu, comme tous les écrivains, l’angoisse de la page blanche ?
Michel : Non.
Catherine : Tu n’as jamais ressenti cette impression de vide, ce léger vertige…
Michel : Jamais ! j’ai toujours écrit avec facilité. Je n’ai jamais ressenti cette impression de… (Avec une contorsion comique.) Une fois ou deux peut-être.
Catherine : Ah ! tu vois.
Michel : Mais pourquoi, pourquoi ?
Catherine : Pourquoi, quoi ?
Michel : J’ai… non rien.
Catherine, tend l’oreille comme pour le forcer à parler : Tu as ?
Michel, hésite, puis : J’ai promis un livre à mon éditeur.
Catherine, le reprend : Mon éditeur.
Michel, agacé : C’est une façon de parler ! Catherine, s’il te plaît, ce n’est pas le moment, je t’assure, j’ai dit mon éditeur comme j‘aurais dit ma banque, mon coiffeur…
Catherine : Ma femme, quand nous serons mariés.
Michel : Je lui ai promis un roman.
Catherine : Des promesses, à ton âge.
Michel : Mon âge ! J’ai 60 ans… (Dans une espèce d’envolée, avec un tourbillon de la main) « Hé bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? C’est la fleur de l’âge ! et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme ». (Il précise, en s’inclinant.) Molière.
Catherine : Prétentieux.
Michel : D’après les statistiques, ma chérie, l’espérance de vie des hommes aujourd’hui est de 78 ans. Il me reste donc, si je ne me trompe pas, 78 moins 6O, une bonne vingtaine d’années à vivre.
Catherine : 18 exactement, si je ne me trompe pas.
Michel : 18, en effet. Avec ta permission, je m’étais accordé un petit supplément, à mon âge, n’est-ce pas… Je lui ai promis un roman pour la fin du mois, voilà ce qui ne va pas !
Catherine : La fin du mois ! Mais c’est…
Michel : Oui, la fin du mois c’est…
Catherine : Je n’ai rien dit.
Michel : Non mais tu allais le faire. Je lui ai promis, comme ça, sans réfléchir, enfin sans réfléchir…
Catherine, moqueuse : C’est une façon de parler.
Michel : Oh ! je n’ai pas envie de plaisanter, tu sais, vraiment !... Je l’ai vu hier, je voulais lui parler… Je voulais…
Catherine : Je quoi… Parle. (Pour elle-même.) C’est agaçant.
Michel : Il vend sa boîte… Il m’en avait parlé, je n’y croyais pas. Il en a marre, il ne supporte plus le milieu de l’édition… Je ne pensais pas qu’il le ferait, sa boîte c’est toute sa vie… Et la mienne ; un auteur, un éditeur, l’un ne va pas sans l’autre. (Il se souvient.) « Les éditions du boulevard », un rez-de-chaussée au fond d’une cour, boulevard Sébastopol, deux chaises, une table, un téléphone… Tous les éditeurs avaient refusé mon livre, tous sans exception : "Monsieur, nous avons bien reçu votre manuscrit et nous vous remercions de la confiance que vous accordez à notre maison d’édition. Votre manuscrit a été examiné avec attention par notre comité de lecture, malheureusement il ne correspond pas au type d’ouvrage que nous recherchons actuellement". Ça ne correspond jamais. Je leur répondais – tu sais que je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile…
Catherine : Moi non plus.
Michel : ???
Catherine : Je n’aime pas qu’on me prenne pour une imbécile.
Michel : … je leur répondais, "j’ai bien reçu votre réponse, je l’ai lue avec attention. Malheureusement elle ne correspond pas à celle que j’attendais. Pouvez me dire, je vous prie, le type d’ouvrage que vous recherchez, cela m’évitera de perdre mon temps et mon argent. Je vous remercie". 16 refus… (Il sort un livre de la bibliothèque.) Simon a cru en moi…
Catherine : Simon ?
Michel : Mon éditeur.
Catherine : Simon, oui, oui, excuse-moi.
Michel : Il m’a encouragé, soutenu, il a fait de moi un écrivain, un "auteur" (Lit le titre du livre qu’il a sorti de la bibliothèque.) « Derrière le miroir sans tain »
Catherine : Mystère.
Michel : Un roman de Michel Oléron, prix du premier roman, à l’unanimité du Jury, mille neuf cent (Interroge Catherine du regard.) quatre-vingt…
Catherine : Sept.
Michel : Quatre-vingt-huit.
Catherine : Quatre-vingt-sept, quatre-vingt-huit, quelle importance, qui sait aujourd’hui que tu as reçu le prix du…
Michel : Premier roman.
Catherine : Du premier roman mille neuf cent quatre-vingt-sept.
Michel : Quatre-vingt-huit. Personne en effet. Tu ne peux pas comprendre.
Catherine, choquée : Oh ! Et pourquoi ! Parce que je suis une femme ! Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas comprendre ! Tu es particulièrement odieux ce matin.
Michel : Il n’y a qu’un auteur pour comprendre ça (Lisant fièrement.) « Derrière le miroir sans tain » Je réalisais mon rêve, j’entrais dans la "littérature", les salons, les dédicaces, l’argent, les voyages…
Catherine : Les femmes.
Michel, confirme : Comme s’il en pleuvait.
Catherine, le réprimande vivement : Michel !
Michel : Jalouse ?
Catherine : Je n’aime pas quand tu parles comme ça : comme s’il en pleuvait. C’est blessant… Tu en as eues beaucoup ?
Michel, distrait : Hein…
Catherine : Des femmes ?
Michel : Quelques-unes.
Catherine, tend l’oreille : Oui ?
Michel : Ah ! Ah ! mystère.
Catherine : Dix, vingt, cent ?
Michel : Mais je ne sais pas, je ne les ai pas comptées.
Catherine : Tu ne sais pas. Tu ne sais pas combien tu en as eues ?
Michel : Non, je ne sais pas.
Catherine : Si j’étais un homme, je le saurais, moi, je pourrais dire, sans en oublier une, leur nom, leur âge, la couleur de leur peau, où je les ai connues, et pourquoi je les ai quittées.
Michel : Mais tu n’es pas un homme.
Catherine : Tu les as oubliées ?
Michel : N’insiste pas, je ne te le dirai pas.
Catherine : Bon… N’en parlons plus.
Michel : Voilà, n’en parlons plus. Il a édité le premier, il éditera le dernier.
Catherine : Le dernier ?
Michel : Le dernier ma chérie.
Catherine : Je suis ravie de l’apprendre.
Michel : J’ai écrit toute ma vie, beaucoup, trop peut-être. Il ne suffit pas d’écrire un livre, il faut en écrire cinq, dix, quinze, il faut en écrire toujours plus… L’argent que j’ai gagné, et j’en ai gagné beaucoup, je l’ai mérité, je l’ai gagné à la sueur de mon front, au sens propre du terme.
Catherine : Définitivement ?
Michel : Définitivement.
Catherine : Et ce roman, ce roman que tu as promis ?
Michel : Une folie ! Pour Simon, avec ma gratitude et mon profond respect. On a commencé ensemble, on finira ensemble.
Catherine : Tu parleras de moi ?
Michel : De toi, de nous… Et après je… non rien.
Catherine, tend l’oreille comme pour le forcer à parler : Tu ?
Michel : Quand nous serons mariés… quand j’aurais définitivement tourné la page, je…
Catherine : Je quoi, parle !
Michel : J’achèterai une maison.
Catherine : Quelle drôle d’idée.
Michel : En Normandie, une maison pour toi et moi.
Catherine : Ha ! Ha ! tu es fou.
Michel, pour lui-même, en plaisantant : Une chaumière et un cœur.
Catherine : Et un peu bête aussi.
Michel : Qui ne l’est pas.
Catherine : Tu as d’autres projets ?
Michel, s’approche de Catherine et lui prend les mains tendrement : T’épouser ma chérie, vite, vite, le plus vite possible.
Catherine : Ce n’est pas un projet ça, c’est une formalité.
Michel : Indispensable si nous voulons dire au monde entier que nous nous aimons et que nous voulons vivre ensemble.
Catherine : Ha ! Ha ! Jean-François m’a dit la même chose il y a 30 ans.
Michel : Voilà ! Jean-François !
Catherine : Mais !
Michel : Ton mari !
Catherine : Oh ! tu ne vas pas tout de même pas me reprocher d’avoir épousé ton meilleur ami.
Michel : Je ne te le reproche pas, mais si tu ne l’avais pas épousé…
Catherine : Si, si, si… Si tu ne me l’avais pas présenté.
Michel : Tu en aurais épousé un autre.
Catherine : C’est possible.
Michel : Tu ne m’aimais pas.
Catherine : C’est un reproche.
Michel : Non, un regret.
Catherine, touchée : C’est gentil… j’apprécie.
Michel : Jean-François ! C’est à cause de lui, à cause de… enfin non, ce n’est pas à cause de lui, c’est à cause de… de tout ça, de toute cette histoire ! J’appréhende tu sais, j’appréhende. C’est pour ça que je ne n’y arrive pas, que je n’arrive pas à écrire ce fichu bouquin ! Tant que tu ne lui auras pas dit que tu veux divorcer… Il faut lui parler Catherine.
Catherine : Parle-lui, toi.
Michel, poursuivant : Il faut lui parler maintenant.
Catherine : J’ai peur.
Michel : Peur !... (Levant la main.) Il n’oserait pas ?
Catherine : Non… Non…
Michel : Alors ?
Catherine : J’hésite.
Michel : Il ne faut pas.
Catherine : Si j’avais une bonne raison…
Michel : ???
Catherine : Une raison sérieuse… Je ne sais pas…
Michel : ???
Catherine :… il y en a tellement : la pauvreté, les inégalités, le dérèglement climatique… Je lui dirais, je n’hésiterais pas, je n’hésiterais pas une seconde, je lui dirais franchement, sans honte, sans regret… (Un temps) Je le quitte pour un autre, et pas n’importe quel autre, je le quitte pour toi. C’est banal, c’est presque vulgaire.
Michel, pour lui-même : On est peu de chose.
Catherine : Ou s’il me trompait, nous serions quittes.
Michel : C’est le cas de le dire.
Catherine : Il est bel homme, il a une bonne situation.
Michel, l’interrompt brutalement : Admettons, il a une maîtresse…
Catherine : Oh ! le vilain mot.
Michel : Admettons…
Catherine : Une femme ne dis pas qu’elle a un maître, elle a un copain, un ami, un amant. Un mec, à la rigueur.
Michel, fort : Admettons, Il faudra bien le lui dire.
Catherine : Bien sûr, mais s’il me trompait, je me sentirais moins coupable. C’est mon mari tout de même, ce n’est pas rien… Il me trompe ?
Michel : Je ne sais pas… Certainement… Il serait bien le seul à ne pas le faire.
Catherine : Tu ne sais pas ?
Michel : Non, je ne sais pas et je ne veux pas le savoir.
Catherine : Bon, bon, je te demandais ça… pour savoir.
Michel : Où est-il aujourd’hui, où est-il allé faire son marché, en Chine, en Turquie, au Japon ?
Catherine : Au Brésil je crois. Il rentre ce soir.
Michel : Tu crois.
Catherine : Oui, je crois, il ne me dit pas toujours où il va… On ne se parle plus, tu le sais.
Michel : La dernière fois que je l’ai vu, c’était… je vous avais invité à prendre l’apéritif… C’était…
Catherine : Il y a six mois. Quelle soirée. Tu portais un pantalon beige, un polo jaune paille, très joli, des mocassins, tu m’as pris la main, on s’est embrassé dans la cuisine… Ce que tu m’as dit ce soir-là, je ne l’oublierai jamais.
Michel, avec humour : Le talent ma chérie, le talent… (Reprenant.) On ne s’est pas parlé depuis un siècle. Pas un coup de fil, pas un signe, rien. Je ne comprends pas.
Catherine : Tu ne l’appelles pas non plus.
Michel : Oui, mais moi je sais pourquoi… J’appréhende tu sais, j’appréhende. Il se doute de quelque chose, c’est évident.
Catherine : Mais non, je m’en serais aperçue, il n’est pas très malin. Et Comment l’aurait-il su ? Il n’est jamais là, et je suis prudente… (En partant.) Prudence est mère de sûreté.
Michel : Tu pars, Il est à peine dix heures.
Catherine : J’ai des courses à faire. Je t’appelle. Je t’aime.
Michel : De l’avenue des Gobelins à la rue de Miromesnil, il faut, quoi ? une demi-heure…
Tu auras largement le temps d’éparpiller quelques miettes sur la table de la cuisine, de froisser un peu les coussins du canapé, de jeter négligemment un foulard sur le dossier d’une chaise et d’attendre patiemment, comme Pénélope, le retour du héros en lisant un roman de ton auteur préféré (il va devant la bibliothèque et montre ses livres) Tu as l’embarras du choix. Parle-lui, s’il te plaît.
Catherine, sortant : Zut.
Michel retourne à sa table de travail.
Catherine revient aussitôt.
1.3 Michel, Catherine
Il n’entend pas Catherine qui approche.
Catherine : Je me demandais…
Michel, sursautant : Tu m’as fait peur !
Catherine : Qu’est-ce que tu leur disais ?
Michel : Hein !
Catherine : Aux malheureuses que tu as oubliées, qu’est-ce que tu leur disais quand tu les quittais ?
Michel : Mais je… je leur disais…
Catherine : Oui ?
Michel : Ce que les hommes disent dans cas-là : rien.
Catherine : On ne quitte les gens sans leur dire pourquoi.
Michel : Tu ne peux pas comparer une maîtresse (Catherine lève les yeux au ciel.) et un mari. Une maîtresse, on sait qu’on va la quitter, et c’est précisément parce qu’on sait qu’on va la quitter qu’on sort avec. Un mari c’est autre chose, on ne le quitte pas comme ça, il faut…
Catherine : Une bonne raison.
Michel : Il faut lui dire la vérité Catherine. Pourquoi est-ce que tu ne lui dis pas que tu veux divorcer ?
Catherine : Mais parce que…
Michel : Oui ?
Catherine : Parce que c’est mon mari.
Michel : Ah.
Catherine : Autrement, je n’hésiterais pas.
Michel : Tu hésites beaucoup.
Catherine : Dis-lui toi, dis-lui que tu veux m’épouser.
Michel : Ah ! non, demande-moi ce que tu veux, mais pas ça !
Catherine : Et pourquoi ?
Michel : Mais parce que…
Catherine : Parce que ?
Michel : Parce que c’est un ami, ce n’est pas la même chose.
Catherine : C’est la même chose ! Est-ce qu’on ne le trompe pas tous les deux, est-ce qu’on ne couche pas ensemble tous les deux, est-ce qu’on ne désire pas vivre ensemble tous les deux ! Alors, pourquoi je lui dirais, moi ! Parce que je suis une femme ?
Michel : Mais…
Catherine : Pourquoi les femmes devraient-elles toujours affronter, seules, les difficultés, pourquoi les femmes devraient-elles toujours assumer, seules, les responsabilités ?
Michel : Mais je…
Catherine : On lui dira tous les deux !
Michel : Hein !
Catherine, avec autorité, en articulant chaque mot : TOUS LES DEUX.
Michel : Mais…
Catherine : Main dans la main, on lui dira que je veux divorcer, et que tu veux m’épouser.
Michel : Ah ! non.
Catherine : Tu ne veux pas m’épouser ?
Michel : Si, si, mais... (murmure) main dans la main.
Catherine, tendrement : Pour le meilleur et pour le pire, Michel, pour le meilleur et pour le pire, il n’y a pas que des bons moments dans la vie.
Elle embrasse Michel.
Catherine, sortant : Réfléchis.
Michel, seul, dans un souffle, pour lui-même : Tous les deux…
1.4 Michel
Il allume la radio, (Thème de la pièce.)
Il va devant la bibliothèque.
Il regarde un moment, pensif, les livres alignés sur les étagères.
… Quatre-vingts, ma vie en quatre-vingts romans… Mes enfants, mes enfants chéris, il va falloir vous serrer un peu, j’en écris un autre… Pardon ?... A la fin du mois… Oui, je sais la fin du mois… Quand on aura dit à Jean-François… Jean-François, le mari de Catherine… Tiens j’ai dit « on », bizarre… Quand on lui aura dit que nous voulons nous marier… Simon l’attend avec impatience…. Simon, mon éditeur, ne me dites pas que vous ne le connaissez pas… Il me presse comme un citron, il le veut son livre, il le veut avant de vendre sa maison d’édition… (Le téléphone sonne.)
Michel, baisse le son de la radio et décroche :… Je parlais de toi… A mes livres… Mais oui, je leur parle comme un jardiner parle à ses fleurs… On a tous nos petits secrets… hein ?... Comme prévu, à la fin du mois… prochain… Mais… mais… Ecoute-moi… tu sais que j’ai l’intention d’épouser Catherine… Je ne te l’ai pas dit… Excuse-moi !… Tu sais qu’elle est mariée… Comment et alors ?... Son mari ?... C’est un ami… Ah !... N’est-ce pas… Hein !… Tu comprends… Mais non je ne t’oublie pas, je te l’ai promis… Comment trop tard… Tu ne l’auras pas vendue le mois prochain !... Des propositions… Mais non, mais non… Je fais de mon mieux…. Je te le promets… oui, moi aussi… Je t’embrasse.
(Il raccroche. Pour lui-même.) Ne jamais rien promettre, à personne.
Tapant mollement sur le clavier de son ordinateur :« La jeune femme traversa le salon dont les murs tapissés de… »
La lumière et la musique diminuent simultanément jusqu’au noir/silence
Fondu
Plus tard dans la matinée
La lumière et la musique (différente de celle diffusée précédemment) montent simultanément
Michel, écrivant : L’avion décolla dans un bruit assourdissant. Les lumières de la ville disparaissaient. Son rêve le plus fou se réalisait, il retournait à Lisbonne. Tant d’années s’étaient écoulées depuis sa dernière visite. Enfin, il allait la revoir…
Michel marmonne un long moment, appuie sur les mauvaises touches, s’énerve, recommence…
Sonnerie porte d’entrée. Michel, surpris, regarde sa montre machinalement.
Il éteint la radio, se lève et va ouvrir.
1.5 Michel, Jean-François
Michel, off : Jean-François !.... Tu n’es pas… hmm..
Jeff, entrant : Je ne te dérange pas ? Tu es seul ?
Michel, revenant : Non, non, euh, oui, je suis seul, non tu ne me déranges pas.
Un temps. Sourires crispés.
Jeff : Tu en fais une tête.
Michel : Je…
Jeff : Tu n’es pas content de me voir ?
Michel : Je vais…
Jeff : Il faut que je te parle, c’est important.
Michel : Je vais t’expliquer… Je ne t’ai pas appelé parce que…
Jeff : Je ne suis pas venu pour ça, tu vas comprendre…
Michel : J’ai trahi notre amitié…
Jeff : ???
Michel : J’ai honte.
Jeff : Mais…
Michel : Je ne cherche pas d’excuse.
Jeff : Qu’est-ce…
Michel : Ne me juge pas.
Jeff : Qu’est-ce que tu racontes…
Michel : Ce que j’ai fait est un impardonnable.
Jeff : "Impardonnable, ne m’accable pas, ne me juge pas"… je ne te juge pas, et je ne suis pas sans reproche… Tu exagères toujours.
Michel : Oh ! non, oh ! non.
Jeff : Je ne t’en veux pas imbécile. Mais d’abord, dis-moi, comment vas-tu ?
Michel : Ça va, ça va. Un peu tendu, mais ça va…
Jeff : Toujours le même, hein ! ça bouillonne, ça bouillonne.
Michel : Oh ! là là…
Jeff : Tu écrivais ?
Michel : Hein ! euh, oui… Whisky ?
Jeff, comme pour dire oui : Allez… Je ne t’ai pas appelé parce que… parce que je ne pouvais pas, plus exactement, parce que je ne voulais pas.
Michel, un peu étourdi : Tu ne pouvais pas parce que tu ne voulais pas.
Jeff : Ecoute-moi.
Michel va chercher des verres dans la cuisine.
Michel, off : Je t’écoute.
Jeff, fort : Je peux te parler franchement ?
Michel, off : Tu ne m’as jamais parlé autrement, j’espère.
Jeff : J’ai rencontré quelqu’un… (fort) Une femme.
Bruit de vaisselle dans la cuisine.
Michel, surgissant : Une vraie !
Jeff : Je l’ai rencontrée il y a six mois (Il fait tournoyer son index autour de sa tempe comme pour dire : tu comprends.)
Michel : C’est pour ça, c’est pour ça que tu ne m’appelais pas.
Jeff : Je ne voulais pas te mêler à cette histoire.
Michel : Tu n’as pas confiance en moi ?
Jeff : Il ne s’agit pas de ça, et tu le sais bien… Je voulais être sûr de moi. Tu connais Catherine, tu l’apprécies, c’est une amie, elle t’aime beaucoup… C’est très gênant, je suis marié, Michel, je te le rappelle.
Michel : Tu es bien aimable.
Jeff : Je l’ai rencontrée à Londres, au cours d’une transaction… Le coup de foudre.
Michel : Une anglaise ?
Jeff : Non, elle s’appelle Clara, elle est italienne.
Michel : C’est sérieux ?
Jeff : Sérieux ! je suis amoureux (fort, en jetant les bars devant lui) J’aime !
Michel : Ah ! oui, c’est…
Jeff : Je n’ai jamais été aussi heureux. Aucune femme auparavant…
Michel : Aucune, il y en a eu d’autres !
Jeff : Quelques-unes… Oh ! je n’ai pas souvent trompé Catherine… J’aurais pu, ce n’était difficile… Quand on est loin de chez soi, le dépaysement, la solitude, on boit un verre le soir au bar de l’hôtel, on bavarde, et puis…
Michel : Mais bien sûr, ça commence toujours comme ça.
Jeff : Je ne suis pas coureur, non, j’ai eu quelques aventures, comme tout le monde, enfin je crois, une argentine à Buenos Aires, une canadienne à Toronto, une chinoise à Pékin…
Michel : Une italienne à Londres… Je ne savais pas.
Jeff : Mais je ne te dis pas tout.
Michel, avec une contorsion comique : Moi non plus.
Jeff : On a tous nos petits secrets.
Michel : N’est-ce pas… Une question, juste pour savoir, qu’est-ce que…
Jeff : Oui ?
Michel : Qu’est-ce que tu leur disais quand tu les quittais, les chinoises, les argentines, les canadiennes, qu’est-ce que tu leur disais ?
Jeff, hésite :…Au revoir.
Michel : Au revoir, évidemment. Non, mais tu sais…
Jeff : Good bye, sayonara, (avec un tourbillon de la main) arrivederci !
Michel : Oui, oui, j’ai… Et qu’est-ce que… qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
Jeff : L’épouser.
Michel, sursautant : L’épouser !
Jeff : Je veux légitimer notre amour… Je suis amoureux Michel, c’est merveilleux, inespéré, je veux le crier, je veux le dire au monde entier.
Michel : Commence par le dire à ta femme. (Il est pris d’un petit rire nerveux)
Jeff : ???
Michel : Hein ?
Jeff : Ça va ?
Michel : Oui, oui… Comment est-ce que tu vas lui dire ?
Jeff : Justement.
Michel : Justement quoi ? Tu ne sais pas comment tu vas lui dire ou tu ne sais pas ce que tu vas lui dire ?
Jeff : Les deux, je n’y arrive pas
Michel : Aïe.
Jeff : C’est difficile.
Michel : Oh ! oui.
Jeff : Oh ! oui, qu’est-ce que tu en sais ?
Michel : J’imagine.
Jeff : Eh ! bien, imagine, qu’est-ce que tu lui dirais si tu étais à ma place ?
Michel : Si j’étais…
Jeff : Si tu étais le mari de ma femme.
Michel : Le mari de Catherine ! Mais qu’est-ce que tu vas, qu’est-ce que tu vas…
Jeff : Réponds-moi.
Michel : Je lui dirai la vérité. Il faut toujours dire la vérité.
Jeff : Bien sûr.
Michel : Sais-tu combien il y a de divorces en France chaque année - je l’ai découvert récemment en faisant des recherches pour un livre - 120 000. Il y a 120 000 mille divorces en France chaque année, c’est vertigineux.
Jeff : Ah… et ?
Michel : Rien… Non, comme ça.
Jeff : ???... Ça va ?
Michel : Hein ?
Jeff : Tu es bizarre.
Michel : Non, non, ça va.
Jeff : Je ne te reconnais pas… Tu as des ennuis ? Tu n’as pas de problème d’argent ?
Michel : Mais non, quelle idée, des problèmes d’argent, tu es drôle tu sais… Pourquoi est-ce que tu ne lui dirais pas simplement : "Catherine, j’ai rencontré quelqu’un, je l’aime et je veux l’épouser".
Jeff : Mais parce que… parce que c’est ma femme.
Michel : Parce que c’est ta femme.
Jeff : Autrement…
Michel : Tu n’hésiterais pas.
Jeff : Non, les autres…
Michel : Tu t’en fous.
Jeff : Je ne les ai pas épousés les autres !
Michel : Il faut lui parler, il faut lui dire que tu veux la quitter.
Jeff : C’est facile à dire.
Michel : Eh bien dis-le lui. Qu’est-ce que tu risques ?... Catherine est délicate, sensible, intelligente, elle comprendra… Tu n’es plus un enfant bon sang, allez !
Jeff : Allez, allez…
Michel : C’est un mauvais moment à passer.
Jeff : Un mauvais moment, tu plaisantes !
Michel : Oh ! non, oh ! non.
Jeff : Un moment terrible, c’est affreux, je ne dors plus.
Michel, ne se sent pas très bien : Ah ! là là.
Jeff : J’aimerais la quitter… je cherche le mot…
Michel : Rapidement.
Jeff : Non, enfin oui… J’aimerais la quitter proprement, voilà, respectueusement. Je ne veux pas lui faire de mal.
Michel : Ah ! mais il ne faut pas, surtout pas, il ne faut pas lui faire de mal.
Jeff : Je ne sais pas quoi faire.
Michel : Il faut lui parler, maintenant.
Jeff, répète, furieux : Je n’y arrive pas ! Si je m’écoutais, je plaquerais tout, je partirais sans rien dire… Aide-moi, je t’en supplie.
Michel, le menton pincé entre le pouce et l’index, traverse le salon lentement.
Michel : Si je devais dire à Catherine que je veux la quitter… Tu m’en demandes beaucoup, tu sais.
Jeff : Eh ! bien.
Un temps long.
Michel, à Jean-François : Catherine !
Jeff : Oui ?
Michel : J’aime !
Jeff : C’est tout.
Michel : C’est déjà pas mal. Et tu précises : une femme.
Jeff : J’ai peur Michel.
Michel : Peur !
Jeff : Je ne suis pas violent, je n’ai jamais porté la main sur elle, ni sur aucune autre d’ailleurs, mais si les choses tournaient mal, si elle refusait de divorcer, si elle… je (lève la main)
Michel : Tu n’oserais pas !
Jeff : Je deviens fou… Michel ?
Michel : Oui.
Jeff : Tu vas rire et j’ai un peu honte… J’ai pensé que… si tu veux bien, on lui dira tous les deux.
Michel : Hein !
Jeff : Côte à côte.
Un temps.
Jeff : Ça va ?
Michel : Oui, oui, ça va… Ça va.
Jeff : J’aime Clara, rien ne m’empêchera de l’épouse, et si je devais (Il lève la main, agressif.) je n’hésiterais pas.
Michel : Ah ! mais je te l’interdis ! je ne te laisserai pas faire !
Jeff : Je suis à bout… (très énervé) je suis prêt à tout Michel, à tout !
Michel : Bon, bon… On lui dira tous les deux… calmement, gentiment.
Jeff : Oui ?
Michel : Oui… (Pour lui-même.) côte à côte.
Jeff : Merci… (Un temps.) Tu permets. (Attrape la bouteille de whisky et remplit son verre et celui de Michel) Salute. (Il trinque.)
Michel, à contrecœur : Salute
Jeff : Merci… Merci, merci, merci…
Michel : Mais, je t’en prie.
Jeff : Je savais que tu ne me laisserais pas tomber. Je ne l’oublierai pas.
Michel : La partie n’est pas encore gagnée.
Jeff : Allons, allons… Une formalité.
Moue dubitative de Michel.
Michel : Une question…
Jeff : Oui ?
Michel : Si demain… Non, non, rien…
Jeff : Si demain quoi ?
Michel : Si demain Catherine rencontrait quelqu’un, un homme, un homme élégant, cultivé…
Jeff : Ah ! ah ! ah ! un écrivain ?
Michel : Oh ! je t’en prie, tu ne… tu ne… (Il lance maladroitement son poing devant lui.)
Jeff : Je ne sais pas… Je ne frapperai pas une femme… (Menaçant, serrant les poings.) un homme, c’est différent.
Michel : Bah ! euh, non, pas tellement.
Jeff : Tout de même.
Michel : Non, non… si on réfléchit bien… non, c’est…
Jeff : Tu es bizarre, je ne sais pas ce que tu as, tu es bizarre.
Michel : Mais rien, qu’est-ce que j’ai, je n’ai rien !
Jean- François attrape son verre et avale la dernière gorgée rapidement.
Jeff : Je me sauve, je ne vais pas t’ennuyer plus longtemps… Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi…. (En allant à la porte.) Je ne suis pas un ingrat, tu le sais.
Michel : Je sais oui, je m’en souviendrai.
Jeff : Je cours annoncer la nouvelle à Clara. Je n’étais pas fier, tu sais, tu m’enlèves un poids, je me sens beaucoup mieux.
Michel : Un instant !
Jeff, sur le point de sortir : Oui ?
Michel : A mon tour… Qu’est-ce que tu ferais si…
Jeff : Si j’étais à ta place ?
Michel : Non… Oui.
Jeff : Je me marierais.
Michel : Tu es drôle, tu sais.
Jeff : Je suis sérieux, le temps passe vite. Plus on vieillit, plus il passe vite… Tu ne t’es jamais marié…
Michel : Non.
Jeff : Tu ne m’as jamais dit pourquoi, tu ne me l’as jamais vraiment dit… Pourquoi ?
Michel : Parce que je ne voulais pas.
Jeff : Merci bien.
Michel : Pas parce que je ne voulais pas te le dire, parce que je ne voulais pas me marier, parce que je ne voulais pas m’attacher, à rien ni à personne… Je voulais écrire, voyager, je voulais dévorer la vie, c’est aussi bête que ça. Pas très original. Est-ce que j’aurais pu écrire, voyager, aimer, si j’avais été marié ? Je ne sais pas, peut-être…
Jeff : Et tu n’as pas d’enfant. Tu ne le regrettes pas.
Michel : Quand je vois le monde comme il est, décadent, violent, imprévisible, non, je ne le regrette pas. Absolument pas.
Jeff : Tu n’as tout de même pas l’intention de rester seul !
Michel, agacé : Mais je ne suis pas seul (Montrant la bibliothèque.) Et ça, qu’est-ce que c’est ! Tu sais combien de livres j’ai écrit ?
Jeff : ???... Beaucoup.
Michel : Quatre-vingts.
Jeff : Je savais que tu en avais écrit beaucoup, mais quatre-vingts c’est…
Michel : Beaucoup. Je les écrivais comme ça, hop ! une idée, une anecdote, un fait divers, j'en faisait un livre en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. J'avais la passion des mots, j'écrivais avec facilité, c’était ma raison de vivre… Le temps passe vite, tu as raison, je m’en rends compte, et c’est terrible.
Jeff : Allons, tu es dans la fleur de l’âge.
Michel : J’ai promis un roman à mon éditeur.
Jeff : Des promesses. Tu ne t’arrêteras donc jamais.
Michel : Au contraire. Ce roman sera le dernier, mon chant du cygne. Je n’ai pas l’intention de mourir, rassure-toi, je veux, comme toi, comme tout le monde, profiter de la vie le plus longtemps possible… Non, j’arrête, c’est tout. Pour solde de tous comptes… Je ne me fais pas d’illusion, on m’oubliera, mes livres ne seront pas étudiés dans les universités, quelle importance, j’ai eu la vie que je désirais et ça, vois-tu, ça n’a pas de prix. Je suis un auteur populaire et j’en suis fier. J’écris pour le peuple, quelle audace !... On nous méprise, on nous considère, à tort, comme des écrivains ratés, incapables d’écrire autre chose que des sottises, c’est une erreur, c’est plus qu’une erreur c’est une injustice. Alors ?
Jeff : Hein ?
Michel : Qu’est-ce que tu ferais ?
Jeff : J’appellerais mon éditeur.
Michel : Je l’ai appelé.
Jeff : Et ?
Michel : Rien. Il attend.
Jeff, va à la bibliothèque : Qu’est-ce que je ferais ?… J’en prendrais un, n’importe lequel, (Il ferme les yeux et sort un livre.) je changerai le titre, le nom des personnages, et je le donnerais à mon éditeur en jurant, la main sur le cœur, que c’est le meilleur roman que j’ai jamais fait.
Michel, digne : Tu n’es pas sérieux.
Jeff : Tu n’as jamais repris un chapitre, une idée, un personnage ? (Lit le titre.) "Une femme sans fin"
Michel : Fin, f. i. n. C’est l’histoire d’une femme mariée qui refuse de divorcer.
Jeff : Une femme mariée qui…
Michel : Elle a juré d’aimer son mari jusqu’à la fin, sincèrement et fidèlement.
Jeff : Une folle ! (Il remet le livre à sa place.)
Michel : C’est un beau sujet, renoncer par amour aux tentations, aux aventures…
Jeff : Et si Catherine refusait.
Michel : Mais Catherine n’est pas "folle", elle ne refusera pas.
Jeff : J’appréhende, tu sais, j’appréhende.
Michel : Moi aussi… Qu’est-ce que tu fais la semaine prochaine ?
Jeff : Rien.
Michel : Tu ne vas pas à Canberra acheter du camembert ?
Jeff : Non.
Michel : A Toronto acheter de la moutarde?
Jeff : J’ai démissionné.
Michel : Démissionné, qu’est-ce que tu racontes.
Jeff : Je n’achèterai plus de Camembert à Canberra, plus de moutarde au Canada, plus de de basilic en Egypte, plus d’amandes en Californie, terminé, j’ai rendu mon tablier…. J’en ai assez fait, je veux me reposer et finir mes jours avec la femme que j’aime.
Michel : Mais comme tu as raison, comme tu as raison… Allez va, je t’appelle… Tu n’as pas changé de numéro ?
Jeff : Non. Tu as celui de Catherine ?
Michel : Oui, 06 79 07… Euh non, je ne crois pas.
Jeff : Je te l’envoie.
Michel : N’oublie pas… Allez, sauve-toi, je vais… réfléchir.
Jeff : Dépêche-toi, le temps presse.
Michel : Plus que tu ne le penses.
Jeff : Tu m’appelles. Promis.
Michel : Mais oui, ah ! allez, sauve-toi.
Jeff sort.
Michel est sonné. Il va devant la bibliothèque et parle à ses "chers bouquins"
Voilà, voilà pourquoi il ne m’appelait pas. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Je ne dirai pas à Catherine qu’il est venu, non, c’est inutile… Je vais… réfléchir… La situation est délicate, et quand je dis délicate c’est… c’est… c’est une façon de parler… Vous me le copierez cent fois. Mes enfants, mes enfants chéris, donnez-moi la force d’affronter cette nouvelle épreuve… Je ne me déroberai pas, j’aime Catherine, rien, vous m’entendez, rien ne m’empêchera de l’épouser. C’est drôle, n’est-ce pas, je répète mot pour mot ce qu’il a dit… Vous vous en foutez, vous êtes tranquilles, peinards, blottis les uns contre les autres, la vie est belle. Vous seriez moins tranquilles si vous étiez à ma place. (En faisant le pitre) Il n’y a pas que des bons moments dans la vie… Comme disait le boulanger de Sainte-Cécile, (Avec l’accent provençal.) je suis dans le pétrin… Mais pourquoi, pourquoi !... Hein ?... Ici ?… Comme la dernière fois ?... Le premier qui dit a gagné… Vous êtes extraordinaires… Pas un mot n’est-ce pas, je compte sur vous… (Il va à sa table de travail. Il se retourne, et faisant face à la bibliothèque, le doigt sur les lèvres) Chuuuttt….
Noir
2
Le lendemain matin
2.1 Catherine, Michel
Ambiance sonore de bord de mer
La lumière monte progressivement
Catherine, seule, consulte un catalogue d’annonces immobilières.
Catherine, lisant : A deux pas de la mer et des jardins du Grand-hôtel, au cœur de l’éventail, Maison offrant une entrée, une cuisine équipée et aménagée, 4 chambres dont une au rez-de-chaussée… 650 000 euros… (Elle lit une autre annonce.) Villa de 150 m2 avec terrasse de 70 m2, à 600 mètres de la gare, la maison se compose d’un séjour traversant, d’une salle à manger, de 4 chambres, dont une avec salle de bain, douche, WC, deux cuisines - pourquoi faire, je me le demande - local à vélos, à voir absolument…
Entre Michel. Il va déposer sa serviette sur une chaise et va embrasser Catherine.
Catherine : Alors ?
Michel : Alors… il est têtu, têtu comme une mule, je lui ai dit et répété que je travaillais jour et nuit, il ne veut rien savoir. Il sait pourtant qu’on n’écrit pas un livre en claquant des doigts, il s’en fout. Tout ce qu’il veut, c’est partir, vite, le plus vite possible, éditer mon livre et s’en aller. Je vais le faire ce livre, je vais le faire… Je n’ai pas écrit mon dernier mot… Je te sers quelque chose ?
Catherine : Non merci, j’ai bu un thé tout à l’heure.
Il va dans la cuisine. Il revient, un verre de whisky à la main.
Catherine, lit une annonce : "Maison centre de Cabourg offrant une belle entrée, une cuisine équipée et aménagée, 4 chambres dont une au rez-de-chaussée"…
Michel, écoute d’une oreille distraite : Han, han…
Catherine, poursuivant : Celle-ci est intéressante : "sur une parcelle de 1500m² ancien corps de ferme composée d'une partie habitation de 93m² habitables, à rafraîchir"…
Michel : Han, han…
Catherine : Ecoute : "Très belle et authentique chaumière normande. Dans un cadre calme et proche de toutes commodités, 1h15 de Paris et 20 minutes de Cabourg… (Elle observe Michel du coin de l’œil.) cette maison traditionnelle vous permettra de vous évader et de profiter pleinement de la nature environnante"… Tu as réfléchi.
Michel : Hein ?... Oui, pardon… Tu m’as convaincu…
Catherine : Oh ! mais la vie est pleine de surprises.
Michel : Les femmes ont trop souvent le mauvais rôle, elles sont exploitées, incomprises… (Fièrement.) On lui dira tous les deux, lui et moi, euh, toi et moi.
Catherine : La nuit porte conseil.
Michel : Moque-toi, je n’y avais pas pensé.
Catherine, sourit : J’ai envie de t’embrasser… (Pendant que Michel boit une gorgée de whisky.) Comment ?
Michel : Je n’ai rien dit.
Catherine : Comment est-ce qu’on va lui dire ?
Michel : Pardon, je croyais que… Comment ?
Catherine : Oui.
Michel : Bah ! tous les deux.
Catherine : Tu es bête.
Michel : Tu me l’as déjà dit.
Catherine : Je ne plaisante pas.
Michel : Oh ! moi non plus.
Catherine : Tu as une idée ?
Michel : Peut-être… Je vais organiser une soirée, ici, tous les trois, comme la dernière fois… Champagne, petits fours…
Catherine : Une soirée entre amis…
Michel : Oui… enfin, entre amis… au début.
Catherine : ???
Michel : Parce que…
Catherine, hausse les épaules : On lui dira vite, plus vite on lui dira, plus vite on sera débarrassé.
Michel : Oh ! Catherine, débarrassé, c’est ton mari tout de même, ce n’est pas rien.
Catherine, sourit : Quand est-ce qu’on lui dira ?
Michel : J’ai pensé qu’on pourrait lui dire entre les brochettes tomates mozzarella et les tartines aux anchois marinés.
Catherine, hausse les épaules : Michel.
Michel : Mais je ne sais pas… Ça ne s’improvise pas ce genre de chose, il faut les préparer.
Catherine : Quoi ?
Michel, plaisantant : Les petits fours… Ça va être, ma chérie, une soirée… (Sérieusement.) Si toutefois, on ne sait jamais, les choses tournaient mal, la trousse à pharmacie est dans le petit placard, derrière la porte de la salle de bain.
Catherine : Tu dramatises.
Michel : Oh ! non, oh ! non… (Lève son verre.) Toujours pas ?
Catherine : Toujours pas.
Michel va chercher un verre de whisky dans la cuisine.
Il revient.
Reprise crescendo de l’animation sonore.
Catherine, lit une annonce : "…dans une rue arborée, à 10 minutes à pied du centre-ville… (La voix de Catherine est rapidement étouffée par l’animation sonore)
La lumière baisse lentement jusqu’au noir.
Noir
3
Quelques jours plus tard. Un soir
La scène est dans la pénombre.
Le téléphone sonne.
3.1 Michel, Simon
Michel, répondeur : Bonjour, Michel, laisser un message après le bip. Merci.
Simon, répondeur : Michel, on m’a fait une offre intéressante aujourd’hui… Je sais que tu es préoccupé, je ne peux rien faire pour toi malheureusement, mais je t’en supplie, écris-le vite ce livre. J’ai pensé à une chose, pourquoi est-ce que tu n’en reprendrais pas un vieux, personne ne s’en apercevra, tu en as écris tellement, et entre nous, je te parle en ami, qui se souvient de tes premiers romans. J’en ai sélectionné quelques-uns, tu me diras ce que tu en penses. Dépêche-toi Michel, j’aimerais le publier avant de m’en aller. Je t’envoie par mail la liste des livres que j’ai retenus. Dis-moi ce que tu en penses. Je t’embrasse.
Noir
3.2 Michel
Musique douce, Eclairage intime.
Michel sort de la cuisine, il porte un plateau sur lequel il y a des petits-fours. Il pose le plateau sur le bureau.
On sonne à la porte d’entrée.
Michel, pour lui-même, serrant les poings : Rien ne m’empêchera de l’épouser… (Il va ouvrir)… rien ne m’empêchera de l’épouser… (Il disparaît dans le vestibule.)
3.3 Michel, Catherine, Jean-François
Michel, off : Entrez, entrez, mes amis…
Entrent Catherine et Jean-François.
Ils s’embrassent.
Jeff, tend à Michel une bouteille de vin : Le propriétaire me l’a personnellement recommandée.
Michel : Alors… Je la boirai à ta santé… Installez-vous, je reviens… (il porte la bouteille dans la cuisine)
Catherine et Jean-François, se débarrassent et s’éloignent l’un de l’autre.
Michel, revenant : Catherine… quel bonheur… Mais comment fais-tu pour être aussi belle (A Jeff.) Tu sais que je commençais à m’inquiéter… Je voulais t’appeler…
Jeff : Je voulais t’appeler aussi… Les affaires, les voyages… Toujours par monts et par vaux, j’étais au Canada le mois dernier…
Michel : Au Brésil, la semaine dernière.
Jeff : Mais oui, comment le sais-tu ?
Michel, plaisantant : C’est mon petit doigt qui me l’a dit… Je ne sais pas, j’ai dit le Brésil comme j’aurais dit la Chine, le Mexique ou La Garenne-Colombes… Mes amis...
Catherine, Jeff : Oui !
Michel : J’ai une grande nouvelle à vous annoncer.
Catherine et Jean-François se placent chacun à côté de Michel.
Catherine, Jeff : Une grande nouvelle !
Michel : J’arrête.
Catherine : Pardon ?
Jeff : Tu arrêtes quoi ?
Michel : Tout.
Catherine, Jeff : Tout quoi ?
Michel : Tout, l’écriture, les salons, les dédicaces…
Catherine : Les femmes.
Michel : Oui, aussi... Je passe à autre chose, il est temps pour moi de prendre un nouveau départ. Mais avant d’arrêter, avant de ranger mon stylo, j’ai eu la faiblesse, que dis-je la faiblesse, la folie, que je ne regrette pas, de promettre un livre à mon éditeur.
Jeff : Ton éditeur ?
Michel : Simon… Simon, mon éditeur ! Ne me dis pas que tu ne le connais pas, son nom est imprimé sur tous mes livres… que tu n’as certainement jamais lus. J’ai eu la faiblesse de lui promettre un roman. Il a publié le premier en 1988…
Jeff : 88… Le temps passe, c’est effrayant.
Michel : Laisse-le passer. Passez, je vous en prie, je ne vous retiens pas.
Catherine : Si on pouvait.
Michel : Il a édité le premier, il éditera le dernier... (Pour lui-même.) Si j’arrive à le finir avant son départ.
Jeff : Et ce roman, il est…
Michel : En cours.
Jeff : Alors, tu écris toujours.
Michel : Tu le fais exprès, il ne va s’écrire tout seul !... Excuse-moi, je suis…
Jeff : Nerveux ?
Michel : Un peu, oui. (Mime ce qu’il dit) Un peu coincé.
Jeff : Tu sais que moi aussi j’écris un livre.
Michel : Un roman ?
Jeff : Je n’ai pas cette prétention… Un essai, un témoignage. J’écris un livre sur les ravages de la nourriture industrielle, je veux partager mon expérience, mettre en garde les consommateurs contre les dérives de l’industrie agro-alimentaire. On nous empoisonne Michel, on nous empoisonne.
Michel : Que ta nourriture soit ta médecine et ta médecine ta nourriture, (En levant l’index fièrement.) Hippocrate.
Jeff : Ah ! ah ! tu ne changeras jamais.
Michel, en regardant Catherine : Seule une femme pourra me faire changer.
Jeff : Je lui souhaite bien du plaisir.
Michel : Je saurai lui en donner… Buvons mes amis, buvons avant qu’il ne soit trop tard.
Jeff : Trop tard… Enfin voyons, Il n’est jamais trop tard.
Michel : Avant qu’ils nous empoisonnent avec leurs saloperies.
Catherine, réprimande Michel gentiment : Michel.
Michel : Profitons ensemble, voulez-vous, profitons de ces derniers instants de franche camaraderie… Buvons à l’amitié… Catherine ?
Catherine : Oui mon ché… euh ! oui.
Michel : J’ai mis une bouteille de champagne au frais, tu veux bien aller la chercher, s’il te plaît.
Catherine, fait semblant de chercher la cuisine : La cuisine ?
Michel : Derrière toi… Merci.
Catherine disparaît dans la cuisine.
Michel, à Jeff : Allez.
Jeff : J’ai peur.
Michel : Pense à Ravaillac, il en a vu d’autres.
Jeff : Merci bien, on l’a écartelé.
Michel : Justement.
Jeff, affolé : Viens près de moi !
Michel et Jean-François sont côte à côte.
Retour de Catherine. Elle marque un temps d’arrêt.
Jeff, fort : Catherine !
Catherine : ???
Jeff : Il faut que je te parle.
Catherine : Moi-aussi. (Tend la main à Michel.) Michel.
Michel est tiraillé entre Jean-François et Catherine. Jeu de scène.
Jeff, à Catherine, avec autorité : Ecoute-moi !
Catherine, résignée : Bon… Parle.
Jeff : Euh !... Je… (Fort, en lançant les bars devant lui.) J’aime !
Catherine : ???
Jeff : Une femme.
Catherine : Tu aimes une femme !
Jeff : Elle s’appelle Clara, elle est italienne, elle a 48 ans, elle est brune, elle mesure 1,68, je l’aime et je veux l’épouser. Tu voulais me dire quelque chose.
Michel fait de grands signes à Catherine dans le dos de Jean-François.
Catherine : Non, non, rien.
Jeff : Parle.
Catherine : Il faut toujours que tu gâches tout.
Jeff : Mais quoi, gâcher quoi, je ne comprends pas.
Michel : La soirée Jean-François, la soirée.
Un temps.
Catherine, froidement : Tu veux divorcer ?
Jeff : Oui.
Catherine : Naturellement… Eh ! bien divorçons, n’en parlons plus.
Jeff, à part : Si j’avais su.
Catherine : Si ?
Jeff : Non, rien.
Catherine : Tu as pensé aux enfants, tu leur as dit ?... Non, bien sûr, tu attends que je le fasse.
Jeff : Solange a 26 ans, elle vit en Australie, et Sébastien 24, ce ne sont des plus des enfants, nos enfants.
Catherine : Pour moi, si… (Un long silence. A Michel.) Tu ne dis rien, Jean-François me quitte, tu ne dis rien.
Michel : Excuse-moi Catherine, je n’avais pas prévu que ton mari se comporterait comme un goujat.
Jeff : Mais pardon.
Michel : Un mufle.
Jeff : Oh !
Michel : Jean-François, je ne te juge pas, tu aimes une femme, je peux le comprendre… Tu vas quitter une femme adorable, belle… une femme exceptionnelle… (Un temps.) Jean-François, est-ce que tu es sûr de vouloir divorcer ?
Jeff : Mais oui… et le plus tôt sera le mieux.
Michel : Tu ne changeras pas d’avis ?
Jeff : Mais non !
Michel : Catherine, l’instant est solennel, je te demande de bien réfléchir, est-ce que tu es sûre de vouloir quitter Jean-François, ton mari, dé.fi.ni.ti.ve.ment ?
Catherine : Je le veux.
Michel : Approchez. En ma qualité de témoin, bien malgré moi, je vous prie de le croire… Si on m’avait dit, qu’ici, ce soir… Je tombe des nues, enfin… En ma qualité de témoin, neutre et impartial, Catherine, Jean-François, je vous déclare ex-mari et femme. Vous pouvez vous embra, vous séparer.
Catherine et Jean-François s’écartent l’un de l’autre.
Jeff : C’est ridicule.
Michel : Je plaisante. Il faut bien rire un peu.
Jeff : Eh ! bien moi, ça ne m’amuse pas.
Michel : Oh ! moi non plus, je n’ai pas le cœur à rire, crois-moi. (Présente le plateau de petits fours à Jean-François.) je les ai préparés avec amour.
Jeff, refuse : Merci… Je m’en vais, je n’ai plus rien à faire ci.
Catherine : Oui, va-t’en, va la rejoindre.
Jeff : Je n’y vais pas, j’y cours !
Catherine : Et moi ?
Jeff : Toi… mais… je ne sais pas… (Il lance à Michel un regard incrédule)
Catherine : Tu ne penses tout de même pas que je vais rentrer, seule, rue de Miromesnil… Michel ?
Michel : Hein.
Catherine : Est-ce que je peux dormir ici cette nuit ?
Michel, avec une contorsion comique : Mais bien sûr.
Catherine, à Jeff, sur un ton de défi : Ça ne t’ennuie pas si je dors avec Michel, euh ! chez Michel cette nuit ?
Jeff, hausse les épaules : Non… (Et demande à Michel.) Vraiment, ça ne t’ennuie pas ?
Michel : Oooh bah !... Quand on peut rendre service.
Un temps.
Catherine, indiquant la porte du regard : Tu ne pars pas.
Jeff : Si… (Il prend ses affaires et se dirige vers la porte.)
Catherine : Allez ! Va où tu veux, chez elle, au bout du monde ou dans la lune, mais s’il te plaît, va-t’en ! (Elle prend le plateau de petits fours, les flûtes, la bouteille de Champagne et emporte le tout à la cuisine.) Quelle soirée !
Michel accompagne Jeff à la porte.
Jeff, bas à Michel : Tu as vu, non mais tu as vu, elle s’en fout… Je suis son mari tout de même, ce n’est pas rien !
Michel : Calme-toi.
Jeff : Qu’est-ce qu’elle voulait me dire ?
Michel : Mais je ne sais pas, allez, tu verras ça plus tard.
Jeff : On est peu de chose…
Michel : Oui, oui, allez.
Jeff : Merci… si tu as besoin de moi…
Michel : Oui, oui… Allez, sauve-toi.
Il sort.
3.4 Catherine. Michel
Catherine, sortant de la cuisine : Michel !
Michel : Oui.
Catherine, imitant Jean-François : J’aime !.. Ah ! ah ! ah ! Ridicule, il était ri.di.cule. Non, mais où est-ce qu’il est allé chercher ça !
Michel : Tu n’es pas juste… (Il s’approche de Catherine et lui demande solennellement.) Catherine, voulez-vous être ma femme ?
Catherine : Je le veux.
Michel : Marions-nous, vite, le plus vite possible… Je t’aime (Il l’embrasse.)
Catherine : Je suis déçue, je m’étais préparée… C’est curieux tout de même, le soir où on allait lui dire que nous nous aimons et que nous voulons nous marier, il m’annonce qu’il en aime une autre et qu’il veut divorcer.
Michel : Oui, c’est, c’est curieux, je ne m’y attendais pas, vraiment.
Catherine : Quelle soirée, je m’en souviendrai… Je savais qu’il avait une "maîtresse", je m’en doutais… Pourquoi a-t-il attendu ce soir pour le dire ? Je ne crois pas au hasard. Il est malin, c’est un manipulateur, il avait prémédité son coup.
Michel : Mais non, il a dit ça comme ça, il n’a pas réfléchi…
Catherine : Oui, bien sûr… Tout de même, c’est curieux.
Michel : Quelle importance. Tu es libre, tu n’as plus de compte à lui rendre.
Catherine, songeuse : On partage pendant 30 ans la vie d’une personne, on la connaît mieux qu’elle ne se connaît elle-même, et en quelques minutes, psitt… elle disparaît, elle s’évapore. Adieu Jean-François, je te souhaite une vie longue et heureuse… Qu’est-ce que tu cherches ?
Michel : Le champagne ?
Catherine : Dans la cuisine.
Michel va chercher la bouteille de campagne et les flutes dans la cuisine.
Michel, off : Tu ne plaisantais quand tu lui as dit, va-t’en, va où tu veux…
Il ouvre la bouteille dans la cuisine.
Catherine, enchainant : Au bout du monde ou dans la lune, mais s’il te plaît, va-t’en… (un temps) Ecris-le vite ce livre… Dès que tu l’auras fini, on lui dira… On lui dira n’est-ce pas, on lui dira la vérité.
Michel, off : Oui.
Retour de Michel. Il remplit les flûtes.
Catherine : Promis ?
Michel : Des promesses, à mon âge !... Je te le promets.
Catherine : Je ne veux pas mentir.
Michel : On lui dira tous les deux.
Catherine : Main dans la main.
Michel : Comme tu voudras (Il lève son verre.) A l’amour.
Catherine : A ton roman.
Michel : A Cabourg.
Catherine : A la liberté.
Michel : A Clara.
Catherine : Michel !
Catherine et Michel, trinquant : Ah ! ah ! ah !
Noir
4
Quelques jours plus tard
Ambiance sonore de bord de mer.
La scène est dans l’obscurité.
4.1 Michel, Un promoteur immobilier (Scène enregistrée.)
Un promoteur immobilier :… il y a une chambre au rez-de-chaussée, les autres sont à l’étage… prenez votre temps, la maison est grande…
Michel : Immense.
Le promoteur immobilier : Il y a trois salles de bain, une ici, les deux autres à l’étage.
Michel : D’accord…
Le promoteur immobilier : Je vous laisse faire le tour du propriétaire… je suis au salon, si vous avez besoin de moi…
Michel : Je vais me débrouiller, je vous remercie.
Le fond sonore diminue. La lumière monte lentement
Sonnerie porte d’entrée.
4.2 Catherine, Jean-François
Catherine sort de la cuisine, traverse le salon, et va ouvrir.
Catherine, froidement, off : C’est toi.
Jean-François entre suivi de Catherine.
Jeff : Bonjour.
Catherine : Bonjour.
Jeff, tend une enveloppe à Catherine : Tiens.
Catherine : Qu’est-ce que c’est ?
Jeff : Des papiers pour le divorce.
Un temps
Jeff : Je vais m’installer chez Clara, nous allons vivre à Rome. Je te laisse l’appartement.
Catherine : Je n’irai pas… Vends-le… C’est fini Jean-François, fini… Tout est fini entre nous. Tout, tu comprends.
Jeff : Où vas-tu aller ?
Catherine : Je ne m’inquiète pas pour ça.
Jeff : Tu vas rester ici longtemps ?
Catherine : Le temps qu’il faudra.
Jeff, étonné : Ah.
Catherine : On n’avait plus rien à faire ensemble Jean-François, on faisait semblant… (Pour elle-même.) Faire semblant, tenir le plus longtemps possible en attendant que ça craque… (Reprenant.) On devrait indiquer la date de péremption sur les livrets de familles, à consommer jusqu’au… date à préciser.
Jeff : Tu es injuste… et cruelle. Je t’ai aimé Catherine.
Catherine : Tu ne m’aimes plus ?
Jeff : Si… oui… On ne peut pas aimer la même personne toute sa vie.
Catherine : Et tu veux l’épouser.
Jeff : Je ne veux pas la perdre.
Catherine : C’est pour ça.
Jeff : Je ne pourrai pas vivre sans elle.
Catherine : Oh ! divorçons, divorçons vite, vite… Bianca va bien ?
Jeff : Clara.
Catherine : Clara, Bianca, Maria…
Jeff : Elle va bien,
Catherine : Tant mieux.
Jeff : Je ne pensais pas que tu réagirais si… comment dire, calmement.
Catherine : Mais enfin Jean-François, pour qui me prends-tu… Je me doutais qu’il y avait une autre femme, tu partais, tu rentrais tard, quand tu rentrais. Tu ne me parlais pas…
Jeff : Je voulais te le dire. Je n’y arrivais pas.
Catherine : Ah c’est difficile, c’est difficile de dire les choses, c’est difficile de ne pas mentir. Comme tout serait plus simple, comme tout serait plus beau… C’est fini Jean-François, on n’a plus rien à se dire.
Jeff : Je te demande pardon.
Catherine : Ah ! non, s’il te plaît… Tu m’as trompée, la belle affaire ! C’est fait, n’en parlons plus… Elles étaient belles, tu en as beaucoup ?
Jeff : ???
Catherine : Des femmes.
Jeff, agacé : Quelques-unes, je ne sais pas.
Catherine : Tu ne sais pas.
Jeff : Mais enfin, pourquoi ces questions ?
Catherine : Moi je sais. Je me souviens de tous les hommes que je n’ai pas eus, et il y en a eu beaucoup. Je te souhaite d’être heureux Jean-François.
Jeff : Qu’est-ce que tu vas faire ?
Catherine, le défiant : Qu’est-ce que tu as fait, toi… J’aimerais aller vivre au bord de la mer. En Normandie… (Pour elle-même.) A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Jeff, désigne l’enveloppe du regard : N’oublie pas.
Il s’approche de Catherine pour l’embrasser.
Catherine, s’écarte brusquement : Ah ! non.
Jeff : Excuse-moi. (Il va lentement à la porte)
Catherine, allant dans la cuisine : Tu fermeras la porte en sortant.
Jeff, reste un moment sur le pas de la porte, puis avant de sortir : Au revoir.
Noir
5
Le lendemain matin
5.1 Catherine, Michel
La scène est dans la pénombre.
Catherine est seule, elle est assise, elle rêve. Musique.
Entre Michel. Il tire une valise à roulettes.
Il va déposer, discrètement, sa valise dans la chambre et revient.
Il secoue doucement Catherine.
La musique s’arrête.
Catherine, ouvre les yeux. Ils s’embrassent : Ça s’est bien passé ?
Michel : Tu dormais ?
Catherine : Non, je rêvassais. Je me repose, je suis bien.
Il sort son portable et montre à Catherine des photos des maisons qu’il a visitées.
Catherine : Qu’est-ce que c’est ?
Michel : Devine.
Catherine : Magnifique…
Michel : Le parc donne sur la mer… le centre-ville est à deux kilomètres…
Catherine : On achètera des vélos.
Michel, précise : Electriques.
Catherine : Evidemment… Tu n’as pas signé.
Michel : Non, c’est trop tôt, il y en a une autre que j’aimerais visiter. Et je ne signerai pas sans ton accord… Qu’est-ce que c’est ?
Catherine : Des papiers pour le divorce… Jeff est passé hier… On va vendre l’appartement…
Michel : Ah !… c’est décidé.
Catherine : Oui. (Elle regarde les photos sur l’écran du téléphone.) C’est le salon ?
Michel, se penche pour regarder la photo : Oui… (Il va dans la cuisine, off) Il y a deux chambres d’amis…
Catherine fait défiler les photos.
Michel revient un verre à la main.
Il est tendu, soucieux, il veut dire quelque chose à Catherine mais il n’ose pas.
Catherine : Qu’est-ce qu’il y a ? tu tournes, tu vires… tu as quelque chose à me dire…
Michel : Qu’est-ce que tu penserais… qu’est-ce que tu penserais d’un écrivain… d’un écrivain qui reprendrait un de ses romans, qui s’en inspirerait ?
Catherine : Je penserais que c’est un écrivain malhonnête, un bon à rien, un escroc.
Michel : Il ne vole personne.
Catherine : Si, ses lecteurs.
Michel : Ils lui pardonneront.
Catherine : Oh ! tu ne vas pas faire ça… ne me dis pas que…
Michel : Non.
Catherine : Jamais ?
Michel : Jamais... Une fois ou deux, peut-être.
Catherine : Oh !
Michel : Il ne suffit pas de s’asseoir à une table pour écrire, c’est un peu plus compliqué que ça. Simon m’a appelé, je n’étais pas là, il a laissé un message, on lui a fait une proposition intéressante, je pense qu’il va l’accepter… Je ne pourrai pas l’écrire autrement, ce bouquin, je n’aurai pas le temps. (Il montre la bibliothèque.) J’en ai assez écrit… Qui sait aujourd’hui que j’ai reçu le prix du premier roman mille neuf cent quatre-vingt ?...
Catherine : Sept.
Michel : Huit ! Personne. Qui sait que j’ai écrit 8O romans ? Personne.
Catherine : Reconnais que ce n’est pas non plus une information indispensable.
Michel : C’est vrai.
Catherine : Eh ! bien fais-le, puisque tu n’es pas capable de l’écrire autrement, ton bouquin ! Je n’aime pas cette idée.
Michel : Mais je ne l’aime pas non plus. Je m’y résigne à contrecœur.
Catherine : Et ne compte pas sur moi pour t’aider. Je ne participerai pas à cette… cette supercherie !… (Elle lui rend son téléphone brusquement) tu m’énerves !
Michel : J’en connais qui n’hésiteraient pas, j’en connais même beaucoup…
Catherine : Je ne veux pas le savoir… Tu m’agaces, je sors. Je vais prendre l’air.
Michel : ???
Catherine : Ne m’attends pas.
Michel : Cathe…
Elle sort en claquant la porte.
Michel :…rine.
Michel va sélectionner les romans que Simon lui a indiqués. Il va s’asseoir
Fondu
5.2 Michel
Michel est assis à son bureau.
Il tient un roman dans une, main et tape (laborieusement) de l’autre.
Michel : la jeune femme sortit précipitamment de la salle (il tape sur une mauvaise touche, s’énerve) ah !... (Pour lui-même) Mais pourquoi, pourquoi ! … (il tape en marmonnant ce qu’il écrit. Il tape à nouveau sur une mauvaise touche) Ah et puis merde !
Il attrape le téléphone et appelle.
... Jean-François… dis-moi… Oui, bonjour… Dis-moi… Comment ?... Elle va bien… mais non voyons, ça ne me dérange pas… Dis-moi… Oui, oui… Est que tu pourrais me rendre un service… j’ai promis un roman à mon éditeur... Je te l’avais dit… oui, oui, excuse-moi, tu sais en ce moment… Est-ce que tu pourrais m’aider à l’écrire… à le taper… Oui… Chez moi… Hein ? mais non pourquoi… Alors ?... Merci…(Sèchement) Demain matin 8h.
Il raccroche.
Noir
6
Le lendemain matin
6.1 Michel, Jean-François, Catherine
Michel fait les cent pas, un livre ouvert à la main.
Jeff tape sous la dictée de Michel
Michel, dictant : La jeune femme entra précipitamment dans le salon, virgule….
Jeff : Précipitamment, virgule,
,
Michel, dictant : Soudain elle vit, virgule, venant à sa rencontre, virgule, un jeune homme qu’elle ne connaissait pas.
Jeff, répète en tapant le texte : …un jeune homme qu’elle ne connaissait pas
Entre Catherine. Elle est en robe de chambre. Elle embrasse Michel et va dans la cuisine.
Michel, à Jean-François : Je ne vous présente pas, vous vous connaissez… (Cherche un passage dans son livre et poursuit sa dictée) "Éric avait d’abord cru à une erreur, il lui reprocha de ne pas lui avoir parlé plus tôt. Il eut un geste vague dont le détachement… dont le détachement blessa la jeune femme… blessa la jeune femme (Il s’interrompt. A Catherine, fort.) Chérie ! Tu peux nous apporter… du…du thé.
Jeff, le doigt levé : S’il te plaît.
Un lourd silence.
Michel : Oui ?...
Jeff : Tu n’as pas perdu de temps.
Michel : J’en ai tellement perdu… Quand je pense au temps que j’ai perdu, toi aussi d’ailleurs, tu en as certainement beaucoup perdu. Ce qu’il y a de plus précieux au monde, on le gaspille sans compter. Pourquoi ? Si on savait Jean-François, si on savait… L’ignorance, l’ignorance est mère de tous les maux. Je crois que c’est Rabelais qui a dit ça, et c’est très juste. Mais Rabelais ne disait pas n’importe quoi, lui… Tu sais, c’est une façon de parler bien sûr, tu sais qu’on ne sait pas ce que c’est… le temps. Si personne ne me le demande, je le sais, si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne sais plus. Saint Augustin… Et l’amour ! L’amour et le temps sont les deux plus grands mystères de l’existence.
Jeff, levant la main, dans un mouvement de colère : Et celle-là, tu sais ce que c’est !
Michel, pour lui-même : La chute est brutale.
Retour de Catherine. Elle va prendre la main de Michel.
Jeff, à Catherine, comme un reproche : Toi.
Catherine : Oui, moi… j’aime, Jean-François, il s’appelle Michel, il est français, il a 60 ans, il est écrivain, il est séduisant, intelligent, je j’aime et je veux l’épouser… Michel m’a soutenue, protégée, Il a trouvé les mots…
Jeff : Empruntés certainement.
Catherine : Il m’a consolée.
Jeff : Dans son lit !
Catherine, agacée : On se console comme on peut !
Jeff, à Michel : Et toi, j’avais à peine le dos tourné (En désignant Catherine.) Tu as sauté sur l’occasion !
Catherine, outrée, d’un jet : L’occasion t’emmerde !
Michel : Catherine !
Catherine, à Michel : Excuse-moi, mais là !
Elle va, en serrant les poings, chercher dans la cuisine le thé qu’elle a préparé.
Jeff pose la clé USB sur le bureau, se lève lentement, va prendre sa veste et se dirige vers la porte
Michel : Qu’est-ce que tu fais ?
Jeff : Je pars.
Michel : Ah ! non, tu partiras quand on aura fini !
Jeff, montrant les muscles : J’ai fini
Michel, autoritaire : Si tu pars…
Jeff : Oui ?
Michel : Si tu pars, je lui dis !
Jeff : ???
Michel : Tout.
Jeff : Je m’en fous.
Michel : Je luis dirais des choses… attention, mon imagination est sans limite.
Jeff : Je m’en fous.
Michel : Jean-François s’il te plaît ne pars pas. Je ne t’ai pas laissé tomber, moi, quand tu m’as demandé de… tu vas rire, j’ai un peu honte…Tu n‘étais pas fier, tu n’en menais pas large… Tu m’as imploré, supplié… S’il te plaît, reste.
Jeff : Bon…. (A contrecœur.) Parce que je ne suis pas un goujat !
Michel, se moque gentiment de Jean-François : Merci… Je savais que tu ne me laisserais pas tomber.
Il va s’assoir. Catherine revient elle porte un plateau sur lequel il y a une tasse. Elle passe fièrement devant le bureau sans s‘arrêter… et va donner la tasse à Michel.
Jeff, sidéré, la regarde passer
Michel : Merci ma chérie.
Catherine retourne dans la cuisine. Elle s’arrête sur le pas de la porte.
Catherine et Michel s’envoient des baisers.
Elle sort.
Michel, à Jeff : Et tu l’as quittée pour une espagnole !
Jeff, fou de rage : Une italienne !
Michel : Oui, oh ! une espagnole, une italienne, tu chipotes, tu chipotes… Allez, allez…
Il prend son livre et dicte un passage assez long. On ne comprend pas ce qu’il dit, sa voix est couverte par la musique.
Noir
7
Quelques jours plus tard
7.1 Catherine, Jean-François
Catherine est seule en scène. Elle glisse des papiers dans une enveloppe.
Sonnerie porte d’entrée
Elle va ouvrir
Catherine, off, froidement : Entre.
Jeff entre, regarde autour de lui.
Catherine : Michel s’est absenté, il est en route, il ne va pas tarder, tu voulais le voir.
Jeff : Non… Non, non.
Catherine : Clara, va bien ?
Jeff : Elle va bien. Je ne demande pas comment va Michel.
Catherine, donne l’enveloppe à Jean-François : Il va bien.
Jeff : Merci
Catherine : Il faut divorcer vite Jean-François, le plus vite possible, ne perdons pas de temps.
Jeff : Divorçons… puisque nous sommes d’accord tous les deux… On restera amis ?
Catherine : Non… On restera un homme et une femme qui ont mêlé leur existence et pas mal d’autres choses pendant 30 ans et qui partent chacun de leur côté vivre une vie nouvelle. Mais enfin, Jean-François, un ami tu sais ce que c’est, un ami c’est quelqu’un de fidèle… Et tu voudrais qu’on reste ami, allons.
Jeff : Tu voulais me dire quelque chose l’autre soir ?
Catherine : C’est trop tard.
Jeff : Il n’est jamais trop tard.
Catherine : Non, Jean-François, ne jouons pas à ce jeu-là. Séparons-nous vite. Tu aimes Clara, j’aime Michel, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ne compliquons pas les choses inutilement.
Jeff : Tu ne l’as pas toujours aimé. Tu le détestais.
Catherine : Les goûts changent en vieillissant.
Jeff : En effet.
Catherine : Je l’aime, je suis heureuse, heureuse, tu entends.
Jeff : Tu l’aimes depuis longtemps ?
Catherine : ----
Jeff : Réponds-moi
Catherine : ----
Jeff : Depuis longtemps !
Catherine : Quelle importance.
Jeff : C’est ce que tu voulais me dire ?
Catherine : Oui.
Jeff : Tu voulais me quitter.
Catherine : On voulait te le dire.
Michel : On… Je ne comprends pas.
Catherine : On voulait te le dire tous les deux.
Jeff : Tous les deux !
Catherine, faiblement, les yeux baissés : Main dans la main.
Jeff : Vous… vous vouliez me dire l’autre soir… main dans la main…. que … mais… mais… (Froidement.) Je vais le tuer.
Entre Michel. Il va déposer sa valise à roulettes dans un angle du salon.
7.2 Michel, Jean-François, Catherine
Michel : ???... Oui…
Catherine : Hmmm…
Jeff, les poings sur les hanches, agressif : Alors !
Michel : Hein…
Jeff : Tu voulais me dire quelque chose.
Michel : Quelque chose…non.
Jeff : Réfléchis.
Michel : ???
Jeff : Vraiment.
Michel : Je ne vois pas.
Jeff : Je sais tout.
Michel : ???
Jeff : Tout !
Michel, à Catherine : Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Catherine : La vérité.
Michel : Il ne faut jamais dire la vérité, Catherine, jamais !
Catherine : Oh !
Jeff : Bravo… Bien joué…Tu es pitoyable… (Lève la main, menaçant.) Si je ne me retenais pas…
Michel : Je vais t’expliquer.
Jeff, à Catherine : Vous vous êtes fichu de moi !... Je ne vous dérangeais pas, je n’étais jamais là… Pendant que je parcourais le monde, pendant que je travaillais…
Michel : Pendant que tu bavardais.
Jeff : Je ne trompais pas un ami, moi, je trompais ma femme !
Catherine : Oh ! le monstre ! (Elle va lui donner un coup de pied sur le tibia.)
Jeff : Oh putain ! oh putain !... (Il va en boîtant jusqu’au bureau, et de rage, s’empare de la clé USB posée à côté de l’ordinateur.) Ah ! ah ! rira bien qui rira le dernier !
Michel : Jean-François, s’il te plaît, donne-moi cette clé… (Jeff, menaçant, lève le poing)
Jeff, à Michel : Tu seras moins arrogant quand on saura qui tu es !
Michel : Donne-moi cette clé !
Jeff : Un escroc, un menteur, un raté, un minable… (il se dirige en boîtant vers la porte).
Michel : Jean-François, donne-moi cette clé !
Jeff, sur le pas de la porte, fort, brandissant la clé comme un trophée : Arrivederci !
Il sort, furieux.
7.3 Michel, Catherine
Un temps long.
Catherine : Il va l’utiliser tu crois ? Qu’est-ce qu’il peut en faire ?
Michel : Mais non. Ne t’inquiète pas… (Il sourit.)
Catherine, intriguée : Oui ?
Michel, il sort une clé USB de sa poche : Deux précautions valent mieux qu’une.
Catherine : Mais…
Michel : Une vielle habitude.
Un temps.
Catherine : Appelle-le.
Michel : Hein.
Catherine : "Ton éditeur", appelle-le.
Michel : Maintenant ?
Catherine : Oui… tu veux que je l‘appelle ?
Michel : Non, non, je vais le faire… (Il décroche le combiné et compose lentement un numéro ! Il écoute un moment, il se tourne vers Catherine) Boîte vocale… il a laissé un message…
Il écoute le message. Puis le combiné dans la main, il se tourne vers Catherine :
Il est parti, il a mis la clé sous la porte. Il remercie chaleureusement les auteurs qu’il a édités… Il ne dit pas où il va…
Il raccroche. Puis, nostalgique, comme pour lui-même.
Les éditions du boulevard, un rez-de-chaussée au fond d’une cour, deux chaises, une table, un téléphone…
Catherine : La clé sous la porte, c’est un joli titre pour un dernier roman… Tu savais ?... Tu savais qu’il me trompait ?
Michel : Oui.
Catherine : Bien sûr.
Michel : Il me l’a dit le mois dernier. Il est passé… Il voulait me demander un service.
Catherine : Intéressé.
Michel : Il m’a demandé, il m’a supplié de l’aider, Il avait de peur.
Catherine : Pauvre chéri.
Michel : Il avait peur de lui, de sa réaction si tu refusais de divorcer.
Catherine : Oh !
Michel : Il ne t’a jamais battue ?
Catherine : Pas que je sache.
Michel : "Rien, tu m’entends, rien ne m’empêchera de l’épouser !"
Catherine : Et tu l’as l’a cru.
Michel : Oui.
Catherine : Comme vous êtes naïfs.
Michel : ?
Catherine : Il est bourru, ronchon, il s’emporte parfois, pour des broutilles la plupart du temps, mais il n’est pas méchant. Il t’a manipulé, comme il manipulait ses partenaires.
Michel : Je voulais te protéger… Tu sais ce qu’il m’a demandé ?
Catherine : Chut… Tais-toi.
Michel : Tu ne veux pas savoir.
Catherine : Michel… Dis-moi ?
Michel : Oui ?
Catherine : Tu n’as jamais frappé une femme ?
Michel : Non… (Avec une contorsion comique) Une fois ou deux peut-être.
Catherine : Ha ! ha ! ha !... Je t’aime…
Michel : Je t’adore.
Ils s’enlacent.
Catherine : Et ce roman, ce roman que tu as promis.
Michel sort la clé USB de sa poche, et va la jeter dans la poubelle.
Catherine : Bah…
Michel : Je ne veux plus en entendre parler. Jamais !
Catherine : Bon… N’EN PARLONS PLUS.
NOIR
Prologue
La scène est dans la pénombre.
On distingue la silhouette d’un homme assis à la table de travail. L’homme tape, maladroitement, sur le clavier de l’ordinateur.
L’homme, tapant et marmonnant à mi-voix : …Ce n’était pas ainsi qu’il avait envisagé sa rencontre avec Eléonore (Il continue de marmonner quelques phrases. Il poursuit à haute voix.) La jeune femme traversa, d’un pas vif, le couloir décoré avec soin… point… (Il cherche la touche "Imp".)… Impression… Impression… Ah !… (Il appuie sur la touche "Imp".)
L’homme se lève et va prendre, sur l’imprimante, (posée sur une étagère de la bibliothèque), la feuille qu’il vient d’imprimer.
NOIR
Générique
(Voix off)
La Compagnie Xxx,
Présente
TOUS LES DEUX
d’Henry DUROURE
Avec
(Nom des acteurs)
Dans une réalisation de :
(Nom du metteur en scène)
La Lumière montre progressivement.
1
Un matin
1.1 Michel
Catherine et Michel ont passé la nuit ensemble.
Michel s’est levé de bonne heure pour écrire. Tenue décontractée.
Michel, lisant la feuille qu’il a récupérée. Il marmonne entre ses dents, on ne comprend pas ce qu’il dit : Mmmme… mmme… mmme.. (Il s’interrompt.) Décoré avec soin... Avec soin ! c’est vague, ça ne veut rien dire ! Non, ça ne va pas !
Il froisse la feuille et la jette dans la corbeille à papier.
…Mais pourquoi est-ce que j’ai fait ça, pourquoi !
1.2 Michel, Catherine
Entre Catherine, venant de la chambre. Elle s’apprête à rentrer chez elle.
Catherine, entrant : Qu’est-ce que tu as fait ?
Michel, désignant la corbeille à papier : Ça.
Catherine : ???
Michel : Rien, pas une ligne, pas un mot.
Catherine, minimise : Il y a des jours, comme ça, ce n’est pas grave.
Michel : Non, il n’y a pas des jours comme… comme tu dis.
Catherine : Oh ! tu n’as jamais connu, comme tous les écrivains, l’angoisse de la page blanche ?
Michel : Non.
Catherine : Tu n’as jamais ressenti cette impression de vide, ce léger vertige…
Michel : Jamais ! j’ai toujours écrit avec facilité. Je n’ai jamais ressenti cette impression de… (Avec une contorsion comique.) Une fois ou deux peut-être.
Catherine : Ah ! tu vois.
Michel : Mais pourquoi, pourquoi ?
Catherine : Pourquoi, quoi ?
Michel : J’ai… non rien.
Catherine, tend l’oreille comme pour le forcer à parler : Tu as ?
Michel, hésite, puis : J’ai promis un livre à mon éditeur.
Catherine, le reprend : Mon éditeur.
Michel, agacé : C’est une façon de parler ! Catherine, s’il te plaît, ce n’est pas le moment, je t’assure, j’ai dit mon éditeur comme j‘aurais dit ma banque, mon coiffeur…
Catherine : Ma femme, quand nous serons mariés.
Michel : Je lui ai promis un roman.
Catherine : Des promesses, à ton âge.
Michel : Mon âge ! J’ai 60 ans… (Dans une espèce d’envolée, avec un tourbillon de la main) « Hé bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? C’est la fleur de l’âge ! et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme ». (Il précise, en s’inclinant.) Molière.
Catherine : Prétentieux.
Michel : D’après les statistiques, ma chérie, l’espérance de vie des hommes aujourd’hui est de 78 ans. Il me reste donc, si je ne me trompe pas, 78 moins 6O, une bonne vingtaine d’années à vivre.
Catherine : 18 exactement, si je ne me trompe pas.
Michel : 18, en effet. Avec ta permission, je m’étais accordé un petit supplément, à mon âge, n’est-ce pas… Je lui ai promis un roman pour la fin du mois, voilà ce qui ne va pas !
Catherine : La fin du mois ! Mais c’est…
Michel : Oui, la fin du mois c’est…
Catherine : Je n’ai rien dit.
Michel : Non mais tu allais le faire. Je lui ai promis, comme ça, sans réfléchir, enfin sans réfléchir…
Catherine, moqueuse : C’est une façon de parler.
Michel : Oh ! je n’ai pas envie de plaisanter, tu sais, vraiment !... Je l’ai vu hier, je voulais lui parler… Je voulais…
Catherine : Je quoi… Parle. (Pour elle-même.) C’est agaçant.
Michel : Il vend sa boîte… Il m’en avait parlé, je n’y croyais pas. Il en a marre, il ne supporte plus le milieu de l’édition… Je ne pensais pas qu’il le ferait, sa boîte c’est toute sa vie… Et la mienne ; un auteur, un éditeur, l’un ne va pas sans l’autre. (Il se souvient.) « Les éditions du boulevard », un rez-de-chaussée au fond d’une cour, boulevard Sébastopol, deux chaises, une table, un téléphone… Tous les éditeurs avaient refusé mon livre, tous sans exception : "Monsieur, nous avons bien reçu votre manuscrit et nous vous remercions de la confiance que vous accordez à notre maison d’édition. Votre manuscrit a été examiné avec attention par notre comité de lecture, malheureusement il ne correspond pas au type d’ouvrage que nous recherchons actuellement". Ça ne correspond jamais. Je leur répondais – tu sais que je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile…
Catherine : Moi non plus.
Michel : ???
Catherine : Je n’aime pas qu’on me prenne pour une imbécile.
Michel : … je leur répondais, "j’ai bien reçu votre réponse, je l’ai lue avec attention. Malheureusement elle ne correspond pas à celle que j’attendais. Pouvez me dire, je vous prie, le type d’ouvrage que vous recherchez, cela m’évitera de perdre mon temps et mon argent. Je vous remercie". 16 refus… (Il sort un livre de la bibliothèque.) Simon a cru en moi…
Catherine : Simon ?
Michel : Mon éditeur.
Catherine : Simon, oui, oui, excuse-moi.
Michel : Il m’a encouragé, soutenu, il a fait de moi un écrivain, un "auteur" (Lit le titre du livre qu’il a sorti de la bibliothèque.) « Derrière le miroir sans tain »
Catherine : Mystère.
Michel : Un roman de Michel Oléron, prix du premier roman, à l’unanimité du Jury, mille neuf cent (Interroge Catherine du regard.) quatre-vingt…
Catherine : Sept.
Michel : Quatre-vingt-huit.
Catherine : Quatre-vingt-sept, quatre-vingt-huit, quelle importance, qui sait aujourd’hui que tu as reçu le prix du…
Michel : Premier roman.
Catherine : Du premier roman mille neuf cent quatre-vingt-sept.
Michel : Quatre-vingt-huit. Personne en effet. Tu ne peux pas comprendre.
Catherine, choquée : Oh ! Et pourquoi ! Parce que je suis une femme ! Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas comprendre ! Tu es particulièrement odieux ce matin.
Michel : Il n’y a qu’un auteur pour comprendre ça (Lisant fièrement.) « Derrière le miroir sans tain » Je réalisais mon rêve, j’entrais dans la "littérature", les salons, les dédicaces, l’argent, les voyages…
Catherine : Les femmes.
Michel, confirme : Comme s’il en pleuvait.
Catherine, le réprimande vivement : Michel !
Michel : Jalouse ?
Catherine : Je n’aime pas quand tu parles comme ça : comme s’il en pleuvait. C’est blessant… Tu en as eues beaucoup ?
Michel, distrait : Hein…
Catherine : Des femmes ?
Michel : Quelques-unes.
Catherine, tend l’oreille : Oui ?
Michel : Ah ! Ah ! mystère.
Catherine : Dix, vingt, cent ?
Michel : Mais je ne sais pas, je ne les ai pas comptées.
Catherine : Tu ne sais pas. Tu ne sais pas combien tu en as eues ?
Michel : Non, je ne sais pas.
Catherine : Si j’étais un homme, je le saurais, moi, je pourrais dire, sans en oublier une, leur nom, leur âge, la couleur de leur peau, où je les ai connues, et pourquoi je les ai quittées.
Michel : Mais tu n’es pas un homme.
Catherine : Tu les as oubliées ?
Michel : N’insiste pas, je ne te le dirai pas.
Catherine : Bon… N’en parlons plus.
Michel : Voilà, n’en parlons plus. Il a édité le premier, il éditera le dernier.
Catherine : Le dernier ?
Michel : Le dernier ma chérie.
Catherine : Je suis ravie de l’apprendre.
Michel : J’ai écrit toute ma vie, beaucoup, trop peut-être. Il ne suffit pas d’écrire un livre, il faut en écrire cinq, dix, quinze, il faut en écrire toujours plus… L’argent que j’ai gagné, et j’en ai gagné beaucoup, je l’ai mérité, je l’ai gagné à la sueur de mon front, au sens propre du terme.
Catherine : Définitivement ?
Michel : Définitivement.
Catherine : Et ce roman, ce roman que tu as promis ?
Michel : Une folie ! Pour Simon, avec ma gratitude et mon profond respect. On a commencé ensemble, on finira ensemble.
Catherine : Tu parleras de moi ?
Michel : De toi, de nous… Et après je… non rien.
Catherine, tend l’oreille comme pour le forcer à parler : Tu ?
Michel : Quand nous serons mariés… quand j’aurais définitivement tourné la page, je…
Catherine : Je quoi, parle !
Michel : J’achèterai une maison.
Catherine : Quelle drôle d’idée.
Michel : En Normandie, une maison pour toi et moi.
Catherine : Ha ! Ha ! tu es fou.
Michel, pour lui-même, en plaisantant : Une chaumière et un cœur.
Catherine : Et un peu bête aussi.
Michel : Qui ne l’est pas.
Catherine : Tu as d’autres projets ?
Michel, s’approche de Catherine et lui prend les mains tendrement : T’épouser ma chérie, vite, vite, le plus vite possible.
Catherine : Ce n’est pas un projet ça, c’est une formalité.
Michel : Indispensable si nous voulons dire au monde entier que nous nous aimons et que nous voulons vivre ensemble.
Catherine : Ha ! Ha ! Jean-François m’a dit la même chose il y a 30 ans.
Michel : Voilà ! Jean-François !
Catherine : Mais !
Michel : Ton mari !
Catherine : Oh ! tu ne vas pas tout de même pas me reprocher d’avoir épousé ton meilleur ami.
Michel : Je ne te le reproche pas, mais si tu ne l’avais pas épousé…
Catherine : Si, si, si… Si tu ne me l’avais pas présenté.
Michel : Tu en aurais épousé un autre.
Catherine : C’est possible.
Michel : Tu ne m’aimais pas.
Catherine : C’est un reproche.
Michel : Non, un regret.
Catherine, touchée : C’est gentil… j’apprécie.
Michel : Jean-François ! C’est à cause de lui, à cause de… enfin non, ce n’est pas à cause de lui, c’est à cause de… de tout ça, de toute cette histoire ! J’appréhende tu sais, j’appréhende. C’est pour ça que je ne n’y arrive pas, que je n’arrive pas à écrire ce fichu bouquin ! Tant que tu ne lui auras pas dit que tu veux divorcer… Il faut lui parler Catherine.
Catherine : Parle-lui, toi.
Michel, poursuivant : Il faut lui parler maintenant.
Catherine : J’ai peur.
Michel : Peur !... (Levant la main.) Il n’oserait pas ?
Catherine : Non… Non…
Michel : Alors ?
Catherine : J’hésite.
Michel : Il ne faut pas.
Catherine : Si j’avais une bonne raison…
Michel : ???
Catherine : Une raison sérieuse… Je ne sais pas…
Michel : ???
Catherine :… il y en a tellement : la pauvreté, les inégalités, le dérèglement climatique… Je lui dirais, je n’hésiterais pas, je n’hésiterais pas une seconde, je lui dirais franchement, sans honte, sans regret… (Un temps) Je le quitte pour un autre, et pas n’importe quel autre, je le quitte pour toi. C’est banal, c’est presque vulgaire.
Michel, pour lui-même : On est peu de chose.
Catherine : Ou s’il me trompait, nous serions quittes.
Michel : C’est le cas de le dire.
Catherine : Il est bel homme, il a une bonne situation.
Michel, l’interrompt brutalement : Admettons, il a une maîtresse…
Catherine : Oh ! le vilain mot.
Michel : Admettons…
Catherine : Une femme ne dis pas qu’elle a un maître, elle a un copain, un ami, un amant. Un mec, à la rigueur.
Michel, fort : Admettons, Il faudra bien le lui dire.
Catherine : Bien sûr, mais s’il me trompait, je me sentirais moins coupable. C’est mon mari tout de même, ce n’est pas rien… Il me trompe ?
Michel : Je ne sais pas… Certainement… Il serait bien le seul à ne pas le faire.
Catherine : Tu ne sais pas ?
Michel : Non, je ne sais pas et je ne veux pas le savoir.
Catherine : Bon, bon, je te demandais ça… pour savoir.
Michel : Où est-il aujourd’hui, où est-il allé faire son marché, en Chine, en Turquie, au Japon ?
Catherine : Au Brésil je crois. Il rentre ce soir.
Michel : Tu crois.
Catherine : Oui, je crois, il ne me dit pas toujours où il va… On ne se parle plus, tu le sais.
Michel : La dernière fois que je l’ai vu, c’était… je vous avais invité à prendre l’apéritif… C’était…
Catherine : Il y a six mois. Quelle soirée. Tu portais un pantalon beige, un polo jaune paille, très joli, des mocassins, tu m’as pris la main, on s’est embrassé dans la cuisine… Ce que tu m’as dit ce soir-là, je ne l’oublierai jamais.
Michel, avec humour : Le talent ma chérie, le talent… (Reprenant.) On ne s’est pas parlé depuis un siècle. Pas un coup de fil, pas un signe, rien. Je ne comprends pas.
Catherine : Tu ne l’appelles pas non plus.
Michel : Oui, mais moi je sais pourquoi… J’appréhende tu sais, j’appréhende. Il se doute de quelque chose, c’est évident.
Catherine : Mais non, je m’en serais aperçue, il n’est pas très malin. Et Comment l’aurait-il su ? Il n’est jamais là, et je suis prudente… (En partant.) Prudence est mère de sûreté.
Michel : Tu pars, Il est à peine dix heures.
Catherine : J’ai des courses à faire. Je t’appelle. Je t’aime.
Michel : De l’avenue des Gobelins à la rue de Miromesnil, il faut, quoi ? une demi-heure…
Tu auras largement le temps d’éparpiller quelques miettes sur la table de la cuisine, de froisser un peu les coussins du canapé, de jeter négligemment un foulard sur le dossier d’une chaise et d’attendre patiemment, comme Pénélope, le retour du héros en lisant un roman de ton auteur préféré (il va devant la bibliothèque et montre ses livres) Tu as l’embarras du choix. Parle-lui, s’il te plaît.
Catherine, sortant : Zut.
Michel retourne à sa table de travail.
Catherine revient aussitôt.
1.3 Michel, Catherine
Il n’entend pas Catherine qui approche.
Catherine : Je me demandais…
Michel, sursautant : Tu m’as fait peur !
Catherine : Qu’est-ce que tu leur disais ?
Michel : Hein !
Catherine : Aux malheureuses que tu as oubliées, qu’est-ce que tu leur disais quand tu les quittais ?
Michel : Mais je… je leur disais…
Catherine : Oui ?
Michel : Ce que les hommes disent dans cas-là : rien.
Catherine : On ne quitte les gens sans leur dire pourquoi.
Michel : Tu ne peux pas comparer une maîtresse (Catherine lève les yeux au ciel.) et un mari. Une maîtresse, on sait qu’on va la quitter, et c’est précisément parce qu’on sait qu’on va la quitter qu’on sort avec. Un mari c’est autre chose, on ne le quitte pas comme ça, il faut…
Catherine : Une bonne raison.
Michel : Il faut lui dire la vérité Catherine. Pourquoi est-ce que tu ne lui dis pas que tu veux divorcer ?
Catherine : Mais parce que…
Michel : Oui ?
Catherine : Parce que c’est mon mari.
Michel : Ah.
Catherine : Autrement, je n’hésiterais pas.
Michel : Tu hésites beaucoup.
Catherine : Dis-lui toi, dis-lui que tu veux m’épouser.
Michel : Ah ! non, demande-moi ce que tu veux, mais pas ça !
Catherine : Et pourquoi ?
Michel : Mais parce que…
Catherine : Parce que ?
Michel : Parce que c’est un ami, ce n’est pas la même chose.
Catherine : C’est la même chose ! Est-ce qu’on ne le trompe pas tous les deux, est-ce qu’on ne couche pas ensemble tous les deux, est-ce qu’on ne désire pas vivre ensemble tous les deux ! Alors, pourquoi je lui dirais, moi ! Parce que je suis une femme ?
Michel : Mais…
Catherine : Pourquoi les femmes devraient-elles toujours affronter, seules, les difficultés, pourquoi les femmes devraient-elles toujours assumer, seules, les responsabilités ?
Michel : Mais je…
Catherine : On lui dira tous les deux !
Michel : Hein !
Catherine, avec autorité, en articulant chaque mot : TOUS LES DEUX.
Michel : Mais…
Catherine : Main dans la main, on lui dira que je veux divorcer, et que tu veux m’épouser.
Michel : Ah ! non.
Catherine : Tu ne veux pas m’épouser ?
Michel : Si, si, mais... (murmure) main dans la main.
Catherine, tendrement : Pour le meilleur et pour le pire, Michel, pour le meilleur et pour le pire, il n’y a pas que des bons moments dans la vie.
Elle embrasse Michel.
Catherine, sortant : Réfléchis.
Michel, seul, dans un souffle, pour lui-même : Tous les deux…
1.4 Michel
Il allume la radio, (Thème de la pièce.)
Il va devant la bibliothèque.
Il regarde un moment, pensif, les livres alignés sur les étagères.
… Quatre-vingts, ma vie en quatre-vingts romans… Mes enfants, mes enfants chéris, il va falloir vous serrer un peu, j’en écris un autre… Pardon ?... A la fin du mois… Oui, je sais la fin du mois… Quand on aura dit à Jean-François… Jean-François, le mari de Catherine… Tiens j’ai dit « on », bizarre… Quand on lui aura dit que nous voulons nous marier… Simon l’attend avec impatience…. Simon, mon éditeur, ne me dites pas que vous ne le connaissez pas… Il me presse comme un citron, il le veut son livre, il le veut avant de vendre sa maison d’édition… (Le téléphone sonne.)
Michel, baisse le son de la radio et décroche :… Je parlais de toi… A mes livres… Mais oui, je leur parle comme un jardiner parle à ses fleurs… On a tous nos petits secrets… hein ?... Comme prévu, à la fin du mois… prochain… Mais… mais… Ecoute-moi… tu sais que j’ai l’intention d’épouser Catherine… Je ne te l’ai pas dit… Excuse-moi !… Tu sais qu’elle est mariée… Comment et alors ?... Son mari ?... C’est un ami… Ah !... N’est-ce pas… Hein !… Tu comprends… Mais non je ne t’oublie pas, je te l’ai promis… Comment trop tard… Tu ne l’auras pas vendue le mois prochain !... Des propositions… Mais non, mais non… Je fais de mon mieux…. Je te le promets… oui, moi aussi… Je t’embrasse.
(Il raccroche. Pour lui-même.) Ne jamais rien promettre, à personne.
Tapant mollement sur le clavier de son ordinateur :« La jeune femme traversa le salon dont les murs tapissés de… »
La lumière et la musique diminuent simultanément jusqu’au noir/silence
Fondu
Plus tard dans la matinée
La lumière et la musique (différente de celle diffusée précédemment) montent simultanément
Michel, écrivant : L’avion décolla dans un bruit assourdissant. Les lumières de la ville disparaissaient. Son rêve le plus fou se réalisait, il retournait à Lisbonne. Tant d’années s’étaient écoulées depuis sa dernière visite. Enfin, il allait la revoir…
Michel marmonne un long moment, appuie sur les mauvaises touches, s’énerve, recommence…
Sonnerie porte d’entrée. Michel, surpris, regarde sa montre machinalement.
Il éteint la radio, se lève et va ouvrir.
1.5 Michel, Jean-François
Michel, off : Jean-François !.... Tu n’es pas… hmm..
Jeff, entrant : Je ne te dérange pas ? Tu es seul ?
Michel, revenant : Non, non, euh, oui, je suis seul, non tu ne me déranges pas.
Un temps. Sourires crispés.
Jeff : Tu en fais une tête.
Michel : Je…
Jeff : Tu n’es pas content de me voir ?
Michel : Je vais…
Jeff : Il faut que je te parle, c’est important.
Michel : Je vais t’expliquer… Je ne t’ai pas appelé parce que…
Jeff : Je ne suis pas venu pour ça, tu vas comprendre…
Michel : J’ai trahi notre amitié…
Jeff : ???
Michel : J’ai honte.
Jeff : Mais…
Michel : Je ne cherche pas d’excuse.
Jeff : Qu’est-ce…
Michel : Ne me juge pas.
Jeff : Qu’est-ce que tu racontes…
Michel : Ce que j’ai fait est un impardonnable.
Jeff : "Impardonnable, ne m’accable pas, ne me juge pas"… je ne te juge pas, et je ne suis pas sans reproche… Tu exagères toujours.
Michel : Oh ! non, oh ! non.
Jeff : Je ne t’en veux pas imbécile. Mais d’abord, dis-moi, comment vas-tu ?
Michel : Ça va, ça va. Un peu tendu, mais ça va…
Jeff : Toujours le même, hein ! ça bouillonne, ça bouillonne.
Michel : Oh ! là là…
Jeff : Tu écrivais ?
Michel : Hein ! euh, oui… Whisky ?
Jeff, comme pour dire oui : Allez… Je ne t’ai pas appelé parce que… parce que je ne pouvais pas, plus exactement, parce que je ne voulais pas.
Michel, un peu étourdi : Tu ne pouvais pas parce que tu ne voulais pas.
Jeff : Ecoute-moi.
Michel va chercher des verres dans la cuisine.
Michel, off : Je t’écoute.
Jeff, fort : Je peux te parler franchement ?
Michel, off : Tu ne m’as jamais parlé autrement, j’espère.
Jeff : J’ai rencontré quelqu’un… (fort) Une femme.
Bruit de vaisselle dans la cuisine.
Michel, surgissant : Une vraie !
Jeff : Je l’ai rencontrée il y a six mois (Il fait tournoyer son index autour de sa tempe comme pour dire : tu comprends.)
Michel : C’est pour ça, c’est pour ça que tu ne m’appelais pas.
Jeff : Je ne voulais pas te mêler à cette histoire.
Michel : Tu n’as pas confiance en moi ?
Jeff : Il ne s’agit pas de ça, et tu le sais bien… Je voulais être sûr de moi. Tu connais Catherine, tu l’apprécies, c’est une amie, elle t’aime beaucoup… C’est très gênant, je suis marié, Michel, je te le rappelle.
Michel : Tu es bien aimable.
Jeff : Je l’ai rencontrée à Londres, au cours d’une transaction… Le coup de foudre.
Michel : Une anglaise ?
Jeff : Non, elle s’appelle Clara, elle est italienne.
Michel : C’est sérieux ?
Jeff : Sérieux ! je suis amoureux (fort, en jetant les bars devant lui) J’aime !
Michel : Ah ! oui, c’est…
Jeff : Je n’ai jamais été aussi heureux. Aucune femme auparavant…
Michel : Aucune, il y en a eu d’autres !
Jeff : Quelques-unes… Oh ! je n’ai pas souvent trompé Catherine… J’aurais pu, ce n’était difficile… Quand on est loin de chez soi, le dépaysement, la solitude, on boit un verre le soir au bar de l’hôtel, on bavarde, et puis…
Michel : Mais bien sûr, ça commence toujours comme ça.
Jeff : Je ne suis pas coureur, non, j’ai eu quelques aventures, comme tout le monde, enfin je crois, une argentine à Buenos Aires, une canadienne à Toronto, une chinoise à Pékin…
Michel : Une italienne à Londres… Je ne savais pas.
Jeff : Mais je ne te dis pas tout.
Michel, avec une contorsion comique : Moi non plus.
Jeff : On a tous nos petits secrets.
Michel : N’est-ce pas… Une question, juste pour savoir, qu’est-ce que…
Jeff : Oui ?
Michel : Qu’est-ce que tu leur disais quand tu les quittais, les chinoises, les argentines, les canadiennes, qu’est-ce que tu leur disais ?
Jeff, hésite :…Au revoir.
Michel : Au revoir, évidemment. Non, mais tu sais…
Jeff : Good bye, sayonara, (avec un tourbillon de la main) arrivederci !
Michel : Oui, oui, j’ai… Et qu’est-ce que… qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
Jeff : L’épouser.
Michel, sursautant : L’épouser !
Jeff : Je veux légitimer notre amour… Je suis amoureux Michel, c’est merveilleux, inespéré, je veux le crier, je veux le dire au monde entier.
Michel : Commence par le dire à ta femme. (Il est pris d’un petit rire nerveux)
Jeff : ???
Michel : Hein ?
Jeff : Ça va ?
Michel : Oui, oui… Comment est-ce que tu vas lui dire ?
Jeff : Justement.
Michel : Justement quoi ? Tu ne sais pas comment tu vas lui dire ou tu ne sais pas ce que tu vas lui dire ?
Jeff : Les deux, je n’y arrive pas
Michel : Aïe.
Jeff : C’est difficile.
Michel : Oh ! oui.
Jeff : Oh ! oui, qu’est-ce que tu en sais ?
Michel : J’imagine.
Jeff : Eh ! bien, imagine, qu’est-ce que tu lui dirais si tu étais à ma place ?
Michel : Si j’étais…
Jeff : Si tu étais le mari de ma femme.
Michel : Le mari de Catherine ! Mais qu’est-ce que tu vas, qu’est-ce que tu vas…
Jeff : Réponds-moi.
Michel : Je lui dirai la vérité. Il faut toujours dire la vérité.
Jeff : Bien sûr.
Michel : Sais-tu combien il y a de divorces en France chaque année - je l’ai découvert récemment en faisant des recherches pour un livre - 120 000. Il y a 120 000 mille divorces en France chaque année, c’est vertigineux.
Jeff : Ah… et ?
Michel : Rien… Non, comme ça.
Jeff : ???... Ça va ?
Michel : Hein ?
Jeff : Tu es bizarre.
Michel : Non, non, ça va.
Jeff : Je ne te reconnais pas… Tu as des ennuis ? Tu n’as pas de problème d’argent ?
Michel : Mais non, quelle idée, des problèmes d’argent, tu es drôle tu sais… Pourquoi est-ce que tu ne lui dirais pas simplement : "Catherine, j’ai rencontré quelqu’un, je l’aime et je veux l’épouser".
Jeff : Mais parce que… parce que c’est ma femme.
Michel : Parce que c’est ta femme.
Jeff : Autrement…
Michel : Tu n’hésiterais pas.
Jeff : Non, les autres…
Michel : Tu t’en fous.
Jeff : Je ne les ai pas épousés les autres !
Michel : Il faut lui parler, il faut lui dire que tu veux la quitter.
Jeff : C’est facile à dire.
Michel : Eh bien dis-le lui. Qu’est-ce que tu risques ?... Catherine est délicate, sensible, intelligente, elle comprendra… Tu n’es plus un enfant bon sang, allez !
Jeff : Allez, allez…
Michel : C’est un mauvais moment à passer.
Jeff : Un mauvais moment, tu plaisantes !
Michel : Oh ! non, oh ! non.
Jeff : Un moment terrible, c’est affreux, je ne dors plus.
Michel, ne se sent pas très bien : Ah ! là là.
Jeff : J’aimerais la quitter… je cherche le mot…
Michel : Rapidement.
Jeff : Non, enfin oui… J’aimerais la quitter proprement, voilà, respectueusement. Je ne veux pas lui faire de mal.
Michel : Ah ! mais il ne faut pas, surtout pas, il ne faut pas lui faire de mal.
Jeff : Je ne sais pas quoi faire.
Michel : Il faut lui parler, maintenant.
Jeff, répète, furieux : Je n’y arrive pas ! Si je m’écoutais, je plaquerais tout, je partirais sans rien dire… Aide-moi, je t’en supplie.
Michel, le menton pincé entre le pouce et l’index, traverse le salon lentement.
Michel : Si je devais dire à Catherine que je veux la quitter… Tu m’en demandes beaucoup, tu sais.
Jeff : Eh ! bien.
Un temps long.
Michel, à Jean-François : Catherine !
Jeff : Oui ?
Michel : J’aime !
Jeff : C’est tout.
Michel : C’est déjà pas mal. Et tu précises : une femme.
Jeff : J’ai peur Michel.
Michel : Peur !
Jeff : Je ne suis pas violent, je n’ai jamais porté la main sur elle, ni sur aucune autre d’ailleurs, mais si les choses tournaient mal, si elle refusait de divorcer, si elle… je (lève la main)
Michel : Tu n’oserais pas !
Jeff : Je deviens fou… Michel ?
Michel : Oui.
Jeff : Tu vas rire et j’ai un peu honte… J’ai pensé que… si tu veux bien, on lui dira tous les deux.
Michel : Hein !
Jeff : Côte à côte.
Un temps.
Jeff : Ça va ?
Michel : Oui, oui, ça va… Ça va.
Jeff : J’aime Clara, rien ne m’empêchera de l’épouse, et si je devais (Il lève la main, agressif.) je n’hésiterais pas.
Michel : Ah ! mais je te l’interdis ! je ne te laisserai pas faire !
Jeff : Je suis à bout… (très énervé) je suis prêt à tout Michel, à tout !
Michel : Bon, bon… On lui dira tous les deux… calmement, gentiment.
Jeff : Oui ?
Michel : Oui… (Pour lui-même.) côte à côte.
Jeff : Merci… (Un temps.) Tu permets. (Attrape la bouteille de whisky et remplit son verre et celui de Michel) Salute. (Il trinque.)
Michel, à contrecœur : Salute
Jeff : Merci… Merci, merci, merci…
Michel : Mais, je t’en prie.
Jeff : Je savais que tu ne me laisserais pas tomber. Je ne l’oublierai pas.
Michel : La partie n’est pas encore gagnée.
Jeff : Allons, allons… Une formalité.
Moue dubitative de Michel.
Michel : Une question…
Jeff : Oui ?
Michel : Si demain… Non, non, rien…
Jeff : Si demain quoi ?
Michel : Si demain Catherine rencontrait quelqu’un, un homme, un homme élégant, cultivé…
Jeff : Ah ! ah ! ah ! un écrivain ?
Michel : Oh ! je t’en prie, tu ne… tu ne… (Il lance maladroitement son poing devant lui.)
Jeff : Je ne sais pas… Je ne frapperai pas une femme… (Menaçant, serrant les poings.) un homme, c’est différent.
Michel : Bah ! euh, non, pas tellement.
Jeff : Tout de même.
Michel : Non, non… si on réfléchit bien… non, c’est…
Jeff : Tu es bizarre, je ne sais pas ce que tu as, tu es bizarre.
Michel : Mais rien, qu’est-ce que j’ai, je n’ai rien !
Jean- François attrape son verre et avale la dernière gorgée rapidement.
Jeff : Je me sauve, je ne vais pas t’ennuyer plus longtemps… Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi…. (En allant à la porte.) Je ne suis pas un ingrat, tu le sais.
Michel : Je sais oui, je m’en souviendrai.
Jeff : Je cours annoncer la nouvelle à Clara. Je n’étais pas fier, tu sais, tu m’enlèves un poids, je me sens beaucoup mieux.
Michel : Un instant !
Jeff, sur le point de sortir : Oui ?
Michel : A mon tour… Qu’est-ce que tu ferais si…
Jeff : Si j’étais à ta place ?
Michel : Non… Oui.
Jeff : Je me marierais.
Michel : Tu es drôle, tu sais.
Jeff : Je suis sérieux, le temps passe vite. Plus on vieillit, plus il passe vite… Tu ne t’es jamais marié…
Michel : Non.
Jeff : Tu ne m’as jamais dit pourquoi, tu ne me l’as jamais vraiment dit… Pourquoi ?
Michel : Parce que je ne voulais pas.
Jeff : Merci bien.
Michel : Pas parce que je ne voulais pas te le dire, parce que je ne voulais pas me marier, parce que je ne voulais pas m’attacher, à rien ni à personne… Je voulais écrire, voyager, je voulais dévorer la vie, c’est aussi bête que ça. Pas très original. Est-ce que j’aurais pu écrire, voyager, aimer, si j’avais été marié ? Je ne sais pas, peut-être…
Jeff : Et tu n’as pas d’enfant. Tu ne le regrettes pas.
Michel : Quand je vois le monde comme il est, décadent, violent, imprévisible, non, je ne le regrette pas. Absolument pas.
Jeff : Tu n’as tout de même pas l’intention de rester seul !
Michel, agacé : Mais je ne suis pas seul (Montrant la bibliothèque.) Et ça, qu’est-ce que c’est ! Tu sais combien de livres j’ai écrit ?
Jeff : ???... Beaucoup.
Michel : Quatre-vingts.
Jeff : Je savais que tu en avais écrit beaucoup, mais quatre-vingts c’est…
Michel : Beaucoup. Je les écrivais comme ça, hop ! une idée, une anecdote, un fait divers, j'en faisait un livre en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. J'avais la passion des mots, j'écrivais avec facilité, c’était ma raison de vivre… Le temps passe vite, tu as raison, je m’en rends compte, et c’est terrible.
Jeff : Allons, tu es dans la fleur de l’âge.
Michel : J’ai promis un roman à mon éditeur.
Jeff : Des promesses. Tu ne t’arrêteras donc jamais.
Michel : Au contraire. Ce roman sera le dernier, mon chant du cygne. Je n’ai pas l’intention de mourir, rassure-toi, je veux, comme toi, comme tout le monde, profiter de la vie le plus longtemps possible… Non, j’arrête, c’est tout. Pour solde de tous comptes… Je ne me fais pas d’illusion, on m’oubliera, mes livres ne seront pas étudiés dans les universités, quelle importance, j’ai eu la vie que je désirais et ça, vois-tu, ça n’a pas de prix. Je suis un auteur populaire et j’en suis fier. J’écris pour le peuple, quelle audace !... On nous méprise, on nous considère, à tort, comme des écrivains ratés, incapables d’écrire autre chose que des sottises, c’est une erreur, c’est plus qu’une erreur c’est une injustice. Alors ?
Jeff : Hein ?
Michel : Qu’est-ce que tu ferais ?
Jeff : J’appellerais mon éditeur.
Michel : Je l’ai appelé.
Jeff : Et ?
Michel : Rien. Il attend.
Jeff, va à la bibliothèque : Qu’est-ce que je ferais ?… J’en prendrais un, n’importe lequel, (Il ferme les yeux et sort un livre.) je changerai le titre, le nom des personnages, et je le donnerais à mon éditeur en jurant, la main sur le cœur, que c’est le meilleur roman que j’ai jamais fait.
Michel, digne : Tu n’es pas sérieux.
Jeff : Tu n’as jamais repris un chapitre, une idée, un personnage ? (Lit le titre.) "Une femme sans fin"
Michel : Fin, f. i. n. C’est l’histoire d’une femme mariée qui refuse de divorcer.
Jeff : Une femme mariée qui…
Michel : Elle a juré d’aimer son mari jusqu’à la fin, sincèrement et fidèlement.
Jeff : Une folle ! (Il remet le livre à sa place.)
Michel : C’est un beau sujet, renoncer par amour aux tentations, aux aventures…
Jeff : Et si Catherine refusait.
Michel : Mais Catherine n’est pas "folle", elle ne refusera pas.
Jeff : J’appréhende, tu sais, j’appréhende.
Michel : Moi aussi… Qu’est-ce que tu fais la semaine prochaine ?
Jeff : Rien.
Michel : Tu ne vas pas à Canberra acheter du camembert ?
Jeff : Non.
Michel : A Toronto acheter de la moutarde?
Jeff : J’ai démissionné.
Michel : Démissionné, qu’est-ce que tu racontes.
Jeff : Je n’achèterai plus de Camembert à Canberra, plus de moutarde au Canada, plus de de basilic en Egypte, plus d’amandes en Californie, terminé, j’ai rendu mon tablier…. J’en ai assez fait, je veux me reposer et finir mes jours avec la femme que j’aime.
Michel : Mais comme tu as raison, comme tu as raison… Allez va, je t’appelle… Tu n’as pas changé de numéro ?
Jeff : Non. Tu as celui de Catherine ?
Michel : Oui, 06 79 07… Euh non, je ne crois pas.
Jeff : Je te l’envoie.
Michel : N’oublie pas… Allez, sauve-toi, je vais… réfléchir.
Jeff : Dépêche-toi, le temps presse.
Michel : Plus que tu ne le penses.
Jeff : Tu m’appelles. Promis.
Michel : Mais oui, ah ! allez, sauve-toi.
Jeff sort.
Michel est sonné. Il va devant la bibliothèque et parle à ses "chers bouquins"
Voilà, voilà pourquoi il ne m’appelait pas. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Je ne dirai pas à Catherine qu’il est venu, non, c’est inutile… Je vais… réfléchir… La situation est délicate, et quand je dis délicate c’est… c’est… c’est une façon de parler… Vous me le copierez cent fois. Mes enfants, mes enfants chéris, donnez-moi la force d’affronter cette nouvelle épreuve… Je ne me déroberai pas, j’aime Catherine, rien, vous m’entendez, rien ne m’empêchera de l’épouser. C’est drôle, n’est-ce pas, je répète mot pour mot ce qu’il a dit… Vous vous en foutez, vous êtes tranquilles, peinards, blottis les uns contre les autres, la vie est belle. Vous seriez moins tranquilles si vous étiez à ma place. (En faisant le pitre) Il n’y a pas que des bons moments dans la vie… Comme disait le boulanger de Sainte-Cécile, (Avec l’accent provençal.) je suis dans le pétrin… Mais pourquoi, pourquoi !... Hein ?... Ici ?… Comme la dernière fois ?... Le premier qui dit a gagné… Vous êtes extraordinaires… Pas un mot n’est-ce pas, je compte sur vous… (Il va à sa table de travail. Il se retourne, et faisant face à la bibliothèque, le doigt sur les lèvres) Chuuuttt….
Noir
2
Le lendemain matin
2.1 Catherine, Michel
Ambiance sonore de bord de mer
La lumière monte progressivement
Catherine, seule, consulte un catalogue d’annonces immobilières.
Catherine, lisant : A deux pas de la mer et des jardins du Grand-hôtel, au cœur de l’éventail, Maison offrant une entrée, une cuisine équipée et aménagée, 4 chambres dont une au rez-de-chaussée… 650 000 euros… (Elle lit une autre annonce.) Villa de 150 m2 avec terrasse de 70 m2, à 600 mètres de la gare, la maison se compose d’un séjour traversant, d’une salle à manger, de 4 chambres, dont une avec salle de bain, douche, WC, deux cuisines - pourquoi faire, je me le demande - local à vélos, à voir absolument…
Entre Michel. Il va déposer sa serviette sur une chaise et va embrasser Catherine.
Catherine : Alors ?
Michel : Alors… il est têtu, têtu comme une mule, je lui ai dit et répété que je travaillais jour et nuit, il ne veut rien savoir. Il sait pourtant qu’on n’écrit pas un livre en claquant des doigts, il s’en fout. Tout ce qu’il veut, c’est partir, vite, le plus vite possible, éditer mon livre et s’en aller. Je vais le faire ce livre, je vais le faire… Je n’ai pas écrit mon dernier mot… Je te sers quelque chose ?
Catherine : Non merci, j’ai bu un thé tout à l’heure.
Il va dans la cuisine. Il revient, un verre de whisky à la main.
Catherine, lit une annonce : "Maison centre de Cabourg offrant une belle entrée, une cuisine équipée et aménagée, 4 chambres dont une au rez-de-chaussée"…
Michel, écoute d’une oreille distraite : Han, han…
Catherine, poursuivant : Celle-ci est intéressante : "sur une parcelle de 1500m² ancien corps de ferme composée d'une partie habitation de 93m² habitables, à rafraîchir"…
Michel : Han, han…
Catherine : Ecoute : "Très belle et authentique chaumière normande. Dans un cadre calme et proche de toutes commodités, 1h15 de Paris et 20 minutes de Cabourg… (Elle observe Michel du coin de l’œil.) cette maison traditionnelle vous permettra de vous évader et de profiter pleinement de la nature environnante"… Tu as réfléchi.
Michel : Hein ?... Oui, pardon… Tu m’as convaincu…
Catherine : Oh ! mais la vie est pleine de surprises.
Michel : Les femmes ont trop souvent le mauvais rôle, elles sont exploitées, incomprises… (Fièrement.) On lui dira tous les deux, lui et moi, euh, toi et moi.
Catherine : La nuit porte conseil.
Michel : Moque-toi, je n’y avais pas pensé.
Catherine, sourit : J’ai envie de t’embrasser… (Pendant que Michel boit une gorgée de whisky.) Comment ?
Michel : Je n’ai rien dit.
Catherine : Comment est-ce qu’on va lui dire ?
Michel : Pardon, je croyais que… Comment ?
Catherine : Oui.
Michel : Bah ! tous les deux.
Catherine : Tu es bête.
Michel : Tu me l’as déjà dit.
Catherine : Je ne plaisante pas.
Michel : Oh ! moi non plus.
Catherine : Tu as une idée ?
Michel : Peut-être… Je vais organiser une soirée, ici, tous les trois, comme la dernière fois… Champagne, petits fours…
Catherine : Une soirée entre amis…
Michel : Oui… enfin, entre amis… au début.
Catherine : ???
Michel : Parce que…
Catherine, hausse les épaules : On lui dira vite, plus vite on lui dira, plus vite on sera débarrassé.
Michel : Oh ! Catherine, débarrassé, c’est ton mari tout de même, ce n’est pas rien.
Catherine, sourit : Quand est-ce qu’on lui dira ?
Michel : J’ai pensé qu’on pourrait lui dire entre les brochettes tomates mozzarella et les tartines aux anchois marinés.
Catherine, hausse les épaules : Michel.
Michel : Mais je ne sais pas… Ça ne s’improvise pas ce genre de chose, il faut les préparer.
Catherine : Quoi ?
Michel, plaisantant : Les petits fours… Ça va être, ma chérie, une soirée… (Sérieusement.) Si toutefois, on ne sait jamais, les choses tournaient mal, la trousse à pharmacie est dans le petit placard, derrière la porte de la salle de bain.
Catherine : Tu dramatises.
Michel : Oh ! non, oh ! non… (Lève son verre.) Toujours pas ?
Catherine : Toujours pas.
Michel va chercher un verre de whisky dans la cuisine.
Il revient.
Reprise crescendo de l’animation sonore.
Catherine, lit une annonce : "…dans une rue arborée, à 10 minutes à pied du centre-ville… (La voix de Catherine est rapidement étouffée par l’animation sonore)
La lumière baisse lentement jusqu’au noir.
Noir
3
Quelques jours plus tard. Un soir
La scène est dans la pénombre.
Le téléphone sonne.
3.1 Michel, Simon
Michel, répondeur : Bonjour, Michel, laisser un message après le bip. Merci.
Simon, répondeur : Michel, on m’a fait une offre intéressante aujourd’hui… Je sais que tu es préoccupé, je ne peux rien faire pour toi malheureusement, mais je t’en supplie, écris-le vite ce livre. J’ai pensé à une chose, pourquoi est-ce que tu n’en reprendrais pas un vieux, personne ne s’en apercevra, tu en as écris tellement, et entre nous, je te parle en ami, qui se souvient de tes premiers romans. J’en ai sélectionné quelques-uns, tu me diras ce que tu en penses. Dépêche-toi Michel, j’aimerais le publier avant de m’en aller. Je t’envoie par mail la liste des livres que j’ai retenus. Dis-moi ce que tu en penses. Je t’embrasse.
Noir
3.2 Michel
Musique douce, Eclairage intime.
Michel sort de la cuisine, il porte un plateau sur lequel il y a des petits-fours. Il pose le plateau sur le bureau.
On sonne à la porte d’entrée.
Michel, pour lui-même, serrant les poings : Rien ne m’empêchera de l’épouser… (Il va ouvrir)… rien ne m’empêchera de l’épouser… (Il disparaît dans le vestibule.)
3.3 Michel, Catherine, Jean-François
Michel, off : Entrez, entrez, mes amis…
Entrent Catherine et Jean-François.
Ils s’embrassent.
Jeff, tend à Michel une bouteille de vin : Le propriétaire me l’a personnellement recommandée.
Michel : Alors… Je la boirai à ta santé… Installez-vous, je reviens… (il porte la bouteille dans la cuisine)
Catherine et Jean-François, se débarrassent et s’éloignent l’un de l’autre.
Michel, revenant : Catherine… quel bonheur… Mais comment fais-tu pour être aussi belle (A Jeff.) Tu sais que je commençais à m’inquiéter… Je voulais t’appeler…
Jeff : Je voulais t’appeler aussi… Les affaires, les voyages… Toujours par monts et par vaux, j’étais au Canada le mois dernier…
Michel : Au Brésil, la semaine dernière.
Jeff : Mais oui, comment le sais-tu ?
Michel, plaisantant : C’est mon petit doigt qui me l’a dit… Je ne sais pas, j’ai dit le Brésil comme j’aurais dit la Chine, le Mexique ou La Garenne-Colombes… Mes amis...
Catherine, Jeff : Oui !
Michel : J’ai une grande nouvelle à vous annoncer.
Catherine et Jean-François se placent chacun à côté de Michel.
Catherine, Jeff : Une grande nouvelle !
Michel : J’arrête.
Catherine : Pardon ?
Jeff : Tu arrêtes quoi ?
Michel : Tout.
Catherine, Jeff : Tout quoi ?
Michel : Tout, l’écriture, les salons, les dédicaces…
Catherine : Les femmes.
Michel : Oui, aussi... Je passe à autre chose, il est temps pour moi de prendre un nouveau départ. Mais avant d’arrêter, avant de ranger mon stylo, j’ai eu la faiblesse, que dis-je la faiblesse, la folie, que je ne regrette pas, de promettre un livre à mon éditeur.
Jeff : Ton éditeur ?
Michel : Simon… Simon, mon éditeur ! Ne me dis pas que tu ne le connais pas, son nom est imprimé sur tous mes livres… que tu n’as certainement jamais lus. J’ai eu la faiblesse de lui promettre un roman. Il a publié le premier en 1988…
Jeff : 88… Le temps passe, c’est effrayant.
Michel : Laisse-le passer. Passez, je vous en prie, je ne vous retiens pas.
Catherine : Si on pouvait.
Michel : Il a édité le premier, il éditera le dernier... (Pour lui-même.) Si j’arrive à le finir avant son départ.
Jeff : Et ce roman, il est…
Michel : En cours.
Jeff : Alors, tu écris toujours.
Michel : Tu le fais exprès, il ne va s’écrire tout seul !... Excuse-moi, je suis…
Jeff : Nerveux ?
Michel : Un peu, oui. (Mime ce qu’il dit) Un peu coincé.
Jeff : Tu sais que moi aussi j’écris un livre.
Michel : Un roman ?
Jeff : Je n’ai pas cette prétention… Un essai, un témoignage. J’écris un livre sur les ravages de la nourriture industrielle, je veux partager mon expérience, mettre en garde les consommateurs contre les dérives de l’industrie agro-alimentaire. On nous empoisonne Michel, on nous empoisonne.
Michel : Que ta nourriture soit ta médecine et ta médecine ta nourriture, (En levant l’index fièrement.) Hippocrate.
Jeff : Ah ! ah ! tu ne changeras jamais.
Michel, en regardant Catherine : Seule une femme pourra me faire changer.
Jeff : Je lui souhaite bien du plaisir.
Michel : Je saurai lui en donner… Buvons mes amis, buvons avant qu’il ne soit trop tard.
Jeff : Trop tard… Enfin voyons, Il n’est jamais trop tard.
Michel : Avant qu’ils nous empoisonnent avec leurs saloperies.
Catherine, réprimande Michel gentiment : Michel.
Michel : Profitons ensemble, voulez-vous, profitons de ces derniers instants de franche camaraderie… Buvons à l’amitié… Catherine ?
Catherine : Oui mon ché… euh ! oui.
Michel : J’ai mis une bouteille de champagne au frais, tu veux bien aller la chercher, s’il te plaît.
Catherine, fait semblant de chercher la cuisine : La cuisine ?
Michel : Derrière toi… Merci.
Catherine disparaît dans la cuisine.
Michel, à Jeff : Allez.
Jeff : J’ai peur.
Michel : Pense à Ravaillac, il en a vu d’autres.
Jeff : Merci bien, on l’a écartelé.
Michel : Justement.
Jeff, affolé : Viens près de moi !
Michel et Jean-François sont côte à côte.
Retour de Catherine. Elle marque un temps d’arrêt.
Jeff, fort : Catherine !
Catherine : ???
Jeff : Il faut que je te parle.
Catherine : Moi-aussi. (Tend la main à Michel.) Michel.
Michel est tiraillé entre Jean-François et Catherine. Jeu de scène.
Jeff, à Catherine, avec autorité : Ecoute-moi !
Catherine, résignée : Bon… Parle.
Jeff : Euh !... Je… (Fort, en lançant les bars devant lui.) J’aime !
Catherine : ???
Jeff : Une femme.
Catherine : Tu aimes une femme !
Jeff : Elle s’appelle Clara, elle est italienne, elle a 48 ans, elle est brune, elle mesure 1,68, je l’aime et je veux l’épouser. Tu voulais me dire quelque chose.
Michel fait de grands signes à Catherine dans le dos de Jean-François.
Catherine : Non, non, rien.
Jeff : Parle.
Catherine : Il faut toujours que tu gâches tout.
Jeff : Mais quoi, gâcher quoi, je ne comprends pas.
Michel : La soirée Jean-François, la soirée.
Un temps.
Catherine, froidement : Tu veux divorcer ?
Jeff : Oui.
Catherine : Naturellement… Eh ! bien divorçons, n’en parlons plus.
Jeff, à part : Si j’avais su.
Catherine : Si ?
Jeff : Non, rien.
Catherine : Tu as pensé aux enfants, tu leur as dit ?... Non, bien sûr, tu attends que je le fasse.
Jeff : Solange a 26 ans, elle vit en Australie, et Sébastien 24, ce ne sont des plus des enfants, nos enfants.
Catherine : Pour moi, si… (Un long silence. A Michel.) Tu ne dis rien, Jean-François me quitte, tu ne dis rien.
Michel : Excuse-moi Catherine, je n’avais pas prévu que ton mari se comporterait comme un goujat.
Jeff : Mais pardon.
Michel : Un mufle.
Jeff : Oh !
Michel : Jean-François, je ne te juge pas, tu aimes une femme, je peux le comprendre… Tu vas quitter une femme adorable, belle… une femme exceptionnelle… (Un temps.) Jean-François, est-ce que tu es sûr de vouloir divorcer ?
Jeff : Mais oui… et le plus tôt sera le mieux.
Michel : Tu ne changeras pas d’avis ?
Jeff : Mais non !
Michel : Catherine, l’instant est solennel, je te demande de bien réfléchir, est-ce que tu es sûre de vouloir quitter Jean-François, ton mari, dé.fi.ni.ti.ve.ment ?
Catherine : Je le veux.
Michel : Approchez. En ma qualité de témoin, bien malgré moi, je vous prie de le croire… Si on m’avait dit, qu’ici, ce soir… Je tombe des nues, enfin… En ma qualité de témoin, neutre et impartial, Catherine, Jean-François, je vous déclare ex-mari et femme. Vous pouvez vous embra, vous séparer.
Catherine et Jean-François s’écartent l’un de l’autre.
Jeff : C’est ridicule.
Michel : Je plaisante. Il faut bien rire un peu.
Jeff : Eh ! bien moi, ça ne m’amuse pas.
Michel : Oh ! moi non plus, je n’ai pas le cœur à rire, crois-moi. (Présente le plateau de petits fours à Jean-François.) je les ai préparés avec amour.
Jeff, refuse : Merci… Je m’en vais, je n’ai plus rien à faire ci.
Catherine : Oui, va-t’en, va la rejoindre.
Jeff : Je n’y vais pas, j’y cours !
Catherine : Et moi ?
Jeff : Toi… mais… je ne sais pas… (Il lance à Michel un regard incrédule)
Catherine : Tu ne penses tout de même pas que je vais rentrer, seule, rue de Miromesnil… Michel ?
Michel : Hein.
Catherine : Est-ce que je peux dormir ici cette nuit ?
Michel, avec une contorsion comique : Mais bien sûr.
Catherine, à Jeff, sur un ton de défi : Ça ne t’ennuie pas si je dors avec Michel, euh ! chez Michel cette nuit ?
Jeff, hausse les épaules : Non… (Et demande à Michel.) Vraiment, ça ne t’ennuie pas ?
Michel : Oooh bah !... Quand on peut rendre service.
Un temps.
Catherine, indiquant la porte du regard : Tu ne pars pas.
Jeff : Si… (Il prend ses affaires et se dirige vers la porte.)
Catherine : Allez ! Va où tu veux, chez elle, au bout du monde ou dans la lune, mais s’il te plaît, va-t’en ! (Elle prend le plateau de petits fours, les flûtes, la bouteille de Champagne et emporte le tout à la cuisine.) Quelle soirée !
Michel accompagne Jeff à la porte.
Jeff, bas à Michel : Tu as vu, non mais tu as vu, elle s’en fout… Je suis son mari tout de même, ce n’est pas rien !
Michel : Calme-toi.
Jeff : Qu’est-ce qu’elle voulait me dire ?
Michel : Mais je ne sais pas, allez, tu verras ça plus tard.
Jeff : On est peu de chose…
Michel : Oui, oui, allez.
Jeff : Merci… si tu as besoin de moi…
Michel : Oui, oui… Allez, sauve-toi.
Il sort.
3.4 Catherine. Michel
Catherine, sortant de la cuisine : Michel !
Michel : Oui.
Catherine, imitant Jean-François : J’aime !.. Ah ! ah ! ah ! Ridicule, il était ri.di.cule. Non, mais où est-ce qu’il est allé chercher ça !
Michel : Tu n’es pas juste… (Il s’approche de Catherine et lui demande solennellement.) Catherine, voulez-vous être ma femme ?
Catherine : Je le veux.
Michel : Marions-nous, vite, le plus vite possible… Je t’aime (Il l’embrasse.)
Catherine : Je suis déçue, je m’étais préparée… C’est curieux tout de même, le soir où on allait lui dire que nous nous aimons et que nous voulons nous marier, il m’annonce qu’il en aime une autre et qu’il veut divorcer.
Michel : Oui, c’est, c’est curieux, je ne m’y attendais pas, vraiment.
Catherine : Quelle soirée, je m’en souviendrai… Je savais qu’il avait une "maîtresse", je m’en doutais… Pourquoi a-t-il attendu ce soir pour le dire ? Je ne crois pas au hasard. Il est malin, c’est un manipulateur, il avait prémédité son coup.
Michel : Mais non, il a dit ça comme ça, il n’a pas réfléchi…
Catherine : Oui, bien sûr… Tout de même, c’est curieux.
Michel : Quelle importance. Tu es libre, tu n’as plus de compte à lui rendre.
Catherine, songeuse : On partage pendant 30 ans la vie d’une personne, on la connaît mieux qu’elle ne se connaît elle-même, et en quelques minutes, psitt… elle disparaît, elle s’évapore. Adieu Jean-François, je te souhaite une vie longue et heureuse… Qu’est-ce que tu cherches ?
Michel : Le champagne ?
Catherine : Dans la cuisine.
Michel va chercher la bouteille de campagne et les flutes dans la cuisine.
Michel, off : Tu ne plaisantais quand tu lui as dit, va-t’en, va où tu veux…
Il ouvre la bouteille dans la cuisine.
Catherine, enchainant : Au bout du monde ou dans la lune, mais s’il te plaît, va-t’en… (un temps) Ecris-le vite ce livre… Dès que tu l’auras fini, on lui dira… On lui dira n’est-ce pas, on lui dira la vérité.
Michel, off : Oui.
Retour de Michel. Il remplit les flûtes.
Catherine : Promis ?
Michel : Des promesses, à mon âge !... Je te le promets.
Catherine : Je ne veux pas mentir.
Michel : On lui dira tous les deux.
Catherine : Main dans la main.
Michel : Comme tu voudras (Il lève son verre.) A l’amour.
Catherine : A ton roman.
Michel : A Cabourg.
Catherine : A la liberté.
Michel : A Clara.
Catherine : Michel !
Catherine et Michel, trinquant : Ah ! ah ! ah !
Noir
4
Quelques jours plus tard
Ambiance sonore de bord de mer.
La scène est dans l’obscurité.
4.1 Michel, Un promoteur immobilier (Scène enregistrée.)
Un promoteur immobilier :… il y a une chambre au rez-de-chaussée, les autres sont à l’étage… prenez votre temps, la maison est grande…
Michel : Immense.
Le promoteur immobilier : Il y a trois salles de bain, une ici, les deux autres à l’étage.
Michel : D’accord…
Le promoteur immobilier : Je vous laisse faire le tour du propriétaire… je suis au salon, si vous avez besoin de moi…
Michel : Je vais me débrouiller, je vous remercie.
Le fond sonore diminue. La lumière monte lentement
Sonnerie porte d’entrée.
4.2 Catherine, Jean-François
Catherine sort de la cuisine, traverse le salon, et va ouvrir.
Catherine, froidement, off : C’est toi.
Jean-François entre suivi de Catherine.
Jeff : Bonjour.
Catherine : Bonjour.
Jeff, tend une enveloppe à Catherine : Tiens.
Catherine : Qu’est-ce que c’est ?
Jeff : Des papiers pour le divorce.
Un temps
Jeff : Je vais m’installer chez Clara, nous allons vivre à Rome. Je te laisse l’appartement.
Catherine : Je n’irai pas… Vends-le… C’est fini Jean-François, fini… Tout est fini entre nous. Tout, tu comprends.
Jeff : Où vas-tu aller ?
Catherine : Je ne m’inquiète pas pour ça.
Jeff : Tu vas rester ici longtemps ?
Catherine : Le temps qu’il faudra.
Jeff, étonné : Ah.
Catherine : On n’avait plus rien à faire ensemble Jean-François, on faisait semblant… (Pour elle-même.) Faire semblant, tenir le plus longtemps possible en attendant que ça craque… (Reprenant.) On devrait indiquer la date de péremption sur les livrets de familles, à consommer jusqu’au… date à préciser.
Jeff : Tu es injuste… et cruelle. Je t’ai aimé Catherine.
Catherine : Tu ne m’aimes plus ?
Jeff : Si… oui… On ne peut pas aimer la même personne toute sa vie.
Catherine : Et tu veux l’épouser.
Jeff : Je ne veux pas la perdre.
Catherine : C’est pour ça.
Jeff : Je ne pourrai pas vivre sans elle.
Catherine : Oh ! divorçons, divorçons vite, vite… Bianca va bien ?
Jeff : Clara.
Catherine : Clara, Bianca, Maria…
Jeff : Elle va bien,
Catherine : Tant mieux.
Jeff : Je ne pensais pas que tu réagirais si… comment dire, calmement.
Catherine : Mais enfin Jean-François, pour qui me prends-tu… Je me doutais qu’il y avait une autre femme, tu partais, tu rentrais tard, quand tu rentrais. Tu ne me parlais pas…
Jeff : Je voulais te le dire. Je n’y arrivais pas.
Catherine : Ah c’est difficile, c’est difficile de dire les choses, c’est difficile de ne pas mentir. Comme tout serait plus simple, comme tout serait plus beau… C’est fini Jean-François, on n’a plus rien à se dire.
Jeff : Je te demande pardon.
Catherine : Ah ! non, s’il te plaît… Tu m’as trompée, la belle affaire ! C’est fait, n’en parlons plus… Elles étaient belles, tu en as beaucoup ?
Jeff : ???
Catherine : Des femmes.
Jeff, agacé : Quelques-unes, je ne sais pas.
Catherine : Tu ne sais pas.
Jeff : Mais enfin, pourquoi ces questions ?
Catherine : Moi je sais. Je me souviens de tous les hommes que je n’ai pas eus, et il y en a eu beaucoup. Je te souhaite d’être heureux Jean-François.
Jeff : Qu’est-ce que tu vas faire ?
Catherine, le défiant : Qu’est-ce que tu as fait, toi… J’aimerais aller vivre au bord de la mer. En Normandie… (Pour elle-même.) A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Jeff, désigne l’enveloppe du regard : N’oublie pas.
Il s’approche de Catherine pour l’embrasser.
Catherine, s’écarte brusquement : Ah ! non.
Jeff : Excuse-moi. (Il va lentement à la porte)
Catherine, allant dans la cuisine : Tu fermeras la porte en sortant.
Jeff, reste un moment sur le pas de la porte, puis avant de sortir : Au revoir.
Noir
5
Le lendemain matin
5.1 Catherine, Michel
La scène est dans la pénombre.
Catherine est seule, elle est assise, elle rêve. Musique.
Entre Michel. Il tire une valise à roulettes.
Il va déposer, discrètement, sa valise dans la chambre et revient.
Il secoue doucement Catherine.
La musique s’arrête.
Catherine, ouvre les yeux. Ils s’embrassent : Ça s’est bien passé ?
Michel : Tu dormais ?
Catherine : Non, je rêvassais. Je me repose, je suis bien.
Il sort son portable et montre à Catherine des photos des maisons qu’il a visitées.
Catherine : Qu’est-ce que c’est ?
Michel : Devine.
Catherine : Magnifique…
Michel : Le parc donne sur la mer… le centre-ville est à deux kilomètres…
Catherine : On achètera des vélos.
Michel, précise : Electriques.
Catherine : Evidemment… Tu n’as pas signé.
Michel : Non, c’est trop tôt, il y en a une autre que j’aimerais visiter. Et je ne signerai pas sans ton accord… Qu’est-ce que c’est ?
Catherine : Des papiers pour le divorce… Jeff est passé hier… On va vendre l’appartement…
Michel : Ah !… c’est décidé.
Catherine : Oui. (Elle regarde les photos sur l’écran du téléphone.) C’est le salon ?
Michel, se penche pour regarder la photo : Oui… (Il va dans la cuisine, off) Il y a deux chambres d’amis…
Catherine fait défiler les photos.
Michel revient un verre à la main.
Il est tendu, soucieux, il veut dire quelque chose à Catherine mais il n’ose pas.
Catherine : Qu’est-ce qu’il y a ? tu tournes, tu vires… tu as quelque chose à me dire…
Michel : Qu’est-ce que tu penserais… qu’est-ce que tu penserais d’un écrivain… d’un écrivain qui reprendrait un de ses romans, qui s’en inspirerait ?
Catherine : Je penserais que c’est un écrivain malhonnête, un bon à rien, un escroc.
Michel : Il ne vole personne.
Catherine : Si, ses lecteurs.
Michel : Ils lui pardonneront.
Catherine : Oh ! tu ne vas pas faire ça… ne me dis pas que…
Michel : Non.
Catherine : Jamais ?
Michel : Jamais... Une fois ou deux, peut-être.
Catherine : Oh !
Michel : Il ne suffit pas de s’asseoir à une table pour écrire, c’est un peu plus compliqué que ça. Simon m’a appelé, je n’étais pas là, il a laissé un message, on lui a fait une proposition intéressante, je pense qu’il va l’accepter… Je ne pourrai pas l’écrire autrement, ce bouquin, je n’aurai pas le temps. (Il montre la bibliothèque.) J’en ai assez écrit… Qui sait aujourd’hui que j’ai reçu le prix du premier roman mille neuf cent quatre-vingt ?...
Catherine : Sept.
Michel : Huit ! Personne. Qui sait que j’ai écrit 8O romans ? Personne.
Catherine : Reconnais que ce n’est pas non plus une information indispensable.
Michel : C’est vrai.
Catherine : Eh ! bien fais-le, puisque tu n’es pas capable de l’écrire autrement, ton bouquin ! Je n’aime pas cette idée.
Michel : Mais je ne l’aime pas non plus. Je m’y résigne à contrecœur.
Catherine : Et ne compte pas sur moi pour t’aider. Je ne participerai pas à cette… cette supercherie !… (Elle lui rend son téléphone brusquement) tu m’énerves !
Michel : J’en connais qui n’hésiteraient pas, j’en connais même beaucoup…
Catherine : Je ne veux pas le savoir… Tu m’agaces, je sors. Je vais prendre l’air.
Michel : ???
Catherine : Ne m’attends pas.
Michel : Cathe…
Elle sort en claquant la porte.
Michel :…rine.
Michel va sélectionner les romans que Simon lui a indiqués. Il va s’asseoir
Fondu
5.2 Michel
Michel est assis à son bureau.
Il tient un roman dans une, main et tape (laborieusement) de l’autre.
Michel : la jeune femme sortit précipitamment de la salle (il tape sur une mauvaise touche, s’énerve) ah !... (Pour lui-même) Mais pourquoi, pourquoi ! … (il tape en marmonnant ce qu’il écrit. Il tape à nouveau sur une mauvaise touche) Ah et puis merde !
Il attrape le téléphone et appelle.
... Jean-François… dis-moi… Oui, bonjour… Dis-moi… Comment ?... Elle va bien… mais non voyons, ça ne me dérange pas… Dis-moi… Oui, oui… Est que tu pourrais me rendre un service… j’ai promis un roman à mon éditeur... Je te l’avais dit… oui, oui, excuse-moi, tu sais en ce moment… Est-ce que tu pourrais m’aider à l’écrire… à le taper… Oui… Chez moi… Hein ? mais non pourquoi… Alors ?... Merci…(Sèchement) Demain matin 8h.
Il raccroche.
Noir
6
Le lendemain matin
6.1 Michel, Jean-François, Catherine
Michel fait les cent pas, un livre ouvert à la main.
Jeff tape sous la dictée de Michel
Michel, dictant : La jeune femme entra précipitamment dans le salon, virgule….
Jeff : Précipitamment, virgule,
,
Michel, dictant : Soudain elle vit, virgule, venant à sa rencontre, virgule, un jeune homme qu’elle ne connaissait pas.
Jeff, répète en tapant le texte : …un jeune homme qu’elle ne connaissait pas
Entre Catherine. Elle est en robe de chambre. Elle embrasse Michel et va dans la cuisine.
Michel, à Jean-François : Je ne vous présente pas, vous vous connaissez… (Cherche un passage dans son livre et poursuit sa dictée) "Éric avait d’abord cru à une erreur, il lui reprocha de ne pas lui avoir parlé plus tôt. Il eut un geste vague dont le détachement… dont le détachement blessa la jeune femme… blessa la jeune femme (Il s’interrompt. A Catherine, fort.) Chérie ! Tu peux nous apporter… du…du thé.
Jeff, le doigt levé : S’il te plaît.
Un lourd silence.
Michel : Oui ?...
Jeff : Tu n’as pas perdu de temps.
Michel : J’en ai tellement perdu… Quand je pense au temps que j’ai perdu, toi aussi d’ailleurs, tu en as certainement beaucoup perdu. Ce qu’il y a de plus précieux au monde, on le gaspille sans compter. Pourquoi ? Si on savait Jean-François, si on savait… L’ignorance, l’ignorance est mère de tous les maux. Je crois que c’est Rabelais qui a dit ça, et c’est très juste. Mais Rabelais ne disait pas n’importe quoi, lui… Tu sais, c’est une façon de parler bien sûr, tu sais qu’on ne sait pas ce que c’est… le temps. Si personne ne me le demande, je le sais, si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne sais plus. Saint Augustin… Et l’amour ! L’amour et le temps sont les deux plus grands mystères de l’existence.
Jeff, levant la main, dans un mouvement de colère : Et celle-là, tu sais ce que c’est !
Michel, pour lui-même : La chute est brutale.
Retour de Catherine. Elle va prendre la main de Michel.
Jeff, à Catherine, comme un reproche : Toi.
Catherine : Oui, moi… j’aime, Jean-François, il s’appelle Michel, il est français, il a 60 ans, il est écrivain, il est séduisant, intelligent, je j’aime et je veux l’épouser… Michel m’a soutenue, protégée, Il a trouvé les mots…
Jeff : Empruntés certainement.
Catherine : Il m’a consolée.
Jeff : Dans son lit !
Catherine, agacée : On se console comme on peut !
Jeff, à Michel : Et toi, j’avais à peine le dos tourné (En désignant Catherine.) Tu as sauté sur l’occasion !
Catherine, outrée, d’un jet : L’occasion t’emmerde !
Michel : Catherine !
Catherine, à Michel : Excuse-moi, mais là !
Elle va, en serrant les poings, chercher dans la cuisine le thé qu’elle a préparé.
Jeff pose la clé USB sur le bureau, se lève lentement, va prendre sa veste et se dirige vers la porte
Michel : Qu’est-ce que tu fais ?
Jeff : Je pars.
Michel : Ah ! non, tu partiras quand on aura fini !
Jeff, montrant les muscles : J’ai fini
Michel, autoritaire : Si tu pars…
Jeff : Oui ?
Michel : Si tu pars, je lui dis !
Jeff : ???
Michel : Tout.
Jeff : Je m’en fous.
Michel : Je luis dirais des choses… attention, mon imagination est sans limite.
Jeff : Je m’en fous.
Michel : Jean-François s’il te plaît ne pars pas. Je ne t’ai pas laissé tomber, moi, quand tu m’as demandé de… tu vas rire, j’ai un peu honte…Tu n‘étais pas fier, tu n’en menais pas large… Tu m’as imploré, supplié… S’il te plaît, reste.
Jeff : Bon…. (A contrecœur.) Parce que je ne suis pas un goujat !
Michel, se moque gentiment de Jean-François : Merci… Je savais que tu ne me laisserais pas tomber.
Il va s’assoir. Catherine revient elle porte un plateau sur lequel il y a une tasse. Elle passe fièrement devant le bureau sans s‘arrêter… et va donner la tasse à Michel.
Jeff, sidéré, la regarde passer
Michel : Merci ma chérie.
Catherine retourne dans la cuisine. Elle s’arrête sur le pas de la porte.
Catherine et Michel s’envoient des baisers.
Elle sort.
Michel, à Jeff : Et tu l’as quittée pour une espagnole !
Jeff, fou de rage : Une italienne !
Michel : Oui, oh ! une espagnole, une italienne, tu chipotes, tu chipotes… Allez, allez…
Il prend son livre et dicte un passage assez long. On ne comprend pas ce qu’il dit, sa voix est couverte par la musique.
Noir
7
Quelques jours plus tard
7.1 Catherine, Jean-François
Catherine est seule en scène. Elle glisse des papiers dans une enveloppe.
Sonnerie porte d’entrée
Elle va ouvrir
Catherine, off, froidement : Entre.
Jeff entre, regarde autour de lui.
Catherine : Michel s’est absenté, il est en route, il ne va pas tarder, tu voulais le voir.
Jeff : Non… Non, non.
Catherine : Clara, va bien ?
Jeff : Elle va bien. Je ne demande pas comment va Michel.
Catherine, donne l’enveloppe à Jean-François : Il va bien.
Jeff : Merci
Catherine : Il faut divorcer vite Jean-François, le plus vite possible, ne perdons pas de temps.
Jeff : Divorçons… puisque nous sommes d’accord tous les deux… On restera amis ?
Catherine : Non… On restera un homme et une femme qui ont mêlé leur existence et pas mal d’autres choses pendant 30 ans et qui partent chacun de leur côté vivre une vie nouvelle. Mais enfin, Jean-François, un ami tu sais ce que c’est, un ami c’est quelqu’un de fidèle… Et tu voudrais qu’on reste ami, allons.
Jeff : Tu voulais me dire quelque chose l’autre soir ?
Catherine : C’est trop tard.
Jeff : Il n’est jamais trop tard.
Catherine : Non, Jean-François, ne jouons pas à ce jeu-là. Séparons-nous vite. Tu aimes Clara, j’aime Michel, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ne compliquons pas les choses inutilement.
Jeff : Tu ne l’as pas toujours aimé. Tu le détestais.
Catherine : Les goûts changent en vieillissant.
Jeff : En effet.
Catherine : Je l’aime, je suis heureuse, heureuse, tu entends.
Jeff : Tu l’aimes depuis longtemps ?
Catherine : ----
Jeff : Réponds-moi
Catherine : ----
Jeff : Depuis longtemps !
Catherine : Quelle importance.
Jeff : C’est ce que tu voulais me dire ?
Catherine : Oui.
Jeff : Tu voulais me quitter.
Catherine : On voulait te le dire.
Michel : On… Je ne comprends pas.
Catherine : On voulait te le dire tous les deux.
Jeff : Tous les deux !
Catherine, faiblement, les yeux baissés : Main dans la main.
Jeff : Vous… vous vouliez me dire l’autre soir… main dans la main…. que … mais… mais… (Froidement.) Je vais le tuer.
Entre Michel. Il va déposer sa valise à roulettes dans un angle du salon.
7.2 Michel, Jean-François, Catherine
Michel : ???... Oui…
Catherine : Hmmm…
Jeff, les poings sur les hanches, agressif : Alors !
Michel : Hein…
Jeff : Tu voulais me dire quelque chose.
Michel : Quelque chose…non.
Jeff : Réfléchis.
Michel : ???
Jeff : Vraiment.
Michel : Je ne vois pas.
Jeff : Je sais tout.
Michel : ???
Jeff : Tout !
Michel, à Catherine : Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Catherine : La vérité.
Michel : Il ne faut jamais dire la vérité, Catherine, jamais !
Catherine : Oh !
Jeff : Bravo… Bien joué…Tu es pitoyable… (Lève la main, menaçant.) Si je ne me retenais pas…
Michel : Je vais t’expliquer.
Jeff, à Catherine : Vous vous êtes fichu de moi !... Je ne vous dérangeais pas, je n’étais jamais là… Pendant que je parcourais le monde, pendant que je travaillais…
Michel : Pendant que tu bavardais.
Jeff : Je ne trompais pas un ami, moi, je trompais ma femme !
Catherine : Oh ! le monstre ! (Elle va lui donner un coup de pied sur le tibia.)
Jeff : Oh putain ! oh putain !... (Il va en boîtant jusqu’au bureau, et de rage, s’empare de la clé USB posée à côté de l’ordinateur.) Ah ! ah ! rira bien qui rira le dernier !
Michel : Jean-François, s’il te plaît, donne-moi cette clé… (Jeff, menaçant, lève le poing)
Jeff, à Michel : Tu seras moins arrogant quand on saura qui tu es !
Michel : Donne-moi cette clé !
Jeff : Un escroc, un menteur, un raté, un minable… (il se dirige en boîtant vers la porte).
Michel : Jean-François, donne-moi cette clé !
Jeff, sur le pas de la porte, fort, brandissant la clé comme un trophée : Arrivederci !
Il sort, furieux.
7.3 Michel, Catherine
Un temps long.
Catherine : Il va l’utiliser tu crois ? Qu’est-ce qu’il peut en faire ?
Michel : Mais non. Ne t’inquiète pas… (Il sourit.)
Catherine, intriguée : Oui ?
Michel, il sort une clé USB de sa poche : Deux précautions valent mieux qu’une.
Catherine : Mais…
Michel : Une vielle habitude.
Un temps.
Catherine : Appelle-le.
Michel : Hein.
Catherine : "Ton éditeur", appelle-le.
Michel : Maintenant ?
Catherine : Oui… tu veux que je l‘appelle ?
Michel : Non, non, je vais le faire… (Il décroche le combiné et compose lentement un numéro ! Il écoute un moment, il se tourne vers Catherine) Boîte vocale… il a laissé un message…
Il écoute le message. Puis le combiné dans la main, il se tourne vers Catherine :
Il est parti, il a mis la clé sous la porte. Il remercie chaleureusement les auteurs qu’il a édités… Il ne dit pas où il va…
Il raccroche. Puis, nostalgique, comme pour lui-même.
Les éditions du boulevard, un rez-de-chaussée au fond d’une cour, deux chaises, une table, un téléphone…
Catherine : La clé sous la porte, c’est un joli titre pour un dernier roman… Tu savais ?... Tu savais qu’il me trompait ?
Michel : Oui.
Catherine : Bien sûr.
Michel : Il me l’a dit le mois dernier. Il est passé… Il voulait me demander un service.
Catherine : Intéressé.
Michel : Il m’a demandé, il m’a supplié de l’aider, Il avait de peur.
Catherine : Pauvre chéri.
Michel : Il avait peur de lui, de sa réaction si tu refusais de divorcer.
Catherine : Oh !
Michel : Il ne t’a jamais battue ?
Catherine : Pas que je sache.
Michel : "Rien, tu m’entends, rien ne m’empêchera de l’épouser !"
Catherine : Et tu l’as l’a cru.
Michel : Oui.
Catherine : Comme vous êtes naïfs.
Michel : ?
Catherine : Il est bourru, ronchon, il s’emporte parfois, pour des broutilles la plupart du temps, mais il n’est pas méchant. Il t’a manipulé, comme il manipulait ses partenaires.
Michel : Je voulais te protéger… Tu sais ce qu’il m’a demandé ?
Catherine : Chut… Tais-toi.
Michel : Tu ne veux pas savoir.
Catherine : Michel… Dis-moi ?
Michel : Oui ?
Catherine : Tu n’as jamais frappé une femme ?
Michel : Non… (Avec une contorsion comique) Une fois ou deux peut-être.
Catherine : Ha ! ha ! ha !... Je t’aime…
Michel : Je t’adore.
Ils s’enlacent.
Catherine : Et ce roman, ce roman que tu as promis.
Michel sort la clé USB de sa poche, et va la jeter dans la poubelle.
Catherine : Bah…
Michel : Je ne veux plus en entendre parler. Jamais !
Catherine : Bon… N’EN PARLONS PLUS.
NOIR
Prologue
La scène est dans la pénombre.
On distingue la silhouette d’un homme assis à la table de travail. L’homme tape, maladroitement, sur le clavier de l’ordinateur.
L’homme, tapant et marmonnant à mi-voix : …Ce n’était pas ainsi qu’il avait envisagé sa rencontre avec Eléonore (Il continue de marmonner quelques phrases. Il poursuit à haute voix.) La jeune femme traversa, d’un pas vif, le couloir décoré avec soin… point… (Il cherche la touche "Imp".)… Impression… Impression… Ah !… (Il appuie sur la touche "Imp".)
L’homme se lève et va prendre, sur l’imprimante, (posée sur une étagère de la bibliothèque), la feuille qu’il vient d’imprimer.
NOIR
Générique
(Voix off)
La Compagnie Xxx,
Présente
TOUS LES DEUX
d’Henry DUROURE
Avec
(Nom des acteurs)
Dans une réalisation de :
(Nom du metteur en scène)
La Lumière montre progressivement.
1
Un matin
1.1 Michel
Catherine et Michel ont passé la nuit ensemble.
Michel s’est levé de bonne heure pour écrire. Tenue décontractée.
Michel, lisant la feuille qu’il a récupérée. Il marmonne entre ses dents, on ne comprend pas ce qu’il dit : Mmmme… mmme… mmme.. (Il s’interrompt.) Décoré avec soin... Avec soin ! c’est vague, ça ne veut rien dire ! Non, ça ne va pas !
Il froisse la feuille et la jette dans la corbeille à papier.
…Mais pourquoi est-ce que j’ai fait ça, pourquoi !
1.2 Michel, Catherine
Entre Catherine, venant de la chambre. Elle s’apprête à rentrer chez elle.
Catherine, entrant : Qu’est-ce que tu as fait ?
Michel, désignant la corbeille à papier : Ça.
Catherine : ???
Michel : Rien, pas une ligne, pas un mot.
Catherine, minimise : Il y a des jours, comme ça, ce n’est pas grave.
Michel : Non, il n’y a pas des jours comme… comme tu dis.
Catherine : Oh ! tu n’as jamais connu, comme tous les écrivains, l’angoisse de la page blanche ?
Michel : Non.
Catherine : Tu n’as jamais ressenti cette impression de vide, ce léger vertige…
Michel : Jamais ! j’ai toujours écrit avec facilité. Je n’ai jamais ressenti cette impression de… (Avec une contorsion comique.) Une fois ou deux peut-être.
Catherine : Ah ! tu vois.
Michel : Mais pourquoi, pourquoi ?
Catherine : Pourquoi, quoi ?
Michel : J’ai… non rien.
Catherine, tend l’oreille comme pour le forcer à parler : Tu as ?
Michel, hésite, puis : J’ai promis un livre à mon éditeur.
Catherine, le reprend : Mon éditeur.
Michel, agacé : C’est une façon de parler ! Catherine, s’il te plaît, ce n’est pas le moment, je t’assure, j’ai dit mon éditeur comme j‘aurais dit ma banque, mon coiffeur…
Catherine : Ma femme, quand nous serons mariés.
Michel : Je lui ai promis un roman.
Catherine : Des promesses, à ton âge.
Michel : Mon âge ! J’ai 60 ans… (Dans une espèce d’envolée, avec un tourbillon de la main) « Hé bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? C’est la fleur de l’âge ! et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme ». (Il précise, en s’inclinant.) Molière.
Catherine : Prétentieux.
Michel : D’après les statistiques, ma chérie, l’espérance de vie des hommes aujourd’hui est de 78 ans. Il me reste donc, si je ne me trompe pas, 78 moins 6O, une bonne vingtaine d’années à vivre.
Catherine : 18 exactement, si je ne me trompe pas.
Michel : 18, en effet. Avec ta permission, je m’étais accordé un petit supplément, à mon âge, n’est-ce pas… Je lui ai promis un roman pour la fin du mois, voilà ce qui ne va pas !
Catherine : La fin du mois ! Mais c’est…
Michel : Oui, la fin du mois c’est…
Catherine : Je n’ai rien dit.
Michel : Non mais tu allais le faire. Je lui ai promis, comme ça, sans réfléchir, enfin sans réfléchir…
Catherine, moqueuse : C’est une façon de parler.
Michel : Oh ! je n’ai pas envie de plaisanter, tu sais, vraiment !... Je l’ai vu hier, je voulais lui parler… Je voulais…
Catherine : Je quoi… Parle. (Pour elle-même.) C’est agaçant.
Michel : Il vend sa boîte… Il m’en avait parlé, je n’y croyais pas. Il en a marre, il ne supporte plus le milieu de l’édition… Je ne pensais pas qu’il le ferait, sa boîte c’est toute sa vie… Et la mienne ; un auteur, un éditeur, l’un ne va pas sans l’autre. (Il se souvient.) « Les éditions du boulevard », un rez-de-chaussée au fond d’une cour, boulevard Sébastopol, deux chaises, une table, un téléphone… Tous les éditeurs avaient refusé mon livre, tous sans exception : "Monsieur, nous avons bien reçu votre manuscrit et nous vous remercions de la confiance que vous accordez à notre maison d’édition. Votre manuscrit a été examiné avec attention par notre comité de lecture, malheureusement il ne correspond pas au type d’ouvrage que nous recherchons actuellement". Ça ne correspond jamais. Je leur répondais – tu sais que je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile…
Catherine : Moi non plus.
Michel : ???
Catherine : Je n’aime pas qu’on me prenne pour une imbécile.
Michel : … je leur répondais, "j’ai bien reçu votre réponse, je l’ai lue avec attention. Malheureusement elle ne correspond pas à celle que j’attendais. Pouvez me dire, je vous prie, le type d’ouvrage que vous recherchez, cela m’évitera de perdre mon temps et mon argent. Je vous remercie". 16 refus… (Il sort un livre de la bibliothèque.) Simon a cru en moi…
Catherine : Simon ?
Michel : Mon éditeur.
Catherine : Simon, oui, oui, excuse-moi.
Michel : Il m’a encouragé, soutenu, il a fait de moi un écrivain, un "auteur" (Lit le titre du livre qu’il a sorti de la bibliothèque.) « Derrière le miroir sans tain »
Catherine : Mystère.
Michel : Un roman de Michel Oléron, prix du premier roman, à l’unanimité du Jury, mille neuf cent (Interroge Catherine du regard.) quatre-vingt…
Catherine : Sept.
Michel : Quatre-vingt-huit.
Catherine : Quatre-vingt-sept, quatre-vingt-huit, quelle importance, qui sait aujourd’hui que tu as reçu le prix du…
Michel : Premier roman.
Catherine : Du premier roman mille neuf cent quatre-vingt-sept.
Michel : Quatre-vingt-huit. Personne en effet. Tu ne peux pas comprendre.
Catherine, choquée : Oh ! Et pourquoi ! Parce que je suis une femme ! Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas comprendre ! Tu es particulièrement odieux ce matin.
Michel : Il n’y a qu’un auteur pour comprendre ça (Lisant fièrement.) « Derrière le miroir sans tain » Je réalisais mon rêve, j’entrais dans la "littérature", les salons, les dédicaces, l’argent, les voyages…
Catherine : Les femmes.
Michel, confirme : Comme s’il en pleuvait.
Catherine, le réprimande vivement : Michel !
Michel : Jalouse ?
Catherine : Je n’aime pas quand tu parles comme ça : comme s’il en pleuvait. C’est blessant… Tu en as eues beaucoup ?
Michel, distrait : Hein…
Catherine : Des femmes ?
Michel : Quelques-unes.
Catherine, tend l’oreille : Oui ?
Michel : Ah ! Ah ! mystère.
Catherine : Dix, vingt, cent ?
Michel : Mais je ne sais pas, je ne les ai pas comptées.
Catherine : Tu ne sais pas. Tu ne sais pas combien tu en as eues ?
Michel : Non, je ne sais pas.
Catherine : Si j’étais un homme, je le saurais, moi, je pourrais dire, sans en oublier une, leur nom, leur âge, la couleur de leur peau, où je les ai connues, et pourquoi je les ai quittées.
Michel : Mais tu n’es pas un homme.
Catherine : Tu les as oubliées ?
Michel : N’insiste pas, je ne te le dirai pas.
Catherine : Bon… N’en parlons plus.
Michel : Voilà, n’en parlons plus. Il a édité le premier, il éditera le dernier.
Catherine : Le dernier ?
Michel : Le dernier ma chérie.
Catherine : Je suis ravie de l’apprendre.
Michel : J’ai écrit toute ma vie, beaucoup, trop peut-être. Il ne suffit pas d’écrire un livre, il faut en écrire cinq, dix, quinze, il faut en écrire toujours plus… L’argent que j’ai gagné, et j’en ai gagné beaucoup, je l’ai mérité, je l’ai gagné à la sueur de mon front, au sens propre du terme.
Catherine : Définitivement ?
Michel : Définitivement.
Catherine : Et ce roman, ce roman que tu as promis ?
Michel : Une folie ! Pour Simon, avec ma gratitude et mon profond respect. On a commencé ensemble, on finira ensemble.
Catherine : Tu parleras de moi ?
Michel : De toi, de nous… Et après je… non rien.
Catherine, tend l’oreille comme pour le forcer à parler : Tu ?
Michel : Quand nous serons mariés… quand j’aurais définitivement tourné la page, je…
Catherine : Je quoi, parle !
Michel : J’achèterai une maison.
Catherine : Quelle drôle d’idée.
Michel : En Normandie, une maison pour toi et moi.
Catherine : Ha ! Ha ! tu es fou.
Michel, pour lui-même, en plaisantant : Une chaumière et un cœur.
Catherine : Et un peu bête aussi.
Michel : Qui ne l’est pas.
Catherine : Tu as d’autres projets ?
Michel, s’approche de Catherine et lui prend les mains tendrement : T’épouser ma chérie, vite, vite, le plus vite possible.
Catherine : Ce n’est pas un projet ça, c’est une formalité.
Michel : Indispensable si nous voulons dire au monde entier que nous nous aimons et que nous voulons vivre ensemble.
Catherine : Ha ! Ha ! Jean-François m’a dit la même chose il y a 30 ans.
Michel : Voilà ! Jean-François !
Catherine : Mais !
Michel : Ton mari !
Catherine : Oh ! tu ne vas pas tout de même pas me reprocher d’avoir épousé ton meilleur ami.
Michel : Je ne te le reproche pas, mais si tu ne l’avais pas épousé…
Catherine : Si, si, si… Si tu ne me l’avais pas présenté.
Michel : Tu en aurais épousé un autre.
Catherine : C’est possible.
Michel : Tu ne m’aimais pas.
Catherine : C’est un reproche.
Michel : Non, un regret.
Catherine, touchée : C’est gentil… j’apprécie.
Michel : Jean-François ! C’est à cause de lui, à cause de… enfin non, ce n’est pas à cause de lui, c’est à cause de… de tout ça, de toute cette histoire ! J’appréhende tu sais, j’appréhende. C’est pour ça que je ne n’y arrive pas, que je n’arrive pas à écrire ce fichu bouquin ! Tant que tu ne lui auras pas dit que tu veux divorcer… Il faut lui parler Catherine.
Catherine : Parle-lui, toi.
Michel, poursuivant : Il faut lui parler maintenant.
Catherine : J’ai peur.
Michel : Peur !... (Levant la main.) Il n’oserait pas ?
Catherine : Non… Non…
Michel : Alors ?
Catherine : J’hésite.
Michel : Il ne faut pas.
Catherine : Si j’avais une bonne raison…
Michel : ???
Catherine : Une raison sérieuse… Je ne sais pas…
Michel : ???
Catherine :… il y en a tellement : la pauvreté, les inégalités, le dérèglement climatique… Je lui dirais, je n’hésiterais pas, je n’hésiterais pas une seconde, je lui dirais franchement, sans honte, sans regret… (Un temps) Je le quitte pour un autre, et pas n’importe quel autre, je le quitte pour toi. C’est banal, c’est presque vulgaire.
Michel, pour lui-même : On est peu de chose.
Catherine : Ou s’il me trompait, nous serions quittes.
Michel : C’est le cas de le dire.
Catherine : Il est bel homme, il a une bonne situation.
Michel, l’interrompt brutalement : Admettons, il a une maîtresse…
Catherine : Oh ! le vilain mot.
Michel : Admettons…
Catherine : Une femme ne dis pas qu’elle a un maître, elle a un copain, un ami, un amant. Un mec, à la rigueur.
Michel, fort : Admettons, Il faudra bien le lui dire.
Catherine : Bien sûr, mais s’il me trompait, je me sentirais moins coupable. C’est mon mari tout de même, ce n’est pas rien… Il me trompe ?
Michel : Je ne sais pas… Certainement… Il serait bien le seul à ne pas le faire.
Catherine : Tu ne sais pas ?
Michel : Non, je ne sais pas et je ne veux pas le savoir.
Catherine : Bon, bon, je te demandais ça… pour savoir.
Michel : Où est-il aujourd’hui, où est-il allé faire son marché, en Chine, en Turquie, au Japon ?
Catherine : Au Brésil je crois. Il rentre ce soir.
Michel : Tu crois.
Catherine : Oui, je crois, il ne me dit pas toujours où il va… On ne se parle plus, tu le sais.
Michel : La dernière fois que je l’ai vu, c’était… je vous avais invité à prendre l’apéritif… C’était…
Catherine : Il y a six mois. Quelle soirée. Tu portais un pantalon beige, un polo jaune paille, très joli, des mocassins, tu m’as pris la main, on s’est embrassé dans la cuisine… Ce que tu m’as dit ce soir-là, je ne l’oublierai jamais.
Michel, avec humour : Le talent ma chérie, le talent… (Reprenant.) On ne s’est pas parlé depuis un siècle. Pas un coup de fil, pas un signe, rien. Je ne comprends pas.
Catherine : Tu ne l’appelles pas non plus.
Michel : Oui, mais moi je sais pourquoi… J’appréhende tu sais, j’appréhende. Il se doute de quelque chose, c’est évident.
Catherine : Mais non, je m’en serais aperçue, il n’est pas très malin. Et Comment l’aurait-il su ? Il n’est jamais là, et je suis prudente… (En partant.) Prudence est mère de sûreté.
Michel : Tu pars, Il est à peine dix heures.
Catherine : J’ai des courses à faire. Je t’appelle. Je t’aime.
Michel : De l’avenue des Gobelins à la rue de Miromesnil, il faut, quoi ? une demi-heure…
Tu auras largement le temps d’éparpiller quelques miettes sur la table de la cuisine, de froisser un peu les coussins du canapé, de jeter négligemment un foulard sur le dossier d’une chaise et d’attendre patiemment, comme Pénélope, le retour du héros en lisant un roman de ton auteur préféré (il va devant la bibliothèque et montre ses livres) Tu as l’embarras du choix. Parle-lui, s’il te plaît.
Catherine, sortant : Zut.
Michel retourne à sa table de travail.
Catherine revient aussitôt.
1.3 Michel, Catherine
Il n’entend pas Catherine qui approche.
Catherine : Je me demandais…
Michel, sursautant : Tu m’as fait peur !
Catherine : Qu’est-ce que tu leur disais ?
Michel : Hein !
Catherine : Aux malheureuses que tu as oubliées, qu’est-ce que tu leur disais quand tu les quittais ?
Michel : Mais je… je leur disais…
Catherine : Oui ?
Michel : Ce que les hommes disent dans cas-là : rien.
Catherine : On ne quitte les gens sans leur dire pourquoi.
Michel : Tu ne peux pas comparer une maîtresse (Catherine lève les yeux au ciel.) et un mari. Une maîtresse, on sait qu’on va la quitter, et c’est précisément parce qu’on sait qu’on va la quitter qu’on sort avec. Un mari c’est autre chose, on ne le quitte pas comme ça, il faut…
Catherine : Une bonne raison.
Michel : Il faut lui dire la vérité Catherine. Pourquoi est-ce que tu ne lui dis pas que tu veux divorcer ?
Catherine : Mais parce que…
Michel : Oui ?
Catherine : Parce que c’est mon mari.
Michel : Ah.
Catherine : Autrement, je n’hésiterais pas.
Michel : Tu hésites beaucoup.
Catherine : Dis-lui toi, dis-lui que tu veux m’épouser.
Michel : Ah ! non, demande-moi ce que tu veux, mais pas ça !
Catherine : Et pourquoi ?
Michel : Mais parce que…
Catherine : Parce que ?
Michel : Parce que c’est un ami, ce n’est pas la même chose.
Catherine : C’est la même chose ! Est-ce qu’on ne le trompe pas tous les deux, est-ce qu’on ne couche pas ensemble tous les deux, est-ce qu’on ne désire pas vivre ensemble tous les deux ! Alors, pourquoi je lui dirais, moi ! Parce que je suis une femme ?
Michel : Mais…
Catherine : Pourquoi les femmes devraient-elles toujours affronter, seules, les difficultés, pourquoi les femmes devraient-elles toujours assumer, seules, les responsabilités ?
Michel : Mais je…
Catherine : On lui dira tous les deux !
Michel : Hein !
Catherine, avec autorité, en articulant chaque mot : TOUS LES DEUX.
Michel : Mais…
Catherine : Main dans la main, on lui dira que je veux divorcer, et que tu veux m’épouser.
Michel : Ah ! non.
Catherine : Tu ne veux pas m’épouser ?
Michel : Si, si, mais... (murmure) main dans la main.
Catherine, tendrement : Pour le meilleur et pour le pire, Michel, pour le meilleur et pour le pire, il n’y a pas que des bons moments dans la vie.
Elle embrasse Michel.
Catherine, sortant : Réfléchis.
Michel, seul, dans un souffle, pour lui-même : Tous les deux…
1.4 Michel
Il allume la radio, (Thème de la pièce.)
Il va devant la bibliothèque.
Il regarde un moment, pensif, les livres alignés sur les étagères.
… Quatre-vingts, ma vie en quatre-vingts romans… Mes enfants, mes enfants chéris, il va falloir vous serrer un peu, j’en écris un autre… Pardon ?... A la fin du mois… Oui, je sais la fin du mois… Quand on aura dit à Jean-François… Jean-François, le mari de Catherine… Tiens j’ai dit « on », bizarre… Quand on lui aura dit que nous voulons nous marier… Simon l’attend avec impatience…. Simon, mon éditeur, ne me dites pas que vous ne le connaissez pas… Il me presse comme un citron, il le veut son livre, il le veut avant de vendre sa maison d’édition… (Le téléphone sonne.)
Michel, baisse le son de la radio et décroche :… Je parlais de toi… A mes livres… Mais oui, je leur parle comme un jardiner parle à ses fleurs… On a tous nos petits secrets… hein ?... Comme prévu, à la fin du mois… prochain… Mais… mais… Ecoute-moi… tu sais que j’ai l’intention d’épouser Catherine… Je ne te l’ai pas dit… Excuse-moi !… Tu sais qu’elle est mariée… Comment et alors ?... Son mari ?... C’est un ami… Ah !... N’est-ce pas… Hein !… Tu comprends… Mais non je ne t’oublie pas, je te l’ai promis… Comment trop tard… Tu ne l’auras pas vendue le mois prochain !... Des propositions… Mais non, mais non… Je fais de mon mieux…. Je te le promets… oui, moi aussi… Je t’embrasse.
(Il raccroche. Pour lui-même.) Ne jamais rien promettre, à personne.
Tapant mollement sur le clavier de son ordinateur :« La jeune femme traversa le salon dont les murs tapissés de… »
La lumière et la musique diminuent simultanément jusqu’au noir/silence
Fondu
Plus tard dans la matinée
La lumière et la musique (différente de celle diffusée précédemment) montent simultanément
Michel, écrivant : L’avion décolla dans un bruit assourdissant. Les lumières de la ville disparaissaient. Son rêve le plus fou se réalisait, il retournait à Lisbonne. Tant d’années s’étaient écoulées depuis sa dernière visite. Enfin, il allait la revoir…
Michel marmonne un long moment, appuie sur les mauvaises touches, s’énerve, recommence…
Sonnerie porte d’entrée. Michel, surpris, regarde sa montre machinalement.
Il éteint la radio, se lève et va ouvrir.
1.5 Michel, Jean-François
Michel, off : Jean-François !.... Tu n’es pas… hmm..
Jeff, entrant : Je ne te dérange pas ? Tu es seul ?
Michel, revenant : Non, non, euh, oui, je suis seul, non tu ne me déranges pas.
Un temps. Sourires crispés.
Jeff : Tu en fais une tête.
Michel : Je…
Jeff : Tu n’es pas content de me voir ?
Michel : Je vais…
Jeff : Il faut que je te parle, c’est important.
Michel : Je vais t’expliquer… Je ne t’ai pas appelé parce que…
Jeff : Je ne suis pas venu pour ça, tu vas comprendre…
Michel : J’ai trahi notre amitié…
Jeff : ???
Michel : J’ai honte.
Jeff : Mais…
Michel : Je ne cherche pas d’excuse.
Jeff : Qu’est-ce…
Michel : Ne me juge pas.
Jeff : Qu’est-ce que tu racontes…
Michel : Ce que j’ai fait est un impardonnable.
Jeff : "Impardonnable, ne m’accable pas, ne me juge pas"… je ne te juge pas, et je ne suis pas sans reproche… Tu exagères toujours.
Michel : Oh ! non, oh ! non.
Jeff : Je ne t’en veux pas imbécile. Mais d’abord, dis-moi, comment vas-tu ?
Michel : Ça va, ça va. Un peu tendu, mais ça va…
Jeff : Toujours le même, hein ! ça bouillonne, ça bouillonne.
Michel : Oh ! là là…
Jeff : Tu écrivais ?
Michel : Hein ! euh, oui… Whisky ?
Jeff, comme pour dire oui : Allez… Je ne t’ai pas appelé parce que… parce que je ne pouvais pas, plus exactement, parce que je ne voulais pas.
Michel, un peu étourdi : Tu ne pouvais pas parce que tu ne voulais pas.
Jeff : Ecoute-moi.
Michel va chercher des verres dans la cuisine.
Michel, off : Je t’écoute.
Jeff, fort : Je peux te parler franchement ?
Michel, off : Tu ne m’as jamais parlé autrement, j’espère.
Jeff : J’ai rencontré quelqu’un… (fort) Une femme.
Bruit de vaisselle dans la cuisine.
Michel, surgissant : Une vraie !
Jeff : Je l’ai rencontrée il y a six mois (Il fait tournoyer son index autour de sa tempe comme pour dire : tu comprends.)
Michel : C’est pour ça, c’est pour ça que tu ne m’appelais pas.
Jeff : Je ne voulais pas te mêler à cette histoire.
Michel : Tu n’as pas confiance en moi ?
Jeff : Il ne s’agit pas de ça, et tu le sais bien… Je voulais être sûr de moi. Tu connais Catherine, tu l’apprécies, c’est une amie, elle t’aime beaucoup… C’est très gênant, je suis marié, Michel, je te le rappelle.
Michel : Tu es bien aimable.
Jeff : Je l’ai rencontrée à Londres, au cours d’une transaction… Le coup de foudre.
Michel : Une anglaise ?
Jeff : Non, elle s’appelle Clara, elle est italienne.
Michel : C’est sérieux ?
Jeff : Sérieux ! je suis amoureux (fort, en jetant les bars devant lui) J’aime !
Michel : Ah ! oui, c’est…
Jeff : Je n’ai jamais été aussi heureux. Aucune femme auparavant…
Michel : Aucune, il y en a eu d’autres !
Jeff : Quelques-unes… Oh ! je n’ai pas souvent trompé Catherine… J’aurais pu, ce n’était difficile… Quand on est loin de chez soi, le dépaysement, la solitude, on boit un verre le soir au bar de l’hôtel, on bavarde, et puis…
Michel : Mais bien sûr, ça commence toujours comme ça.
Jeff : Je ne suis pas coureur, non, j’ai eu quelques aventures, comme tout le monde, enfin je crois, une argentine à Buenos Aires, une canadienne à Toronto, une chinoise à Pékin…
Michel : Une italienne à Londres… Je ne savais pas.
Jeff : Mais je ne te dis pas tout.
Michel, avec une contorsion comique : Moi non plus.
Jeff : On a tous nos petits secrets.
Michel : N’est-ce pas… Une question, juste pour savoir, qu’est-ce que…
Jeff : Oui ?
Michel : Qu’est-ce que tu leur disais quand tu les quittais, les chinoises, les argentines, les canadiennes, qu’est-ce que tu leur disais ?
Jeff, hésite :…Au revoir.
Michel : Au revoir, évidemment. Non, mais tu sais…
Jeff : Good bye, sayonara, (avec un tourbillon de la main) arrivederci !
Michel : Oui, oui, j’ai… Et qu’est-ce que… qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?
Jeff : L’épouser.
Michel, sursautant : L’épouser !
Jeff : Je veux légitimer notre amour… Je suis amoureux Michel, c’est merveilleux, inespéré, je veux le crier, je veux le dire au monde entier.
Michel : Commence par le dire à ta femme. (Il est pris d’un petit rire nerveux)
Jeff : ???
Michel : Hein ?
Jeff : Ça va ?
Michel : Oui, oui… Comment est-ce que tu vas lui dire ?
Jeff : Justement.
Michel : Justement quoi ? Tu ne sais pas comment tu vas lui dire ou tu ne sais pas ce que tu vas lui dire ?
Jeff : Les deux, je n’y arrive pas
Michel : Aïe.
Jeff : C’est difficile.
Michel : Oh ! oui.
Jeff : Oh ! oui, qu’est-ce que tu en sais ?
Michel : J’imagine.
Jeff : Eh ! bien, imagine, qu’est-ce que tu lui dirais si tu étais à ma place ?
Michel : Si j’étais…
Jeff : Si tu étais le mari de ma femme.
Michel : Le mari de Catherine ! Mais qu’est-ce que tu vas, qu’est-ce que tu vas…
Jeff : Réponds-moi.
Michel : Je lui dirai la vérité. Il faut toujours dire la vérité.
Jeff : Bien sûr.
Michel : Sais-tu combien il y a de divorces en France chaque année - je l’ai découvert récemment en faisant des recherches pour un livre - 120 000. Il y a 120 000 mille divorces en France chaque année, c’est vertigineux.
Jeff : Ah… et ?
Michel : Rien… Non, comme ça.
Jeff : ???... Ça va ?
Michel : Hein ?
Jeff : Tu es bizarre.
Michel : Non, non, ça va.
Jeff : Je ne te reconnais pas… Tu as des ennuis ? Tu n’as pas de problème d’argent ?
Michel : Mais non, quelle idée, des problèmes d’argent, tu es drôle tu sais… Pourquoi est-ce que tu ne lui dirais pas simplement : "Catherine, j’ai rencontré quelqu’un, je l’aime et je veux l’épouser".
Jeff : Mais parce que… parce que c’est ma femme.
Michel : Parce que c’est ta femme.
Jeff : Autrement…
Michel : Tu n’hésiterais pas.
Jeff : Non, les autres…
Michel : Tu t’en fous.
Jeff : Je ne les ai pas épousés les autres !
Michel : Il faut lui parler, il faut lui dire que tu veux la quitter.
Jeff : C’est facile à dire.
Michel : Eh bien dis-le lui. Qu’est-ce que tu risques ?... Catherine est délicate, sensible, intelligente, elle comprendra… Tu n’es plus un enfant bon sang, allez !
Jeff : Allez, allez…
Michel : C’est un mauvais moment à passer.
Jeff : Un mauvais moment, tu plaisantes !
Michel : Oh ! non, oh ! non.
Jeff : Un moment terrible, c’est affreux, je ne dors plus.
Michel, ne se sent pas très bien : Ah ! là là.
Jeff : J’aimerais la quitter… je cherche le mot…
Michel : Rapidement.
Jeff : Non, enfin oui… J’aimerais la quitter proprement, voilà, respectueusement. Je ne veux pas lui faire de mal.
Michel : Ah ! mais il ne faut pas, surtout pas, il ne faut pas lui faire de mal.
Jeff : Je ne sais pas quoi faire.
Michel : Il faut lui parler, maintenant.
Jeff, répète, furieux : Je n’y arrive pas ! Si je m’écoutais, je plaquerais tout, je partirais sans rien dire… Aide-moi, je t’en supplie.
Michel, le menton pincé entre le pouce et l’index, traverse le salon lentement.
Michel : Si je devais dire à Catherine que je veux la quitter… Tu m’en demandes beaucoup, tu sais.
Jeff : Eh ! bien.
Un temps long.
Michel, à Jean-François : Catherine !
Jeff : Oui ?
Michel : J’aime !
Jeff : C’est tout.
Michel : C’est déjà pas mal. Et tu précises : une femme.
Jeff : J’ai peur Michel.
Michel : Peur !
Jeff : Je ne suis pas violent, je n’ai jamais porté la main sur elle, ni sur aucune autre d’ailleurs, mais si les choses tournaient mal, si elle refusait de divorcer, si elle… je (lève la main)
Michel : Tu n’oserais pas !
Jeff : Je deviens fou… Michel ?
Michel : Oui.
Jeff : Tu vas rire et j’ai un peu honte… J’ai pensé que… si tu veux bien, on lui dira tous les deux.
Michel : Hein !
Jeff : Côte à côte.
Un temps.
Jeff : Ça va ?
Michel : Oui, oui, ça va… Ça va.
Jeff : J’aime Clara, rien ne m’empêchera de l’épouse, et si je devais (Il lève la main, agressif.) je n’hésiterais pas.
Michel : Ah ! mais je te l’interdis ! je ne te laisserai pas faire !
Jeff : Je suis à bout… (très énervé) je suis prêt à tout Michel, à tout !
Michel : Bon, bon… On lui dira tous les deux… calmement, gentiment.
Jeff : Oui ?
Michel : Oui… (Pour lui-même.) côte à côte.
Jeff : Merci… (Un temps.) Tu permets. (Attrape la bouteille de whisky et remplit son verre et celui de Michel) Salute. (Il trinque.)
Michel, à contrecœur : Salute
Jeff : Merci… Merci, merci, merci…
Michel : Mais, je t’en prie.
Jeff : Je savais que tu ne me laisserais pas tomber. Je ne l’oublierai pas.
Michel : La partie n’est pas encore gagnée.
Jeff : Allons, allons… Une formalité.
Moue dubitative de Michel.
Michel : Une question…
Jeff : Oui ?
Michel : Si demain… Non, non, rien…
Jeff : Si demain quoi ?
Michel : Si demain Catherine rencontrait quelqu’un, un homme, un homme élégant, cultivé…
Jeff : Ah ! ah ! ah ! un écrivain ?
Michel : Oh ! je t’en prie, tu ne… tu ne… (Il lance maladroitement son poing devant lui.)
Jeff : Je ne sais pas… Je ne frapperai pas une femme… (Menaçant, serrant les poings.) un homme, c’est différent.
Michel : Bah ! euh, non, pas tellement.
Jeff : Tout de même.
Michel : Non, non… si on réfléchit bien… non, c’est…
Jeff : Tu es bizarre, je ne sais pas ce que tu as, tu es bizarre.
Michel : Mais rien, qu’est-ce que j’ai, je n’ai rien !
Jean- François attrape son verre et avale la dernière gorgée rapidement.
Jeff : Je me sauve, je ne vais pas t’ennuyer plus longtemps… Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi…. (En allant à la porte.) Je ne suis pas un ingrat, tu le sais.
Michel : Je sais oui, je m’en souviendrai.
Jeff : Je cours annoncer la nouvelle à Clara. Je n’étais pas fier, tu sais, tu m’enlèves un poids, je me sens beaucoup mieux.
Michel : Un instant !
Jeff, sur le point de sortir : Oui ?
Michel : A mon tour… Qu’est-ce que tu ferais si…
Jeff : Si j’étais à ta place ?
Michel : Non… Oui.
Jeff : Je me marierais.
Michel : Tu es drôle, tu sais.
Jeff : Je suis sérieux, le temps passe vite. Plus on vieillit, plus il passe vite… Tu ne t’es jamais marié…
Michel : Non.
Jeff : Tu ne m’as jamais dit pourquoi, tu ne me l’as jamais vraiment dit… Pourquoi ?
Michel : Parce que je ne voulais pas.
Jeff : Merci bien.
Michel : Pas parce que je ne voulais pas te le dire, parce que je ne voulais pas me marier, parce que je ne voulais pas m’attacher, à rien ni à personne… Je voulais écrire, voyager, je voulais dévorer la vie, c’est aussi bête que ça. Pas très original. Est-ce que j’aurais pu écrire, voyager, aimer, si j’avais été marié ? Je ne sais pas, peut-être…
Jeff : Et tu n’as pas d’enfant. Tu ne le regrettes pas.
Michel : Quand je vois le monde comme il est, décadent, violent, imprévisible, non, je ne le regrette pas. Absolument pas.
Jeff : Tu n’as tout de même pas l’intention de rester seul !
Michel, agacé : Mais je ne suis pas seul (Montrant la bibliothèque.) Et ça, qu’est-ce que c’est ! Tu sais combien de livres j’ai écrit ?
Jeff : ???... Beaucoup.
Michel : Quatre-vingts.
Jeff : Je savais que tu en avais écrit beaucoup, mais quatre-vingts c’est…
Michel : Beaucoup. Je les écrivais comme ça, hop ! une idée, une anecdote, un fait divers, j'en faisait un livre en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. J'avais la passion des mots, j'écrivais avec facilité, c’était ma raison de vivre… Le temps passe vite, tu as raison, je m’en rends compte, et c’est terrible.
Jeff : Allons, tu es dans la fleur de l’âge.
Michel : J’ai promis un roman à mon éditeur.
Jeff : Des promesses. Tu ne t’arrêteras donc jamais.
Michel : Au contraire. Ce roman sera le dernier, mon chant du cygne. Je n’ai pas l’intention de mourir, rassure-toi, je veux, comme toi, comme tout le monde, profiter de la vie le plus longtemps possible… Non, j’arrête, c’est tout. Pour solde de tous comptes… Je ne me fais pas d’illusion, on m’oubliera, mes livres ne seront pas étudiés dans les universités, quelle importance, j’ai eu la vie que je désirais et ça, vois-tu, ça n’a pas de prix. Je suis un auteur populaire et j’en suis fier. J’écris pour le peuple, quelle audace !... On nous méprise, on nous considère, à tort, comme des écrivains ratés, incapables d’écrire autre chose que des sottises, c’est une erreur, c’est plus qu’une erreur c’est une injustice. Alors ?
Jeff : Hein ?
Michel : Qu’est-ce que tu ferais ?
Jeff : J’appellerais mon éditeur.
Michel : Je l’ai appelé.
Jeff : Et ?
Michel : Rien. Il attend.
Jeff, va à la bibliothèque : Qu’est-ce que je ferais ?… J’en prendrais un, n’importe lequel, (Il ferme les yeux et sort un livre.) je changerai le titre, le nom des personnages, et je le donnerais à mon éditeur en jurant, la main sur le cœur, que c’est le meilleur roman que j’ai jamais fait.
Michel, digne : Tu n’es pas sérieux.
Jeff : Tu n’as jamais repris un chapitre, une idée, un personnage ? (Lit le titre.) "Une femme sans fin"
Michel : Fin, f. i. n. C’est l’histoire d’une femme mariée qui refuse de divorcer.
Jeff : Une femme mariée qui…
Michel : Elle a juré d’aimer son mari jusqu’à la fin, sincèrement et fidèlement.
Jeff : Une folle ! (Il remet le livre à sa place.)
Michel : C’est un beau sujet, renoncer par amour aux tentations, aux aventures…
Jeff : Et si Catherine refusait.
Michel : Mais Catherine n’est pas "folle", elle ne refusera pas.
Jeff : J’appréhende, tu sais, j’appréhende.
Michel : Moi aussi… Qu’est-ce que tu fais la semaine prochaine ?
Jeff : Rien.
Michel : Tu ne vas pas à Canberra acheter du camembert ?
Jeff : Non.
Michel : A Toronto acheter de la moutarde?
Jeff : J’ai démissionné.
Michel : Démissionné, qu’est-ce que tu racontes.
Jeff : Je n’achèterai plus de Camembert à Canberra, plus de moutarde au Canada, plus de de basilic en Egypte, plus d’amandes en Californie, terminé, j’ai rendu mon tablier…. J’en ai assez fait, je veux me reposer et finir mes jours avec la femme que j’aime.
Michel : Mais comme tu as raison, comme tu as raison… Allez va, je t’appelle… Tu n’as pas changé de numéro ?
Jeff : Non. Tu as celui de Catherine ?
Michel : Oui, 06 79 07… Euh non, je ne crois pas.
Jeff : Je te l’envoie.
Michel : N’oublie pas… Allez, sauve-toi, je vais… réfléchir.
Jeff : Dépêche-toi, le temps presse.
Michel : Plus que tu ne le penses.
Jeff : Tu m’appelles. Promis.
Michel : Mais oui, ah ! allez, sauve-toi.
Jeff sort.
Michel est sonné. Il va devant la bibliothèque et parle à ses "chers bouquins"
Voilà, voilà pourquoi il ne m’appelait pas. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Je ne dirai pas à Catherine qu’il est venu, non, c’est inutile… Je vais… réfléchir… La situation est délicate, et quand je dis délicate c’est… c’est… c’est une façon de parler… Vous me le copierez cent fois. Mes enfants, mes enfants chéris, donnez-moi la force d’affronter cette nouvelle épreuve… Je ne me déroberai pas, j’aime Catherine, rien, vous m’entendez, rien ne m’empêchera de l’épouser. C’est drôle, n’est-ce pas, je répète mot pour mot ce qu’il a dit… Vous vous en foutez, vous êtes tranquilles, peinards, blottis les uns contre les autres, la vie est belle. Vous seriez moins tranquilles si vous étiez à ma place. (En faisant le pitre) Il n’y a pas que des bons moments dans la vie… Comme disait le boulanger de Sainte-Cécile, (Avec l’accent provençal.) je suis dans le pétrin… Mais pourquoi, pourquoi !... Hein ?... Ici ?… Comme la dernière fois ?... Le premier qui dit a gagné… Vous êtes extraordinaires… Pas un mot n’est-ce pas, je compte sur vous… (Il va à sa table de travail. Il se retourne, et faisant face à la bibliothèque, le doigt sur les lèvres) Chuuuttt….
Noir
2
Le lendemain matin
2.1 Catherine, Michel
Ambiance sonore de bord de mer
La lumière monte progressivement
Catherine, seule, consulte un catalogue d’annonces immobilières.
Catherine, lisant : A deux pas de la mer et des jardins du Grand-hôtel, au cœur de l’éventail, Maison offrant une entrée, une cuisine équipée et aménagée, 4 chambres dont une au rez-de-chaussée… 650 000 euros… (Elle lit une autre annonce.) Villa de 150 m2 avec terrasse de 70 m2, à 600 mètres de la gare, la maison se compose d’un séjour traversant, d’une salle à manger, de 4 chambres, dont une avec salle de bain, douche, WC, deux cuisines - pourquoi faire, je me le demande - local à vélos, à voir absolument…
Entre Michel. Il va déposer sa serviette sur une chaise et va embrasser Catherine.
Catherine : Alors ?
Michel : Alors… il est têtu, têtu comme une mule, je lui ai dit et répété que je travaillais jour et nuit, il ne veut rien savoir. Il sait pourtant qu’on n’écrit pas un livre en claquant des doigts, il s’en fout. Tout ce qu’il veut, c’est partir, vite, le plus vite possible, éditer mon livre et s’en aller. Je vais le faire ce livre, je vais le faire… Je n’ai pas écrit mon dernier mot… Je te sers quelque chose ?
Catherine : Non merci, j’ai bu un thé tout à l’heure.
Il va dans la cuisine. Il revient, un verre de whisky à la main.
Catherine, lit une annonce : "Maison centre de Cabourg offrant une belle entrée, une cuisine équipée et aménagée, 4 chambres dont une au rez-de-chaussée"…
Michel, écoute d’une oreille distraite : Han, han…
Catherine, poursuivant : Celle-ci est intéressante : "sur une parcelle de 1500m² ancien corps de ferme composée d'une partie habitation de 93m² habitables, à rafraîchir"…
Michel : Han, han…
Catherine : Ecoute : "Très belle et authentique chaumière normande. Dans un cadre calme et proche de toutes commodités, 1h15 de Paris et 20 minutes de Cabourg… (Elle observe Michel du coin de l’œil.) cette maison traditionnelle vous permettra de vous évader et de profiter pleinement de la nature environnante"… Tu as réfléchi.
Michel : Hein ?... Oui, pardon… Tu m’as convaincu…
Catherine : Oh ! mais la vie est pleine de surprises.
Michel : Les femmes ont trop souvent le mauvais rôle, elles sont exploitées, incomprises… (Fièrement.) On lui dira tous les deux, lui et moi, euh, toi et moi.
Catherine : La nuit porte conseil.
Michel : Moque-toi, je n’y avais pas pensé.
Catherine, sourit : J’ai envie de t’embrasser… (Pendant que Michel boit une gorgée de whisky.) Comment ?
Michel : Je n’ai rien dit.
Catherine : Comment est-ce qu’on va lui dire ?
Michel : Pardon, je croyais que… Comment ?
Catherine : Oui.
Michel : Bah ! tous les deux.
Catherine : Tu es bête.
Michel : Tu me l’as déjà dit.
Catherine : Je ne plaisante pas.
Michel : Oh ! moi non plus.
Catherine : Tu as une idée ?
Michel : Peut-être… Je vais organiser une soirée, ici, tous les trois, comme la dernière fois… Champagne, petits fours…
Catherine : Une soirée entre amis…
Michel : Oui… enfin, entre amis… au début.
Catherine : ???
Michel : Parce que…
Catherine, hausse les épaules : On lui dira vite, plus vite on lui dira, plus vite on sera débarrassé.
Michel : Oh ! Catherine, débarrassé, c’est ton mari tout de même, ce n’est pas rien.
Catherine, sourit : Quand est-ce qu’on lui dira ?
Michel : J’ai pensé qu’on pourrait lui dire entre les brochettes tomates mozzarella et les tartines aux anchois marinés.
Catherine, hausse les épaules : Michel.
Michel : Mais je ne sais pas… Ça ne s’improvise pas ce genre de chose, il faut les préparer.
Catherine : Quoi ?
Michel, plaisantant : Les petits fours… Ça va être, ma chérie, une soirée… (Sérieusement.) Si toutefois, on ne sait jamais, les choses tournaient mal, la trousse à pharmacie est dans le petit placard, derrière la porte de la salle de bain.
Catherine : Tu dramatises.
Michel : Oh ! non, oh ! non… (Lève son verre.) Toujours pas ?
Catherine : Toujours pas.
Michel va chercher un verre de whisky dans la cuisine.
Il revient.
Reprise crescendo de l’animation sonore.
Catherine, lit une annonce : "…dans une rue arborée, à 10 minutes à pied du centre-ville… (La voix de Catherine est rapidement étouffée par l’animation sonore)
La lumière baisse lentement jusqu’au noir.
Noir
3
Quelques jours plus tard. Un soir
La scène est dans la pénombre.
Le téléphone sonne.
3.1 Michel, Simon
Michel, répondeur : Bonjour, Michel, laisser un message après le bip. Merci.
Simon, répondeur : Michel, on m’a fait une offre intéressante aujourd’hui… Je sais que tu es préoccupé, je ne peux rien faire pour toi malheureusement, mais je t’en supplie, écris-le vite ce livre. J’ai pensé à une chose, pourquoi est-ce que tu n’en reprendrais pas un vieux, personne ne s’en apercevra, tu en as écris tellement, et entre nous, je te parle en ami, qui se souvient de tes premiers romans. J’en ai sélectionné quelques-uns, tu me diras ce que tu en penses. Dépêche-toi Michel, j’aimerais le publier avant de m’en aller. Je t’envoie par mail la liste des livres que j’ai retenus. Dis-moi ce que tu en penses. Je t’embrasse.
Noir
3.2 Michel
Musique douce, Eclairage intime.
Michel sort de la cuisine, il porte un plateau sur lequel il y a des petits-fours. Il pose le plateau sur le bureau.
On sonne à la porte d’entrée.
Michel, pour lui-même, serrant les poings : Rien ne m’empêchera de l’épouser… (Il va ouvrir)… rien ne m’empêchera de l’épouser… (Il disparaît dans le vestibule.)
3.3 Michel, Catherine, Jean-François
Michel, off : Entrez, entrez, mes amis…
Entrent Catherine et Jean-François.
Ils s’embrassent.
Jeff, tend à Michel une bouteille de vin : Le propriétaire me l’a personnellement recommandée.
Michel : Alors… Je la boirai à ta santé… Installez-vous, je reviens… (il porte la bouteille dans la cuisine)
Catherine et Jean-François, se débarrassent et s’éloignent l’un de l’autre.
Michel, revenant : Catherine… quel bonheur… Mais comment fais-tu pour être aussi belle (A Jeff.) Tu sais que je commençais à m’inquiéter… Je voulais t’appeler…
Jeff : Je voulais t’appeler aussi… Les affaires, les voyages… Toujours par monts et par vaux, j’étais au Canada le mois dernier…
Michel : Au Brésil, la semaine dernière.
Jeff : Mais oui, comment le sais-tu ?
Michel, plaisantant : C’est mon petit doigt qui me l’a dit… Je ne sais pas, j’ai dit le Brésil comme j’aurais dit la Chine, le Mexique ou La Garenne-Colombes… Mes amis...
Catherine, Jeff : Oui !
Michel : J’ai une grande nouvelle à vous annoncer.
Catherine et Jean-François se placent chacun à côté de Michel.
Catherine, Jeff : Une grande nouvelle !
Michel : J’arrête.
Catherine : Pardon ?
Jeff : Tu arrêtes quoi ?
Michel : Tout.
Catherine, Jeff : Tout quoi ?
Michel : Tout, l’écriture, les salons, les dédicaces…
Catherine : Les femmes.
Michel : Oui, aussi... Je passe à autre chose, il est temps pour moi de prendre un nouveau départ. Mais avant d’arrêter, avant de ranger mon stylo, j’ai eu la faiblesse, que dis-je la faiblesse, la folie, que je ne regrette pas, de promettre un livre à mon éditeur.
Jeff : Ton éditeur ?
Michel : Simon… Simon, mon éditeur ! Ne me dis pas que tu ne le connais pas, son nom est imprimé sur tous mes livres… que tu n’as certainement jamais lus. J’ai eu la faiblesse de lui promettre un roman. Il a publié le premier en 1988…
Jeff : 88… Le temps passe, c’est effrayant.
Michel : Laisse-le passer. Passez, je vous en prie, je ne vous retiens pas.
Catherine : Si on pouvait.
Michel : Il a édité le premier, il éditera le dernier... (Pour lui-même.) Si j’arrive à le finir avant son départ.
Jeff : Et ce roman, il est…
Michel : En cours.
Jeff : Alors, tu écris toujours.
Michel : Tu le fais exprès, il ne va s’écrire tout seul !... Excuse-moi, je suis…
Jeff : Nerveux ?
Michel : Un peu, oui. (Mime ce qu’il dit) Un peu coincé.
Jeff : Tu sais que moi aussi j’écris un livre.
Michel : Un roman ?
Jeff : Je n’ai pas cette prétention… Un essai, un témoignage. J’écris un livre sur les ravages de la nourriture industrielle, je veux partager mon expérience, mettre en garde les consommateurs contre les dérives de l’industrie agro-alimentaire. On nous empoisonne Michel, on nous empoisonne.
Michel : Que ta nourriture soit ta médecine et ta médecine ta nourriture, (En levant l’index fièrement.) Hippocrate.
Jeff : Ah ! ah ! tu ne changeras jamais.
Michel, en regardant Catherine : Seule une femme pourra me faire changer.
Jeff : Je lui souhaite bien du plaisir.
Michel : Je saurai lui en donner… Buvons mes amis, buvons avant qu’il ne soit trop tard.
Jeff : Trop tard… Enfin voyons, Il n’est jamais trop tard.
Michel : Avant qu’ils nous empoisonnent avec leurs saloperies.
Catherine, réprimande Michel gentiment : Michel.
Michel : Profitons ensemble, voulez-vous, profitons de ces derniers instants de franche camaraderie… Buvons à l’amitié… Catherine ?
Catherine : Oui mon ché… euh ! oui.
Michel : J’ai mis une bouteille de champagne au frais, tu veux bien aller la chercher, s’il te plaît.
Catherine, fait semblant de chercher la cuisine : La cuisine ?
Michel : Derrière toi… Merci.
Catherine disparaît dans la cuisine.
Michel, à Jeff : Allez.
Jeff : J’ai peur.
Michel : Pense à Ravaillac, il en a vu d’autres.
Jeff : Merci bien, on l’a écartelé.
Michel : Justement.
Jeff, affolé : Viens près de moi !
Michel et Jean-François sont côte à côte.
Retour de Catherine. Elle marque un temps d’arrêt.
Jeff, fort : Catherine !
Catherine : ???
Jeff : Il faut que je te parle.
Catherine : Moi-aussi. (Tend la main à Michel.) Michel.
Michel est tiraillé entre Jean-François et Catherine. Jeu de scène.
Jeff, à Catherine, avec autorité : Ecoute-moi !
Catherine, résignée : Bon… Parle.
Jeff : Euh !... Je… (Fort, en lançant les bars devant lui.) J’aime !
Catherine : ???
Jeff : Une femme.
Catherine : Tu aimes une femme !
Jeff : Elle s’appelle Clara, elle est italienne, elle a 48 ans, elle est brune, elle mesure 1,68, je l’aime et je veux l’épouser. Tu voulais me dire quelque chose.
Michel fait de grands signes à Catherine dans le dos de Jean-François.
Catherine : Non, non, rien.
Jeff : Parle.
Catherine : Il faut toujours que tu gâches tout.
Jeff : Mais quoi, gâcher quoi, je ne comprends pas.
Michel : La soirée Jean-François, la soirée.
Un temps.
Catherine, froidement : Tu veux divorcer ?
Jeff : Oui.
Catherine : Naturellement… Eh ! bien divorçons, n’en parlons plus.
Jeff, à part : Si j’avais su.
Catherine : Si ?
Jeff : Non, rien.
Catherine : Tu as pensé aux enfants, tu leur as dit ?... Non, bien sûr, tu attends que je le fasse.
Jeff : Solange a 26 ans, elle vit en Australie, et Sébastien 24, ce ne sont des plus des enfants, nos enfants.
Catherine : Pour moi, si… (Un long silence. A Michel.) Tu ne dis rien, Jean-François me quitte, tu ne dis rien.
Michel : Excuse-moi Catherine, je n’avais pas prévu que ton mari se comporterait comme un goujat.
Jeff : Mais pardon.
Michel : Un mufle.
Jeff : Oh !
Michel : Jean-François, je ne te juge pas, tu aimes une femme, je peux le comprendre… Tu vas quitter une femme adorable, belle… une femme exceptionnelle… (Un temps.) Jean-François, est-ce que tu es sûr de vouloir divorcer ?
Jeff : Mais oui… et le plus tôt sera le mieux.
Michel : Tu ne changeras pas d’avis ?
Jeff : Mais non !
Michel : Catherine, l’instant est solennel, je te demande de bien réfléchir, est-ce que tu es sûre de vouloir quitter Jean-François, ton mari, dé.fi.ni.ti.ve.ment ?
Catherine : Je le veux.
Michel : Approchez. En ma qualité de témoin, bien malgré moi, je vous prie de le croire… Si on m’avait dit, qu’ici, ce soir… Je tombe des nues, enfin… En ma qualité de témoin, neutre et impartial, Catherine, Jean-François, je vous déclare ex-mari et femme. Vous pouvez vous embra, vous séparer.
Catherine et Jean-François s’écartent l’un de l’autre.
Jeff : C’est ridicule.
Michel : Je plaisante. Il faut bien rire un peu.
Jeff : Eh ! bien moi, ça ne m’amuse pas.
Michel : Oh ! moi non plus, je n’ai pas le cœur à rire, crois-moi. (Présente le plateau de petits fours à Jean-François.) je les ai préparés avec amour.
Jeff, refuse : Merci… Je m’en vais, je n’ai plus rien à faire ci.
Catherine : Oui, va-t’en, va la rejoindre.
Jeff : Je n’y vais pas, j’y cours !
Catherine : Et moi ?
Jeff : Toi… mais… je ne sais pas… (Il lance à Michel un regard incrédule)
Catherine : Tu ne penses tout de même pas que je vais rentrer, seule, rue de Miromesnil… Michel ?
Michel : Hein.
Catherine : Est-ce que je peux dormir ici cette nuit ?
Michel, avec une contorsion comique : Mais bien sûr.
Catherine, à Jeff, sur un ton de défi : Ça ne t’ennuie pas si je dors avec Michel, euh ! chez Michel cette nuit ?
Jeff, hausse les épaules : Non… (Et demande à Michel.) Vraiment, ça ne t’ennuie pas ?
Michel : Oooh bah !... Quand on peut rendre service.
Un temps.
Catherine, indiquant la porte du regard : Tu ne pars pas.
Jeff : Si… (Il prend ses affaires et se dirige vers la porte.)
Catherine : Allez ! Va où tu veux, chez elle, au bout du monde ou dans la lune, mais s’il te plaît, va-t’en ! (Elle prend le plateau de petits fours, les flûtes, la bouteille de Champagne et emporte le tout à la cuisine.) Quelle soirée !
Michel accompagne Jeff à la porte.
Jeff, bas à Michel : Tu as vu, non mais tu as vu, elle s’en fout… Je suis son mari tout de même, ce n’est pas rien !
Michel : Calme-toi.
Jeff : Qu’est-ce qu’elle voulait me dire ?
Michel : Mais je ne sais pas, allez, tu verras ça plus tard.
Jeff : On est peu de chose…
Michel : Oui, oui, allez.
Jeff : Merci… si tu as besoin de moi…
Michel : Oui, oui… Allez, sauve-toi.
Il sort.
3.4 Catherine. Michel
Catherine, sortant de la cuisine : Michel !
Michel : Oui.
Catherine, imitant Jean-François : J’aime !.. Ah ! ah ! ah ! Ridicule, il était ri.di.cule. Non, mais où est-ce qu’il est allé chercher ça !
Michel : Tu n’es pas juste… (Il s’approche de Catherine et lui demande solennellement.) Catherine, voulez-vous être ma femme ?
Catherine : Je le veux.
Michel : Marions-nous, vite, le plus vite possible… Je t’aime (Il l’embrasse.)
Catherine : Je suis déçue, je m’étais préparée… C’est curieux tout de même, le soir où on allait lui dire que nous nous aimons et que nous voulons nous marier, il m’annonce qu’il en aime une autre et qu’il veut divorcer.
Michel : Oui, c’est, c’est curieux, je ne m’y attendais pas, vraiment.
Catherine : Quelle soirée, je m’en souviendrai… Je savais qu’il avait une "maîtresse", je m’en doutais… Pourquoi a-t-il attendu ce soir pour le dire ? Je ne crois pas au hasard. Il est malin, c’est un manipulateur, il avait prémédité son coup.
Michel : Mais non, il a dit ça comme ça, il n’a pas réfléchi…
Catherine : Oui, bien sûr… Tout de même, c’est curieux.
Michel : Quelle importance. Tu es libre, tu n’as plus de compte à lui rendre.
Catherine, songeuse : On partage pendant 30 ans la vie d’une personne, on la connaît mieux qu’elle ne se connaît elle-même, et en quelques minutes, psitt… elle disparaît, elle s’évapore. Adieu Jean-François, je te souhaite une vie longue et heureuse… Qu’est-ce que tu cherches ?
Michel : Le champagne ?
Catherine : Dans la cuisine.
Michel va chercher la bouteille de campagne et les flutes dans la cuisine.
Michel, off : Tu ne plaisantais quand tu lui as dit, va-t’en, va où tu veux…
Il ouvre la bouteille dans la cuisine.
Catherine, enchainant : Au bout du monde ou dans la lune, mais s’il te plaît, va-t’en… (un temps) Ecris-le vite ce livre… Dès que tu l’auras fini, on lui dira… On lui dira n’est-ce pas, on lui dira la vérité.
Michel, off : Oui.
Retour de Michel. Il remplit les flûtes.
Catherine : Promis ?
Michel : Des promesses, à mon âge !... Je te le promets.
Catherine : Je ne veux pas mentir.
Michel : On lui dira tous les deux.
Catherine : Main dans la main.
Michel : Comme tu voudras (Il lève son verre.) A l’amour.
Catherine : A ton roman.
Michel : A Cabourg.
Catherine : A la liberté.
Michel : A Clara.
Catherine : Michel !
Catherine et Michel, trinquant : Ah ! ah ! ah !
Noir
4
Quelques jours plus tard
Ambiance sonore de bord de mer.
La scène est dans l’obscurité.
4.1 Michel, Un promoteur immobilier (Scène enregistrée.)
Un promoteur immobilier :… il y a une chambre au rez-de-chaussée, les autres sont à l’étage… prenez votre temps, la maison est grande…
Michel : Immense.
Le promoteur immobilier : Il y a trois salles de bain, une ici, les deux autres à l’étage.
Michel : D’accord…
Le promoteur immobilier : Je vous laisse faire le tour du propriétaire… je suis au salon, si vous avez besoin de moi…
Michel : Je vais me débrouiller, je vous remercie.
Le fond sonore diminue. La lumière monte lentement
Sonnerie porte d’entrée.
4.2 Catherine, Jean-François
Catherine sort de la cuisine, traverse le salon, et va ouvrir.
Catherine, froidement, off : C’est toi.
Jean-François entre suivi de Catherine.
Jeff : Bonjour.
Catherine : Bonjour.
Jeff, tend une enveloppe à Catherine : Tiens.
Catherine : Qu’est-ce que c’est ?
Jeff : Des papiers pour le divorce.
Un temps
Jeff : Je vais m’installer chez Clara, nous allons vivre à Rome. Je te laisse l’appartement.
Catherine : Je n’irai pas… Vends-le… C’est fini Jean-François, fini… Tout est fini entre nous. Tout, tu comprends.
Jeff : Où vas-tu aller ?
Catherine : Je ne m’inquiète pas pour ça.
Jeff : Tu vas rester ici longtemps ?
Catherine : Le temps qu’il faudra.
Jeff, étonné : Ah.
Catherine : On n’avait plus rien à faire ensemble Jean-François, on faisait semblant… (Pour elle-même.) Faire semblant, tenir le plus longtemps possible en attendant que ça craque… (Reprenant.) On devrait indiquer la date de péremption sur les livrets de familles, à consommer jusqu’au… date à préciser.
Jeff : Tu es injuste… et cruelle. Je t’ai aimé Catherine.
Catherine : Tu ne m’aimes plus ?
Jeff : Si… oui… On ne peut pas aimer la même personne toute sa vie.
Catherine : Et tu veux l’épouser.
Jeff : Je ne veux pas la perdre.
Catherine : C’est pour ça.
Jeff : Je ne pourrai pas vivre sans elle.
Catherine : Oh ! divorçons, divorçons vite, vite… Bianca va bien ?
Jeff : Clara.
Catherine : Clara, Bianca, Maria…
Jeff : Elle va bien,
Catherine : Tant mieux.
Jeff : Je ne pensais pas que tu réagirais si… comment dire, calmement.
Catherine : Mais enfin Jean-François, pour qui me prends-tu… Je me doutais qu’il y avait une autre femme, tu partais, tu rentrais tard, quand tu rentrais. Tu ne me parlais pas…
Jeff : Je voulais te le dire. Je n’y arrivais pas.
Catherine : Ah c’est difficile, c’est difficile de dire les choses, c’est difficile de ne pas mentir. Comme tout serait plus simple, comme tout serait plus beau… C’est fini Jean-François, on n’a plus rien à se dire.
Jeff : Je te demande pardon.
Catherine : Ah ! non, s’il te plaît… Tu m’as trompée, la belle affaire ! C’est fait, n’en parlons plus… Elles étaient belles, tu en as beaucoup ?
Jeff : ???
Catherine : Des femmes.
Jeff, agacé : Quelques-unes, je ne sais pas.
Catherine : Tu ne sais pas.
Jeff : Mais enfin, pourquoi ces questions ?
Catherine : Moi je sais. Je me souviens de tous les hommes que je n’ai pas eus, et il y en a eu beaucoup. Je te souhaite d’être heureux Jean-François.
Jeff : Qu’est-ce que tu vas faire ?
Catherine, le défiant : Qu’est-ce que tu as fait, toi… J’aimerais aller vivre au bord de la mer. En Normandie… (Pour elle-même.) A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Jeff, désigne l’enveloppe du regard : N’oublie pas.
Il s’approche de Catherine pour l’embrasser.
Catherine, s’écarte brusquement : Ah ! non.
Jeff : Excuse-moi. (Il va lentement à la porte)
Catherine, allant dans la cuisine : Tu fermeras la porte en sortant.
Jeff, reste un moment sur le pas de la porte, puis avant de sortir : Au revoir.
Noir
5
Le lendemain matin
5.1 Catherine, Michel
La scène est dans la pénombre.
Catherine est seule, elle est assise, elle rêve. Musique.
Entre Michel. Il tire une valise à roulettes.
Il va déposer, discrètement, sa valise dans la chambre et revient.
Il secoue doucement Catherine.
La musique s’arrête.
Catherine, ouvre les yeux. Ils s’embrassent : Ça s’est bien passé ?
Michel : Tu dormais ?
Catherine : Non, je rêvassais. Je me repose, je suis bien.
Il sort son portable et montre à Catherine des photos des maisons qu’il a visitées.
Catherine : Qu’est-ce que c’est ?
Michel : Devine.
Catherine : Magnifique…
Michel : Le parc donne sur la mer… le centre-ville est à deux kilomètres…
Catherine : On achètera des vélos.
Michel, précise : Electriques.
Catherine : Evidemment… Tu n’as pas signé.
Michel : Non, c’est trop tôt, il y en a une autre que j’aimerais visiter. Et je ne signerai pas sans ton accord… Qu’est-ce que c’est ?
Catherine : Des papiers pour le divorce… Jeff est passé hier… On va vendre l’appartement…
Michel : Ah !… c’est décidé.
Catherine : Oui. (Elle regarde les photos sur l’écran du téléphone.) C’est le salon ?
Michel, se penche pour regarder la photo : Oui… (Il va dans la cuisine, off) Il y a deux chambres d’amis…
Catherine fait défiler les photos.
Michel revient un verre à la main.
Il est tendu, soucieux, il veut dire quelque chose à Catherine mais il n’ose pas.
Catherine : Qu’est-ce qu’il y a ? tu tournes, tu vires… tu as quelque chose à me dire…
Michel : Qu’est-ce que tu penserais… qu’est-ce que tu penserais d’un écrivain… d’un écrivain qui reprendrait un de ses romans, qui s’en inspirerait ?
Catherine : Je penserais que c’est un écrivain malhonnête, un bon à rien, un escroc.
Michel : Il ne vole personne.
Catherine : Si, ses lecteurs.
Michel : Ils lui pardonneront.
Catherine : Oh ! tu ne vas pas faire ça… ne me dis pas que…
Michel : Non.
Catherine : Jamais ?
Michel : Jamais... Une fois ou deux, peut-être.
Catherine : Oh !
Michel : Il ne suffit pas de s’asseoir à une table pour écrire, c’est un peu plus compliqué que ça. Simon m’a appelé, je n’étais pas là, il a laissé un message, on lui a fait une proposition intéressante, je pense qu’il va l’accepter… Je ne pourrai pas l’écrire autrement, ce bouquin, je n’aurai pas le temps. (Il montre la bibliothèque.) J’en ai assez écrit… Qui sait aujourd’hui que j’ai reçu le prix du premier roman mille neuf cent quatre-vingt ?...
Catherine : Sept.
Michel : Huit ! Personne. Qui sait que j’ai écrit 8O romans ? Personne.
Catherine : Reconnais que ce n’est pas non plus une information indispensable.
Michel : C’est vrai.
Catherine : Eh ! bien fais-le, puisque tu n’es pas capable de l’écrire autrement, ton bouquin ! Je n’aime pas cette idée.
Michel : Mais je ne l’aime pas non plus. Je m’y résigne à contrecœur.
Catherine : Et ne compte pas sur moi pour t’aider. Je ne participerai pas à cette… cette supercherie !… (Elle lui rend son téléphone brusquement) tu m’énerves !
Michel : J’en connais qui n’hésiteraient pas, j’en connais même beaucoup…
Catherine : Je ne veux pas le savoir… Tu m’agaces, je sors. Je vais prendre l’air.
Michel : ???
Catherine : Ne m’attends pas.
Michel : Cathe…
Elle sort en claquant la porte.
Michel :…rine.
Michel va sélectionner les romans que Simon lui a indiqués. Il va s’asseoir
Fondu
5.2 Michel
Michel est assis à son bureau.
Il tient un roman dans une, main et tape (laborieusement) de l’autre.
Michel : la jeune femme sortit précipitamment de la salle (il tape sur une mauvaise touche, s’énerve) ah !... (Pour lui-même) Mais pourquoi, pourquoi ! … (il tape en marmonnant ce qu’il écrit. Il tape à nouveau sur une mauvaise touche) Ah et puis merde !
Il attrape le téléphone et appelle.
... Jean-François… dis-moi… Oui, bonjour… Dis-moi… Comment ?... Elle va bien… mais non voyons, ça ne me dérange pas… Dis-moi… Oui, oui… Est que tu pourrais me rendre un service… j’ai promis un roman à mon éditeur... Je te l’avais dit… oui, oui, excuse-moi, tu sais en ce moment… Est-ce que tu pourrais m’aider à l’écrire… à le taper… Oui… Chez moi… Hein ? mais non pourquoi… Alors ?... Merci…(Sèchement) Demain matin 8h.
Il raccroche.
Noir
6
Le lendemain matin
6.1 Michel, Jean-François, Catherine
Michel fait les cent pas, un livre ouvert à la main.
Jeff tape sous la dictée de Michel
Michel, dictant : La jeune femme entra précipitamment dans le salon, virgule….
Jeff : Précipitamment, virgule,
,
Michel, dictant : Soudain elle vit, virgule, venant à sa rencontre, virgule, un jeune homme qu’elle ne connaissait pas.
Jeff, répète en tapant le texte : …un jeune homme qu’elle ne connaissait pas
Entre Catherine. Elle est en robe de chambre. Elle embrasse Michel et va dans la cuisine.
Michel, à Jean-François : Je ne vous présente pas, vous vous connaissez… (Cherche un passage dans son livre et poursuit sa dictée) "Éric avait d’abord cru à une erreur, il lui reprocha de ne pas lui avoir parlé plus tôt. Il eut un geste vague dont le détachement… dont le détachement blessa la jeune femme… blessa la jeune femme (Il s’interrompt. A Catherine, fort.) Chérie ! Tu peux nous apporter… du…du thé.
Jeff, le doigt levé : S’il te plaît.
Un lourd silence.
Michel : Oui ?...
Jeff : Tu n’as pas perdu de temps.
Michel : J’en ai tellement perdu… Quand je pense au temps que j’ai perdu, toi aussi d’ailleurs, tu en as certainement beaucoup perdu. Ce qu’il y a de plus précieux au monde, on le gaspille sans compter. Pourquoi ? Si on savait Jean-François, si on savait… L’ignorance, l’ignorance est mère de tous les maux. Je crois que c’est Rabelais qui a dit ça, et c’est très juste. Mais Rabelais ne disait pas n’importe quoi, lui… Tu sais, c’est une façon de parler bien sûr, tu sais qu’on ne sait pas ce que c’est… le temps. Si personne ne me le demande, je le sais, si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne sais plus. Saint Augustin… Et l’amour ! L’amour et le temps sont les deux plus grands mystères de l’existence.
Jeff, levant la main, dans un mouvement de colère : Et celle-là, tu sais ce que c’est !
Michel, pour lui-même : La chute est brutale.
Retour de Catherine. Elle va prendre la main de Michel.
Jeff, à Catherine, comme un reproche : Toi.
Catherine : Oui, moi… j’aime, Jean-François, il s’appelle Michel, il est français, il a 60 ans, il est écrivain, il est séduisant, intelligent, je j’aime et je veux l’épouser… Michel m’a soutenue, protégée, Il a trouvé les mots…
Jeff : Empruntés certainement.
Catherine : Il m’a consolée.
Jeff : Dans son lit !
Catherine, agacée : On se console comme on peut !
Jeff, à Michel : Et toi, j’avais à peine le dos tourné (En désignant Catherine.) Tu as sauté sur l’occasion !
Catherine, outrée, d’un jet : L’occasion t’emmerde !
Michel : Catherine !
Catherine, à Michel : Excuse-moi, mais là !
Elle va, en serrant les poings, chercher dans la cuisine le thé qu’elle a préparé.
Jeff pose la clé USB sur le bureau, se lève lentement, va prendre sa veste et se dirige vers la porte
Michel : Qu’est-ce que tu fais ?
Jeff : Je pars.
Michel : Ah ! non, tu partiras quand on aura fini !
Jeff, montrant les muscles : J’ai fini
Michel, autoritaire : Si tu pars…
Jeff : Oui ?
Michel : Si tu pars, je lui dis !
Jeff : ???
Michel : Tout.
Jeff : Je m’en fous.
Michel : Je luis dirais des choses… attention, mon imagination est sans limite.
Jeff : Je m’en fous.
Michel : Jean-François s’il te plaît ne pars pas. Je ne t’ai pas laissé tomber, moi, quand tu m’as demandé de… tu vas rire, j’ai un peu honte…Tu n‘étais pas fier, tu n’en menais pas large… Tu m’as imploré, supplié… S’il te plaît, reste.
Jeff : Bon…. (A contrecœur.) Parce que je ne suis pas un goujat !
Michel, se moque gentiment de Jean-François : Merci… Je savais que tu ne me laisserais pas tomber.
Il va s’assoir. Catherine revient elle porte un plateau sur lequel il y a une tasse. Elle passe fièrement devant le bureau sans s‘arrêter… et va donner la tasse à Michel.
Jeff, sidéré, la regarde passer
Michel : Merci ma chérie.
Catherine retourne dans la cuisine. Elle s’arrête sur le pas de la porte.
Catherine et Michel s’envoient des baisers.
Elle sort.
Michel, à Jeff : Et tu l’as quittée pour une espagnole !
Jeff, fou de rage : Une italienne !
Michel : Oui, oh ! une espagnole, une italienne, tu chipotes, tu chipotes… Allez, allez…
Il prend son livre et dicte un passage assez long. On ne comprend pas ce qu’il dit, sa voix est couverte par la musique.
Noir
7
Quelques jours plus tard
7.1 Catherine, Jean-François
Catherine est seule en scène. Elle glisse des papiers dans une enveloppe.
Sonnerie porte d’entrée
Elle va ouvrir
Catherine, off, froidement : Entre.
Jeff entre, regarde autour de lui.
Catherine : Michel s’est absenté, il est en route, il ne va pas tarder, tu voulais le voir.
Jeff : Non… Non, non.
Catherine : Clara, va bien ?
Jeff : Elle va bien. Je ne demande pas comment va Michel.
Catherine, donne l’enveloppe à Jean-François : Il va bien.
Jeff : Merci
Catherine : Il faut divorcer vite Jean-François, le plus vite possible, ne perdons pas de temps.
Jeff : Divorçons… puisque nous sommes d’accord tous les deux… On restera amis ?
Catherine : Non… On restera un homme et une femme qui ont mêlé leur existence et pas mal d’autres choses pendant 30 ans et qui partent chacun de leur côté vivre une vie nouvelle. Mais enfin, Jean-François, un ami tu sais ce que c’est, un ami c’est quelqu’un de fidèle… Et tu voudrais qu’on reste ami, allons.
Jeff : Tu voulais me dire quelque chose l’autre soir ?
Catherine : C’est trop tard.
Jeff : Il n’est jamais trop tard.
Catherine : Non, Jean-François, ne jouons pas à ce jeu-là. Séparons-nous vite. Tu aimes Clara, j’aime Michel, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ne compliquons pas les choses inutilement.
Jeff : Tu ne l’as pas toujours aimé. Tu le détestais.
Catherine : Les goûts changent en vieillissant.
Jeff : En effet.
Catherine : Je l’aime, je suis heureuse, heureuse, tu entends.
Jeff : Tu l’aimes depuis longtemps ?
Catherine : ----
Jeff : Réponds-moi
Catherine : ----
Jeff : Depuis longtemps !
Catherine : Quelle importance.
Jeff : C’est ce que tu voulais me dire ?
Catherine : Oui.
Jeff : Tu voulais me quitter.
Catherine : On voulait te le dire.
Michel : On… Je ne comprends pas.
Catherine : On voulait te le dire tous les deux.
Jeff : Tous les deux !
Catherine, faiblement, les yeux baissés : Main dans la main.
Jeff : Vous… vous vouliez me dire l’autre soir… main dans la main…. que … mais… mais… (Froidement.) Je vais le tuer.
Entre Michel. Il va déposer sa valise à roulettes dans un angle du salon.
7.2 Michel, Jean-François, Catherine
Michel : ???... Oui…
Catherine : Hmmm…
Jeff, les poings sur les hanches, agressif : Alors !
Michel : Hein…
Jeff : Tu voulais me dire quelque chose.
Michel : Quelque chose…non.
Jeff : Réfléchis.
Michel : ???
Jeff : Vraiment.
Michel : Je ne vois pas.
Jeff : Je sais tout.
Michel : ???
Jeff : Tout !
Michel, à Catherine : Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Catherine : La vérité.
Michel : Il ne faut jamais dire la vérité, Catherine, jamais !
Catherine : Oh !
Jeff : Bravo… Bien joué…Tu es pitoyable… (Lève la main, menaçant.) Si je ne me retenais pas…
Michel : Je vais t’expliquer.
Jeff, à Catherine : Vous vous êtes fichu de moi !... Je ne vous dérangeais pas, je n’étais jamais là… Pendant que je parcourais le monde, pendant que je travaillais…
Michel : Pendant que tu bavardais.
Jeff : Je ne trompais pas un ami, moi, je trompais ma femme !
Catherine : Oh ! le monstre ! (Elle va lui donner un coup de pied sur le tibia.)
Jeff : Oh putain ! oh putain !... (Il va en boîtant jusqu’au bureau, et de rage, s’empare de la clé USB posée à côté de l’ordinateur.) Ah ! ah ! rira bien qui rira le dernier !
Michel : Jean-François, s’il te plaît, donne-moi cette clé… (Jeff, menaçant, lève le poing)
Jeff, à Michel : Tu seras moins arrogant quand on saura qui tu es !
Michel : Donne-moi cette clé !
Jeff : Un escroc, un menteur, un raté, un minable… (il se dirige en boîtant vers la porte).
Michel : Jean-François, donne-moi cette clé !
Jeff, sur le pas de la porte, fort, brandissant la clé comme un trophée : Arrivederci !
Il sort, furieux.
7.3 Michel, Catherine
Un temps long.
Catherine : Il va l’utiliser tu crois ? Qu’est-ce qu’il peut en faire ?
Michel : Mais non. Ne t’inquiète pas… (Il sourit.)
Catherine, intriguée : Oui ?
Michel, il sort une clé USB de sa poche : Deux précautions valent mieux qu’une.
Catherine : Mais…
Michel : Une vielle habitude.
Un temps.
Catherine : Appelle-le.
Michel : Hein.
Catherine : "Ton éditeur", appelle-le.
Michel : Maintenant ?
Catherine : Oui… tu veux que je l‘appelle ?
Michel : Non, non, je vais le faire… (Il décroche le combiné et compose lentement un numéro ! Il écoute un moment, il se tourne vers Catherine) Boîte vocale… il a laissé un message…
Il écoute le message. Puis le combiné dans la main, il se tourne vers Catherine :
Il est parti, il a mis la clé sous la porte. Il remercie chaleureusement les auteurs qu’il a édités… Il ne dit pas où il va…
Il raccroche. Puis, nostalgique, comme pour lui-même.
Les éditions du boulevard, un rez-de-chaussée au fond d’une cour, deux chaises, une table, un téléphone…
Catherine : La clé sous la porte, c’est un joli titre pour un dernier roman… Tu savais ?... Tu savais qu’il me trompait ?
Michel : Oui.
Catherine : Bien sûr.
Michel : Il me l’a dit le mois dernier. Il est passé… Il voulait me demander un service.
Catherine : Intéressé.
Michel : Il m’a demandé, il m’a supplié de l’aider, Il avait de peur.
Catherine : Pauvre chéri.
Michel : Il avait peur de lui, de sa réaction si tu refusais de divorcer.
Catherine : Oh !
Michel : Il ne t’a jamais battue ?
Catherine : Pas que je sache.
Michel : "Rien, tu m’entends, rien ne m’empêchera de l’épouser !"
Catherine : Et tu l’as l’a cru.
Michel : Oui.
Catherine : Comme vous êtes naïfs.
Michel : ?
Catherine : Il est bourru, ronchon, il s’emporte parfois, pour des broutilles la plupart du temps, mais il n’est pas méchant. Il t’a manipulé, comme il manipulait ses partenaires.
Michel : Je voulais te protéger… Tu sais ce qu’il m’a demandé ?
Catherine : Chut… Tais-toi.
Michel : Tu ne veux pas savoir.
Catherine : Michel… Dis-moi ?
Michel : Oui ?
Catherine : Tu n’as jamais frappé une femme ?
Michel : Non… (Avec une contorsion comique) Une fois ou deux peut-être.
Catherine : Ha ! ha ! ha !... Je t’aime…
Michel : Je t’adore.
Ils s’enlacent.
Catherine : Et ce roman, ce roman que tu as promis.
Michel sort la clé USB de sa poche, et va la jeter dans la poubelle.
Catherine : Bah…
Michel : Je ne veux plus en entendre parler. Jamais !
Catherine : Bon… N’EN PARLONS PLUS.
NOIR