Prolologue
Une fille qui tient un bocal.
La Cadée —
J’ai voulu une photo de toi.
C’est ridicule, je sais que je me souviendrai de toi. Et pourtant je sais aussi que la mémoire n’est pas toujours la plus forte. Elle se fatigue et fane comme une fleur d’un coup qui aurait trop parlé.
Je ne voulais pas que ma mémoire comme une fleur.
Je ne voulais pas ma mémoire qui se fatigue de toi.
J’ai voulu une photo. Pour t’avoir au plus près, te garder comme si tu étais là.
J’ai cherché partout. Et jusque dans le bureau de ton père.
Mais des photos de toi,
aucune, zéro, nulle part !
Hormis celles où ma sœur, celles où ma sœur et moi,
celles où ma sœur, ma mère et moi,
celles où ma sœur, ma mère, ton père et moi,
des photos de toi,
des photos avec toi,
il n’y en a pas.
Tu n’apparais nulle part.
Comme si tu n’avais jamais fait partie de cette famille.
Comme si tu n’avais jamais existé là pour personne.
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1. Un prologue ?
Oreille qui traîne tout le temps — Qu’est-ce qu’on leur raconte aujourd’hui ?
Oreille qui traîne un peu partout — L’Aînette et La Cadée.
Oreille qui traîne tout le temps — Encore !
Oreille qui traîne un peu partout — Ben quoi ?
Oreille qui traîne tout le temps — On raconte que ça les derniers temps.
Oreille qui traîne un peu partout — Et on va continuer ! Si ça te plaît pas, t’as qu’à t’enfoncer boules Quies jusqu’aux tympans et faire la sieste sur ton coussin qui sent pas bon.
Oreille qui traîne tout le temps — D’abord, mon coussin, ça te regarde pas ! Et si je fais la sieste là tout de suite ? Qui c’est qui va prendre ma voix ?
Oreille qui traîne un peu partout — On va trouver, t’inquiète. Sinon, moi/je
Oreille qui traîne tout le temps — Toi ?
Oreille qui traîne un peu partout — Je sais par cœur quand c’est ton tour de parler et ce que tu dis. Je peux bien faire ça toute seule. Ou alors, ce sera l’oreille au milieu de la figure qui/ jouera ton texte.
Oreille qui traîne tout le temps — Ah, non ! Ça, c’est carrément pas possible ! Vous n’avez ni elle ni toi ma façon subtile et colorée ni cette présence particulière…
Oreille qui traîne un peu partout — Ça va les chevilles ?
Oreille qui traîne tout le temps — Je me contente de dire ce qui est, c’est tout. Bon, L’Aînette et La Cadée, alors. C’est bon, là, t’es prête ? On peut y aller ?
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2. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
Dans une ville-bourgade bleue non loin d’ici vivait une femme. Cette femme était mère seule avec ses deux filles. Elle s’appelait LucreciA Malenvie.
Elle aurait pu s’appeler Madeline Béjart. Mais Madeline Béjart, peut-être que c’était déjà pris.
Elle n’avait pas toujours été mère seule, LucreciA Malenvie. Elle avait aimé d’amour et l’avait été en retour. Son mari lui avait donné deux filles. Elle avait eu, on peut le dire, un temps de vie belle, LucreciA.
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3. Une paire d’oreilles
Oreille qui traîne un peu partout — De ce qu’on sait le père des filles avait été assez bon père et assez bon mari.
Oreille qui traîne tout le temps — On sait, on sait. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Oreille qui traîne un peu partout — Rien de plus que ce que ça veut dire.
Oreille qui traîne tout le temps — C’est vite dit. On ne sait pas toujours comme on voudrait.
Oreille qui traîne un peu partout — Qu’est-ce que tu ergotes encore ? Est-ce que c’est le moment ?
Oreille qui traîne tout le temps — Je dis seulement que même au cœur du dit, il y a du non-dit. Et qu’il ne faut pas dire trop hâtivement que l’on sait.
Oreille qui traîne un peu partout — Assez bon père et assez bon mari, il l’était resté jusqu’au septième anniversaire de l’aînée. Et puis, un jour, patatras ! Tout tourneboule et tout s’écroule ! Du jour au lendemain, on n’eut plus vent de lui.
Oreille qui traîne tout le temps — Oh les pauvres !
Oreille qui traîne un peu partout — Pauvres ?
Oreille qui traîne tout le temps — Oui, c’est toujours triste quand les choses éclatent, non ?
Oreille qui traîne un peu partout — Pauvres et comment, ça, j’avoue, je ne sais pas. En tous cas, LucreciA Malenvie tira trait sur lui et l’oublia aussi vite qu’il était parti.
Oreille qui traîne tout le temps — Essayons d’oublier nous aussi. Parlons d’autre chose. Je n’aime pas avoir du tracas dans les tympans.
Oreille qui traîne un peu partout — Faisons ça, la vie avance de toute façon.
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4. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
LucreciA regardait ses filles grandir.
LucreciA seule. Elle n’avait plus que ça de toute façon ou des drames dramatiquement dramatiques à la télévision ou sur les plateformes. Quand on n’a plus que ça les jours sont longs.
Alors elle regardait ses filles puisqu’elles étaient là.
Parfois elle lâchait comme on lâche des pets : Je n’ai pas mérité ça ! Je n’ai pas mérité ça ! Je n’ai pas ! Je n’ai pas !
Quand elle s’épanchait, elle répétait ça au moins quarante deux fois. Quand elle faisait ça, inquiètes, L’Aînette et La Cadée, aussitôt lâchaient leur jouets.
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5. Je n’ai pas mérité ça !
Les deux sœurs — Maman, maman, pourquoi tu dis tout le temps ça ?
LucreciA — Pardon, je dis quoi ?
Les deux sœurs — C’est à cause de nous que tu dis ça ? Tu veux que l’on casse quelque chose ? Qu’on récite un poème ? Qu’on te prépare un thé ? Qu’on te vernisse les pieds ? Qu’on fasse mal à quelqu’un ?
LucreciA — Mes Toutes-Mignonnes, comme vous êtes bonnes, comme vous êtes jolies ! Non, non, vous, je n’ai rien contre vous. Non ! Vous êtes d’abord et avant tout ce que j’ai de plus cher au monde !
L’Aînette — Chair d’accord, mais chair comment ?
La Cadée — Chair qu’on mange ?
LucreciA — Suis-je une terrible tigresse ? Une abominable ogresse ? Non, je ne le suis pas. Je ne dévore pas mes enfants. Vous m’êtes d’une autre viande. Vous êtes, voyons, vous êtes… (Elle fait mine de chercher comme une sorcière vicieuse cherche sa meilleure formule.) Vous êtes… Vous êtes ce que perles parmi les perles ce que j’ai de plus précieux.
L’Aînette — Seulement ça ! Je veux être plus précieuse qu’une pauvre petite perle !
La Cadée — Moi aussi, je veux comme L’Aînette !
LucreciA — Mais elles en veulent des choses, ces deux filles-là ! Approchez, approchez, je vais vous dire moi, ce que je voudrais…
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6. Se fabriquer des poupées
LucreciA en face de ses filles. L’Aînette et La Cadée sont assises devant un nécessaire à maquiller. On dirait l’attirail d’un peintre qui va exécuter son modèle. LucreciA dicte les gestes de se maquiller. Elle intervient sans cesse, là où elle estime que le résultat ne lui convient pas. À l’issue de la séance du maquillage, les visages des filles imitent à la perfection le visage poupée de porcelaine. Visages figées où l’expression ou son semblant réside principalement dans les yeux qui ressortent exagérément. Ces visages de sourires esquissés indécidables doivent, à l’image des vraies poupées, demeurer immuables et cela quels que soient les traitements qui leur seraient infligés.
Pendant un temps, LucreciA les contemple, visiblement, satisfaite de son travail. Elle les manipule, compose des tableaux avec elles. Et puis les abandonne comme on abandonne durablement des poupées sur une étagère ou dans un coffre à jouets. Longtemps, les yeux des poupées délaissées nous suivent.
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7. Éduquer ses poupées
L’Aînette et La Cadée jouent comme sont censées jouer les filles de leur âge. Quand LucreciA déboule, elles s’alignent devant elle comme des soldats au garde-à-vous. Là, c’est présentation des mains. Dessous, dessus. Les mimines ont intérêt à être impeccables. Après ce sont les bouches. LucreciA en inspecte l’intérieur, elle va même jusqu’à renifler l’haleine de ses filles. Derrière ça, elles effectuent un quart de tour à droite qui doit être parfait et se présentent sous leur meilleur profil. Au passage, la mère examine coiffures et propreté de l’oreille qui se présente. Idem pour l’autre profil et l’autre oreille. Tout cela est jaugé, apprécié et noté. Selon l’appréciation-notation maternelle, les filles disparaissent pour remédier aux lacunes et carences ou sont laissées à leurs occupations. Quand elles sont de nouveau laissées, il est évident que c’est un soulagement sans bornes pour elles.
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8. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
Les petites jouaient. Les saisons saisonnaient. Le temps continuait de passer. Et Lucrecia de regarder et de ruminer toutes les ambitions qu’elle avait. Pour elle et pour ses filles ! Pour elle et surtout ses filles ! En les regardant, en les choyant, en les élevant, elle échafaudait des plans.
Elle peaufinait des stratégies.
Elle mathématisait, géographisait, théorisait. Elle échafaudait, elle peaufinait. Elle tramait partition qui tendait musique à la perfection. Rien ne devait grain de sable dans les beaux agencements qu’elle rêvait.
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9. Quand je ferme les yeux
La Cadée avec son bocal.
La Cadée —
Quand je ferme les yeux, tu sais, j’écris.
Au cœur de quand je rêve, au cœur de ce que je cauchemarde et entre les deux, j’écris d’invisibles lettres.
J’écris vers toi. Je te demande pardon.
Je t’écris. Des oiseaux qui volent vers toi. Si tu les regardes encore comme tu les regardais ici, tu dois les entendre. Je ne comprends pas pourquoi tu ne donnes plus aucuns signes de vie.
Quand je me tais, quand je silence
quand je fais taire tout ce qu’il y a de silence en moi
Quand j’ai envie de crier tout ce que m’a fait cette histoire. Ce que je rêve aussi pour m’en sortir.
J’écris des lettres. La plupart sont vers toi.
J’ai besoin. Non !
Pas la plupart.
Toutes. Je te les adresse toutes. Ou presque.
Et toi ? Est-ce qu’un jour pour de vrai ?
Est-ce qu’un jour, tu m’écriras ?
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10. Le salon de coiffure
Les deux sœurs à genoux, chevelures vers leur mère.
La Cadée — Maman, maman, tu nous fait mal !
LucreciA — Qu’avez-vous mes Toutes-Mignonnes ?
L’Aînette — Ça tire trop fort comme tu fais !
LucreciA — Je sais ce que je fais. Vous ne voyez pas, mais j’ai de grands projets pour vous !
Elle suspend le geste de brosser. Les filles comme si elles essayaient de temporiser.
L’Aînette — De grands projets, tu dis toujours ça, mais grands comment ? Aussi grands que nous ?
LucreciA — Bien plus...
La Cadée — Grands comme les trois immeubles de la rue plus loin ?
LucreciA — Nooon… Largement largement plus grands, petites sottes !
Sa main reprend plus vivement. Une fois sur un crâne, une fois sur l’autre.
La Cadée — Maman, maman, aie, maman, arrête, s’il te plaît !
LucreciA — J’enlève les nœuds !
L’Aînette — Maman, maman, tu n’enlèves pas les nœuds, tu nous arraches les cheveux !
LucreciA — Tenez-vous un peu ! Je vous prépare pour ce que vous serez.
La Cadée — On n’est pas assez bien ce qu’on est ?
LucreciA — Vous êtes ce que vous êtes et tout va bien pour l’instant, mais vous serez bien plus encore... Je me le suis promis.
L’Aînette — C’est obligé que tu nous malmènes ?
LucreciA — Je vous forge. Le monde n’est pas coussin guimauve et moelleux à tous les étages. Autant vous y faire.
La Cadée — Aie, au secours !
L’Aînette — Mais maman !
LucreciA — Vous ne voulez pas devenir des poupées-jolies-toutes-mimis ?
L’Aînette —Si, si, on veut bien, si ça te fait plaisir !
LucreciA —Ah, mais ce n’est pas question de me faire plaisir. Ne vous méprenez pas ! Je travaille pour votre avenir, moi !
Les deux sœurs — On veut bien que tu travailles pour le meilleur et notre avenir, mais/
LucreciA — Alors quoi ?
Temps de brosse suspendue.
La Cadée — On veut bien tes grands projets !
L’Aînette — On veut bien poupées-jolies et tout ce que tu nous as appris, mais/
LucreciA — Si vous voulez ça alors nous sommes d’accord ! Vous pouvez cesser vos jérémiades.
Les deux sœurs — Maman, on ne jérémiades pas ! On essaye de te dire. (Elle va pour reprendre les coups de brosse. Ses deux filles se retournent. Postures de suppliantes.) Maman, maman ! Maman, de grâce ! On veut bien et tout ce que tu voudras, nous serons consentantes et sages, en recto en verso en images, de bas en haut, les plus sages et consentantes d’entre toutes, mais s’il te plaît, maman, arrête, arrête de nous faire mal !
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11. Le visage du temps
L’Aînette — Maman est devenue toute dure.
La Cadée — Rêche aussi comme une croûte de pain rassis.
L’Aînette — Et tellement sèche !
La Cadée — Elle avait une frimousse toute pomme jolie pourtant.
L’Aînette — Oh, c’est temps révolu, crois-moi et ça ne s’arrangera pas.
La Cadée — Pourquoi elle est devenue pomme acide et qui pique ? Pourquoi c’est temps révolu perdu, temps qu’on ne rattrapera plus ? Le temps ne se retrouve-t-il pas, L’Aînette ? Pourquoi L’Aînette ? Tu crois que c’est depuis que papa est parti ?
L’Aînette — Viens, jouons ! Je crois que c’est mieux que de trop se faire de questions.
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12. Jouer avec ses poupées
La Cadée et L’Aînette et LucreciA en intérieur. LucreciA est assise, les filles debout. Il y a une grande chaise au bout de la pièce. C’est la Plus-Grande-Chaise. Elle leur fait peur cette Plus-Grande-Chaise vers laquelle elles doivent marcher avant de s’y asseoir. Quand elles ont réussi à trouver une assise correcte, toujours sous l’œil de LucreciA, elles redescendent de La Plus-Grande-Chaise, reviennent jusqu’à leur mère pour la saluer le plus respectueusement possible. Si façon de se déplacer, de s’asseoir, se relever, revenir, saluer, etc. déplaît à la mère, cette dernière les fait recommencer jusqu’à les laisser exténuées.
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13. Il était une fois, Princesse
Princesse, il m’appelait comme ça.
J’ai toujours connu qu’il m’appelait comme ça. Princesse à tout bout de champ. D’ailleurs longtemps, j’ai cru que c’était ça mon prénom.
LucreciA, je voulais pas. Ce prénom, c’était pour une autre que moi. Une autre qui ne m’intéressait pas. Princesse, je préférais. LucreciA, c’était si commun, si plat.
Princesse, je pouvais m’imaginer des destins grandioses. J’allais devenir gracieuse et de beauté porcelaine fragile comme une poupée. Un garçon beau, grand, riche et célèbre allait venir me chercher pour m’emporter cheval crinière crin blanc vers des lointaines contrées ! J’aurais un destin grandiose et luxuriant !
Je ne sais pas si mon père quand il m’appelait Princesse, ça résonnait les mêmes choses. En tout cas, longtemps, j’ai cru qu’on se racontait les mêmes histoires lui et moi. De ces histoires complètement folles où, après mille péripéties, je finissais invariablement heureuse et forcément comblée d’enfants ! J’avais tellement hâte.
Princesse, j’adorais les mondes que ça me mettait dans la tête !
Princesse, je ne sais pas mon père ce qu’il voyait... Pour moi, c’était limpide, évident que je deviendrais une princesse plus tard. Et je serais moi aussi une célébrité de magazines. La coqueluche des carnets mondains.
Je me suis mise à bosser. C’est un sacré travail devenir une princesse. Et même si je cachais sous mon matelas petits pois que j’aimais pas et tant pis si je dormais mal. Je me tenais droite et sans caprices ! Capricieuse un brin, je pouvais, mais pas plus qu’il ne fallait, sinon, ça devenait un vilain défaut. Une princesse n’est pas une vilaine ou alors…
J’aimais mon père et j’essayais de bien faire pour bien sûr qu’il soit fier et que je devienne cet idéal qu’il rêvait pour moi ! Je dis ça, mais cet idéal, finalement, je ne sais même pas si c’est lui qui l’avait rêvé ou si c’était moi. En tout cas, du jour au lendemain, grimper aux arbres, escalader les murs, lécher des coquilles d’escargots, fréquenter des débiles, peindre des chapeaux, manger la terre quand elle a goût de lierre... Fini. J’avais décidé. Puisque j’avais un rang à tenir.
Je tenais une discipline stricte et j’oubliais en un instant tout ce qu’il y avait d’ardu et fastidieux quand mon père revenait avec des grandes robes qui amples tournaient tournaient et comment j’étais belle, la plus belle des plus belles devant mon miroir et que ça m’enivrait toute seule tellement j’étais belle !
Princesse, je ne voulais plus rien d’autre. Et bien sûr que, lancée sur ces rails-là, je croyais mon destin scellé ! Mais, entre désir et réalité, j’ai pris un mur que je n’avais pas vu venir. Ah, putain, la claque ! Elle a déchanté vite fait la princesse... Du jour au lendemain, plus rien. J’étais redevenue LucreciA, une fille aussi tristement quelconque que toutes les autres. Et même mon père ne m’appelait que comme ça. Aux oubliettes tout ce que j’avais pu rêver...
Alors, je sais plus bien.
Alors je sais plus rien.
Alors, il y a eu ce type qui m’a fait suffisamment la cour pour me plaire. Papillons dans le ventre un peu, je me suis laissé prendre au jeu. Il était charme tout ce qu’il y a de plus banal et pas de cheval. J’étais tombée dans la vie normale. Le pli était pris.
Et d’un coup, j’avais pas l’âge et j’avais deux gamines.
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14. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
Mère seule avec deux filles, LucreciA ne comptait pas le rester toute sa vie. Elle s’était juré qu’elle referait sa situation. À force de redoubler d’efforts, elle finit par mettre le grappin sur un type plutôt gentil. Un type qui était prêt à l’aimer et tout ce qu’elle voudrait. Il le lui ronronnait à l’oreille et toutes les sucreries qu’on se dit quand on est amoureux. LucreciA buvait tout ça goulûment petit lait et elle en redemandait et redemandait. Bon, malgré tout, elle gardait les pieds sur terre. Il y avait un petit bémol quand même. Ce type avait une fille, prénommée Cassandre. Mais, si elle faisait fi de ce détail, il avait tout ce qu’il fallait pour plaire à LucreciA. En deux mots, c’était un bon parti. Elle saisit donc la balle au bond. D’accord, elle l’épouserait. Mais d’abord, il devait les installer chez lui, elle et ses filles. Une fois que tout ce beau monde vivrait dans la maison presque cossue à l’autre bout de la ville-bourgade bleue, il aurait sa main.
Ni une ni deux, il accepta ses conditions. Il était tellement heureux ! Il était tellement pour lui et pour sa fille !
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15. Parfois tu pleurais
La Cadée avec son bocal.
La Cadée —
Parfois tu pleurais des larmes petit coutelas pointu en lames de rage pure. Je ne savais pas comment te consoler. Et parfois j’avais peur que tu les plantes en moi ces larmes quand je te prenais dans mes bras.
Je t’écoutais colère les flots qui avaient besoin de déborder en t’encerclant mes bras.
Je te laissais déborder, j’étais désarmée.
Je t’écoutais en te berçant que tu laisses couler vraiment le grain trop gros de ton cœur bleu tout cogné de bleus.
Et je respirais ton parfum. Et j’aurais bu tes larmes si ça l’avait disparu tout ton chagrin.
Je te laissais déborder. En encerclant ta peau contre la mienne.
Tu parlais de ma mère. Tu parlais de ton père. Tu les détestais.
Tu étais si triste alors et ton père, je ne savais pas quoi faire. Je ne savais pas ce que ça voulait précisément dire détester son père. Je n’avais jamais détesté le mien. Pas eu le temps. Le mien était parti, j’avais les pieds trop petits pour m’en rendre compte et courir après lui pour Papa, ne t’en vas pas, si tu t’en vas, qui suis-je et qu’est-ce que je vais devenir alors ? Je t’écoutais. Peut-être j’aurais voulu pouvoir savoir ce que c’était détester son père. Savoir ça pour avoir juste les mots qu’il te fallait…
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16. Appréhensions
Les deux sœurs. Après l’annonce du déménagement.
L’Aînette — Je le sens pas.
La Cadée — Tu le sens pas ou tu n’en veux pas ? On parle seulement d’aller de l’autre côté de la ville.
L’Aînette — J’écoute, j’obéis, je fais ce qu’elle me dit même si des fois je ne vois pas l’intérêt de ce qu’elle nous fait faire. J’écoute, j’obéis car je veux être une fille digne de ce nom et mes cheveux sont parfaits et mes ongles toujours impeccables ! On ne parle pas seulement de bouger de l’autre côté de la ville, on parle de déménager du jour au lendemain ! Et comme si c’était ce qu’on avait toujours rêvé !
La Cadée — Où est le problème alors ? Si tu fais comme elle dit ce qu’elle dit/
L’Aînette — Obéir, exécuter encore et encore petite animale docile, d’accord, mais jusqu’à un certain point. Je ne suis pas une coquille tout à fait vide… On grandit aussi. Elle pourrait nous demander notre avis. Elle décide toujours tout. Jamais elle ne se soucie de ce qu’on en pense et si ça va pour nous !
La Cadée — Elle fait ça pour notre bien. Peut-être que/
L’Aînette — Je ne veux pas, je ne veux pas bouger d’ici. Nous avons tout ici. Nos habitudes, le bahut, nos amis. Je ne veux pas perdre tout ça ! Elle ne peut pas nous enlever ça !
La Cadée — T’en fais des caisses, ce n’est qu’un déménagement. Peut-être ce sera bien pour nous. On aura une maison mieux et des jours pas forcément plus malheureux.
L’Aînette — Je ne peux pas le jurer. Toi, tu vois des avantages ou y en pas ! T’as toujours fait comme ça.
La Cadée — Parmi ceux qui se dessinent, je sais que j’aurai une autre sœur ! Et quelque chose me dit qu’elle sera nettement plus sympa que toi…
L’Aînette — Putain, pourvu qu’elle ne soit pas ton clone ! Si c’est ça, je suis foutue !
Page qui commence à se tourner. Et puis qui se suspend
La Cadée — L’Aînette ? Hé, L’Aînette ? Je n’avais pas peur, mais maintenant… Avec ce que tu m’as mis dans la tête… L’Aînette, réponds !
L’Aînette — Lâche-moi !
La Cadée — Non sérieux, on se serre les coudes comme t’as dit ? J’ai besoin que tu me l’assures. On se les serre ?
L’Aînette — Évidemment !
La Cadée — Juré ?
L’Aînette — On est ensemble, toi et moi, la même tribu. T’inquiète pas, sister !
Page qui va jusqu’au bout de sa course
17. Dernières recommandations
Chez LucreciA. Peu avant le déménagement.
LucreciA — Reprenons.
La Cadée — Mais maman/
LucreciA — Mère ! Combien de fois dois-je te le répéter ? Désormais, c’est Mère et vous me vouvoyez.
L’Aînette — Et quoi encore ! Mais ça sort d’où ?
LucreciA — Compris ?
Elle les tient en joue du regard jusqu’à les faire plier.
Les sœurs en chœur — Oui, Mère.
LucreciA — Bien, comme je vous disais, d’ici peu, notre nouvelle vie commence. Nous ouvrons nouveau chapitre de notre existence. Il s’agit d’être à la hauteur. On ne peut pas rater notre entrée. La première impression qu’on laisse est la plus importante. Je vous veux infaillibles, supérieurement infaillibles et surtout à la hauteur de mes attentes…
L’Aînette — C’est toi qui veut ça ou c’est lui ?
LucreciA — Je me demande d’où tu sors, toi ! Je ne vous parle pas de lui. Je vous parle de ce que j’exige de vous. Et mes exigences ne dépendent de personne ! Et surtout pas d’un homme ! Ce que je veux, ça ne le concerne pas. C’est entre vous et moi ! Je veux que vous montriez le meilleur de vous-mêmes, que vous exhibiez ce qui vous met à vos avantages. Je veux que vous soyez éblouissantes. Je veux qu’on ne voie que vous. Surpassez-vous et surtout surpassez-moi sa fille !
La Cadée — Mais on ne la connaît même pas. Si ça se trouve, elle sera chouette not’ nouvelle sœur/
LucreciA — Elle est débile ou quoi ? On lui a pas appris à réfléchir ? Cette fille, enfonce-toi ça dans le crâne, n’est pas et ne sera jamais ta sœur ! Au mieux, elle aurait été ta demi-sœur si j’avais été grosse d’elle. Dieu merci, cette horreur-là m’aura été épargnée ! Deux fois la cloque, ça m’a suffisamment vaccinée...
La Cadée — Pas sœur, pas demi-sœur, elle est quoi alors ?
LucreciA — Rien.
La Cadée — Mais maman/
LucreciA — Mère. Je vous ai dit de m’appeler Mère ! Je veux qu’il voie quelle éducation je vous ai donnée. Je veux qu’il comprenne ce que j’ai réussi. Je veux qu’il nous admire. Je veux que vous vous surpassiez. Voyez, ce qui me ferait plaisir par-dessus toutes mes espérances, c’est que sa fille devienne plus insignifiante qu’une limace morte sous le pied d’un champignon sec ! Si vous saviez ça, vous n’imaginez pas à quel point ce serait cadeau...
La Cadée — C’est ahurissant, ce que… Je... Et toi, tu ne dis rien ?
L’Aînette — Je dis comme Mère. Nous sommes du même bord. Une famille digne de ce nom, je te le rappelle, ça se serre les coudes.
Page qui se tourne lentement
18. Les poupées entre elles
Les deux sœurs l’une vers l’autre. Elles se prennent les mains. L’une alors tourne la tête vers la droite, l’autre vers la gauche. Elles passent tout un temps comme ça. Leurs regards fouillent vers des points qui ne se précisent pas. Au bout d’un temps, elles se refont face et tournent sur elles-mêmes une sorte de petite ronde. Quand elles s’arrêtent, elles s’enlacent longuement. Au moment où elles se dégagent de leur étreinte, elles affichent un franc grand sourire.
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19. Nouvelle maison, la première fois
La Cadée —
Il avait une fille, le nouveau mari de Mère. Ça, nous le savions. Mère nous l’avait dit. C’était une donnée avec laquelle il faudrait composer, elle comptait sur nous. « Bien évidemment, je vous assisterai. » Je n’avais pas compris pourquoi elle nous avait dit ça. Nous étions assez grandes pour nous débrouiller sans elle, assez grandes pour nous en sortir toutes seules. Elle n’avait pas besoin de se mêler de tout. D’ailleurs moi, j’aimais mieux quand nous avions les coudées franches pour chercher nos expériences par nous-mêmes. Déjà que ce n’était pas souvent. J’étais impatiente d’y être dans la nouvelle maison. Je trouvais ça chouette d’avoir une nouvelle sœur. Je me réjouissais. J’avais hâte de la rencontrer.
Elle était à côté de son père quand nous sommes arrivées. Lui, il était très grand et avec une barbe rayonnante. Il m’impressionnait un peu cet homme qu’on voyait pour la première fois alors je regardais vers elle.
Quand nos regards se sont croisés, j’ai su tout de suite. Nous allions bien nous entendre toutes les deux. Et puis, elle était tellement belle. Sa façon de douce voix et ses yeux quand elle m’a saluée, j’en ai rougi.
Je rougis encore un peu quand je pense à elle.
Je rougis tout simplement. Tout ce qui s’est passé…
*
L’Aînette —
La première fois, perso, je l’ai même pas calculée. Ni le reste. Sans doute qu’elle était là avec lui. Ce n’est pas possible autrement, maintenant que j’y pense. Oui, il y avait vaguement quelqu’un à côté de lui quand il nous a accueillies. Ça devait être elle. J’ai pas fait attention, mais bon, j’avais mes raisons. J’étais encore méchamment remontée contre ma mère et c’était pas vraiment digéré ! Son déménagement, nouvelle vie et tutti quanti, jusqu’au dernier moment, on savait que dalle ! Le temps de se retourner, on était cartons valises et dans la bagnole en train de rouler vers nos joyeux nouveaux horizons. J’étais pas super emballée. Chez nous, je voulais pas partir. C’était bien comme on vivait et ça fonctionnait toutes les trois. Cassandre et son père, j’en avais un peu rien à foutre. Comment c’était où on allait vivre ? Est-ce que j’allais supporter ? C’est tout ce qui m’intéressait. Dix minutes avant d’arriver, le ciel s’est mis à flotter tout ce que ciel peut pisser. Le temps de sortir de la bagnole et nos bagages, j’étais dégoulinante dans une baraque où j’étais pas sûre d’avoir envie de rester. Putain, ça commençait bien la nouvelle vie ! J’ai pris sur moi. J’ai Bonjour monsieur au type qui nous attendait dans l’entrée. Lui ai souri aussi poliment que j’ai pu et j’ai fait comme si je m’intéressais à ce qu’il disait quand il s’est mis à parler. Il était un peu trop vieux à mon goût, mais moins laid que j’avais imaginé. Et même si j’aime pas les barbichus, il faisait nettement moins flippé que j’avais cru. C’était pas le genre Je te fous les jetons et jamais je resterai dans une pièce toute seule avec toi ! Maman s’est précipitée à faire les présentations. Moi, j’avais pas envie de faire la causette, je zyeutais tout c’que je pouvais autour de moi. La déco, l’ambiance du lieu. M’intéressait surtout de savoir où j’allais crécher et si j’allais enfin avoir une chambre rien que pour moi ! Une chambre à moi, c’était pas le Pérou. À l’âge que j’avais, je méritais mon indépendance. C’était pas d’hier que je la réclamais. L’était vraiment grand temps ! Parce que moi, j’en avais vraiment marre de me coltiner une sœur qui ronflait et puait des pieds à déboulonner les poignées de portes.
*
LucreciA —
Dans l’ensemble, tout s’est passé comme j’avais prévu. Les filles ont tenu le comportement que j’attendais. Et Mon Homme, lui aussi, parfait, rien à redire. Quel sens de l’accueil ! Vraiment, ce fut touchant. Sans expédier l’affaire, nous n’avons pas fait durer. Les filles, nous l’avons bien senti, étaient pressées de découvrir leur nouvelle demeure. Pour les guider, nous avons commis la fille de Mon Homme. Elles ont fait un raffut de tous les diables ! On les entendait couiner et glousser comme des truies mal dégrossies. Mon Homme me souriait. J’ai eu peur qu’il ne m’en tienne rigueur. Il était quand même habitué depuis des années à des atmosphères plus tempérées. J’ai failli sévir. Je craignais ces trois-là qu’elles ne m’indisposent Mon Homme. Il sait mon goût pour le travail bien fait. Je les aurais volontiers réprimandées, mais Mon Homme m’a assuré qu’un brin de gaîté dans sa maisonnée lui était baume sur le cœur. Plusieurs fois, il m’invita à me laisser aller moi-même et de goûter la joie qui courait de toute part. À la fin, il me sermonna. Finalement, je lui cédai. Après tout, c’était un grand jour pour moi aussi.
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20. Si on est ensemble
Les deux sœurs.
L’Aînette se fait les ongles des mains.
La Cadée — Viens ! C’est mieux si t’es avec moi. Toute seule, je ne vais pas faire le poids.
L’Aînette — J’allais me vernir les mains.
La Cadée — Tu sors ? Avec qui ?
L’Aînette — Non, je ne sors pas. Simplement, je te le rappelle, une fille digne de ce nom a toujours les ongles correctement faits. Donc je me refais les ongles. Tu serais bien inspi/rée
La Cadée — Allez, bouge-toi. Moi, quand tu as besoin, j’en suis.
L’Aînette — Tu voulais quoi déjà ?
La Cadée — Qu’on discute avec Mère. Pour Cassandre.
L’Aînette — Elle n’est pas assez grande toute seule ? Rouge ou noir ? T’en penses quoi ? J’hésite.
La Cadée — On peut pas continuer de la traiter comme on la traite. Mère, c’est une chose, mais nous. Déjà, on pourrait s’arranger pour être moins détestables avec elle.
L’Aînette — Détestables ? Qui ? Toi, peut-être. Moi, je n’ai jamais été détestable avec elle.
La Cadée — Toi ! Tu déconnes ou quoi ? Tu es tellement zélée à faire comme Mère. Parfois, je t’ai vu faire, tu deviens même plus vicieuse qu’elle.
L’Aînette — Rouge ou bien j’alterne un ongle rouge et un ongle noir ? Toute une main d’une même couleur, c’est vu et revu, non ?
La Cadée — Allez, viens !
L’Aînette — Je vais essayer une main rouge et l’autre noire. Cette fantaisie-là m’amuse.
La Cadée — Je suis sûre qu’on peut, si on s’y met toutes les deux.
L’Aînette — Je crois que c’est mieux si on ne s’en mêle pas.
La Cadée — L’Aînette ! C’est déconnant, tu ne vois pas ? Mère ne lui passe rien. Et depuis des mois, dans cette maison, elle se tape tout !
L’Aînette — Et ?
La Cadée — Alors, toi, c’est normal qu’elle fasse tout et qu’on ne lève pas le petit doigt ! Normal qu’elle range et nettoie ta piaule ! Normal qu’elle prépare nos repas, fasse nos lessives, récure partout et jusqu’aux chiottes !
L’Aînette — Je ne me plains pas. Je serai folle de me plaindre. C’est la vie rêvée. Si tu réfléchissais droit, tu en conviendrais. Perso, je n’ai pas envie de me faire chier à vider poubelles, gratter la crotte, aspirer, astiquer et toutes ces conneries. Alors oui, j’en profite et je ne vois pas pourquoi tu viens me chercher des poux ! D’ailleurs, c’est elle, si je me souviens bien, qui a affirmé, haut et fort et avec des arcs-en-ciels dans la voix, qu’elle adorait tenir son intérieur impeccable. Sauf que maintenant, son intérieur, c’est aussi le nôtre. Quand elle s’occupe du sien, fatalement elle s’occupe du nôtre. Ce n’est pas non plus/
La Cadée — C’est dégueulasse ! Je te savais le cœur noir, mais à ce point-là. Tu es vraiment bien la fille de ta mère !
L’Aînette — Sans doute, je le suis. Et une fille qui obéit ! Bien obéir, pour une fille digne de ce nom, c’est aussi un gage de réussite.
La Cadée — Arrête de parler comme elle ! Regarde un peu plus loin ! Mère n’a pas raison sur toute la ligne !
L’Aînette — Mouais. (Nouvel examen de ses mains.) Ça casse pas des briques, finalement.
La Cadée — Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
L’Aînette — Rien. Enfin, pas spécialement. Mère me l’a foutue dans les pattes. Je n’avais rien demandé. Il n’y a que toi que ça amusait d’avoir une autre sœur, moi… (Nouveau coup d’œil vers ses mains.) Ça fait son petit effet quand même.
La Cadée — Ça justifie qu’on la maltraite ! Putain, mets-toi deux secondes à sa place ! Elle fait partie de la famille quand même !
L’Aînette — Diable ! N’as-tu pas retenu ce que Mère nous a dit ?
La Cadée — Toi, en tout cas, tu ne retiens que ce qui t’arrange !
L’Aînette —
Je ne retiens bien que ce qui m’arrange !
Je ne retiens pas ce qui me dérange !
Je me gratte où ça me démange !
Je ne confonds pas merle et mésange !
Et tu serais bien avisée de faire pareil.
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21. Je n’ai pas compris
La Cadée avec son bocal.
La Cadée —
Je viens encore te parler.
Je ne sais pas si c’est ridicule et si un jour je cesserai.
Je viens encore te parler.
Nous aurions pu être heureux tous ensemble. Nous aurions pu toi, ton père, ma sœur, ma mère et moi. Mère n’a pas voulu. Elle distinguait. D’un côté, c’était nous, de l’autre, vous, ton père et toi. Elle distinguait nettement. Distinguer, c’est déjà séparer. Mère ne voulait pas qu’on se rencontre.
Je n’ai pas compris comment c’est arrivé qu’on n’ait pas pu bricoler notre nouvelle famille. On aurait pu comme c’est possible chez les autres. J’avais des copains avec frères et sœurs qui n’étaient pas les leurs et d’un coup avec leurs parents, ils étaient une seule et même famille. Et ça voguait navire tout ce que ça pouvait les flots et ce n’était pas déconnant, absolument pas ! Ensemble, ils avaient des chats, des chiens, encaissaient les hauts, ramassaient les bas, ils construisaient des cabanes, faisaient des roulades dans les champs, des tartes aux fruits et des confitures qu’ils mangeaient avec les doigts, ça coule dessus et qu’on les lèche en riant et que ce n’est pas grave ! Pas grave non plus les frimousses barbouillées et les habits étoilés de taches puisque tout ça, ça peut se laver et qu’on peut en rire ! Chez nous, on ne se léchait pas les doigts et les habits toujours impeccables avec Mère, sinon c’était inconcevable !
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22. Bouffer sa chance
L’Aînette — J’ai cru que j’allais me dégueuler jusqu’au bout de mes tripes. C’était moins une !
La Cadée — Ouais, c’était drôle la tête que tu faisais.
L’Aînette — Drôle ! Tu déconnes ou quoi ? C’était absolument pas drôle ! La violence pure, tu trouves ça drôle ?
La Cadée — Je parlais de ta tête. Tu faisais masque et grimaces l’écœurée, je croyais que tu essayais de me faire rire/
L’Aînette — Te faire rire, putain ! T’es où, là ? Je me retenais de vous vomir sur la table ! Et le pire, tu sais quoi ? C’est que je me retenais parce que je ne voulais pas lui donner une autre raison de me faire des remontrances… Parce que Mère n’aurait pas pu s’empêcher que ça fait pas très distingué de se répandre boyaux en public, qu’une fille bien sous tous rapports, et cætera et blablabla. On sait bien avec Mère, une fille n’a pas d’humeurs, pas de sang, pas de larmes ! Une fille, ça ne pisse pas, ne chie pas, ne pleure pas et quand ça se coupe, ça doit avoir l’élégance de ne pas saigner. J’avais pas envie d’entendre une fois de plus tout son délire n’importe quoi ! Comment tu fais pour pas moufter ?
La Cadée — On a déjà mangé pire. Et puis, c’est pour notre bien !
L’Aînette — Notre bien ! Être forcées à bouffer de la grenouille qui a encore de la vase au cul sous prétexte que ça va nous porter chance...
La Cadée — Oui, c’est un peu comme une potion magique quand tu la bois.
L’Aînette — Non, mais la blague ! Qui peut croire à des conneries pareilles ? Où est-ce qu’on trouve des grenouilles qui portent chance ? D’abord, une grenouille, c’est moche et c’est con !
La Cadée — Eh, dis pas ça ! Si jamais y en a une qui t’entend. Tu veux nous attirer le mauvais œil ou quoi ?
L’Aînette — Nan, toi aussi ? Ne me dis pas que tu partages ses dingueries ! Dans quelle maison suis-je tombée ? Elle n’est pas ma mère, tu n’es pas ma sœur, c’est pas possible ! À la maternité, i z’ont merdé. I m’ont refilé à la mauvaise famille… Oh-oh, Cadée, on n’est pas dans un conte à la con, là ! On est dans la vraie vie ! Faut que tu réalises…
La Cadée — Et toi aussi. Le monde, c’est pas toujours comme tu dis et comme tu veux. Il y a des plis et des replis qui t’échappent ! Et ça peut avoir du charme. Et aussi, je ne suis pas obligée éternellement et toujours de penser tout comme toi. J’ai aussi mes idées et mes façons. Moi, je crois aux grenouilles qui portent chance et s’il faut j’en remangerai encore !
L’Aînette — Et t’as qu’à croire au prince charmant tant qu’on y est !
La Cadée — Pas besoin de monter sur tes grands chevaux ! Entre nous deux, je voudrais pas dire/
L’Aînette — Ferme-la !
La Cadée — J’en ai marre, moi, quand tu piques tes crises. Tu t’acharnes sur moi alors que de nous deux, je persiste, le prince charmant, c’est toi qui y crois le plus… Quoi, c’est pas vrai ?
L’Aînette — Pauv’ naze !
Page qui tourne bruyamment comme une porte qui claque
23. Le jeu de Régis
Régis — Allez, boum, c’est Action-Vérité ! Tu dis Action ou Vérité ? Tu dis c’que tu veux. Tu dis surtout ce que je veux entendre, tu fais surtout ce que je veux que tu fasses. C’est Action-Vérité, c’est Régis avec toi ! C’est là maintenant et tout de suite ! Qui veut jouer ? Toi, toi ou toi ! Qui veut jouer avec moi ? Allez ! Régis, vous le savez, Régis adore jouer avec ses invités. Régis adore et que personne ne se débine ! De toute façon, vous ne pouvez pas ! Vous êtes embarqués ! Régis vous tient, vous savez bien ! Vous débiner, c’est à vos risques et périls ! Vous débiner, c’est déchoir à mes yeux. Et déchoir aux yeux de Régis, on est d’accord, personne ne veut… Parce que tout le monde aime Régis ! Parce que tout le monde veut Régis… Et parce que déchoir à mes yeux, c’est…, c’est ? C’est bien sûr dégringolade, case départ et se retrouver tricard et bye bye les soirées de Régis. Et ça, on est d’accord, pour vous, c’est juste purement pas envisageable ! Allons, assez bavardé ! (Il désigne au hasard parmi ses invités.) Toi ! Action ! Embrasse sur la bouche ton voisin le plus proche ! Allez, on enchaîne. Action, encore ! Toi, va lui lécher les doigts ! Toi, mange une morve de ton nez. Toi, gifle quelqu’un sans réfléchir, mais gifle franchement ! Vérité ! Toi, est-ce que tu as déjà rêvé de mettre des coups de poings à des petites vieilles ? Vas-y, ne sois pas timide, viens dire à ton Régis ! Est-ce que tu voles de l’argent à tes parents ? Combien de fois par semaine ? Dis à ton Régis ? Toi, tu tortures les animaux ? Est-ce que t’aimes ça ? Tu préfères manger ton vomi ou ta merde ? Vérité ! Est-ce que tu as déjà pissé dans les chaussures de tes potes ? Tu préfères te faire fouetter avec des orties ou qu’on te foute du poil à gratter dans le slibard ? Toi, Action ! Rampe comme un ver et quand je claque des doigts, tu cesses ! Vérité, ici, est-ce que t’es amoureuse ? De qui ? Dis-nous. Va lui dire qu’elle est conne ! On s’en fout si c’est un bonhomme ! Va lui dire qu’il est conne ! Lève-toi et va lui dire ! Action, encore ! Toi, va renifler cinq aisselles de filles, cinq aisselles de garçons ! Vous, foutez-vous en slip et dansez ! Vérité encore, ton plus moche souvenir ? La partie de ton corps que tu détestes le plus ? Ce qui te fait le plus de peine ? Qu’est-ce qu’il faut faire pour définitivement t’humilier ? Est-ce que tu trahis facilement ? Balance-nous ce que tu sais de pire sur tes amies ! Allez, balance ! Mais quelque chose de bien gras, du genre qui lui foute la honte pour la vie ! Action encore ! Crache au visage d’une personne que tu apprécies vraiment ! Toi, fais le mou, mime un mollusque ! Vérité. Toi, révèle un truc sur toi que tu n’as jamais dit à personne ! Toi, mets-toi à quatre pattes et fais le petit chien ! Toi, qu’est-ce que tu n’apprécies pas chez moi ? Dis-moi ce que tu fous ici ? Dis, allez, viens dire à ton Régis ? Ah lalala-la ! Qu’est-ce qu’on s’amuse ! Merci vraiment, merci à vous ! Allez pour clore notre petit jeu de ce soir, Régis a une surprise pour vous ! (Il agite une paire d’escarpins violemment rouges.) Mesdemoiselles, c’est à vous que je m’adresse préférablement. J’ai une proposition à vous faire. Action pour vous. Vérité pour moi. Attention, c’est du donnant-donnant. Voyez ces escarpins ! J’annonce devant témoins ce soir que celle qui pourra rentrer ses pieds dans ces escarpins et faire un aller depuis le point où je me trouve jusqu’au bout du long couloir long et revenir jusqu’à moi sans heurts, celle-là, je vous le jure, sera pendant un an ma Very Very Special Guest. Eh oui, mesdemoiselles, ne vous retenez pas d’exulter, vous avez bien compris. Not only my friend, not only my baby girl, but my V.V.S.G. ! Et ma V.V.S.G., évidemment, elle participera d’office à toutes mes soirées et, et… cherry on the cake, toute cette année durant et j’en fais devant vous ici serment, je m’engage à être son chevalier servant !
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24. Lendemain de fête
Petit-déjeuner du matin. Cuisine de la maison presque cossue.
L’Aînette — Ah, lalala-la ! Cass’ ! T’aurais dû voir ça ! Une folie totale ! J’en reviens toujours pas ! Régis, tu sais comme il est… On a commencé Action-Vérité comme d’hab’ et là, lui, il nous sort ça ! Un an à son bras ! Tu te rends compte ! De la pure folie, j’te jure ! Vas-y, je reprendrai bien un peu de café. Le truc auquel personne ne s’attendait ! Franchement, c’est vrai, Cadée ?
La Cadée — C’est vrai qu’on s’attendait à tout sauf à ça. Mais avec Régis… S’il te plaît, Cassandre, moi aussi du café.
L’Aînette — Tu vois, on est dans le jeu. C’est tourbillon de question entre action, vérité, etc. Ça fait, ça dit et là, sans prévenir… Tiens, Cass’, tu me referas deux tartines. Je ne sais pas ce que j’ai ce matin, j’ai faim, j’ai faim que je te boufferais une vache ! Là, le gars, tiens-toi bien, i nous sort des escarpins ! Pas une horloge quantique à sept dimensions ou un réveil-lézard, non, des escarpins ! On était tous babas ! T’aurais vu ça, Cass’ ! Mais attention, des escarpins pas n’importe quelle camelote, ça se voit que c’est luxe voire super luxe ! La forme, la coupe, le…, enfin tout, ils sont purement magnifiques et d’un rouge tellement… Un rouge que, ma main au feu, t’en n’as jamais vu de ta vie !
La Cadée — T’exagères pas un peu, non ?
L’Aînette — Tu dis ça, mais tu les as vus. T’en vois pas tous les jours des machins pareils.
La Cadée — Ils sont beaux, c’est indéniable, mais pas de quoi en faire des tonnes !
L’Aînette — Ne l’écoute pas, Cass’ ! Tiens, refais-moi donc une autre tartine et pèle-moi mon kiwi ! J’ai pas encore mangé mon fruit du matin. Non, finalement, tu m’en pèleras deux ! Ils étaient beaux du feu de Dieu ! Et n’importe qui rêverait de les avoir aux pieds ! Même toi, Cass’ ! Non, je t’assure ! Et pas besoin de faire ta mijaurée ! Tu crois que tu te distingues ? T’es juste la même que nous. Si t’avais l’occase. Un an à son bras. Un an invitée d’office à toutes ses soirées et Régis, ton chevalier servant, t’imagines ça ? Et juste à mettre les talons de sa mère et marcher avec un aller-retour dans son long couloir long.
La Cadée — Sans chanceler d’un poil ni chuter. Il y a quand même des conditions.
L’Aînette — En tout cas, moi, pour ça, je veux bien porter tous les escarpins du monde et marcher tout ce qu’on voudra.
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25. Le jour de gloire
LucreciA — Ah, enfin ! Enfin, Dieux du ciel, quelqu’un m’a entendu ! Voici le ciel s’éclaire, la fortune fait son œuvre ! Mes efforts n’auront pas été vains. Elle arrive l’heure solaire ! Elle arrive ma gloire ! Enfin, nous y sommes ! Voici venu le temps de mon accomplissement ! Ça y est, moi aussi, je vais l’avoir ma cathédrale ! Allez, donzelles, hop, en selle ! Nous la tenons notre occasion de briller ! Quoi ? Que sont ces têtes ?
La Cadée — C’est que… Mère, il n’y a pas que nous. Toutes les filles de la/ville veulent
LucreciA — Vous les battrez toutes !
La Cadée — Mais si nous les battons/
LucreciA — Vous les battrez, je le veux !
La Cadée — Il n’en demeure pas moins que jusqu’au bout nous restons trois.
LucreciA — Trois ?
La Cadée — L’Aînette, Cassandre et moi.
LucreciA — Cassandre ne s’intéresse pas à tout ça, c’est évident. Elle ne participera pas.
La Cadée — L’Aînette, moi, je veux bien te céder ma place aussi.
LucreciA — Personne ne va rien céder ici ! Vous vous entraînerez pour ça ! Ce sera l’une ou l’autre, soit ! Et si ça doit être l’une contre l’autre, nous irons jusque-là.
La Cadée — Mère, nous sommes sœurs. Je ne peux pas être la rivale de ma propre sœur !
L’Aînette — Toi, ma rivale ? Mais qu’espères-tu ?
LucreciA — Très bien Ma Toute-Trésor ! Là, on a l’état d’esprit d’une gagnante ! Allez, l’affaire est faite. Maintenant, ça vous engage. Pour une fois que j’ai l’occasion d’être fière ! Je ne laisserai personne me voler ça. Et sûrement pas bécasses qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ! Ne bougez pas. (Elle sort. Sa voix en off.) Et puis, si comble du comble, elles rentraient toutes les deux dans ces maudits souliers, on s’arrangerait… Il faudrait bien… Je proposerai une alternance. L’Aînette les six premiers mois de l’année et La Cadée, les six derniers. Pourquoi pas… Je devrais pouvoir négocier ça avec les Beaugrand… Ou alors des trimestres… L’amour est enfant de Bohème qui n’a jamais jamais connu de lois ! Si tu ne m’aimes pas*… Lala la la ! (Elle revient avec une paire d’escarpins férocement blancs. Un chausse-pied, une scie, un sèche-cheveux, un taille-haie et un marteau.) Tenez ! À vos agendas, demoiselles ! Quand vous tiendrez là-dedans, vous pourrez tenir partout ! Prenez et entraînez-vous ! Prenez et réussissez ! Soyez tout, soyez top, soyez royales surtout !
* Chanson donnée à titre indicatif. Une autre peut convenir.
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26. Ce que L’Aînette raconte
L’Aînette —
On a vécu l’enfer.
Des heures durant, on a essayé nos putains de pieds dans ses putains d’escarpins !
Ça rentrait pas, ça voulait pas.
On a essayé, on a insisté d’essayer jusqu’à nos pieds tout esquintés. Jusqu’à nos pieds, ampoules crampes et peaux saignées.
Des heures durant, on a essayé.
Pieds mal faits, escarpins trop petits. Mère ne voulait rien lâcher. Pas besoin d’être sorties de Polytechnique pour mettre chaussure à son pied !
On continuait d’insister alors que c’était évident que ça ne voulait pas rentrer. Ils étaient pas ajustés à nos pieds. C’étaient les siens. Les vestiges de son mariage raté. Mais Mère s’obstinait ! Moi, non plus, je ne voulais pas lâcher !
Je la voulais ma victoire avec au bout de la ligne Régis à mes pieds, Régis aux pieds d’une fille digne de lui et de son nom !
Un an au bras du fils Beaugrand !
Un an, cette félicité, on pouvait bien souffrir un peu.
C’est le jeu des filles de souffrir, non ?
Sur le coup, je pensais comme ça. Et je ne voyais même pas ce qui était déconnant !
Je pensais aussi qu’au bout d’un an, y aurait pas une meuf pour oser me le reprendre, qu’il serait à moi, rien qu’à moi, Régis !
On a essayé jusqu’à n’en plus pouvoir. Jusqu’à le matin qui devenait le soir et devant nos yeux tout était noir.
Avec La Cadée, on était comme possédées. Peut-être, c’était moi la plus dingue des deux ! Au-delà d’un certain seuil, la fatigue, le sang, les larmes et les cris et tout ce que peaux tourmentées, ça nous a arraché, j’étais hors de moi. Et Mère qui nous injuriait incapable engeance qu’on était ! Alors j’ai déraillé complet.
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27. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
Elle exagère à peine ce qu’elle raconte, L’Aînette. Des heures durant, elles essayèrent et furent interminables les longueurs d’aiguilles que le temps dans leurs chairs plantait. Et LucreciA qui refusait tout. Pas boire, pas manger, pas se reposer, rien tant qu’elle n’avait pas les résultats escomptés. Elle fut intraitable. Pendant des heures, elle les a poussés calvaire et supplice. Elles ont fini par y arriver, mais à quel prix ! L’Aînette a fini par s’écraser les orteils à coups de marteau. Des orteils que LucreciA lui reprochait d’avoir trop longs ! Et pendant qu’elle se réduisait les orteils en bouillie, La Cadée, sur le cuir trop dur, achevait de s’arracher la peau des talons. À la fin, elles ont rentré tous les pieds qu’elles avaient. C’était comme si elles en avaient des régiments des pieds tellement qu’ils étaient enflés, gonflés, violacés, déchirés ! Mais au point où elles étaient lancées, elles ont marché l’une, elles ont marché l’autre et, à force que leurs pas rendaient l’âme, les escarpins que LucreciA avait rescapés de son mariage sont devenus rouges de boire et reboire le sang qu’elles perdaient.
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28. Les escarpins de Régis
Maison des Beaugrand. Jour J, juste avant minuit douze.
Régis —
Mesdemoiselles, mes chères candidates, vous êtes là, ils sont là (Il montre les escarpins.) Merci d’être là pour cette épreuve que nous attendions tous. Hélas, je ne vais pas tourner autour du pot, je vous le dis tout de go, cette épreuve n’a plus lieu d’être. Ce qui amusait Régis il y a un mois ne l’amuse plus. Si vous avez à blâmer quelqu’un, allez blâmer Monsieur Mon Père et Madame Ma Mère. Régis et ses parents ont des divergences de points de vue. Je m’en suis encore rendu compte ce matin-même. Monsieur Mon Père et Madame Ma Mère ont des vues pour moi qui ne sont pas les miennes. Là où je voyais un jeu sans conséquences, mes parents ont d’autres exigences ! Pour eux, celle qui parviendra à chausser les escarpins de Madame Ma Mère doit être et sera ma promise ! Vous voyez le délire ! Après des heures d’âpres discussions, nous sommes restés en désaccord sur l’échéance qui m’attendait au terme de l’année. Je n’embrasse pas les idées de mes parents, je n’épouserai jamais les vues qu’ils ont pour moi, j’aurais toujours mes propres choix, sachez-le. Je n’embrasse pas, je n’épouse pas ! Régis est libre, Régis décide tout seul ce qu’il veut vivre, Régis reste envers et contre tout un insoumis !
L’Aînette — Attends, attends, c’est quoi ça ? Qu’est-ce que tu nous marioles, Régis ?
Régis — Je vous l’ai dit, c’est devenu sans intérêt.
L’Aînette — Sans intérêt ? Sûrement pas ! On est là pour jouer alors on va jouer ! On va comme c’était prévu, Régis !
Régis — Comme je viens de dire, je ne suis pas en mesure de tenir l’offre qui avait été faite le mois dernier. Il faut/
L’Aînette — T’essayerais pas de te débiner ?
Régis — Je n’ai pas dit mon dernier mot, sachez-le. Mais temporairement, je dois me montrer de bonne composition. J’ai négocié avec mes parents… Mais laissons tout ça et amusons-nous/
L’Aînette — Pas question ! On va passer la soirée que tu nous as promis ! Je suis venue pour essayer ces fichus escarpins. Je ne repartirai pas sans l’avoir fait. Tu m’entends ?
Régis — Mais L’Aînette, voyons, tu tiens à peine debout !
L’Aînette — Je ne partirai pas d’ici avant d’avoir essayé ! Régis ! (Il serre les escarpins contre lui.) Laisse-moi essayer ces escarpins ! Je veux les essayer ! Je dois les essayer ! Régis, tu avais promis… Régis, quand on promet… Mes escarpins ! Je veux mes ES-CAR-PINS ? Tu ne crois quand même pas, mon p’tit Régis, que je me suis foutue dans cet état pour... Non ! Ta mère, ton père, il n’en est pas question ! Ce n’est sûrement pas tes parents qui vont décider ! Régis, bon sang ! N’es-tu pas assez grand garçon ! Ces escarpins de toute façon, ils sont à moi, ils me reviennent… Ni toi, ni tes sales cons de parents, Régiiis ! Vous n’allez pas me retirer ça ! Vous n’allez pas ! Qu’on me donne, qu’on me rende, mes putains d’escarpins ! Régiiis ! Je vais vous montrer moi !
L’Aînette arrache les escarpins à Régis. Elle réussit, malgré ses pieds déplorables, à s’enfoncer dedans. Elle part pour marcher le parcours de l’épreuve. Après même pas trois pas, elle s’écroule. Cassandre et La Cadée se précipitent vers elle.
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La Cadée — Et là, avant qu’on parte, Cassandre a ramassé les escarpins et elle s’est tournée vers Régis et elle a dit :
Ça va, t’es content ? Le spectacle te convient ? Tiens, regarde ! Je les mets tes putains d’escarpins ! Je les mets pour moi, je les mets pour les copines. C’est ça que tu veux voir ! Tu vois, je rentre bien dedans et comme il faut ! Je rentre dedans et t’es content comment je rentre dedans ! T’as vu aussi comment ça me fait le pied tout mignon et comment ça me cambre ? Il est content, Régis. Je rentre mon pied mignon dans ses escarpins à la con ! T’as vu, Régis ! Regarde bien. Je rentre le pied, je joue tes jeux débiles, mais arrive un moment, c’est plus possible. Va falloir que tu piges. Les filles, on fout nos pieds dans les godasses qu’on décide ! Tu peux pas tout dicter. Ça peut plus continuer. Va falloir que tu piges. C’est pas toi qui va décider ad vitam ce que je dis, ce que je pense, comment je m’habille ! C’est pas toi, mon gars…
Elle a dit ça, Cassandre avant de lui balancer les escarpins à la tronche ! Après ça, avec Cassandre, nous avons reconduit L’Aînette à la maison.
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29. Oreille en solo
Oreille au milieu de la figure —
La dernière soirée de chez Régis ne demeura pas sans lendemain. Cassandre, au terme de cette fâcheuse nuit, déserta définitivement la maison presque cossue. LucreciA avait vécu l’échec de ses filles comme si c’était le sien. Elle ne s’en remit pas. Son humeur se dérégla. Elle contrôlait de plus en plus mal ce qu’elle faisait, ce qu’elle disait. Pour le dire plus crûment, elle perdait la boule. Et ça n’allait pas aller en s’arrangeant. L’Aînette, ce n’était plus son problème. Elle avait presque complètement perdu pied. La Cadée, elle, semblait tenir plus forte. Du moins, elle faisait en sorte.
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30. La dernière lettre
Chère Cadée,
Aujourd’hui, je t’écris. Ce sera la dernière fois.
C’est une lettre importante la dernière qu’on envoie.
J’aimerais te dire des choses de poids
comme on en aimerait quand on s’en va.
Te redire là,
tout ce que tu comptes pour moi.
Que je garde tout.
Les moments, tous ceux de nous et qu’on aura volés à la folie de ta mère.
Ta façon de me parler, de me regarder,
ta façon d’essuyer la peine et de lui couper toutes ses têtes quand elle en poussait dans tous les sens,
la chaleur de tes bras,
la douceur de tes mains et comment parfois
tes joues devenaient si joliment pommelées rouges.
Tout, évidemment, je garde tout.
Dans cette période où je n’ai pas été très heureuse, il y a toi qui m’aide à traverser cette nébuleuse. Tu restes et resteras ma plus amie que j’aurais eue.
Pour toujours.
Bien sûr, je suis partie
et je partirai encore et chaque fois qu’il le faudra.
Tu sais bien que je ne regrette pas ça.
Je n’étais plus d’accord avec ce qu’était mon quotidien.
On ne peut pas se résigner toujours.
Nous nous le sommes souvent répété.
Nous n’avons pas à subir éternellement.
Je pense à toi. Je pense à moi.
Je pense à toi, ma sœur.
Je pense à toutes celles, à tous ceux qui comme nous.
Que chacune trouve sa manière de tourner favorables les vents qui nous voyagent.
J’espère que tu auras trouvé la tienne.
Et que tu te fabriques la vie qui te ressemble vraiment.
Cassandre
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