Un banc à l’ombre

Un banc à l’ombre
Elles s’appellent Niobé et Myla… Je les ai aimées tout de suite, sans vraiment les connaitre et puis… à les regarder vivre… je les ai encore mieux aimées.
Car elles existaient avant moi ces femmes de courage et de convictions. Elles sont partout là où il y a des révolutions, des injustices… des puissants et des petits…
Myla avec ses godasses, son treillis et son arme trop lourde dont elle dit “J’ai appris à m’en servir et je m’en suis servie !”
Niobé, dans ses petite robes légères cachant mal son gros ventre de fin de grossesse, s’obstinant à monter chaque jour 320 marches en plein cagnard, malgré le danger, pour venir tricoter sa layette sur “le seul banc à l’ombre” de la ville…
Cette ville qui, en contre-bas ne digère pas encore la fin d’une révolution à l’issue incertaine…
Je les ai vues se débattre, se battre, combattre… aller au bout de leur puissance de femmes…
J’ai tiré le fil de leur rencontre. Et je l’ai retricoté pour vous qui ne les connaissez pas encore.

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Liste des personnages (2)

NiobéFemme • Jeune adulte
Niobé est une jeune femme enceinte en fin de grossesse. Elle change de tenue à chaque acte et est toujours vêtue de vêtements colorés et gais. Elle apporte avec elle un panier qui contient tout ce dont elle aura besoin.
MylaFemme • Adulte
Myla est une femme peut-être plus âgée que Niobé vêtue d'un treillis militaire, chaussées de ranges usagés, portant un fusil mitrailleur à l'épaule. Elle monte la garde devant la porte. A ses pieds un sac militaires contenant divers objets, dont une gourde.

Décor (1)

Décor unique pour tous les actes, seule la lumière varie en fonction de l'heureUne petite place longeant un ancien monastère converti en prison à Cour. Une porte verrouillée dans ce mur qui communique avec l'intérieur de la prison. Au centre, n banc à l'ombre des arbres de la placette. A Jardin on fera en sorte de donner l'impression qu'on vient de monter avant d'arriver sur la place.

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Acte 1

PREMIER JOUR, en début d'après-midi.

 

Myla, immobile, monte la garde devant la porte. Niobé fait son entrée par les escaliers. Elle marque un temps de contrariété très fugitif en apercevant Myla. Mine de rien, cependant, elle s'installe sur le banc. Myla l'interpelle.

 

MYLA       Vous pouvez pas rester là.

NIOBé      C'est le seul banc à l'ombre.

MYLA       Possible, mais vous pouvez pas rester là.

NIOBé      Les autres sont tous au soleil…

MYLA       Vous êtes dans un périmètre interdit !

NIOBé      Ah ? Je ne savais pas ! Excusez-moi.

MYLA       Allez ailleurs ! Trouvez-vous un autre banc.

NIOBé      Mais, je vous ai dit que les autres sont tous au soleil.

MYLA       Dans toute la ville ?

NIOBé      Ecoutez, j'habite un rez-de-chaussée dans le bas quartier. Il n'y a jamais d'air. On y étouffe. Je suis bien obligée de monter pour avoir un peu de fraîcheur.

MYLA       Vous pouvez pas rester là ! Dégagez !

NIOBé      Je suis enceinte, vous savez.

MYLA       Ouais, j'ai vu ! Déguerpissez !

NIOBé      Vous avez des enfants ?

MYLA       Allez, déguerpissez ! M'obligez pas à…

NIOBé      C'est parce que vous n'en avez pas voulu ?

MYLA       Quoi ?

NIOBé      Des enfants ! Vous n'en voulez pas ?

MYLA       Pfffffff ! Allez, tirez-vous !

NIOBé      Moi, c'est mon premier ! J'espère que ce sera un garçon ! Pour le premier, on espère toujours que ce sera un garçon, non ?

MYLA       Je sais pas ! Allez, du vent !

NIOBé      Ma sœur, en premier, elle a eu un garçon. Elle dit partout et tout le temps que c'est ce qu'il y a de mieux. Alors, quand ma cousine a eu une fille, elle en a pleuré ! Pas ma sœur évidemment, ma cousine. Parce que ma sœur s'est pavanée devant elle avec son garçon. Alors, moi, je préfère un garçon, comme ça ma sœur me laissera tranquille ! Enfin j'espère, vu qu'elle a un sacré caractère, ma sœur ! Vous avez une sœur ?

MYLA       Des frères.

NIOBé      C'est sûrement beaucoup mieux qu'une sœur ! C'est votre maman qui a dû être contente, surtout si ce sont des fils aînés ! Vous êtes la dernière ?

 

Elle sort un ouvrage de tricot de son panier.

 

MYLA       Qu'est-ce que vous faites ?

NIOBé      Une brassière.

MYLA       C'est pas ce que je vous demande ! Je vous demande ce que vous faites à vous installer, alors que je vous ai dit de vous en aller !

NIOBé      Je vais partir, ne vous inquiétez pas, dès que le soleil aura atteint le banc. - Elle regarde le ciel - C'est l'affaire d'une petite heure, peut-être un peu plus ! D'ici là, je ne vous dérangerai pas. Je vais juste tricoter et comme je ne suis pas très douée et qu'il faut que je compte mes points, je ne vous embêterai pas.

 

Elle commence à compter ses points avec son pouce.

 

MYLA       Vous êtes têtue, vous !

NIOBé      C'est aussi ce que dit ma sœur ! Mais une petite heure, c'est vite passé.

MYLA       Je vais me faire engueuler moi, si quelqu'un sort ! La consigne…

NIOBé      Si quelqu'un sort, la porte grincera et je serai partie avant que votre quelqu'un pointe son nez ! C'est promis ! Ne vous en faites pas !

MYLA       Avec un soupir - Ouais.

 

Myla réajuste sa position, tandis que Niobé continue de compter ses points.

 

NIOBé      Oh non ! Je me suis trompée ! Il va falloir défaire ! C'est le métier qui rentre, pas vrai ? Vous savez tricoter, vous ?

MYLA       Non !

NIOBé      Moi c'est pour mon bébé que j’apprends. C'est fou ce qu'il y a de choses à connaître quand on attend un enfant. On ne peut plus faire les choses n'importe comment, comme avant. Non… ce n'est pas que je faisais les choses n'importe comment, avant… ce n'est pas ça… mais je me sens nettement plus mûre et responsable de ce que je fais depuis que je suis enceinte. Qu'est-ce que vous en pensez ?

MYLA       Rien.

NIOBé      Vous n'avez pas d'avis ?

MYLA       Non.

NIOBé      C'est peut-être parce que vous n'êtes pas encore passée par là ! Vous verrez !

MYLA       ça m'étonnerait !

NIOBé      Vous ne voulez pas avoir d'enfant ? … Pourquoi ?… C'est vrai que ça ne me regarde pas. Mais pourtant, il me semble que toutes les femmes…

MYLA       Non ! Pas toutes !

NIOBé      C'est vrai aussi qu'avec le boulot que vous faites, ça pourrait vous compliquer la vie !

MYLA       Voilà !

NIOBé      N'empêche ! N'empêche que ça n'empêche pas de tomber enceinte ! Ou alors vous prenez la pilule ? Oui, bien sûr ! Avec tous ces hommes autour de vous, c'est certainement une très sage précaution. Moi, je n'ai jamais voulu la prendre parce qu'on dit que ça peut nuire au bébé, après, quand on en attend un. Alors, j’ai raison ? Vous prenez la pilule ?

MYLA       Pfff !

NIOBé      Au fait, vous vous appelez comment ? Moi, c'est Niobé !

MYLA       Jamais entendu un foutu nom pareil.

NIOBé      C'est mon père qui me l'a choisi. Il m'a souvent raconté qu'il avait mis longtemps à se décider parce qu'il pensait que le prénom c'est la personne. Il ne voulait pas que je devienne n'importe qui. Il n'avait rien trouvé dans le calendrier qui lui semblait pouvoir me convenir.

MYLA       Et il vous a fabriqué celui-là ?

NIOBé      Ah mais non ! Il existait avant moi : Niobé était une reine de Thèbes, la capitale de la Béotie, en Grèce. Dans l'Antiquité. Il paraît que cette reine aurait eu quatorze enfants !

MYLA       Joli programme !

NIOBé      Oui, n'est-ce pas ?

MYLA       Je suppose que votre père vous souhaite des quintuplés ? Pour aller plus vite !

NIOBé      Plaisantez si vous voulez, vous ne serez pas la première, mais moi, j'aime beaucoup mon prénom ! Et je lui suis infiniment reconnaissante de me l'avoir donné.

MYLA       On peut voir ça comme ça !

NIOBé      Et vous, c'est comment votre prénom ?

MYLA       Myla.

NIOBé      Avec un i grec ?

MYLA       Oui.

NIOBé      C'est joli aussi. ça vous va bien ! Il y a du sauvage là-dedans. Vous êtes un peu sauvage, non ?

MYLA       Mais qu'est-ce que ça peut vous faire ! En quoi ça vous regarde qui je suis ?

NIOBé      J'aime bien savoir, c'est tout. Quand j'étais petite, en pension, j'ai connu une fille qui s'appelait aussi Myla. C'était un sacré personnage. La rebelle type dans toute sa splendeur ! Elle m'impressionnait beaucoup !

MYLA       Ironique C'est passionnant !

NIOBé      Oui. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi libre et vivant qu'elle. J'ai fréquenté pourtant pas mal d'écoles. Tiens, je vais sûrement vous étonner, mais j'ai même passé deux ans dans ces bâtiments dont vous gardez la porte ! Il y a quelques années, bien sûr, quand c'était encore bêtement un collège !

MYLA       Les temps changent !

NIOBé      Autrefois, bien avant que ce soit un pensionnat de filles, c'était un monastère. Il y a eu ici jusqu'à deux cents moniales ! Vous le saviez ?

MYLA       Non.

NIOBé      Il en restait comme une atmosphère, de ce temps-là. Et quand nous étions rangées avant d'aller en cours, ça arrivait souvent qu'une grande entonne un chant grégorien. à tous les coups, elle se faisait punir. Mais quelques jours après, une autre reprenait le chant. Moi, je trouvais ça très courageux et très beau ! J'attendais d'être assez grande pour le faire aussi. Mais je suis partie d'ici avant d'avoir osé ! Les punitions étaient vraiment trop sévères. Parce que, quand on y réfléchit des chants grégoriens ça n'avait rien de révolutionnaire ! Elle soupire Enfin ! Certainement personne ne chante plus maintenant sous ces voûtes. C'est dommage, c'était si beau ! - Elle soupire encore et regarde autour d'elle - J'ai toujours beaucoup aimé cette petite place, elle est tellement paisible ! On a une vue si merveilleuse d'ici ! Quoique avec la pollution et la chaleur, on ne voie plus aussi loin qu'autrefois. Ça aussi, c'est dommage ! Vous étiez déjà montée jusqu'à ce belvédère, avant ? Enfin, je veux dire avant de… Vous voyez ?

 

Elle désigne le pistolet mitrailleur du menton.

 

MYLA       Non, je suis pas d'ici.

NIOBé      Dans le temps, on voyait la mer par une petite trouée, là, entre ces deux montagnes… Oh ! Il fallait le savoir, mais une fois qu'on l'avait repérée, on ne s'en lassait pas ! On se croyait en vacances rien qu'avec ce petit bout de bleu coincé dans la verdure. L'imagination, c'est quelque chose, hein ? Surtout celle des adolescentes ! On s'échappait en douce pendant les interclasses pour venir fumer ici. On dominait la ville et on croyait dominer le monde ! On dirait bien qu'ils ont fait des constructions maintenant dans la trouée.

MYLA       Alors, aujourd'hui, vous montez jusqu'ici pour passer une heure assise sur ce banc à l'ombre à contempler la pollution ! En souvenir du bon vieux temps où vous dominiez le monde ?

NIOBé      Oui, c’est un peu ça.

MYLA       Vous vous foutez de moi ?

NIOBé      Oh, mais non ! Pas du tout !

MYLA       Qu'est-ce que vous faites, ici… euh :  Nioba ?

NIOBé      Non : Niobé, comme la reine de…

MYLA       Ouais, je sais, celle de l'ancien temps qui prenait pas la pilule ! Comme vous !

NIOBé      Voilà !

MYLA       Alors ?

NIOBé      Alors, quoi ?

MYLA       Qu'est-ce que vous faites ici ?

NIOBé      Mais, je vous l'ai dit !

MYLA       Je vous crois pas !

NIOBé      Pourtant…

MYLA       Et la consigne dit que personne doit rester là ! Vous avez assez vu la mer pour aujourd'hui ! Redescendez !

 

Myla rassemble brutalement les affaires de Niobé, les remet dans le panier de celle-ci et, l'ayant forcée à se lever, la pousse vers les escaliers. Niobé obtempère et commence à descendre. Myla vérifie qu'elle s'éloigne, puis cherche des yeux la mer dans la trouée que lui a indiquée Niobé. Elle hausse les épaules et reprend sa garde, tandis que le noir descend sur scène.

 

ACTE 2

Le lendemain, en début d'après-midi.

 

Myla, immobile, monte toujours la garde devant la porte. Puis Niobé fait son entrée. Elle semble avoir du mal à reprendre son souffle. Elle sort une bouteille d'eau de son panier et en boit une grande rasade.

 

NIOBé      Bonjour Myla. Je ne suis pas fâchée d'être arrivée !

MYLA       Encore vous !

NIOBé      Ouf ! Ici, on respire !

MYLA       Ouais, et puis ici la vue est si belle !

NIOBé      Oui ! Surtout certains soir, au coucher du soleil, particulièrement après la pluie, il y a des lumières rasantes sur la ville qui font des…

MYLA       Arrêtez de me prendre pour une imbécile et venez pas me baratiner que vous montez pour la vue : cet après-midi, il y a rien à voir que la pollution ! Qu'est-ce que vous venez faire ?

NIOBé      Mais je viens de vous le dire !

MYLA       Tu réponds à ma question ou tu te tires avant d'avoir repris ton souffle : Qu'est-ce que vous venez faire ici ?

 

Niobé s'assied et sort son ouvrage.

 

NIOBé      Si je vous dis la vérité, vous ne me chasserez pas ?

MYLA       Dis toujours !

NIOBé      C'est vraiment à cause de l'air d'ici !

MYLA       Pour avoir du bon air, suffit de prendre le bus qui va à la mer ! Vous voulez quoi ?

NIOBé      Mais rien ! Respirer c'est tout !

MYLA       Niobé, tu montes cent marches, peut-être deux cents, en plein cagnard, avec un bébé dans le ventre, pour venir respirer ? T'as une case en moins ou tu te fous de ma gueule ? Dans les deux cas, t'es dangereuse et tu te barres !

 

Myla, menaçante, se dirige vers Niobé qui tricote calmement, quoique avec inexpérience.

 

NIOBé      Vous garderez mon secret si je vous le dis ?

MYLA       Tu le craches ton morceau ?

NIOBé      Eh bien, mon bébé et moi, on aime respirer ici parce que… Vous n'allez pas râler ? Vous me le promettez ?

MYLA       Continue !

NIOBé      Et bien, l'air d'ici est bon pour nous, parce que l'homme que j'aime, le papa de mon bébé, le respire lui aussi. Et voilà ! C'est tout !

MYLA       Ah bon ! C'est qui ?

NIOBé      Je ne pense pas que vous le connaissiez.

MYLA       Eh ! Dites, je les connais tous les gars d'ici ! Avec tout ce qu'on a fait, entre nous c'est devenu à la vie à la mort maintenant. Et même avec les intellos ! Parce que si je vous regarde bien, le vôtre ça peut être qu'un intellectuel ! Je me trompe ?

NIOBé      Non.

MYLA       Andréas ? Non, il est trop raisonnable, celui-là… il aurait pas fait un enfant avec tout ce qu'il se passe en ce moment ! Jo ? ça lui ressemblerait bien à Jo ! Non, lui on le saurait forcément, vu qu'il raconte sa vie à tout le monde. C’est Steph ? Oui, bien sûr ! Il se confie jamais à personne, toujours dans un coin à rêver… Alors, c'est Steph ?

NIOBé      Ne cherchez pas, ce n'est pas l'un d'entre eux.

MYLA       Se détournant, malgré elle, vers la porte - Vous voulez dire que ce serait un…

NIOBé      Dans un souffle - Oui. Enfin, c'est ce que j'ai entendu dire.

MYLA       Ah, d’accord ! Tu t'es bien foutu de ma gueule, hein ?

NIOBé      Mais qu'est-ce que j'ai fait ?

MYLA       T'as voulu m'embobiner !

NIOBé      Mais pas du tout !

MYLA       Ah ! Tu manques pas d'air, toi, pour quelqu'un qui vient respirer !

NIOBé      Mais je n'ai rien fait d'autre que d'essayer de vous expliquer pourquoi j'aime venir ici, c'est tout ! Et en plus parce que vous me l'avez demandé !

MYLA       Stop ! Arrête Niobé, si c'est bien Niobé que tu t'appelles ! Tu t'es déjà assez foutu de moi avec tes souvenirs pleurnichards, tes chants grégo-machins et ta vue imprenable sur la mer !

NIOBé      Oh, mais non !

MYLA       Oh, mais si !

NIOBé      Qu'est-ce que ça change pour vous que je monte ici pour la vue, pour l'air, ou pour ?… Qu'est-ce que ça change, dites ?

MYLA       ça change… ça change que t'as pas le droit d'être là ! Que c'est formellement interdit ! Et qu'ici, nous autres, justement, on n'aime pas beaucoup les menteuses qui viennent, par hasard, respirer l'air des lieux ! C'est tout !

NIOBé      Je n'ai jamais dit que c'était par hasard ! Au contraire, je viens de me montrer très franche avec vous !

MYLA       Justement, je me pose la question : pourquoi cette franchise soudaine ?

NIOBé      Mais c’est vous qui… Ecoutez, Myla, je ne suis pas venue pour vous embêter, mais seulement pour tricoter le plus près possible de l'homme que j'aime ! Parce qu'il est le papa de mon enfant et qu'on nous a séparés ! Et parce que cet éloignement n'est pas bon du tout pour mon bébé et pas bon non plus pour mon moral ! C'est très important pendant la grossesse, le moral ! Vous ne croyez pas ?

MYLA       Tu me prends pour une conne ? Ou alors c'est toi qui es vraiment débile ? Tu sais ce qu'il se passe là-dedans ? T'en as tout de même une petite idée, non ? Tu crois peut-être que les gens, si on les enferme ici, c'est pour leur faire chanter tes chants machins ? Dis ? Quels airs tu imagines qu'on leur demande de nous siffler ? Je vais te le dire, moi ! On leur demande de crier la vérité ! Rien que la vérité, toute la vérité ! Et sur l'air de notre choix ! T'as envie de venir pousser la chansonnette avec eux ?

NIOBé      J'ai entendu dire que vous ne faisiez pas de mal aux innocents !

MYLA       Reste à savoir qui est innocent et qui l'est pas !

NIOBé      Mais vous êtes justes, non ?

MYLA       On essaye.

NIOBé      Pourtant vous combattez l'injustice !

MYLA       Oui, bien sûr, en gros.

NIOBé      Je ne comprends pas.

MYLA       Il y a rien à comprendre, on fait ce qu'on peut, voilà ! C'est tout !

NIOBé      Mais maintenant que vous avez le pouvoir !

MYLA       Ricanant, amère - De quel pouvoir tu parles, petite ? Où tu me vois du pouvoir, là, devant ma porte ? J'ai du pouvoir ? Confisqué le pouvoir ! Le pouvoir c'est l'argent ma belle ! Et nous du fric on n'en a pas ! Comment tu veux qu'on la rouvre ta magnifique école ? Comment tu veux qu'on la remette en route l'économie ? Comment tu veux qu'il reparte ce putain de pays ? Les capitaux se sont débinés à l'étranger, les usines sont fermées, les champs sont à l'abandon. Le pouvoir est au peuple, c'est déjà ça, mais, sans moyens…

NIOBé      Avec du courage…

MYLA       Et de belles illusions ? C'est fini ce temps-là ! On est dans une impasse et personne sait comment s’en sortir sans se faire bouffer par les totalitaristes. Qui demandent qu'à nous aider, bien sûr !

NIOBé      Ce n'est pas ce que vous disiez avant !

MYLA       Avant tout était possible parce qu’il y avait encore rien de fait. Maintenant que c'est fait, on s'aperçoit qu'il n'y a plus grand chose de possible avant longtemps ! Voilà ! C'est tout !

NIOBé      Alors tous ces morts, c'est pour rien ? Tous ces gens enfermés, c'est aussi pour rien ?

MYLA       Mais non… Je dis ça comme ça ! Parce que je suis un peu fatiguée ! - Se reprenant - Et puis, moi, je suis juste là pour monter la garde ! Allez, Niobé, je te donne un conseil : Tu oublies notre conversation et tu redescends tant que t'as eu affaire qu'à moi !

NIOBé      D'accord, mais avant je voudrais vous demander…

MYLA       Non, Niobé ! Tu demandes rien !

NIOBé      Je voudrais tellement avoir de ses nouvelles, savoir s'il va bien, s'il n'a besoin de rien.

MYLA       J’ai rien à te dire.

NIOBé      Dites-moi s’il est bien là, au moins !

MYLA       Il y a un bureau pour ça !

NIOBé      Oh ! Je sais ! Je le connais ! Il y a tellement de monde que le bureau ferme toujours avant que vienne votre tour.

MYLA       T'as qu'à arriver plus tôt !

NIOBé      Mais j'ai dormi plusieurs nuits sur le trottoir pour être là à l’ouverture ! Et je n'étais pas la seule.

MYLA       ça…

NIOBé      Deux fois tout même j'ai pu arriver jusqu'au guichet. Mais je n'ai rien obtenu. La première fois, c'était complètement de ma faute, je le reconnais : j'avais perdu ma carte d'identité. Ou alors peut-être qu'on me l'avait volée pendant que je dormais sur le trottoir ! Va savoir ! Tout est possible. Le temps que j'obtienne de nouveaux papiers, quand j'y suis retournée c'était devenu franchement la pagaille ! Je ne veux pas critiquer vos amis, mais… L'officier de garde m'a dit de repasser dans quinze jours, ou peut-être plus, parce que les listes étaient fausses vu que ça changeait tout le temps. J'allais repartir et puis une employée - contre tout mon argent tout de même - m'a juré sur la tête de sa mère que celui que je cherchais était ici. C’est pour ça que j'y suis aussi ! Pour être plus près de lui ! Même s'il ne peut pas le savoir, je pense qu'il le sentira. En tout cas, je suis sûre que ça fait déjà beaucoup de bien à mon bébé d'être si proche de son papa !

MYLA       Tu me racontes des vannes !

NIOBE      Mais...

MYLA       On peut pas être si godiche, par les temps qui courent !

NIOBé      Je ne suis pas godiche, je protège mon bébé ! J'essaye de lui offrir une grossesse paisible, pour en faire un enfant bien équilibré !

MYLA       Parce que tu crois que c'est encore possible de naître équilibré, dans ce merdier, toi ?

NIOBé      Je ne sais pas.

MYLA       Bon, toi, en tout cas, tu as assez respiré pour aujourd'hui et tu retournes chez toi !

NIOBé      Et si je vous demandais seulement…

MYLA       Non !

NIOBé      Juste savoir s'il est là.

MYLA       Non, non, non !

NIOBé      Sortant après avoir envoyé un baiser vers la porte - à demain, alors.

MYLA       Oui… Non !

 

Le noir descend sur scène.

 

ACTE 3

quelques jours plus tard

 

Myla n'est pas là. Niobé arrive, un peu essoufflée par la montée. Elle s'aperçoit aussitôt de l'absence de Myla, pose rapidement ses affaires, prend une grosse clé dans son panier et va à la porte qu'elle essaye d'ouvrir. Après de vains efforts, elle se rend compte qu'elle ne peut pas. Désorientée, elle reste debout devant la porte. Celle-ci s'ouvre et Myla apparaît.

 

MYLA       Qu'est-ce que vous faites là ?

NIOBE      Rien !

MYLA       Montrez un peu ce que vous avez dans la main.

NIOBé      Cachant la clé derrière son dos - C'est sans importance.

MYLA       Montrez ! Qu’est-ce que vous cachez ? - Pointant son arme sur Niobé. - Donne !

NIOBé      C'est juste un souvenir, vous n'en ferez rien.

MYLA       Prenant la clé dans le poing serré de Niobé qu'elle réussit cependant à ouvrir après une brève lutte - Un souvenir ! Très édifiant le souvenir !

NIOBE      Vous pouvez l'essayer : elle n'ouvre pas.

MYLA       Cette blague ! Tu nous prends pour des bleus ? On a changé toutes les serrures quand on est arrivés.

NIOBé      Bon, eh bien, il ne me reste plus qu'à me mettre à tricoter.

 

Elle s'assied. Myla, du bout du pistolet mitrailleur pointé vers sa poitrine lui intime l'ordre de se lever. Ce qu'elle fait.

 

MYLA       Tu penses t'en tirer comme ça ?

NIOBé      Vous n'allez pas me fusiller pour une malheureuse clé qui n'ouvre pas, tout de même.

MYLA       Peut-être pas, mais dis-moi quand même ce que c’est que cette clé ?

NIOBé      Je l'ai empruntée à quelqu'un…

MYLA       Qui ?

NIOBE      En fait, je ne l'ai pas vraiment empruntée, je l'ai plutôt prise, vous voyez ?

MYLA       Je vois ! Et tu l'as volée où, cette clé que tu as empruntée à quelqu'un à qui tu la prise ?

NIOBE      Si je vous le dis, vous ne lui ferez pas d'ennui ?

MYLA       On verra.

NIOBE      Promettez-le-moi !

MYLA       J'ai rien à te promettre, mais si cette personne est innocente, elle aura pas d'ennui.

NIOBE      Je suis allée chez la femme du concierge de mon ancien collège. Lui, il est mort depuis longtemps. Et elle, elle n'a plus toute sa tête, depuis que ses trois fils font la révolution. Vous voyez qu'elle ne peut être que de votre côté…

MYLA       Continue.

NIOBE      Elle ne savait plus à quoi pouvaient bien encore servir toutes ces clés qu'il avait gardées. Je lui ai fait un petit mensonge à propos d'une porte qui ressemblerait à celle-ci et elle m'a laissé regarder dans une vieille boite à sucre. C'est là qu'elles étaient rangées…

MYLA       Abrège. Tu peux t'asseoir.

NIOBE      Elle s'assied - Merci. J'explique pour que vous ne l'embêtiez pas !

MYLA       Ouais, j'ai compris !

NIOBE      J'ai tout de suite reconnu celle de cette porte à cause de la copie qui en circulait autrefois parmi les élèves. Entre nous, on l'appelait la clé de l'évasion parce qu'elle permettait de venir ici pour fumer et rêver devant le petit bout de mer, entre deux cours…

MYLA       La clé de l'évasion, tiens donc !

NIOBé      Il fallait bien que je tente ma chance pour savoir. Puisque vous ne voulez rien me dire ! Je crois que vous auriez fait pareil à ma place.

MYLA       Possible.

NIOBé      Ah ! Vous voyez !

MYLA       Et si la serrure avait fonctionné ?

NIOBé      Elle n'a pas fonctionné !

MYLA       Mais si elle avait fonctionné, tu faisais quoi, après avoir ouvert la porte ?

NIOBé      Je pense que je serais entrée.

MYLA       Ah ! Tu penses ! Et une fois entrée ?

NIOBé      Je ne sais pas, j'aurais improvisé.

MYLA       Tu aurais demandé ton chemin au premier gardien venu en disant : monsieur, s'il vous plait - parce que tu es une jeune femme polie et bien élevée – s'il vous plait, sans trop vous déranger, indiquez-moi la cellule où vous gardez mon amoureux… Tu es complètement folle ! On pouvait t'abattre sans sommations, tu le sais ça ?

NIOBé      Pour un petit renseignement !

MYLA       Pour effraction, imbécile !

NIOBé      Bon, alors, arrêtez-moi ! Je serai avec lui !

MYLA       C'est une obsession !

NIOBé      Oui.

MYLA       Ta clé a pas fonctionné, un coup de bol. Sinon tu serais morte et ton bébé aussi ! Tu mesures ta chance ?

NIOBE      Pour le bébé, vous avez sans doute raison. Pour moi…

MYLA       Je vais être sympa : personne t'a vue à part moi, j'oublie le coup de la clé et toi tu redescends.

NIOBE      Tout de suite ?

MYLA       C'est mieux.

NIOBE      Mais j'ai tout apporté !

MYLA       Tiens, oui, au fait ! Montre un peu. - Après avoir fouillé l'intérieur du panier - Bon, ça va.

NIOBé      Puisque je suis là, je pourrais aussi bien profiter de mon banc pendant une heure ou deux pour finir ce petit tricot…

MYLA       Ton banc ! Une heure ou deux ! Avant, tu parlais d'une petite heure. Décidément, t'es gonflée !

NIOBé      Montrant son ventre - Eh, oui ! Encore assez !

 

Elles rient. Puis petit à petit sont prises d'un vrai fou rire. Myla la première se reprend.

 

MYLA       Arrête ! On va se faire piquer !

NIOBé      Oui, tu as raison, ce n'est pas drôle !

 

Et elles repartent de plus belle dans leur fou rire tout au plaisir d'être redevenue pour un peu de temps des enfants insouciantes. Soudain Niobé s'arrête et porte les mains à son ventre avec une grimace de douleur.

 

MYLA       Qu'est-ce que t'as ?

NIOBE      Ouille !

MYLA         Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

NIOBE      Je ne sais pas.

MYLA       Tu vas pas accoucher au moins ?

NIOBE      Je ne sais pas !

MYLA       C'est pas un peu trop tôt ?

NIOBE      Si ! Bien sûr que si que c'est trop tôt !

MYLA       T'as mal ?

NIOBé      Oui…

MYLA       T'as des spasmes ?

NIOBé      Je ne sais pas. Non, je ne crois pas.

MYLA       Alors c'est pas l'accouchement…

NIOBE      Affolée - L'accouchement ! Mais ce n'est pas la date ! Je ne suis pas prête ! Je n'ai pas fini ma layette !

MYLA       Allonge-toi un peu, ça va peut-être se calmer si tu t'allonges.

NIOBE      S'allongeant sur le banc - J'espère.

MYLA       Respire doucement, en soufflant par la bouche.

NIOBE      Tu crois.

MYLA       Ma belle-sœur, elle faisait toujours ça quand elle avait mal pendant ses grossesses. Et elle devait savoir parce que, elle, des enfants, elle en a eu cinq, coup sur coup.

NIOBE      Respirant avec application - C'est vrai, ça soulage.

MYLA       ça va mieux ?

NIOBE      Se redressant - On dirait que c'est passé.

MYLA       Tu crois que c'est parce qu'on a ri ? ça te fait pareil, d'habitude, quand tu rigoles ?

NIOBé      Je ne sais pas. Je crois que c'est la première fois que je ris depuis… depuis que je suis enceinte. Peut-être que ça ne plait pas au bébé.

MYLA       Penses-tu ! Ils aiment beaucoup ça, au contraire ! à ce qu'il paraît que ça les chatouille et qu'à l'intérieur, ils rient aussi !

NIOBE      Tu t'y connais, toi, en grossesse ?

MYLA       Moi, personnellement, non ! C'est encore ma belle-sœur ! Autrefois elle riait tout le temps. Elle a eu cinq enfants, comme je t'ai dit, et ils étaient tous plus réussis les uns que les autres. Je crois que tu peux continuer à rire autant que tu veux, ça peut pas lui faire de mal à ton petit.

NIOBé      Je n'en ai plus envie…

MYLA       Ouais, moi non plus.

 

Niobé commence à tricoter. Myla reprend la pose devant la porte. Elles restent un moment plongées dans des pensées que l'on devine moroses.

 

NIOBé      Quand même si je savais que c’est bien vrai qu’il est là, qu’on ne m’a pas menti ! - Elle soupire - Tu n'as pas changé d'avis ? Tu ne me le diras pas ?

MYLA       Tais-toi ! Ou parle d'autre chose.

NIOBé      Difficile, il n'y a rien d'autre pour occuper mes pensées.

MYLA       Même pas ton bébé ? Au fait, tu m'as pas dit : c'est un garçon ou une fille que t’attends ?

NIOBé      Je ne sais pas.

MYLA       T'as pas fait faire l’examen ?

NIOBé      Je me suis inscrite pour une échographie, à l'hôpital. Mais la liste d’attente est longue à cause du courant qui est coupé presque tous les jours pendant des heures.

MYLA       Ouais, il y a plus important.

NIOBé      C'est important aussi de vérifier que tout va bien. Aïe !

MYLA       T'as encore mal ?

NIOBé      Un peu.

 

Elle rassemble ses affaires et, un peu voûtée, se dirige vers les escaliers.

 

NIOBé      Je crois qu'il m'a juste donné un coup de pied, mais il vaut mieux que je redescende m'allonger sur mon lit. C'est bizarre. Pas comme d’habitude !

MYLA       Attend ! Je viens t'aider !

NIOBé      Non, ça ira. A demain !

MYLA       à demain ! Va doucement !

NIOBé      Disparaissant - Ne t'inquiète pas.

 

Myla va jusqu'en haut des escaliers et y reste un bon moment, le temps que Niobé soit hors de vue. Elle reprend sa garde après avoir vérifié que la clé qu'elle a confisquée n'ouvre pas la porte. Rassurée, elle sifflote doucement, tandis que le noir descend sur scène.

 

ACTE 4

trois semaines plus tard, en début d'après-midi.

 

Myla est seule en scène, elle monte la garde. Elle regarde sa montre et semble attendre quelqu'un.

 

NIOBé      Entrant - Ouf ! J'ai l'impression que les marches sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus hautes ! Bonjour, Myla.

MYLA       Faussement détachée - Salut !

 

Niobé retire son chapeau et secoue ses cheveux.

 

NIOBé      Il fait une de ces chaleurs ! Le temps est encore à l'orage ! L'air est de plus en plus irrespirable en bas ! C'est une véritable fournaise !

MYLA       S'épongeant le front d'un revers de manche - Ouais ! Ici aussi.

NIOBé      Mettant les deux mains sur son ventre - Pas pour lui en tout cas. On est bien à l'ombre, pas vrai, mon bébé ?

MYLA       Ouais !

NIOBé      Je crois qu'il n'y a qu'ici qu'il reste un peu d'air à respirer. Ouf !

 

Niobé s'assied et fouille dans son panier.

 

MYLA       T'es pas montée, hier.

NIOBé      Non. Je n'ai pas pu.

MYLA       T'étais malade ?

NIOBé      Non, non.

MYLA       Depuis un mois, t'as pas raté un après-midi, sauf le jour de la grêle, alors, forcément, je me demandais… Je m'inquiétais un peu… T'es sûre que t'étais pas malade ? Tu vas vraiment bien ? Ben quoi ?

NIOBé      Tu avoues enfin que ça te fait plaisir de me voir !

MYLA       Non, oui… c'est à dire que, moi aussi, je respire un autre air quand vous êtes là, toi et le bébé ! Enfin, je veux dire… ça me change… tu me distrais un peu pendant ma garde, ça m'occupe, quoi…

NIObé      Grande nouvelle, j'ai enfin pu faire faire l'examen que j'attendais depuis un mois !

MYLA       Je m'en doutais que ça serait possible : J'ai entendu dire qu'on avait monté un nouveau groupe électrogène à l'hôpital.

NIOBé      Oui, et c'est pour ça que j'ai été très occupée, hier. Il y avait au moins six heures d'attente. Heureusement que j'avais mon tricot avec moi.

MYLA        Et alors ?

Niobé        Tout va bien.

MYLA       Mais alors ?

NIOBé      Taquine - Mais alors, quoi ?

MYLA       Dis-moi, Niobé ! Allez, dis !

NIOBé      Idem - Mais quoi ?

MYLA       T'as pu faire l'examen ?

NIOBé      Je viens de te le dire !

MYLA       Et alors, c'est un garçon ou une fille ? Alors ?

NIOBé      C'est un garçon !

MYLA       Chouette ! Enfin, je veux dire : tu avais tellement envie d'un garçon, à cause de ta sœur ! Je suis bien contente pour toi !

NIOBé      Merci.

MYLA       Comment tu vas l'appeler ?

NIOBé      Après une très légère hésitation - Jordan.

MYLA       Avec un recul - Jordan ?

NIOBé      Mais oui ! Comme son papa.

MYLA       Il a fallu que tu le dises !

NIOBé      Que je dise quoi ?

MYLA       Le nom de son père !

NIOBé      Mais c'est toi qui m'as demandé !

MYLA       Je t'ai demandé le nom du bébé, pas celui de son père !

NIOBé      Mais puisque c'est le même !

MYLA       Je t'avais pourtant dit que je voulais rien savoir ! Que je pouvais te laisser respirer l'air d'ici si je savais pas pour qui tu venais ! Maintenant, c'est foutu !

NIOBé      Oh ! Excuse-moi, Myla, ça m'a échappé ! Tu m'as demandé, j'ai répondu. Je n'allais pas te mentir ! Tiens, tu sais quoi ? Tu n'as qu'à l'oublier.

MYLA       L'oublier ? Un nom pareil ? L'oublier ! C'est pas possible ! T'es folle !

NIOBé      Mais si, moi je suis sûre que c'est possible. Allez, fais-le pour moi ! Je compte jusqu'à trois… et tu l'oublies… Un… deux…

MYLA       Non, c'est foutu.

NIOBé      Myla.

MYLA       Non ! Cette fois, je peux plus te garder là. Va falloir que tu redescendes. Je suis désolée, mais c'est obligé !

NIOBé      Mais je viens à peine d'arriver !

MYLA       Il faut que tu partes.

NIOBé      Je ne peux pas, je n'ai pas fini ma deuxième brassière ! Tu veux la voir ?

MYLA       Non. Remballe !

NIOBé      Je n'ai pas eu le temps d'y travailler, hier soir, à la maison. Je ne me sentais pas très bien.

MYLA       Qu'est-ce que t'as eu ?

NIOBE      Juste un petit malaise. La chaleur… l’hôpital.

MYLA       Tu vas mieux ?

NIOBE      Oui. C'est passé maintenant, mais tu vois bien qu'il faut que je reste !

MYLA       Comment je vais faire, moi, maintenant !

NIOBé      Tu ne fais rien… et puis voilà.

MYLA       J'ai pas le droit !

NIOBé      Allez ! Quelle différence ça fait avec hier, avec avant-hier, avec la semaine dernière, avec le début du mois ? Hein ? Une toute toute petite différence : tu sais que j'attends un garçon et tu connais le prénom de mon fils, c'est tout ! - Elle cherche à désamorcer le conflit - Au fait, je ne te l'ai pas encore dit, mais ma sœur est furieuse ! Elle ne va plus pouvoir continuer à se pavaner devant toute la famille ! Je suis en passe d'acquérir le même statut qu'elle, avec l'avantage de la nouveauté !

MYLA       N'empêche que tu aurais pu lui donner un autre nom à ton petit. Pourquoi, t'as pas demandé à ton père de lui en dénicher un plus original. Puisque c'est son truc !

NIOBé      Mon père ne déniche plus rien, Myla.

MYLA       Ah ?… Il est mort ?… oh, mais je savais pas ! Excuse-moi, mais tu m'avais pas dit qu'il était mort ! C'est vrai aussi que t'en parles jamais de ton père. Il est mort depuis longtemps ?

NIOBé      Il n'est pas vraiment mort.

MYLA       Il est malade, alors ?

NIOBé      Si l'on veut. Oui, c'est ça… on peut dire qu'il est malade !

MYLA       Pardonne-moi…

NIOBé      Il n'y a rien à pardonner. Vraiment rien !

MYLA       Se forçant à la gaîté - Bon, alors, tu me la montres cette nouvelle brassière ?

NIOBé      Ce n'est pas exactement une brassière, c'est plutôt un petit cache-cœur, je crois. Mais, regarde d'abord ces petits chaussons, comme ils sont mignons ! Je les ai faits toute seule ! Vraiment toute seule.

 

Elle sort de son panier une paire de petits chaussons, l'un est rose, l'autre bleu. Elle vient près de Myla et les lui montre. Myla les prend et les examine.

 

MYLA       T'es sûre que c'est pour les pieds du même bébé ?

NIOBé      Oui. Quand je les ai tricotés, je ne savais pas encore s'il serait possible de faire l’examen. Alors comme je ne savais pas si ce serait une fille ou un garçon, j'ai fait les deux. ça lui fera un pied gauche et un pied droit, il s'y retrouvera mieux !

MYLA       Ou alors tu en feras un homo ! Ou un travelo ou alors une drag-queen ou…

NIOBé      Tu crois ?

MYLA       Niobé ! Je rigole ! - Rendant les chaussons à Niobé - Ils sont très jolis comme ça, tu fais des progrès. C'est très net.

NIOBé      Tu le penses vraiment ?

MYLA       À ton quatorzième enfant, ça sera parfait !

NIOBé      Ils sont ratés, tu trouves ?

MYLA       Mais non, c'est pour rire ! De toute façon, tu sais bien que j'y connais rien.

NIOBé      Je pourrais essayer de t'apprendre. Tu aimerais ?

MYLA       Montrant sa mitraillette - Il me faudrait de la très très grosse laine !

NIOBé      Oui !

MYLA       Allez, va, retourne à ton banc, Niobé, sinon, on va se faire piquer et ça rigolera ni pour toi, ni pour moi.

 

Niobé obéit et, prenant une bouteille d'eau dans son panier, en boit une longue gorgée. Myla se passe la langue sur les lèvres. S'en apercevant, Niobé lui propose de l'eau.

 

NIOBé      Tu en veux ?

MYLA       Non, j'ai pas le droit.

NIOBé      Pas le droit de boire ? Mais, c'est inhumain !

MYLA       Pas le droit d'accepter quelque chose d'une inconnue.

NIOBé      Je ne suis plus une inconnue, Myla !

MYLA       Non, c'est sûr. Mais j'ai quand même pas le droit.

NIOBE      Personne ne te verra, personne ne sort jamais !

MYLA       Non ! - Se reprenant - Non, merci.

NIOBé      Bon, comme tu voudras… pourtant, ça fait drôlement du bien !

MYLA       Probable.

 

Un long moment de silence s'installe. Myla ne bouge pas, sauf pour s'essuyer le front et les lèvres d'un revers de manche, Niobé tricote.

 

NIOBé      Myla…

MYLA       Oui ?

NIOBé      Maintenant que tu sais le prénom de mon bébé…

MYLA       Non !

NIOBé      Tu pourrais, peut-être…

MYLA       Non !

NIOBé      Mais ce serait juste pour me dire s'il est là.

MYLA       Non ! Je t'ai dit non ! Je peux pas !

NIOBé      Peut-être que je viens respirer pour rien. Peut-être que depuis un mois, je monte tous les jours ces foutues 320 marches pour rien ! Tu savais qu'il y a 320 marches, depuis le quartier bas ?

MYLA       Non, moi quand je monte, c'est avec la jeep, par la route.

NIOBé      320 marches c'est beaucoup par cette chaleur avec un bébé dans le ventre. L'escalier est encaissé entre les murs, une vraie fournaise !

MYLA       Oui, c'est sûrement beaucoup 320 marches ! C'est certainement même trop, avec ta grossesse qui avance. Tu devrais faire attention et pas venir tous les jours. Peut-être seulement un jour sur deux, ou même plus venir du tout.

NIOBé      Non. Même s'il me faut trois heures pour monter, je viendrai !

MYLA       Mais tu sais seulement pas s'il est là !

NIOBé      Si tu me le disais, juste une petite fois… Tu dois bien le savoir, toi, non ?

MYLA       Je t'ai dit que je peux pas ! J'ai pas le droit !

NIOBé      Alors, je monterai ! Jusqu'au bout ! Ou en tout cas, tant que je pourrai !

MYLA       C'est de la folie ! Il va faire encore plus chaud, ils l'ont dit à la météo !

NIOBé      Tant pis. Je ne peux pas faire autrement.

MYLA       Tu parles d'une têtue !

NIOBé      Pas plus que toi ! Tu n'as qu'à me le dire si je monte pour rien.

MYLA       Bon, d'accord, je te le dis : tu montes pour rien !

NIOBé      Sans tricher, Myla !

MYLA       Il est pas là !

NIOBé      Tu mens !

MYLA       Non.

NIOBé      Tu dis ça parce que tu ne veux plus que je monte ! Parce que tu as pitié ! Ou alors, je me suis trompée sur ton compte. Oui, finalement, je pense que je me suis fait des illusions. Je croyais qu'on était devenues amies depuis un mois et que ça te faisait plaisir de me voir là ! Tu m'as bien dit que c'était pour toi comme une vraie bouffée d'oxygène notre présence au bébé et à moi, non ? Tu l'as dit ou bien je l'ai rêvé ? Et tout à l'heure, encore, tu t'inquiétais de ne pas m'avoir vue hier !

MYLA       Bien sûr que ça me fait plaisir que tu viennes tricoter ici ! Mais tu montes seulement pour l'air frais et la vue, Niobé : il est pas là.

NIOBé      Tu peux dire ce que tu veux, je ne te crois pas ! Et je continuerai à monter quand même. Parce que, moi, je le sens qu'il est là ! Et puis l'employée me l'a dit !

MYLA       Tu te trompes ! On garde que du menu fretin, ici…

NIOBé      Tu vois que tu le connais !

MYLA       J'ai jamais dit que je le connaissais pas ! Tout le monde le connaît, Niobé ! Malheureusement ! Qui n'a pas entendu parler de lui ? Qui n'a pas eu affaire à Jordan-le-boucher ? Allez, va ! Va-t’en ! Retourne chez toi. Va faire ton petit en paix, dans ta famille…

NIOBé      Ma famille ! Mais ma famille c'est lui !

 

Niobé se lève, essuie rageusement les larmes qui perlent à ses yeux.

 

MYLA       Non petite, retourne auprès des tiens, de ton père, de ta mère, de ta sœur, de ton neveu et de tous ceux dont tu me parles tous les jours. Ta place est pas ici, auprès de ce monstre !

NIOBé      Myla ! Myla ! Tu viens de dire qu'il est ici ! Tu l'as dit, Myla ! Tu l'as dit !

MYLA       Va-t'en, Niobé ! Fous le camp ! Dégage ! J'ai rien à dire à la maîtresse de cette ordure !

NIOBé      Je ne suis pas sa maîtresse ! Nous… nous sommes mariés ! Je suis sa femme !

MYLA       Tu te fous de moi ? Ce type, marié ? Et avec quelqu'un comme toi ! J'y crois pas.

NIOBé      Oui ! Il est marié ! Et avec moi !

MYLA       Va-t'en, dis rien de plus ! Tu vas finir par me dégoûter. Je regrette de t'avoir écoutée, de t'avoir parlé ! Je me sens pas bien avec cette histoire ! Allez va, redescends ! Je veux plus entendre parler de toi !

NIOBé      Parce que tu ne le connais pas ! Tu ne le connais pas comme moi je le connais !

MYLA       J'en sais bien assez sur lui ! Trop !

NIOBé      Mais…

MYLA       Tu es dans un périmètre de sécurité, ici ! C'est interdit ! Alors tire-toi !

NIOBé      Je pars, d'accord ! Pour aujourd'hui. Mais maintenant que je sais qu'il est là, rien, ni personne, tu entends, personne, ne m'empêchera de continuer à venir tous les jours !

MYLA       Je te le conseille pas.

 

Niobé ramasse ses affaires en laissant tomber par mégarde le chausson rose. Elle envoie un baiser vers la porte et commence à redescendre. Myla ramasse le petit chausson, le regarde un moment, le met dans sa poche et reprend sa garde après avoir vérifié que Niobé est partie.

 

MYLA       Fais bien bien attention à toi, petite.

 

Le noir descend sur scène.

 

ACTE 5

Le lendemain, en début de Matinee.

 

Myla est assise par terre, le dos appuyé contre la porte. Son pistolet mitrailleur est posé à côté d'elle. Un temps se passe, puis Niobé fait son entrée. Elle reprend son souffle tout en observant Myla qui ne l'a pas vue. Enfin Myla la regarde, sans bouger. Puis elle se relève brusquement tout en se saisissant du pistolet mitrailleur, presque menaçante.

 

NIOBé      Hey, Myla ! Ce n'est que moi ! Repos !

 

Elle souffle comme une femme qui prépare un accouchement.

 

MYLA       Qu'est-ce que tu viens foutre si tôt ? Il est même pas encore huit heures !

NIOBé      Je venais vérifier que tu faisais bien ton boulot, tiens ! Qu'est-ce que tu crois ? Mais je vois que l'attention se relâche quand on ne m'attend pas ! J'en parlerai à tes chefs !

MYLA       Rien à foutre.

NIOBé      Ah, on est dans de bonnes mains ! Pas de respect pour les chefs et la consigne qui n'est plus la consigne !

MYLA       Arrête, Niobé, t'es pas drôle.

NIOBé      Pardonne-moi, mais la montée a été moins pénible que d'habitude ! Les escaliers sont encore tout frais de la nuit et j'ai presque gardé mon souffle, pour une fois. C'est une très bonne idée de venir plus tôt. Même si tu ne m'attends pas au garde-à-vous.

MYLA       Bon, assied-toi, tricote et laisse-moi tranquille.

NIOBé      Tu as un problème ?

MYLA       Non !

NIOBé      Mais si !

MYLA       Rien qui te regarde.

NIOBé      Comme tu voudras.

 

Niobé s'installe et déballe ses affaires. Il y a là tout ce qu'il faut pour faire un pique-nique.

 

MYLA       C'est quoi, ce bazar ?

NIOBé      C'est notre déjeuner.

MYLA       Pas question !

NIOBé      Ah, la consigne est de retour ! Incontournable !

MYLA       Parfaitement.

NIOBé      Même s'il s'agit de fêter un anniversaire ?

MYLA       C'est un anniversaire ?

NIOBé      Oui, le mien.

MYLA       Et t'as quel âge ?

NIOBé      Réel ou apparent ?

MYLA       Laisse tomber.

 

Elle se replonge dans sa réflexion.

 

NIOBé      Tu as petit déjeuné ?

MYLA       Laisse tomber.

NIOBé      Un peu plus tard alors.

MYLA       Hurlant - Mais laisse tomber, merde ! Ici, on fête pas les anniversaires ! On fête rien, ici ! Ici, il n'y a rien à fêter ! à part la mort ! La mort ! La mort ! Vive la mort ! Bonne fête la mort !

NIOBé      Ben dis donc ! Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Myla ! Qu'est-ce qui ne va pas ?

MYLA       Rien ! Tout va très bien. Il m'arrive rien et la vie continue ! Youppi ! On fête les heureux anniversaires des petites femmes enceintes, engrossées par des salauds de merde qui vont sans doute s'en tirer parce que c’est des gros salauds et pas des petits minables ! Parce que ceux-là, les petits minables, on les fusille à la sauvette, dans le petit matin d'un jour qui aurait pu être beau avec son ciel bleu et ses petits oiseaux qui chantent !

NIOBE      Qu'est-ce que tu as dit ?

MYLA       Que les oiseaux chantent ! Tu les entends pas ?

NIOBE      Non, avant ? Tu as dit que Jordan va s'en tirer ? Tu as bien dit qu'il va s'en tirer ? C'est bien de lui que tu parlais ?

MYLA       Moi ? Je parlais des petits oiseaux !

NIOBE      Non, tu as dit…

MYLA       Des conneries, j'ai dit des conneries. Pardonne-moi.

NIOBE      Tu vois quand je te disais qu'il était innocent !

MYLA       Tricote !

NIOBE      Mais…

MYLA       Tricote, je te dis ! Tiens, au fait ça c'est à toi !

 

Elle lui lance le petit chausson ramassé la veille.

 

NIOBE      Oh ! Tu l'as retrouvé ! Tu peux le garder, je te le donne. Je croyais l'avoir perdu. Regarde, j'en ai refait un. J’y ai passé ma soirée.

 

Elle sort de son panier un chausson rose et un chausson bleu.

 

MYLA       Mais pourquoi tu l'as refait rose ? C'est quoi cette manie ?

NIOBE      Je trouve que c'est plus rigolo comme ça, finalement.

MYLA       Parce que c'est rigolo ? Ouais, t'as raison, c'est rigolo ! La vie est une blague rigolote qui se résume à deux petits chaussons bleu et rose ! Mais c'est gris qu'il faut que tu les tricotes tes chaussons, ma belle ! Ou non, tiens, encore mieux : noir ! Noir layette ! C'est beaucoup plus chic et beaucoup moins salissant ! Et comme ça, tu trompes personne sur la marchandise ! Et personne se berce d'illusions ! C'est clair dès le début !

NIOBE      Tu es toujours comme ça le matin ?

MYLA       Toujours quand je dois rendre à sa famille le corps encore chaud d'un minable qu'on vient de fusiller pour l'exemple ! Il y a pourtant pas de quoi fouetter un chat, pas vrai ? Surtout qu'après tout sa jeune femme elle est venue qu'avec les deux aînés de leurs six gosses, des jumeaux de sept ou huit ans. Ça aurait pu être pire non ?

NIOBE      Oh, Myla !

MYLA       Cette femme, elle ressemblait à ma belle-sœur, tu vois. Quand on lui a ramené son mari, mon frère aîné. Comme elle, elle a rien dit. Ou plutôt, si, cette femme, elle, elle a tout de même dit deux mots, juste deux, tout bas, en se signant : "Pardonnez-lui". Puis plus rien. Le menton levé, elle serrait les dents. Elle avait pas une larme. Elle poussait ses garçons devant elle pour qu'ils soient aux premières loges et qu'ils oublient jamais. Elle avait pensé à tout : ils avaient ramené de leur ferme une charrette à bras, ils ont mis le père dessus et ils sont partis.

NIOBE      Qu'est-ce qu'il avait fait, ce pauvre bougre ?

MYLA       Tendu un piège à des copains. Les miens, les siens.

NIOBE      Myla.

MYLA       Oui ?

NIOBE      Qu'est-ce que vous allez faire de Jordan ?

MYLA       Le juger.

NIOBE      Et après ?

MYLA       J'ai rien à te dire. Tricote.

 

Niobé se lève et ramasse son pique-nique.

 

MYLA       Qu'est-ce que tu fais ?

NIOBE      Je redescends, je reviendrai peut-être cet après-midi.

MYLA       T'as raison. C'est mieux comme ça.

NIOBE      C'est dommage pour mon gâteau, il est encore tiède. J'ai eu du mal pour réunir tous les ingrédients, avec les queues à l'épicerie. Je l'ai fait de bonne heure ce matin, et il sentait rudement bon quand je l'ai sorti du four. Je me suis même disputée avec ma sœur, parce que mon neveu hurlait pour en avoir un morceau !

MYLA       Fallait pas le priver.

NIOBE      C'était pour toi.

MYLA       Ah ?…

NIOBE      Oui.

MYLA       C'est à cause de cette femme…

NIOBE      Oui.

MYLA       Tu comprends ?

NIOBE      Oui.

MYLA       Et à cause de ma belle-sœur aussi…

NIOBE      Oui.

MYLA       Faut pas m'en vouloir…

NIOBE      Non.

MYLA       Tu comprends ?…

NIOBE      Oui.

MYLA       Tu dis oui, tu dis non, on dirait une pendule : tic-tac-tic-tac ! Tu m'énerves !

NIOBE      Pardonne-moi.

MYLA       C'est un comble, je t'engueule et c'est toi qui demandes pardon !

NIOBE      Je suppose que c'est insupportable d'être responsable de la mort de quelqu'un, même si ce n'est pas directement.

MYLA       Mais si c'était directement ! On a voté à main levée la mort de ce minable avec mes copains, hier soir !

NIOBE      Ah.

MYLA       Mais ce matin quand je l'ai vu par terre et que j'ai dû le traîner pour l'amener à l'ombre, c'était plus un salaud. C'était juste un pauvre type mort.

NIOBE      Alors tu sauveras Jordan !

MYLA       Oh, lui ! Il est jugé par les chefs !

NIOBE      Les chefs ? Vous n'êtes pas tous égaux ? Je croyais…

MYLA       Nous aussi, au début, on croyait… Dans les livres de mes deux jeunes frères, c'était prévu comme ça… Tu peux sans doute pas comprendre toi, tu as été dans plein d'écoles. Mais moi j'ai appris à lire pour déchiffrer ces fameux bouquins plein de grandes idées qu'on se passait en cachette ! ça t'en bouche un coin, hein, l'intello ?

NIOBé      Je ne me doutais pas…

Myla       à l'époque, on refaisait le monde toutes les nuits, avec nos copains. On avait encore tué personne… Et mon frère aîné était encore chef de famille. C'était un brave homme, mon grand frère, pas compliqué. Lui, ce qu'il voulait c'était juste qu'on fasse pas de vagues, que le patron soit satisfait de nous et de notre travail. Il avait horreur du mot grève. Pour lui, c'était des idées bonnes pour des fainéants. Quand on travaillait honnêtement, on était payé selon son mérite et tout allait bien. On devait assister à la messe et pas dévier du droit chemin. La colère l'a pris quand il a été licencié à cause des bruits qui courraient sur ses frères ! Il a voulu aller parler au directeur de la fabrique pour s'expliquer. Mais l'autre a refusé de le recevoir bien sûr. Le contremaitre a conseillé à mon frère de la boucler et de mieux surveiller les membres de sa famille et surtout sa sœur qui étaient en train de mal tourner. Mon frère a vu rouge, parce qu'il a cru que mon honneur de femme était en jeu. Toujours la vieille école, tu vois. Il a boxé le type. Deux jours après, il a été renversé par une voiture de l'entreprise. Il n'y a peut-être aucun rapport entre son licenciement, son engueulade et sa mort, mais, le lendemain de l'enterrement, mes deux jeunes frères ont pris leurs sacs et sont partis se battre pour nos idées. Ils m'ont pas prévenue de leur départ ! J'étais furieuse et tellement déçue... Je suis restée encore quelques temps pour aider ma belle-sœur à s’organiser avec ses cinq petits. Et puis, comme j'en pouvais plus de pas avoir de nouvelles, je suis partie à leur recherche. Pour rien. Alors j'ai rejoint les copains et ils m'ont donné ça. - Elle montre le pistolet mitrailleur - J'ai appris à m'en servir… et je m'en suis servie…

Niobé      Tu n'as pas envie de rentrer chez toi pour revoir ta belle-sœur et l’aider à élever ses enfants ?

MYLA       Je sais pas… Des fois, peut-être, quand j'ai un coup de blues…

Niobé      Comme quand tu dois condamner un pauvre bougre ?

Myla       Oh, lui… c'était juste un, après beaucoup d'autres… Et je t'ai menti : hier soir, j'ai refusé de participer au vote ! Niobé ! Si tout ça pouvait finir ! Si je pouvais, je sais pas moi, démissionner ou quelque chose comme ça, arrêter tout, crois-moi, je le ferais. J'en ai trop vu des morts ! Si seulement on venait me dire que mes frères sont encore vivants ! Si seulement je pouvais croire que la vie peut reprendre, comme avant !

Niobé      Myla, ils vont le juger, quand ?

MYLA       Quoi ?

Niobé      Ils vont le juger, quand, vos chefs ?

Myla       Qui ? Ah ! Encore ton Jordan ! C'est déjà commencé depuis plusieurs jours.

NIOBE      Tu ne me l'avais pas dit… Myla, il faut vraiment… Dis, si tu voulais…

Myla       Non.

Niobé       Après ce que tu viens de me raconter, je me suis dit que tu pourrais comprendre…

myla       J'ai eu un coup de blues, c'est tout ! Mais ça va passer, comme d'habitude ! Je voudrais rester seule, maintenant ! Laisse-moi !

NIOBE      Tu pourrais réfléchir à ce que je…

MYLA       J'ai eu juste un coup de déprime, je te dis ! Toi, essaye pas d'en profiter et redescends ! Maintenant ! Je dois me reprendre et j'ai besoin d'être seule !

Niobé      pourtant…

MYLA       J'ai dit seule ! Okay ?

 

Niobé finit de ramasser ses affaires et sort. Myla replonge dans ses pensées tandis que le noir descend sur scène.

 

ACTE 6

Plus tard, en début d'après-midi.

 

Les deux femmes sont face à face.

 

MYLA       Redescend !

NIOBé      Impossible ! Tes copains viennent de condamner les escaliers avec des barbelés ! Ils condamnent beaucoup ces temps-ci, tes copains.

MYLA       Débrouille-toi, c'est pas mon problème !

NIOBé      Ecoute, Myla, je ne peux quand même pas foutre le feu à une jeep, chaque fois que j'emprunte un escalier !

MYLA       T'as fait quoi ?

NIOBé      Quand je suis arrivée sur la place en bas, ils posaient des barrières tout autour de la forteresse. J'ai pensé que je ne pourrais pas monter, alors je suis retournée chez moi chercher une bouteille de pétrole pour les lampes. Et pendant qu'ils installaient leurs barbelés, je l'ai vidée dans la voiture, j'y ai mis le feu et j'ai crié : au secours !

MYLA       Et c'est tout ?

NIOBé      Pas tout à fait : J'avais desserré le frein à main de la jeep avant de gratter l'allumette… Elle a pris pas mal de vitesse avant d'aller s'arrêter contre le mur du cimetière.

MYLA       Tu me racontes ça, à moi !

NIOBé      Tu poses des questions : je réponds.

MYLA       T'aurais pu tuer quelqu'un ! T'es dingue !

NIOBé      Il n'y avait pas un chat, à part tes copains. Ils font peur à tout le monde ! Et ce n'est pas à ceux du cimetière que je pouvais faire grand mal, pas vrai ?

MYLA       On aurait pu te voir.

NIOBé      Oh ! On m'a certainement vue quand j'ai appelé. Mais je ne crois pas qu'ils aient compris que c'était moi qui avais mis le feu.

MYLA       Je sais pas ce qui me retient de t'embarquer !

NIOBé      Embarque-moi ! Conduis-moi dans ta prison, je serai avec lui ! Et je pourrai l'aider à se défendre !

MYLA       Personne peut le défendre, c'est vraiment trop moche tout ce qu'on entend. Crois-moi.

NIOBé      Probablement beaucoup de mensonges.

MYLA       On a des centaines d'accusations contre lui.

NIOBé      Qui ne tiendront pas face à la vérité.

MYLA       On a aussi quelques témoins, même s'il n'en a pas laissé beaucoup derrière lui en état de parler.

NIOBé      Des ragots !

MYLA       Non ! Des photos et des rapports de médecins légistes ! Nous, on juge pas les accusés sur des racontars de bonnes femmes, mais sur des faits concrets et tous vérifiés. C'est fini, le temps où des gens comme ton Jordan imposaient leur loi et tenaient tout le monde par la terreur ! Nous, c'est la justice qu'on veut ! Et seulement la justice ! Déjà ça, c'est pas facile !

NIOBé      Et… lui ? Lui ? Qu'est-ce qu'il vous dit pour sa défense ? Est-ce qu'il a parlé de moi ? Du petit ? Myla ! Est-ce qu'il a eu des mots pour nous ? Tu dois me le dire !

MYLA       J'ai rien à te dire !

NIOBE      Dis : Est-ce qu'on ne pourrait pas me laisser témoigner ? Myla, je pourrais venir dans votre tribunal ! On doit m'entendre, après tout ! J'ai le droit de m'exprimer aussi !

MYLA       Personne a parlé de toi. Pas même lui. Pour nous, t'existes pas !

NIOBé      Vous le jugez, enfin, tes chefs le jugent, et tu ne veux rien savoir ? Quelle est cette justice que vous prétendez appliquer si les accusés n'ont pas le droit de faire entendre les voix qui pourraient les défendre ?

MYLA       Ils en savent assez, crois-moi. L'exposé de ses crimes a duré toute une matinée, à ce qu'il parait. Juste la liste, sans aucun commentaire !

NIOBé      Et vous allez le condamner sans écouter de défense !

MYLA       J'ai rien à te dire ! De toute façon, il paraît qu'il refuse d'ouvrir la bouche !

NIOBé      Il a raison. Il ne saurait pas se défendre. Il devient tellement maladroit quand il doit parler de lui !

MYLA       Tu crois ? Il sait peut-être pas parler de lui, mais il a bien su faire parler les autres ! Avec des méthodes très personnelles que nous on oserait jamais employer, même avec lui. Il est arrogant, méprisant, il se fout de notre gueule tout le temps !

NIOBé      Votre prétendu procès est une mascarade ! Vous ne valez pas mieux que ceux que vous avez combattus ! Et, comme eux, vous tenez le pouvoir plus de vos armes que de la légitimité du peuple.

MYLA       Je t'interdis de dire ça ! Le peuple est derrière nous. Il va voter bientôt. Pour la première fois de son histoire. Et il nous soutient, le peuple ! Il nous a toujours soutenus !

NIOBé      Le peuple ! Mais on lui fait dire ce qu'on veut au peuple !

MYLA       Le peuple attend la condamnation de ton mari !

NIOBé      Par un procès à la sauvette, dans une forteresse où personne ne pénètre ?

MYLA       Allez, va, va-t'en ! Redescends, va faire ton petit et oublie ce type !

NIOBé      Tu sais bien que je ne peux plus redescendre : l'escalier est condamné ! Il ne te reste qu'à nous condamner aussi tous les trois.    - Elle crie - ça vous débarrasserait, non ?

MYLA       Tais-toi ! Crie pas, Niobé ! Crie pas ! Personne te veut de mal ! Je te l'ai dit : personne sait que t'existes.

NIOBé      Tu n'as pas parlé de moi aux autres, Myla ? Ni du bébé ? Pourquoi ? Vous auriez eu prise sur Jordan, non ?

MYLA       Nous, on se sert pas de ces méthodes. Ce serait trop minable. Je te le dis : pour nous t'existes même pas.

NIOBé      Pour toi, j'existe. Tu me parles, tu me vois, tu m'écoutes, tu me connais.

MYLA       Peut-être pas tant que ça. Peut-être que tu me racontes des salades… Si ça se trouve t'es pas vraiment enceinte.

NIObé      Myla !

MYLA        Enfin, non, ça si, je crois que c'est vrai. Mais pour tout le reste, tu m'as sans doute baratinée. Il est très fort pour manipuler les gens ton Jordan ! Même à distance !

 

Les deux femmes se taisent. Niobé tricote et se trompe, défait nerveusement son tricot. Myla regarde ses pieds.

 

NIOBé      Myla… dis-moi… pourquoi c'est toujours toi qui montes la garde ici, tous les jours, depuis un mois ? Ils n'y a personne d'autre pour le faire ?

MYLA       C'est la consigne !

NIOBé      Ton histoire de consigne, je n'y crois pas. Tu sais ce que je pense ? Je pense que c'est toi qui te portes volontaire. Et ce n'est pas pour le calme ou la vue que tu es là, chaque jour, Myla, c'est juste que tu m'attends ! Tu as besoin d'une amie. Tu as besoin de moi. Comme j'ai besoin de toi.

MYLA       Tant que tu y es, dis aussi que tu montes pour moi !

NIOBé      Oui c'est vrai, c'est aussi un peu pour toi. Difficile de démêler ce qui appartient à chacun. Mais en tout cas, si j'ai réussi à sauver une part de mon gâteau d'anniversaire de la voracité de mon neveu, ça, c'est vraiment pour toi.

MYLA       C’est gentil, fallait pas le priver. A son âge, il faut manger pour grandir.

Niobé      Rassure-toi, il a eu sa part, quand je suis redescendue. Il a demandé si gentiment que c’était impossible de résister… Tu comprends ?

Myla       Je comprends… - Un long temps - Et, le tricycle que tu cherchais pour lui, tu l'as trouvé ?

NIOBé      Oui, une femme qui voulait repartir vers son village, me l’a cédé contre des provisions. Je l'ai repeint, il marche bien. Il n'a pas mis longtemps avant de jouer avec. Il s'en sert un peu comme si c'était un tank, tu vois… Il pousse avec les pieds et il fonce dans tout ce qui bouge…

Myla       Il apprendra vite à pédaler… - Elle soupire- Enfin !

Niobe      Myla…

MYLA       Oui…

Niobé      Dis, je ne voudrais pas être indiscrète… Mais… elle te manque pas ta vie d'avant ? Ta famille ? Ton village ?

MYLA       Avant c'est si loin, Niobé. C'est une autre vie. J'avais jamais quitté mon village avant, tu sais. Bien sûr qu'il me manque et aussi ma maison… Mes frères me manquent… Mes amis aussi… - Se reprenant - Pfff, je te raconte des conneries ! C'était vrai au début… plus maintenant. J'ai plus de passé. Et certainement pas beaucoup d'avenir. Ou plutôt, je m'en fous !

Niobé      Myla, non…

Myla       Si c'est vrai, il me manque rien, crois-moi. J'ai tout oublié. - Elle lève son pistolet-mitrailleur - J'ai besoin de rien à part lui. Je dors, je mange, je bosse avec lui. J'ai confiance qu'en lui. Je mourrai avec lui.

NIOBE      Mais… tes compagnons ?

MYLA       On est devenus tellement pareils ! Même si nous avons gagné, trop de choses se sont passées qui nous ont déçus, trop d'espoirs se sont envolés. Notre victoire a un goût que j'aime pas. Tout est à reconstruire, et on va être obligés d'accepter des marchés dégueulasses… Mais ça te regarde pas ! T'es pas concernée !

NIOBE      Vous n'avez pas fait cette révolution pour nous tous ?

MYLA       On l'a faite pour les crève misères, pas pour les fifilles à leur papa.

NIOBE      Je t'interdis de parler de mon père, tu ne le connais pas !

MYLA       Un père qui donne sa fille en mariage à un Jordan ! Pas difficile d'imaginer à qui on a affaire !

NIOBE      Non, ne crois pas ça !… Notre… notre mariage était secret.

MYLA       Et ton père te pose pas de questions à propos du géniteur de ton fils ?

NIOBE      Mon père ne pose jamais de question, Myla.

MYLA       Le père parfait ! Le mien m'aurait foutu une sacrée raclée si je m'étais ramenée chez nous avec un petit dans le ventre ! Et il aurait eu raison ! C'était quelqu'un de bien, mon père, tout comme mon frère, la même sacrée tête de mule ! Mais c'étaient des hommes bien !

Niobé      Sûrement.

 

Un long moment se passe, chacune est plongée dans ses souvenirs.

 

Niobé      Hésitante - Et cet enfant, Myla, cet enfant que tu n'as pas ramené à ton père, cet enfant que tu n'as pas eu, il ne te manque pas, lui ?

Myla       Brutale - Qu'est-ce que ça change qu'il me manque ou qu'il me manque pas ? J'ai été blessée, il y a trois ans, un mauvais coup, j'ai plus besoin de me poser la question…

Niobé      Oh !… Mais avant, tu n'en avais pas voulu ?

MYLA       Chez nous, dans mon village, les gosses avaient pas beaucoup d'avenir, tu sais. Avant d'en faire une ribambelle comme toutes mes copines j'ai pensé qu'il valait mieux permettre à ceux qui étaient déjà là de survivre. Non ? Sinon, à quoi bon tout ce merdier… Et puis, pour faire un petit, il faut être deux.

NIOBé      Pardonne-moi… Raconte…

MYLA       Plus tard, quand on sera vieilles, on en reparlera.

NIOBE      Quand tu seras vieille, je serai morte depuis longtemps.

MYLA       Mais non, pas toi, Niobé. Tu passes dans la vie avec ton petit tricot, ton bébé, ta famille, ta sœur, ton père, ton neveu mangeur de gâteau d'anniversaire. Tout ça te protège, t'es dans un cocon. N'en sors pas, le monde réel c'est pas pour toi.

NIOBE      Et Jordan ? Et les barbelés, et la jeep, ce n'est pas la réalité ?

MYLA       Admets que ta rencontre avec Jordan était une erreur et oublie-le !

NIOBE      L'oublier ? Jamais ! Je ne pense qu'à lui, jour et nuit, il occupe toutes mes pensées !

MYLA       Les nôtres aussi ! T'inquiète !

NIOBé      Vous le condamnerez à mort et tout ira mieux pour le pays ? Il y aura une veuve de plus, il y aura un orphelin de plus et le pays sera sauvé !

MYLA       Même pas ! J'ai une bonne nouvelle pour toi : il parait qu'ailleurs on a besoin de gens comme lui. On nous propose un échange. Pourquoi pas ? Beaucoup de fric, contre la peau de ce monstre. C'est ce que les autres veulent faire ! S'il y avait que moi ! D'ailleurs, je leur ai dit ce que j'en pensais et on m'a renvoyée à ma garde ! Mais de leur avoir dit, je me sens mieux ! Je veux plus fermer ma gueule, j'ai trop accepté ! Ras-le bol ! C'est fini, j'ai passé l'âge !

NIOBé      Myla…

MYLA       Oui ?

NIOBé      Si vous devez l'échanger, pourquoi le procès ?

MYLA       Il paraît qu'il y va de l'honneur !

Niobé      L'honneur… Bien sûr, l'honneur !

Myla       Ouais…

Niobé      Myla ! Aide-moi ! Laisse-moi le voir. Il faut vraiment que je le voie aujourd'hui !

MYLA       Non ! Je peux pas.

NIOBé      Laisse-moi entrer par la petite porte. Je pense qu'il doit être enfermé dans la chapelle, c'est l'endroit le plus sûr et le plus central ! Laisse-moi me glisser, on ne me verra pas, je te le promets ! S'il-te plait ! Je veux juste le revoir une fois. Quand il sera échangé, il sera trop tard, il partira et je ne le reverrai sans doute jamais.

MYLA       C'est ce qu'il pourrait t'arriver de mieux !

NIOBé      Non… non. Il faut que je le revoie. Je ne peux pas faire une croix sur lui simplement à cause de tout ce que tu racontes ! L'homme que j'aimais était si différent de celui-là. On avait fait tellement de projets ! Si tu savais les merveilleuses soirées que nous avons passées ensemble à rêver de notre avenir sur la plage, à guetter les étoiles filantes en faisant des vœux ! Nous étions tellement amoureux et romantiques. On avait fait tellement de projets ! Quand il a su que j'attendais un bébé, il était fou de joie ! Il était sûr que c'était un garçon ! Tu vois, il avait vu juste. Il voulait tout faire pour lui ! Il aimait tant caresser mon ventre qui était encore tout plat pourtant. Il disait que, comme ça, le bébé lui parlait à sa manière. Il était si doux, si…

 

Niobé se met à pleurer doucement.

 

MYLA       Pleure pas, il te mérite pas.

NIOBE      Aujourd'hui c'est mon anniversaire et je m'étais imaginé que pour mon anniversaire, tu pourrais…

MYLA       Pleure pas ma douce, pleure pas.

 

Myla fait asseoir Niobé sur le banc et s'accroupit auprès d'elle. Elle ouvre le panier de Niobé et en sort divers objets dont un morceau de gâteau enveloppé dans un torchon, une bouteille d'eau et un mouchoir qu'elle offre à Niobé. La jeune femme se mouche et essuie ses yeux.

 

NIOBE      Merci.

MYLA       Tu sais quoi ? Regarde : si tu veux, je le mange ton gâteau. D'accord ? Et tant pis pour la consigne !

 

Elle prend le morceau et commence à le manger lentement.

 

NIOBE      Myla !

MYLA       Oui ?

NIOBE      Non, rien. Mange.

MYLA       Il est délicieux.

Niobé      Il a été fait avec beaucoup beaucoup d'amour.

MYLA       ça se sent.

Niobé      Merci.

MYLA       Bon anniversaire, Niobé.

 

Myla mange le gâteau, en le savourant, les yeux dans ceux de Niobé. Elle finit le morceau, veut se relever, titube et tombe évanouie. Niobé se penche sur elle, caresse ses cheveux et fouille les poches de sa veste. Elle y prend un trousseau de clés, ouvre la porte et entre. On l'entend verrouiller la porte, tandis que le noir descend sur scène.

 

ACTE 7

un peu plus tard.

 

Myla commence à remuer. Elle secoue la tête comme pour en évacuer la brume, prend la bouteille d'eau qui est restée auprès du banc, en boit une grande rasade, puis s'asperge le visage. Elle reste sonnée encore quelques instants. Enfin, elle se lève avec difficultés. Elle fouille ses poches à la recherche de ses clés tout en se dirigeant en titubant vers la porte qu'elle trouve fermée à clé.

 

MYLA       Merde ! Merde, merde et merde !

 

Après avoir repris son pistolet mitrailleur, elle se met à arpenter la placette, en ruminant des questions. Au bout d'un certain temps de ce manège, alors qu'elle tourne le dos à la porte, celle-ci s'ouvre et Niobé entre dans l'entrebâillement. La porte refermée, elle glisse peu à peu le long de celle-ci en serrant son panier contre la poitrine. Elle tombe enfin assise au sol, vidée de ses forces. Myla se retourne et la voit. Elle se précipite, tout à fait réveillée.

 

MYLA       Niobé !

 

Niobé ne bouge pas, Myla la secoue. Niobé ouvre les yeux, regarde autour d'elle.

 

NIOBé      Myla…

MYLA       ça va ?

NIOBé      Oui…

MYLA       Pourquoi t'as fait ça, Niobé, tu risquais ta vie si on t'avait vue !

NIOBé      Je sais.

MYLA       Alors, pourquoi ? Pourquoi t'es entrée : je t'ai dit qu'il risquait rien ?

Niobé      Justement…

MYLA       Si on t'avait vue !

NIIOBE     Personne ne m'a vue… Rassure-toi, personne ne m'a vue… rassure-toi… Ils étaient tous en train de discuter… de se disputer à propos de lui… de l'échange…

MYLA       T'as pas l'air bien.

NIOBé      Je ne me suis jamais sentie aussi bien depuis longtemps.

MYLA       Chut, Niobé…

NIOBé      Tout va bien… maintenant… Oui, oui, tout est bien.

 

Elle semble cependant, à chaque instant, sur le point de s'évanouir.

 

MYLA       Tu l'as vu ?

NIOBé      Oui…

MYLA       Et tu lui as parlé ?

NIOBé      Il était seul dans la chapelle… tu vois, j'avais deviné… Il était enchaîné… il dormait…

MYLA       C'était prévu qu'on le drogue après les interrogatoires. Alors, tu l'as réveillé ? Qu'est-ce qu'il a dit ?

NIOBé      Il… il ne m'a pas vue… Il ne s'est pas réveillé…

MYLA       Tu lui as pas parlé ?

NIOBé      Non…

MYLA       T'as pas réussi à le réveiller ?

NIOBé      Je n'ai pas essayé.

MYLA       Quelqu'un est arrivé ?

NIOBé      Non…

MYLA       Niobé, pourquoi ? Dis-moi !

NIOBé      Il dormait, il ronflait. C'était horrible de l'entendre ronfler comme si de rien n'était…

MYLA       Mais alors, Niobé t’as pas pu lui parler du bébé ? Toi qui voulais tellement lui montrer que tout allait bien pour ton petit !

NIOBé      Il ronflait ! Je te dis qu'il ronflait !

MYLA       Tu voulais qu'il lui parle, souviens-toi ! Comme il faisait autrefois, en posant sa main sur ton…

NIOBé      Quoi ? Qu'il pose sa main sur moi ? Qu'il pose sa main sur moi ? Tu es folle ? La main de ce monstre sur mon bébé !

MYLA       Son enfant, Niobé !

NIOBé      Ce n'est pas son enfant !

MYLA       Qu'est-ce que tu dis ?

NIOBé      L'homme qui était là… le monstre qui ronflait… ce n'est pas le papa de mon petit Vincent !

MYLA       Vincent ? Ton bébé s'appelle Vincent, maintenant ?

NIOBE       Oui, comme son papa.

MYLA       Comme son papa ?…

NIOBé      Vincent et Niobé c'est joli, tu ne trouves pas ? Parce que moi, je m'appelle Niobé…

MYLA       Oui, ça, je sais, tu me l'as dit. Tu es mon amie, Niobé…

NIOBé      Et mon petit, je le protège, tu comprends ? Parce que, moi, mon petit, je le protègerai toujours !

MYLA       Mais j'espère bien.

NIOBé      Tu ne le sais pas, Myla… mais les quatorze enfants de Niobé… l'autre, la reine de Thèbes, la Béotienne… on les lui a tous assassinés… Tous, tu imagines ça, toi ? Alors moi, il faut que je fasse très attention !

 

Elle perd de plus en plus de forces et Myla devient très inquiète.

 

MYLA       J'en suis sûre que tu sauras le protéger. Et je t'aiderai, si tu veux !

NIOBé      Merci, c'est tellement gentil… Mais, tu sais la reine, elle…

MYLA       On s'en fout de ta reine de Saba !

NIOBé      Thèbes, Myla… la reine de Thèbes.

MYLA       Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

NIOBé      On ne doit pas oublier que tous les enfants de la pauvre reine sont morts…

MYLA       Non-non ! Mais, toi ? Toi ?

NIOBé      Moi ? Oh, moi ! Un jour mon père… Est-ce que je t'ai déjà parlé de mon père ?… Mon père est devenu fou ! Et muet… Ou muet et fou, va savoir… Lui, le maitre à penser de toute notre jeunesse, vénéré par ses étudiants pour la clarté de son esprit et pour ses idées humanistes ! Quand les hommes de Jordan sont venus le chercher chez nous, mon Vincent a voulu le défendre, tu comprends. C'est Jordan en personne qui l’a abattu froidement en lui tirant une balle en plein cœur. Puis ils ont emmené mon père. Trois jours plus tard, quelqu'un l'a retrouvé qui errait dans la campagne. Il avait perdu l'usage de la parole et il n'avait plus sa raison ! Mais son petit-fils va bien ! Vincent junior va bien…

 

Elle s'évanouit. Myla la secoue et peu à peu elle revient à elle.

 

MYLA       Niobé ! Reste avec moi, Niobé ! Parle-moi ! Qu'est-ce que t'u es allée faire dans cette prison ? Niobé, réponds ! Bon sang, dis-moi ! Qu'est-ce que tu es allée faire !!!

NIOBE Se redressant Justice… Je suis allée faire justice… Une reine doit bien avoir ce pouvoir-là, non ?… Sinon ce n'est pas la peine qu'elle soit reine !

MYLA       Qu'est-ce que tu as fait ?

NIOBé      Il dormait ! Il ronflait la bouche ouverte, mais je l'ai reconnu tout de suite ! Tu sais, je ne l'avais vu que cette fois-là, mais je l'avais bien vu ! ça ne peut pas s'oublier ce que j'ai vu ce jour-là ! Alors… avec mon aiguille à tricoter… tout doucement… dans la poitrine… au même endroit que Vincent… comme je l'avais prévu ! C'est drôle, mais ça a été beaucoup plus facile que ce que j'avais pensé de trouver le passage entre les côtes… beaucoup plus simple et rapide… J'ai même pu la retirer… On ne voit rien !

MYLA       Pourquoi t'as fait ça ? Tu risquais ta vie ! Celle de ton bébé !

NIOBé      Le bébé ne pouvait pas vivre sur la même terre que Jordan. Je n'avais pas le choix. Tu sais, Myla, depuis le début j'avais compris que vous devriez l'échanger et qu'il s'en tirerait !

MYLA       Mais pourquoi tu m'as pas dit la vérité, Niobé ? On est amies. Pourquoi ?

NIOBé      Tu ne pouvais pas trahir tes copains… Et tu vois, comme ça, tu ne l'as pas fait…

 

Une fois encore, elle semble sur le point de s'évanouir. Myla la prend dans ses bras et tente de la relever.

 

MYLA       Allez Niobé, accroche-toi. Il faut qu’on parte ! Je vais t'aider. Viens ! Lève-toi. Appuie-toi sur moi.

NIOBé      Merci, mais tu sais…

MYLA       Chut…

NIOBé      C'est pour le bébé alors…

MYLA       Oui, pour le petit Vincent junior…

Niobé      Je ne pourrai pas descendre les marches… Est-ce que je t'ai dit qu'il y en a 320… C'est beaucoup 320… Est-ce que je te l'ai dit ?

MYLA       Oui… oui…

NIOBE      Le bébé sera là avant…

MYLA       On va y aller très doucement.

Niobé      Et les barbelés, dis ! Tu y as pensé aux barbelés ? Tes copains ont…

MYLA       Oui, oui. T'inquiète pas ! Parle pas. On va pas passer par les marches. C'est trop dur, c’est trop dangereux pour toi. Je veux pas prendre de risque. Tu dois vivre… Il le faut ! Hein, Niobé ? Pour ton père, pour Vincent, pour le bébé et aussi un peu pour moi !

NIOBé      si tu le dis…

MYLA       Pense fort à ton petit… Souviens-toi, Niobé : c'est l'enfant de Vincent.

Niobé      Il était si gentil, si doux… Je te l'ai dit, non ? Est-ce que je te l’ai dit ?…

Myla       Oui, oui… Tu m’as tout raconté : vos projets, la plage, les étoiles… Je suis sûre que ton Vincent, il aimerait ton courage… Il serait très fier de toi ! Tiens bon, pour lui.

Niobé      Il voulait tellement ce bébé !

Myla       Tu vas le lui donner… Allons-y… On va passer par ton ancien collège. Ils nous verront peut-être pas. Et tant pis, s'ils nous voient ! C'est pas des monstres.

NIOBé      Je suis fatiguée… Si fatiguée, Myla… Mais je vais bien… Myla, c'est drôle, je viens de tuer un homme et pourtant je vais bien… Je vais très bien…

 

Elle s'évanouit, à bout de forces. Myla hurle vers la porte.

 

MYLA       Venez m'aider ! Un bébé va naître ! Il faut m'aider ! Venez m'aider !

 

Le noir descend doucement sur scène tandis que Myla se penche sur Niobé.

 

 

 

 

FIN

 

 

 


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