Il s’agit d’une pièce provençale. L’accent du Sud (sinon marseillais) y est donc impératif pour en extraire toute la saveur des répliques. Seul le docteur est exempté de cet exercice.
ACTE I
Nous sommes dans un petit cabanon de Provence. Il domine le village de ses grosses tuiles rouges. La porte d’entrée se trouve côté jardin. C’est une grossière porte en bois. Le cabanon se compose d’une seule pièce à vivre, rustique, avec un petit lit à gauche et un tabouret en guise de table de nuit. Au fond, une fenêtre ouvre sur la pinède et les collines arides. Elle est flanquée d’un petit buffet, une cuisinière, un évier encombré de vaisselle et surmonté d’un petit miroir. Quelques ustensiles de cuisine, une cafetière, des casseroles sont éparpillés sur ces éléments. Deux petits tableaux ornent la pièce, un de chaque côté à gauche et à droite. Ils représentent des paysages d’ici. Quelques canettes de bière vides traînent. Décentré vers le côté cour : une vieille table en bois, deux chaises et un tabouret. La porte de ce côté là donne sur un grand débarras qui sert aussi de cellier, de salle de bain, de buanderie... En Provence, on appelle ça un cafoutche.
Scène 1
Titin, Félicie
Le chant des cigales envahit la salle.Le rideau s’ouvre sur la scène plongée dans le noir. On entend une voix off avec un fort accent du midi.
VOIX OFF ― Dans le midi, il y a les cigales. Il y a les pins, les vignes et quelques chèvres qui résistent encore à l’élevage industriel. Il y a ces senteurs enivrantes nulle part ailleurs comparables, un délicat coquetel mêlant le thym, le romarin, le fenouil, la sarriette, la lavande… Et puis il y a ce ciel si bleu qu’on le dirait tout droit sorti d’un tableau de Van Gogh. Et ce soleil implacable qui vous assassine, qui vous escagasse et vous cuit comme un bistèque si vous n’êtes pas suffisamment prévoyant pour vous préserver aux heures les plus meurtrières.
La lumière se fait sur la scène, on découvre Titin, jeune célibataire, qui dort sur le petit lit, un chapeau de paille sur le visage. Le chant des cigales s’atténue, remplacé par ses ronflements. On frappe à la porte.
FÉLICIE, crie à l’extérieur. ― Titin !... Oh ! Titin !... (Elle tambourine.) Titin !... Qu’est-ce que tu fais, Titin ?
Titin sursaute, se redresse à demi.
TITIN, hagard. ― Hè ! Qu’èsse c’est ?
FÉLICIE, tambourine. ― Titin !... Tu vas m’ouvrir, oui ?
TITIN, en se levant difficilement. ― Voilà, voilà ! J’arrive !... Y a pas le feu !...
Il part ouvrir le gros verrou de la porte. Félicie entre. Elle a la cinquantaine, elle est la mère de Titin.
FÉLICIE ― Tu en as mis du temps ! Tu dormais ?
TITIN ― Eh, non ! Je travaillais.
FÉLICIE, lorgne le lit. ― C’est ça, tu travaillais couché. Il y a encore le creux sur le lit.
TITIN ― Je réfléchissais.
FÉLICIE ― Ah, oui !... C’est vrai que ça fatigue de reufléchir. Mais je ne savais pas que ça rendait sourd.
TITIN ― Maman ! Tu es venue jusqu’ici pour me dire des méchancetés ?
Il s’assied, s’accoude à la table.
FÉLICIE ― Non. Je suis venue parce que ça fait quinze jours que je ne t’ai pas vu. Je pensais qu’il y avait une femme là-dessous, mais non, ça ne risque pas… Ça sent le sanglier ici, aucune femme ne résisterait.
TITIN ― Et tu appelles ça comment, si c’est pas des méchancetés ?
FÉLICIE ― C’est la vérité, tout simplement. Mon fils vit dans une porcherie, c’est la vérité et ça ne me fait pas plaisir.
TITIN ― Bon ! Et à part ça, tu vas bien ?
FÉLICIE ― Je suis contente que tu te soucies de la santé de ta vieille mère. Mais j’aurais préféré que tu viennes t’en soucier à la maison.
Elle s’assied en face de Titin, pousse deux canettes de bière vides tout en abusant de mimiques dégoûtées au contact de la table, sale.
TITIN ― Quinze jours, c’est pas la lune. Je suis à deux kilomètres du village, je ne suis pas parti aux antipodes…
FÉLICIE ― Justement ! En quinze jours, tu n’as pas eu un quart d’heure pour venir me voir ?
TITIN ― Mais qu’est-ce que tu me fais, là, maman ? Ce n’est pas la première fois que je passe mes vacances au cabanon… (Il se lève, va chercher des verres dans l’évier.) Tu veux boire quelque chose ?
FÉLICIE ― Je te remercie, je ne suis pas venue pour m’intossiquer. Tes verres, on n’y voit pas à travers !
TITIN, ne relève pas la raillerie. ― Je suis bien, ici, c’est reposant, je me ressource. (Il se sert à boire et revient se mettre à table.) Tu peux comprendre que j’ai besoin de m’isoler un peu, je ne suis plus un gamin…
FÉLICIE ― Vouaïe. Et moi aussi, je ne suis plus toute jeune. Tu aurais pu éviter de me faire grimper deux kilomètres en plein cagnard. Je coule l’eau.
TITIN ― Qu’est-ce que tu racontes ? D’abord, je ne t’ai rien demandé, tu es venue de ton propre chef. Et ensuite tu es en pleine forme. La preuve, c’est qu’après deux kilomètres en plein soleil, il te reste assez de souffle pour m’engueuler.
FÉLICIE ― Même sur mon lit de mort, je serai encore capable d’engueuler mon fils !
TITIN ― Hè bè ! Ça promet !
FÉLICIE ― Et ne détourne pas la conversation ! Je suis montée à pied parce que tu ne réponds pas au téléphone. Si j’attrape l’insolation, ce sera de ta faute.
TITIN ― Maman, tu sais très bien que je coupe mon portable quand je suis en vacances…
FÉLICIE ― Et tu ne penses pas à ta mère qui se fait un sang d’encre ?
TITIN ― Au bureau, je travaille toute l’année avec le téléphone, permets-moi de l’éteindre lorsque je suis en vacances.
FÉLICIE ― Je te permets, mon fils, mais allume-le de temps en temps, tu m’éviteras des cheveux blancs.
TITIN ― Oh coquin ! Un sang d’encre, des cheveux blancs… et j’allais oublier l’insolation. Tu crois que tu survivras ?
FÉLICIE ― Et voilà ! (Elle tape sur la table.) Bah !... (S’avise qu’elle vient de souiller sa main.) C’est bien l’ingratitude des enfants, ça ! On les torche jusqu’à vingt ans, on se décarcasse, on se met en quatre pour les élever et ils vous tournent le dos dès qu’ils ont un peu de poil au menton. Ah ! Elle est belle la jeunesse d’aujourd’hui !
TITIN ― Arrête, maman… Je te sais gré de m’avoir « torché », bien que le terme « élevé » soit plus approprié, mais aujourd’hui, à vingt-huit ans, je pense pouvoir faire ma vie sans avoir à te demander une autorisation.
FÉLICIE ― Je t’en ficherai, moi, des autorisations ! Un bon fils a le devoir d’assiduité auprès de sa vieille mère, qui l’a torché conformément au Petit Larousse, même si ça t’égratigne les esgourdes.
TITIN, bras au ciel. ― Alors, si c’est le Petit Larousse qui le dit…
FÉLICIE ― Je ne te demande pourtant pas grand-chose, juste un petit coup de fil si ça t’escagasse de te déplacer. (Elle prend un air pincé.) Mais je peux bien mourir, ça ne te tracasse pas plus que ça !
TITIN, abattu. ― Non, tu me l’as déjà fait ce coup là. Tu es sur le point de mourir chaque fois que je pars en vacances…
FÉLICIE ― À qui la faute ?... (Grandiloquent :) Si ce n’est à l’ingratitude filiale !
Elle se lève, fait le tour du propriétaire.
TITIN ― Je te rassure, maman, tu vas très bien, tu vas parfaitement bien, tu tiens la forme olympique, crois-moi, il y avait longtemps que je ne t’avais pas vue en si bonne forme.
FÉLICIE, retape le lit défait. ― Tu dis ça pour me faire plaisir.
TITIN, désabusé. ― Oh, non ! Je le pense sincèrement.
FÉLICIE ― Ça t’arrive d’aérer, ici ?
TITIN ― Bien entendu, mais pas au plus gros de la chaleur.
FÉLICIE ― C’est bien ce que je pensais. Ça pue !
Titin se contente de hausser les épaules. Félicie a trouvé une éponge, elle débarrasse la table et l’essuie.
FÉLICIE ― Et ton linge ?
TITIN, désigne le débarras. ― Dans la machine à laver, à la buanderie.
FÉLICIE ― Le cafoutche ! Tu appelles ça une buanderie, toi ? Elle sert à tout cette pièce : garde-manger, débarras, salle de bain, séchoir à champignons… Ça doit sentir bon là-dedans aussi.
TITIN ― Tu sais, c’est rien qu’un cabanon, pas un hôtel quatre étoiles.
FÉLICIE ― Merci de la précision. Et encore, maintenant il y a l’électricité !
TITIN ― Oh ! Ça n’a pas été sans mal. On a transpiré quelque chose, l’automne dernier, pour transporter le chauffe-eau, la machine à laver, le compteur et tout le fourbi… Avec la brouette, tu imagines ! Ici, la brouette est un moyen de transport indispensable, vu qu’il n’y a pas de route... Une chance, l’électricien est un ami, sinon ça aurait coûté les yeux de la tête.
FÉLICIE ― C’est pour ça que tu ne fais pas la vaisselle, pour économiser le matériel ! (Elle entreprend de faire la plonge. Titin soupire.) Heureusement, je veille sur mon Titinou…
TITIN, révolté. ― Ah, non ! S’il te plait ! Tu sais que je ne supporte pas ce sobriquet. Titin, c’est déjà bien assez tarte. Tu n’imagines pas combien on a pu se foutre de moi à l’école avec un surnom pareil.
FÉLICIE ― Mais ici, il n’y a personne pour nous entendre. Et puis, ce n’est pas un surnom, Titinou, c’est un diminutif gentil.
TITIN ― Gentil, tu parles ! Couillon, oui ! Il faut dire qu’avec un prénom comme Baptiste, c’est difficile de faire mieux.
Félicie abandonne sa vaisselle.
FÉLICIE ― Et qu’est-ce qu’il a ton prénom ? Il n’est pas honteux que je sache. C’était le prénom du frère de mon père, et aussi ton parrain. C’est un beau prénom, bien de chez nous. La tradition veut qu’on transmette les prénoms des parents aux enfants. Toi, c’était ton parrain Baptiste, moi, c’était mon père, donc ton grand-père, Félicien.
TITIN ― Félicien, Félicie. Quelle imagination !
FÉLICIE ― Qué imagination ? On parle de tradition, pas de poésie. Ça te défrise aussi, Félicie ?
TITIN ― Ça me plait beaucoup, maman. Mais tu sais, de nos jours, la tradition…
FÉLICIE ― Tè, bien sûr ! On se fiche de tout maintenant, c’est pour ça que le monde va si bien. Tu aurais peut-être préféré que je te baptise d’un prénom à la mode ? Comme Kevin, Bryan ou Enzo… (Elle prononce Kevain et Brillant.) Quand j’étais petite, on a eu un chien qui s’appelait Enzo à la maison. Un brave bastard pas bien futé, peuchère. Une grosse bestiasse qui s’immobilisait en travers de la porte quand on lui demandait de sortir. La truffe dehors, il se croyait tout entier à l’estérieur alors que son cul était encore dedans. Il ne se rendait pas compte de la distance qui séparait sa tête de sa queue, peuchère, on était obligé de le pousser...
TITIN ― Et quand il s’agissait de rentrer, il faisait pareil ?
FÉLICIE, hésitante. ― Euh !... Maintenant que j’y pense…
TITIN ― Alors, ton Enzo, il n’était pas aussi banaste que tu le crois. (Félicie hausse les épaules, s’en retourne terminer sa vaisselle. Un silence s’installe. Titin semble perplexe.) Tu as quelque chose à me demander, maman ?
FÉLICIE, piquée au vif. ― Qu’est-ce que tu veux insinuer par là ?
TITIN ― Rien… Mais je trouve que tu en fais des tonnes aujourd’hui, un peu comme si tu tournais autour d’un pissadou sans savoir par quel bout l’aganter.
FÉLICIE ― Il manquerait plus que ça, tiens ! Que je n’ose pas demander à mon fils s’il a une femme dans sa vie.
TITIN ― Ah ! Nous y voilà, tu es venue voir si j’étais seul ou accompagné… J’aurais dû comprendre, à ta façon d’entrer, de furer, d’espincher… Bon, alors tu dois être rassurée.
FÉLICIE, abandonne sa vaisselle définitivement. ― Et pourquoi je serais rassurée ?
TITIN ― Hè bè… parce que, manifestement, il n’y a pas trace d’une présence féminine ici.
FÉLICIE ― Et cette constatation devrait me transporter de joie ?
TITIN, interloqué. ― Quoi ! Ce n’est pas le cas ?
FÉLICIE, prend une grande respiration et se lance. ― Titin, mon petit Titin, à ton âge, il serait temps de penser aux choses sérieuses.
TITIN, inquiet. ― Qu’est-ce que tu appelles des choses sérieuses ?
FÉLICIE ― C’est des choses qu’une mère a du mal à dire à son enfant… (Silence embarrassé. Félicie trépigne.)… Ne m’aide pas, surtout, vaï ?
TITIN ― Comment veux-tu que je t’aide ? Je ne comprends pas où tu veux en venir !
FÉLICIE ― Je t’esplique que tu ne peux plus continuer ta vie de patachon !
TITIN ― Qué vie de patachon ?
FÉLICIE ― Ta vie de célibataire avec les copains, le pastaga, la chasse, le foot, (Grand geste qui englobe les murs.) et le sacro-saint cabanon ! (Titin reste médusé.) À vingt-huit ans, on se marie, on achète une jolie maison avec des tuiles rouges et un petit jardin pas trop grand parce que sinon c’est trop de travail, le chauffage central, des meubles en bois patinés à l’ancienne, la cuisine intégrée, la télévision à écran plat comme une esquinade… Et hop, on fait des enfants ! On se range, quoi !
TITIN, médusé. ― Tu veux que j’épouse une femme ?
FÉLICIE ― Ah, ça oui, j’aimerais mieux que ce soye une femme, oui !
TITIN, avec un calme terrible. ― Tu te fiches de moi, maman ? Depuis le jour où j’ai eu mon premier bouton d’acné sur la figure, tu me mènes une vie pas possible dès qu’une fille m’approche, tu m’as embrouillé avec toutes mes conquêtes, tu as fait de ma vie amoureuse un enfer…
FÉLICIE ― Tu galèjes ou quoi ? J’ai juste surveillé tes fréquentations pour que tu ne t’entiches pas d’une radasse. Maintenant, à vingt-huit ans, il te faut une femme, une vraie.
TITIN, violent. ― Alléluia ! Je ne suis plus un minot, ma mère me proclame adulte. À vingt-huit ans !... Encore un effort, et à cinquante je serai peut-être majeur… Merci petit Jésus !
FÉLICIE ― Oh ! On ne peut pas parler, avec toi. De suite, tu montes sur tes grands chevaux.
TITIN ― Parler ? Tu appelles ça parler ? Tu viens comme le KGB espincher mes relations amoureuses, tu me joues la grande scène de la mère abandonnée qui se meurt de languissemment, tu me fais des manières avec des Titinou longs comme le bras, tu dénigres ma façon de vivre… et tu finis par me commander de me marier ?
FÉLICIE ― Et alors ? Il n’y a pas de honte à se marier.
TITIN, révolté. ― Avec tout le respect que je te dois, maman, je t-t… je te dis plus rien, vé ! Je préfère m’escaper avant que ça tourne au massacre.
Il sort à grandes enjambées.
FÉLICIE, appelle. ― Titin ! Reviens !
Titin claque la porte.
Scène 2
Félicie, Jojo
FÉLICIE, soupire. ― Boudiou ! Qué caractère il a, ce petit !... (Elle rumine et tournique, redresse un tableau légèrement penché.) Tè, c’est comme ce tableau ! Ça fait vingt ans qu’il est bancaou, et escrime que tu t’escrimes, il veut rien savoir… Lui aussi, il a son caractère. (Indécise, elle s’en va dans le débarras.) Ça emboucane pas trop là-dedans… (Elle en ressort avec un balai.) C’est même mieux rangé qu’ici, il doit y aller moins souvent… (Elle commence à balayer sans conviction.) Il me rendra folle, ce niston !... (Après quelques coups de balai peu efficaces, elle s’assied, accablée.) Ça me coupe les jambes, moi, toutes ces cagades !... Je lui demande pas la lune, pourtant… Quoi ! Il ne va pas se faire ermite, tout de même ! Frère Titin, il manquerait plus que ça !... Aie ! Je le savais, on devient fada à vivre comme un vieux sanglier. Mais il ne m’écoute jamais. Vé, il est peut-être déjà fada en plein, peuchère !... Et si j’appelais le docteur ?... Non !... Non, il le mettra dehors ! Et puis les docteurs, moins on les voit, mieux on se porte… C’est surtout les remèdes, moi, je n’ai pas beaucoup confiance… Je préfère les tisanes… Malheureusement, les tisanes, si c’est bon pour le foie ou la cagagne, ça n’a jamais rendu quelqu’un sociable… C’est la mouscaille, qué !... Le problème, c’est ce cabanon. Qu’est-ce qu’il lui trouve à ce cabanon, hè ? Il le quitte plus… Quand il a eu sa période discothèques et balèttis, ça ne me plaisait guère. Il sortait, il guinchait, il buvait… Ça ne me plaisait guère, mais au moins il était normal. C’était de son âge. Maintenant, ce n’est pas de son âge de s’enfermer dans ce boui-boui, je regrette, ce n’est pas de son âge… (Elle a une soudaine illumination :) Oh, coquin de sort !... Puisque le problème c’est le cabanon, il suffit de supprimer le cabanon... Plus de cabanon, plus de problème. En voilà une idée qu’elle est bonne !... (On frappe à la porte. Félicie se lève en sursaut pour reprendre le maniement du balai. Elle crie, croyant au retour de Titin :) Entre, couillon ! Tu ne vas pas faire des manières, non ? (Entre Jojo, sexagénaire imposant. Il porte un chapeau de paille sur la tête. Félicie, le dos tourné ne le reconnaît pas.) Alors, ça y est, tu ne boudes plus ?
JOJO ― Si je comprends bien, ça s’est mal passé.
FÉLICIE, se retourne. ― Ah, c’est toi, Jojo ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
JOJO ― Je suis venu aux nouvelles. Je me doutais qu’avec ton caractère, ça ferait des étincelles.
FÉLICIE ― Qué caractère ? Et lui, il n’en a pas du caractère, peut-être ?
Jojo s’évente avec le chapeau.
JOJO ― Pour sûr qu’il en a ! Les chiens ne font pas des chats, il tient de sa mère, c’est normal. D’ailleurs, on a tous du caractère dans la famille. Le père Félicien Labri, il n’a pas oublié de le distribuer. Mais il faut avouer que c’est toi qui as eu la plus grosse part. Moi, j’ai eu les miettes. Alors forcément, ton fils…
FÉLICIE ― Vé, l’hôpital qui se fout de la charité ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre, mon frère qui a loupé la distribution de tempérament ! Si tu n’avais pas mis le chapeau, je croirais que tu as pris un coup de soleil sur la coucourde.
JOJO, moqueur. ― Oh, mais, ne te tracasse pas, je ne te ferai pas un procès pour réclamer ma part d’héritage. Tu peux tout garder.
FÉLICIE ― Tu te moques de moi, Jojo ?
JOJO ― Mais bien sûr, ma Félicie, que je me moque de toi. Tu le vois bien que tu as un sale caractère, tu prends tout de travers. Alors que moi, j’use de diplomatie.
Il s’assied. Félicie, excitée, tournera en rond autour de lui.
FÉLICIE ― Vouaïe. Tu fais tellement dans la diplomatie que ta dernière intervention au conseil municipal, elle est parue dans le journal. Et pas qu’un peu, en première page, avec ta photo ! En couleur !
JOJO ― Là, c’est différent, je suis dans l’opposition. C’est mon rôle…
FÉLICIE ― Et avec Rafini, le bleu qu’il a sur la pommette, c’est de la diplomatie ?
JOJO ― Le garagiste, cet escroc ? Il m’a fait payer une réparation qui est ni faite ni à faire… (Agacé :) Oh ! Tu vas m’en sortir beaucoup des comme ça ?
FÉLICIE ― Oh Bonne Mère, non, que demain on y serait encore ! C’était juste pour te montrer que tes miettes, elles sont grosses coùmé aco (Elle écarte les mains exagérément.) Alors, tes leçons de diplomatie, tu peux te les mettre où je pense…
JOJO ― Tu ne peux quand même pas nier qu’avec Titin, je m’en sors mieux que toi. Je sais lui parler, moi, à ce pitchoun, alors que toi tu lui cries dessus sans arrêt.
FÉLICIE ― Parce que je suis sa mère. Et que je l’aime.
JOJO ― Moi aussi je l’aime. Je suis son oncle, mais je l’aime comme si j’étais son père, vu que son père, peuchère, il n’en a pas eu et qu’avec ta permission, je l’ai un peu remplacé, moi qui n’avais pas d’enfant. Je l’ai élevé comme mon propre fils et je l’aime pareil. Pour autant, je ne l’engueule pas à longueur de journée, parce que je ne crois pas que l’amour se mesure à coups de décibels… D’ailleurs, je ne crois pas qu’il se mesure tout court.
FÉLICIE ― Tè ! Ça te va bien la philosophie… Ça te va mieux que la diplomatie.
JOJO ― Cette fois, c’est toi qui galèjes.
FÉLICIE ― Un peu. Et si on revenait à nos moutons. J’ai eu une idée…
JOJO ― Oyayaïe ! Tes idées, je m’en méfie. D’abord, raconte-moi ce qui s’est passé, que j’estime les dégâts.
FÉLICIE ― Il s’est passé comme d’habitude. On s’engatse pour des broutilles, le ton monte, monte, et il claque la porte… Tu ne sais pas ce qu’il est allé me reprocher ? De l’avoir baptisé du prénom de son parrain, Baptiste !
JOJO ― Oh, ça, ce n’est pas bien grave ! Tu as dû le bassiner avec ton Titinou par ci, Titinou par là… Tu sais qu’il déteste ce surnom, mais c’est plus fort que toi, tu ne peux pas t’empêcher de le lui servir à toutes les sauces.
FÉLICIE ― Ce n’est pas un surnom, c’est un diminutif…
JOJO ― Gentil ! Je sais, c’est un diminutif gentil. À deux ans, je le l’accorde, mais à vingt-huit, ça devient une déclaration de guerre !
FÉLICIE ― Oooh, toi, tu prends toujours sa défense !
JOJO ― Eh non, j’essaie de comprendre, voilà tout. Et après, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
FÉLICIE ― Après, il m’a traitée de KGB !
JOJO ― Kagébé ? Qu’es aco, Kagébé ?
FÉLICIE ― Il m’a accusée de venir au cabanon comme le KGB, pour l’espionner…
JOJO, rassuré. ― Ah, bon !
FÉLICIE ― C’est tout ce que ça te fait, à toi, qu’il me traite de KGB ?
JOJO ― Je ne te répondrai pas, tu vas encore penser que je prends sa défense. Mais toi, entre le Titinou et le KGB, qu’est-ce que tu lui as dit, toi ?
FÉLICIE ― Rien !
JOJO, l’admoneste. ― Félicie…
FÉLICIE ― Rien de bien méchant.
JOJO, ironique. ― Alors, il a claqué la porte, comme ça, sur un coup de tête. Tu ne lui as rien dit, et il est parti en colère. Il est bizarre, ce petit, tu ne trouves pas ?
FÉLICIE ― Tu m’agaces, Jojo ! Tu m’agaces !
JOJO ― Et tu l’as informé de ta dernière lubie ?
FÉLICIE ― Ce n’est pas une lubie ! C’est de son âge et c’est la vie !
JOJO ― Admettons. Et alors ?
FÉLICIE ― Alors, je n’ai pas eu le temps de faire dans le détail. Dès que j’ai parlé de mariage, il a sauté au plafond et il est parti comme une fusée.
JOJO ― Comment tu lui as annoncé la chose ?
FÉLICIE ― Comment ! Je n’en sais rien, moi, comment ! Je lui ai dit : « mon fils, tu es en âge de te trouver une femme et d’oublier ta vie de patachon… »
JOJO ― Aie ! Tu lui as dit « ta vie de patachon » ?
FÉLICIE ― Je ne sais plus… ça s’est passé tellement vite… mais rien qu’au mot « femme », il a pété les plombs… (Avec effroi :) Dis, tu crois qu’il est normal ?
JOJO, agacé. ― Mais oui ! Qu’est-ce que tu vas chercher ? Il nous l’a prouvé plus d’une fois qu’il était normal.
FÉLICIE ― On ne sait jamais, avec l’âge…
JOJO, avec colère. ― Tu dérailles complètement, ma pauvre Félicie ! Si tu ne t’étais pas mêlée de ses affaires de cœur, il serait peut-être déjà marié depuis longtemps et tu ne serais pas là, à me tourner autour que tu me donnes le vire-vire !
FÉLICIE ― Tè ! Tu réagis comme lui ! Tu n’es pas son père, mais vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau ! Comment je dois vous faire comprendre que je ne veux pas qu’il se laisse embobiner par une cagole ?
JOJO ― Tu vois des radasses partout, ma pauvre Félicie. Tu ne vas tout de même pas lui choisir sa femme, non ?
FÉLICIE ― Et pourquoi pas, s’il n’en est pas capable ?
JOJO ― Oyayaïe ! Li sian ben ! C’était ça ta nouvelle idée ?
FÉLICIE ― Non, ça c’est de l’improvisation. L’autre idée, c’est que s’il refuse de se marier, je lui confisque le cabanon !
JOJO, horrifié. ― Oyayayayaïe ! Ça y est, c’est la guerre !... (Frappé d’une révélation :) Mais… le cabanon, je te rappelle qu’il nous appartient à tous les deux, puisque c’est l’héritage du père Labri.
FÉLICIE ― Et alors ? L’important c’est qu’il n’est pas à lui tant que nous ne sommes pas dans le trou.
JOJO, se lève brusquement. ― Ah, non ! Je refuse de rentrer dans tes combines tordues.
FÉLICIE, très énervée. ― Hè bè, je lui confisquerai ma moitié, d’ici à là… (Elle partage la pièce à grands gestes.) Ou de là à là…
JOJO, lui pose fraternellement le bras sur l’épaule. ― Allez zou, calme-toi, Félicie. Tu vas nous faire une estoumagade et tu seras bien avancée… (Félicie cache une larme derrière un grand mouchoir dans lequel elle se mouche bruyamment.) Écoute-moi. Tu as voulu lui parler en premier parce que tu es sa mère... Je ne t’ai pas contrariée. Pourtant, je connaissais le résultat à l’avance. Mais ta démarche était légitime…. Dangereuse mais légitime. Maintenant, c’est mon tour. Laisse-moi faire, je vais lui expliquer, moi, à Titin…
FÉLICIE ― Qu’est-ce que tu veux espliquer à une tête de mule ! (Elle se mouche encore un grand coup.)
JOJO ― Oh, je ne te garantis pas un revirement spectaculaire, les miracles je n’y crois guère… Mais, sans me vanter, je sais davantage causer aux mules que toi.
FÉLICIE, ironique. ― Ah, oui ! La diplomatie !
JOJO, conciliant. ― S’il te plait, Félicie, rentre à la maison… (Il la pousse vers la sortie.) Tu t’installes dans un fauteuil, tu prends une tisane, tu allumes la télé…
FÉLICIE ― Hé ! Je ne suis pas encore gâteuse… Tu ne veux pas que je me mette au canevas, non plus ?
JOJO ― Si ça pouvait te détendre… Allez zou, je passerai te donner des nouvelles… (Elle sort, Jojo reste sur le pas de la porte, il la regarde partir. Pour lui-même :) Vé, c’est pas possible de se mettre dans des états pareils. Elle devient jobastre, ma sœur.
Il ferme la porte.
Scène 3
Jojo, Titin
Jojo arpente lentement la pièce, l’air pensif.
JOJO, soliloque. ― Hè bè ! Je suis dans la panade. Qué misère !... Je fais le beau devant Félicie, mais face à Titin, ce sera une autre histoire… Comment convaincre un gamin de vingt-huit ans de se marier s’il n’en a pas envie ? En plus, étant moi-même un vieux célibataire endurci, voire racorni, j’aurai du mal à lui faire la leçon… C’est bien des idées de femme, ça !... Et Titin, où il est passé ? S’il est parti faire le tour du Garlaban, il n’est pas prêt de revenir… (Il prend une soudaine décision, va ouvrir la porte pour crier :) Titin !... (Il recule précipitamment, Titin entre en même temps.)
TITIN ― Pas la peine de crier, je suis là.
JOJO ― Oh, Titin ! Tu m’as fait peur… Je te croyais loin !
TITIN ― J’étais chez l’Italien. On voit tout de là-haut. Je t’ai vu arriver, mais j’ai attendu que maman s’en aille…
JOJO ― Tu ne devrais pas trop le fréquenter, l’Italien. Il est un peu fada.
TITIN ― Il n’est pas méchant.
JOJO ― Non, mais il faut se méfier des fadas. Quand ça lui prend de chanter, on l’entend jusqu’au village. Il fait fuir les perdrix, les lapins et il fait tourner le lait des chèvres… Ce qui serait bien, c’est qu’il fasse pleuvoir. Dans nos régions, ce serait utile. Mais ça, il n’y arrive pas.
TITIN ― Tu exagères. Il chante bien.
JOJO ― Peut-être. Mais depuis au moins vingt ans que je l’entends gueuler « Con te partiro », je ne serais pas fâché s’il partiro pour de bon. (Il fait avec les mains le signe de se sauver.) Et puis, cette manie de manger les lézards verts ! Tu ne me diras pas que c’est normal ces fantaisies d’italien ?
TITIN ― Il n’en mange pas tant que ça. Il chasse seulement les gros, (Il écarte les mains.) les « Lambert », ceux qui courent dans les vignes. Et il fabrique des ceinturons avec la peau, il m’en a donné un… Que veux-tu, c’est dans sa culture… Nous, on mange bien les escargots.
JOJO ― Les escargots, il n’y a que des avantages : premièrement ça ne court pas vite, deuxièmement ça ne mord pas, et troisièmement c’est délicieux, (Il ferme les yeux de délectation.) à la provençale ou grillés à la braise avec une tartine d’aïoli… Je rajouterais que nous, on ne se fait pas des colliers avec les coquilles !
TITIN, en riant. ― Surtout qu’avec tout ce que tu t’enfiles chaque été comme escargots, c’est plus un collier mais une armure que tu pourrais te monter, mon oncle.
JOJO, amusé. ― Traite-moi de morfale tant que tu y es.
TITIN ― Eh non, moi aussi il ne faut pas m’en promettre. C’est tellement bon… Ah ! Il en a vu quelques uns, ce cabanon, des gueuletons.
JOJO ― S’il en a vu, malheureux ! Tu n’étais pas né que, déjà, on montait tous les dimanches après la messe, faire une grillade, en famille ou entre amis. Et avant nous, tes grands-parents. Et avant, et avant… Tè, un véritable génocide ! S’il reste encore des escargots en Provence, ce n’est certainement pas grâce à la famille Labri. Heureusement qu’on ne se nourrit pas que de limaçons. Tu sais, du temps de ton grand-père, il y avait un potager et un poulailler derrière… (Il désigne l’extérieur.) À l’époque, c’était vital un poulailler.
TITIN ― Ouais. De ton temps à toi aussi, il y avait des poules… mais des poules sans plumes. Même plutôt à poil !
JOJO, estomaqué. ― Comment tu le sais ? C’est ta mère qui te l’a dit ?
TITIN ― Penses-tu ! Tout le village le sait.
JOJO ― Ah bè ça alors ! Si je m’attendais… Et on en parle encore aujourd’hui ?
TITIN ― Non, ce n’est plus d’actualité. Mais c’est un secret pour personne que mon oncle était un chaud lapin et un grand séducteur.
JOJO, piqué. ― Et tu me dis ça comme ça ?
TITIN ― Et comment veux-tu que je te le dise ?
JOJO ― Tu ne me le dis pas, c’est encore mieux. Ce ne sont pas des choses dont on parle, il s’agit de ma vie privée.
TITIN, insidieux. ― Ah!... Vouais-vouais-vouais-vouais-vouais…
JOJO, irrité. ― Qué vouais-vouais-vouais-vouais-vouais ? Ça veut dire quoi, vouais-vouais-vouais-vouais-vouais ?
TITIN, lentement, avec désinvolture. ― Rien de spécial… Simplement, si tu avais dans l’idée de me parler de mariage… tu aurais déjà une partie de la réponse… (Silence. Jojo est effondré. Il va lentement s’asseoir. Il semble porter sur les épaules toute la misère du monde. Titin reprend, sur un ton accommodant :) Je ne suis pas idiot, l’oncle. Lorsque je t’ai vu arriver, depuis chez l’Italien, je me suis réjoui naïvement que le hasard t’amène au bon moment pour raisonner maman. Et puis, tout de suite après, j’ai pensé que la synchronisation était trop opportune pour que le hasard seul te pousse à grimper deux kilomètres en plein soleil…
JOJO ― Pourtant, tu te trompes. Il n’était pas prévu que je monte au cabanon.
TITIN ― Peut-être. Peut-être aussi que tu étais inquiet de ce que tu avais eu vent qu’il devait s’y passer, au cabanon…
JOJO ― Oh, tu deviens compliqué, tu sais ?
TITIN ― Si réfléchir c’est devenir compliqué, alors oui, je le deviens… Mais si tu me dis que tu es là par hasard, je te croirais.
JOJO ― Eh non, je ne peux pas te le dire !
TITIN ― Alors, tu savais les intentions… matrimoniales de maman ?
JOJO ― Je savais surtout que ça tournerait mal. Vous êtes comme deux silex, ta mère et toi. Quand on les frotte, ça fait des étincelles.
TITIN, le ton monte petit à petit. ― Avoue qu’elle y va un peu fort. En une décennie, elle a désertifié mon entourage de la plupart de ses éléments féminins. Je n’ai jamais eu de relation durable, elle a harcelé et fait fuir chacune de mes conquêtes amoureuses. Et aujourd’hui elle me parle de mariage !... (Fort :) Elle devient cinglée ou quoi ?
JOJO, autoritaire. ― Ah, non ! Ne parle pas de ta mère comme ça, Titin. Elle a un caractère de cochon, c’est vrai, mais c’est ta mère. Et si tu ne lui ressemblais pas, à te mettre en colère pour un oui pour un non, peut-être que vous auriez pu vous entendre et trouver une solution.
TITIN, définitivement en colère. ― Qué solution ? La solution, je la connais : il faut lui dire amen. Et alors, quoi ? Parce que c’est ma mère, je dois accepter tous ses caprices ?
JOJO, même ton. ― On ne peut pas discuter avec toi... Vé, ce n’est plus à ta mère que tu ressembles, c’est à ton grand-père ! Le père Labri, je ne l’ai jamais vu content. Il se levait en colère et il se couchait pareil. Et entre temps il avait passé sa journée à bisquer contre le vent, la pluie, le soleil, les mauvaises herbes et le Saint Esprit… Fatalement, le cœur a fini par lui péter !... (Tragique :) Et sur son lit de mort, il avait enfin le sourire.
TITIN, radouci. ― Tu ne comprends pas, l’oncle. Moi, je n’en veux à personne d’autre qu’à ma mère. Elle doit se mettre en tête que je ne suis plus son bébé, son jouet… (Avec répugnance :) Son Titinou !
JOJO ― Et zou, c’est reparti ! Tu en fais des manières avec ça. Ce n’est rien qu’un petit nom affectueux, entre nous. Mais dans ta bouche, tu donnes le sentiment de prononcer une insulte.
TITIN ― Exactement ! J’ai l’impression que l’on s’adresse à un demeuré, à l’idiot du village…
JOJO ― Tu es trop susceptible.
TITIN ― C’est pareil pour toi, l’oncle, je ne peux pas t’appeler Jojo, c’est comme si je te criais à la face du monde : (Il crie avec les mains en porte-voix :) « Oh, jobard ! Oh, jobastre ! ».
JOJO, indigné. ― Alors toi, quand tu te mets à faire la bête, tu n’y vas pas par quatre chemins ! Tout le département m’appelle Jojo. Il y en a un seul que ça dérange, c’est môssieur Titin... Ça ne devrait pas grandir, les enfants ! Quand tu étais petit, tu ne réfléchissais pas tant. (Attendri :) Je me souviens… tu étais haut comme le tabouret, là, tu levais les bras vers moi en agitant tes petites menottes… (Il mime. Yeux au ciel, il lève les bras, ouvre et referme les mains à plusieurs reprises. D’une voix fluette :) Tonton Jojo, tu me portes, dis ? (Il reprend sa voix normale :) Et moi, comme un couillon, je te prenais dans mes bras, et tu me serrais, tu me serrais… (Il s’entoure de ses bras. De nouveau, d’une voix d’enfant :) Je t’aime, tonton Jojo. (Voix normale :) Qu’est-ce qu’il était bon, ce Jojo là. Et j’attrapais des crampes à te porter pendant des kilomètres. Tu m’aurais fait faire le tour du monde à coup de Tonton Jojo. (Titin baisse les yeux, ému.) Et puis un jour, tu avais grandi et ça t’a pris… Comme une envie de caguer, tè ! Un jour, tu as décidé de m’appeler : (La bouche en cul de poule et l’accent pointu :) oncle Georges ! On va à la pêche aujourd’hui, oncle Georges ?... (Voix normale :) Ah ! Tu les as bien fait rigoler les voisins… On me demandait : « Mais d’où il sort, ce petit, pour parler comme ça ? C’est un prince ou qué ? Peut-être qu’il faudra lui mettre la particule, lui donner du môssieur de Titin ! Et quand il mange, il lève le petit doigt ?... ». Je t’en passe et des meilleures…
TITIN ― Des paysans ! Tous des paysans !
JOJO ― Et alors ? Ce n’est pas une tare d’être paysan, et c’est encore moins honteux. Les paysans, ils ne sont peut-être pas instruits, mais ils ne se prennent pas pour ce qu’ils ne sont pas.
TITIN ― Mais je me prends pour rien. Je ne peux simplement pas t’appeler Jojo. Quant à l’épisode oncle Georges, il n’a pas duré longtemps…
JOJO ― Parce que je t’ai convaincu de l’abandonner. Tu l’as transformé en l’oncle… ce qui ne me ravit pas des masses, mais soit…
TITIN, timidement. ― Si tu avais voulu, je t’aurais appelé autrement…
JOJO, attendri. ― Eh non, Titin… Deux ou trois fois, tu m’as appelé papa… ça t’a échappé, j’étais tellement présent… Oh ! Ça m’a fait plaisir. Mais je ne pouvais pas consentir à pareil mensonge. Pire, une imposture ! Je t’aurais laissé croire à la réalité d’un mirage ?… Non, tu me l’aurais reproché plus tard… Non, non, il ne faut pas mentir aux enfants. Surtout toi, qui posais des tas de questions sur le soleil, les étoiles, la vie, la mort… Tout petit déjà tu te torturais l’esprit avec des choses qui n’étaient pas de ton âge… Alors, non, définitivement non. (Il s’adresse à un enfant imaginaire :) Non, mon petit Titin, je ne suis pas ton papa, je suis tonton Jojo… (Il prend la voix de Titin enfant :) Et alors, où il est mon papa à moi ?... (Il répond gentiment à l’enfant :) Il est au ciel, ton papa, avec les étoiles que tu aimes regarder les nuits où il fait bon prendre le frais en écoutant le chant des grillons. Des fois, tu vois une étoile filante, c’est peut-être lui de là haut qui te fait un clin d’œil… (Long silence ému. Il essuie subrepticement une larme. Lorsqu’il reprend, sa voix est redevenue normale.)… Ça nous a fait du mal, tu sais, à ta mère et moi, de t’apprendre que ton papa était parti plus tôt qu’il n’aurait dû. Et en petits morceaux encore. Paf ! (Geste d’explosion.) Ça, on ne te l’a pas dit de suite. Mais tu posais tellement de questions… Petit à petit, il a bien fallu te raconter l’accident… À l’époque, exactement ton âge, vingt-huit ans, on construisait l’autoroute. C’était une aubaine. L’autoroute créait du travail en même temps qu’elle faisait tourner les commerces. Et, à terme, elle désenclavait notre petit village qui était en train de se mourir...
TITIN ― Oui, mais c’est mon père qui est mort.
JOJO ― Lui et d’autres. Parce que des accidents, il y en a eu plus d’un durant la construction. Trois ouvriers sont tombés du pont de la Roubière, trente mètres de hauteur : en bouillie !… Un autre a été aplati par une dalle de deux tonnes : une crêpe !… Un autre encore a été englouti dans le béton d’un pilier : il y est encore !… Et Lazare, ton pauvre père, a sauté sur une mine ! Pourtant, il connaissait son métier… Mais c’est un métier dangereux, poseur de mines. Indispensable dans notre région de roche blanche, mais ô combien dangereux… Tè, c’est pourquoi j’ai tout fait pour que tu rentres aux Assurances. Là, au moins, tu ne risques rien.
TITIN ― Et on n’a jamais su ce qui s’était passé ?
JOJO ― Je te l’ai dit cent fois : on ne le saura jamais. Une erreur de manipulation ? Un choc ? Une étincelle ? Une dynamite défectueuse ? Les mines, c’est comme les docteurs, c’est quand tu leur fais trop confiance que tu te retrouves au cimetière... Et le lendemain de ce grand malheur, tu arrivais ! Un mois en avance, parce que ta mère, peuchère, la douleur lui avait provoqué les contractions. Tu n’étais pas trop joli quand tu es né, avec ta figure rouge un peu fripée. Mais tu t’es bien rattrapé depuis… Tu vois, si ta mère est casse-bonbons de temps en temps, il faut comprendre qu’elle n’a pas toujours été gâtée par la vie… Alors, si tu peux lui concéder une petite satisfaction…
TITIN, ironique. ― C’est le mariage que tu nommes « petite satisfaction » ? Une petite satisfaction pour elle et de gros emmerdements pour moi !
JOJO ― Comme tu y vas !
TITIN ― Eh oui ! Si je me marie juste pour lui faire plaisir, sans l’ombre d’un sentiment, je vais droit dans le mur.
JOJO, l’air de ne pas y toucher. ― Si c’est le mariage qui te gêne, je pense que Félicie peut s’en passer…
TITIN, ahuri. ― Hein ?
JOJO, avec douceur. ― Ta mère se trouve vieille. Ce qui la tracasse, ce n’est pas tellement que tu restes célibataire, mais plutôt qu’elle meure avant d’avoir vu sa descendance… (Titin reste de marbre.) Tu comprends ?
TITIN, n’osant comprendre et hésitant. ― Non…
JOJO, fermement. ― Elle veut un pitchoun ! Un enfant de toi, un caganis avec son petit nez retroussé, un bébé qui fait des gazouillis et des areu… (Titin est sidéré. Après un temps :) De préférence un garçon… (Titin se laisse tomber sur le petit lit.) Mais une pisseuse fera l’affaire… (Jojo montre de l’inquiétude face au manque de réaction de Titin.) Tu sais, ce n’est pas à la minute… Enfin, je veux dire : tu pourrais commencer à y penser. L’enfant, parfois, il ne vient pas de suite, il se fait attendre des mois ou des années… C’est ce qui effraie un peu ta mère, elle ne voudrait pas l’avoir trop tard… (Silence. Jojo est très inquiet.) Tu ne dis rien, Titin ?
TITIN, atterré. ― C’est tellement inattendu… J’en oublie toute colère.
JOJO ― Ça risque de ne pas durer… (Titin l’interroge du regard.) Ta mère veut te confisquer le cabanon ! (Très rapidement :) Je ne fais que répéter ses paroles. Je te rappelle que je joue le rôle de médiateur et que le cabanon est autant à moi qu’à elle. Je ne rentrerai donc pas dans sa combine... Mais, connaissant ta mère, j’ai bien peur qu’elle ne lâche pas le morceau aussi facilement.
TITIN, se lève. ― Bon, j’en ai assez entendu pour aujourd’hui, je vais faire un tour.
JOJO, le retient. ― Attends, Titin. Où tu vas ? Tu me fais peur. Je m’attendais à une éruption, un séisme, un tsunami… et tu es aussi calme que le saint Joseph de l’église sur son piédestal !
TITIN ― Peut-être que je n’ai pas envie de me faire péter le cœur, moi.
JOJO, inquiet. ― Allez vaï, reste encore un peu. Je te promets de changer de conversation…
On frappe à la porte.
TITIN, soudain violent. ― Si c’est maman qui revient, je vais commettre un meurtre !
JOJO ― Non, elle m’attend chez elle… (Il crie :) Qui c’est ?
STÉPHANE, à l’extérieur. ― C’est Stef !
TITIN, se frappe le front. ― Stephane ! Je l’ai oublié. (Il court ouvrir la porte.) Entre, Stéphane, entre…
Scène 4
Jojo, Titin, Stéphane
Entre Stéphane, l’ami de Titin, même âge. Il pousse une brouette chargée de victuailles.
JOJO, surpris d’un pareil équipage. ― Qu’es acò ?
STÉPHANE ― Ah ! Bonjour monsieur Labri. (Il pose la brouette.) C’est l’intendance. Elle ne paye pas de mine, mais elle est efficace. (À Titin :) Je t’ai appelé. Mais, comme d’habitude, tu as coupé ton portable.
TITIN ― Excuse-moi, mon vieux Stef, je t’ai complètement oublié. Avec toutes ces histoires…
STÉPHANE ― Du coup, je ne savais pas ce qu’il te fallait. J’ai pris un peu au pif…
TITIN ― Ça ira très bien, je te fais confiance.
STÉPHANE, en manipulant les provisions. ― Je t’ai acheté du magret, il était en promotion, des steaks hachés, des pâtes, des lasagnes et des coquillettes, je sais que tu en fais une grosse consommation, quelques boîtes, des…
JOJO, qui jaugeait la brouette, l’interrompt. ― Hè bè, tu n’as pas oublié les apéritifs ! Y a coucarin !
STÉPHANE, malicieux. ― L’apéro, c’est pour faire oublier aux amis qu’ils ont marché deux kilomètres pour venir jusqu’ici… (Il adresse un clin d’œil à Titin.) Pas vrai, Titin ?
JOJO ― Quand même, il y a plus à boire qu’à manger dans ta brouette !
TITIN, moqueur. ― Ne l’écoute pas, Stef, c’est un jaloux. Depuis que le docteur l’a mis au régime, il ne supporte pas que les autres ripaillent.
JOJO, piqué. ― Je ne suis pas au régime, il m’a conseillé de me surveiller. À mon âge, je dois faire attention à mon alimentation. Mais ce n’est pas faire un excès que de boire un petit apéritif de temps en temps en piquant quelques amuse-bouche.
TITIN, ironique. ― Non… Et puis, il ne faut pas trop faire confiance aux docteurs, ils vous enverraient au cimetière à grands coups d’eau minérale et de poireaux bouillis.
STÉPHANE ― Dites, je ne voudrais pas interrompre une si touchante réunion de famille, mais avec la chaleur qu’il fait, il vaudrait mieux mettre le périssable au frais sans attendre.
TITIN ― Tu as raison… (Il s’empare de la brouette et se dirige vers le débarras.) Je vais ranger ça au cagibi.
Aussitôt Titin disparu, Jojo entraîne Stéphane à l’écart.
JOJO, en chuchotant. ― Dis-moi, Stephane, toi qui es l’ami de Titin, tu dois savoir s’il a quelqu’un en ce moment ?
STÉPHANE, ahuri. ― Hein ?
JOJO, énervé, en jetant des regards inquiets vers le débarras. ― Est-ce qu’il a une copine, une femme, dans sa vie ?
STÉPHANE, comprend soudainement. ― Ah !... (Laconique :) Non.
JOJO ― Quoi, non ?
STÉPHANE ― Hè non ! Non c’est non. (Réfléchissant.) Je ne lui ai plus vu de femme depuis que Marion est partie.
JOJO ― Marion ? Marion Pizzuti, la fille du boulanger ?
STÉPHANE ― Vouaïe, ça fait deux ans. Il devait drôlement en pincer pour elle. Faut dire qu’elle était jolie… (Gestes évocateurs de courbes féminines.)
JOJO, repoussant Stephan. ― Attention, il arrive. (Il lui fait le geste de se taire, doigt sur la bouche.)
Ils s’empressent de s’asseoir à table en affectant des airs innocents. Stéphane est face au public, Jojo sur un côté. Titin, les regarde tour à tour un moment.
TITIN ― Qu’est-ce que vous mijotez, tous les deux ?
JOJO, exagérément étonné. ― Nous ? Et que veux-tu que l’on mijote ?
STÉPHANE ― Oui, on parlait. Simplement. Naturellement.
TITIN, inquisiteur. ― Et vous parliez de quoi ?
STÉPHANE ― Heu !... Je disais à ton oncle que j’avais enfin trouvé ma voie. Maintenant, je travaille à la jardinerie et je me régale.
JOJO, enthousiaste. ― Il se régale ! C’est étonnant, non ?
STÉPHANE, même jeu. ― Voui. Les plantes, c’est passionnant.
TITIN, sévère, à Stéphane. ― C’est pour ça que tu me prends pour une courge !
JOJO, à Titin. ― Oh ! De suite les grands mots !… (Moqueur :) Non, moi je trouve que ça lui va bien de regarder pousser les fleurs. Ça lui va mieux qu’électricien… (Il ricane.)
STÉPHANE, piqué. ― Je sens venir le coup bas...
JOJO ― Qué coup bas ? Ce n’est peut-être pas toi le roi de l’agrafeuse ?... (Il rit.) Je me souviendrai toujours la tête de ton patron le jour où il m’a raconté l’histoire ! Il t’avait laissé seul sur le chantier le temps de faire une course, seul pour fixer dix mètres de câble au plafond… Quand il est revenu, tu avais posé une agrafe chaque centimètre… (Il rit.) S’il y a un tremblement de terre, c’est le câble électrique qui retiendra la maison !... (Il pleure de rire. Stéphane et Titin restent imperturbables.)
STÉPHANE, grave. ― J’étais apprenti, j’avais seize ans, monsieur Labri.
JOJO ― Ne le prends pas mal. Grâce à cette aventure tu es l’électricien le plus célèbre du canton. Qui ne connaît pas Stef l’Agrafeuse ?
STÉPHANE ― C’est un peu pour ça que je me suis lancé dans l’horticulture, voyez-vous ?
JOJO ― Non !... Vous êtes susceptibles, les jeunes.
STÉPHANE ― Et puis, l’électricité, ce n’était pas trop mon truc.
JOJO ― Oui, on s’en était rendu compte. Tè, cette fameuse maison, c’est devenu un lieu de pèlerinage…
STÉPHANE, se lève. ― Bon ! Puisqu’on me dit des choses désagréables, je m’en vais…
JOJO ― C’est pour rire, Stéphane ! Ne sois pas bête, c’est pour rire.
TITIN, force Stéphane à se rasseoir. ― Non, ne pars pas. Je suis là pour témoigner que tu es un bon électricien. C’est toi qui as tout fait au cabanon et ça fonctionne parfaitement. En vérité, il essaie de m’embrouiller pour que j’oublie vos airs de saintes nitouches... (Il s’assied à son tour, face à Jojo.) Mais c’est raté… Alors, il t’a parlé du mariage ?
STÉPHANE, ahuri, à Jojo. ― Oh ! Vous vous mariez ?
JOJO ― Qué bourriquas ! À mon âge, on ne se marie pas, allons !
STÉPHANE ― On en a vu d’autres. Mais alors qui ?
TITIN, faussement ravi. ― Moi, bien entendu.
STÉPHANE ― Toi ? Et avec qui ?
TITIN ― Ça reste encore à définir.
STÉPHANE ― Tu te maries et tu ne sais pas avec qui ? Ça, c’est un peu fort !
TITIN ― C’est la dernière invention de ma mère : elle veut me marier pour avoir des petits enfants.
STÉPHANE, avec une grande lueur d’entendement. ― Ah ! Je comprends mieux…
TITIN ― Quoi ?
STÉPHANE ― Je comprends mieux pourquoi ton oncle m’a demandé si tu avais quelqu’un.
TITIN ― Nous y voilà !
JOJO ― Hè bè, quoi ? C’aurait été mieux que tu aies déjà quelqu’un, non ? Je me renseigne.
STÉPHANE ― C’est vrai. Ce serait mieux, pour se marier…
TITIN ― Le problème, c’est que je ne veux pas me marier !
JOJO, s’énerve. ― On commence à le savoir ! Ma sœur, elle est insupportable. Mais toi, tu ne vaux guère mieux. Quand je vois le gourbi dans lequel tu vis ici, je me dis qu’elle n’a pas tout à fait tort. Ça te ferait du bien d’avoir une femme. Regarde, même cet ensuqué, il est marié, (Il désigne Stéphane.) et il n’en est pas malheureux. Alors pourquoi pas toi ?
STÉPHANE, vexé, se lève. ― Môssieur Labri, avec tout le respect qu’il vous doit, l’ensuqué vous dit d’aller caguer à la vigne, ça vous fera le plus grand bien. Je m’escape et je ne vous salue pas.
TITIN, le retient. ― Ne me laisse pas tomber, Stef.
JOJO ― Mais oui, j’ai dit ça sans méchanceté, je ne le pense pas. C’était façon de parler.
TITIN ― J’ai une famille de despotes. Aide-moi à ne pas commettre un crime.
STÉPHANE, se rassoit, déterminé. ― Tu as raison, il est de mon devoir de t’aider… à cacher le corps.
JOJO ― Écoute-les ces morveux ! Je m’en vais te leur flanquer une de ces raclées…
TITIN, levé et penché sur la table. ― Essaye un peu pour voir !
JOJO, même posture. ― Je vais me gêner !
Ils sont pratiquement nez à nez. La table les sépare. Mais ils crient comme s’ils étaient à des kilomètres.
TITIN, à Stéphane, sans tourner la tête. ― Tu es témoin, Stef, c’est de la provocation !
JOJO ― Tu ne me fais pas peur. C’est quand tu veux.
TITIN ― Tu l’auras cherché. Ce sera la honte de ta vie.
JOJO ― Arrête de parler et passons aux actes. Où sont les boules ?
TITIN ― À leur place, dans le seau sous la tonnelle.
JOJO ― Alors, allons-y. Mano a mano en treize points. Ça te va ?
TITIN ― Parfait. Tu n’auras pas le temps de souffrir.
STÉPHANE, toujours assis, son visage apparaît donc entre les ventres des deux belligérants. ― Je prends le gagnant.
JOJO, sans bouger, tragique. ― Tu n’auras pas le choix, parce que le perdant sera anéanti, démoli, écrasé, laminé, détruit, foutu…
TITIN ― Je confirme, le perdant sera irrécupérable. On y va ?
JOJO ― On y va.
Ils sortent l’un derrière l’autre d’un pas décidé. Stéphane reste un petit moment dubitatif.
STÉPHANE ― Et on n’a même pas bu un coup !
Il se lève enfin et sort à son tour. Le chant des cigales emplit la salle.
RIDEAU
ACTE II
Scène 1
Titin, Claudine
Titin est assis à table, il lit une revue devant un bol de café et quelques tartines beurrées. La fenêtre est ouverte, on entend en fond sonore le chant des cigales qu’une voix lointaine vient bientôt couvrir. C’est l’Italien qui chante « Con te partiro ».
TITIN, sans bouger. ― Ça y est, ça lui reprend !... (Il tourne quelques pages.) Il a raison, l’oncle, il pourrait changer de disque, l’Italien… Heureusement, il n’y a pas de voisins… (Il pose la revue, s’étire.) Il fait déjà chaud ce matin, on est reparti pour la canicule… Je vais finir par regretter le bureau et sa climatisation.
Claudine apparaît à la fenêtre. Elle est jeune et jolie.
CLAUDINE ― Coucou !
Titin sursaute, il se lève d’un bond.
TITIN ― Claudine ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
CLAUDINE, déçue. ― Tu n’as pas l’air content de me voir.
TITIN, embarrassé. ― Mais si… c’est que je ne m’attendais pas…
Silence gêné. On entend encore la chanson de l’Italien qui s’atténuera progressivement.
CLAUDINE ― Tu ne me fais pas entrer ?
TITIN ― Si, bien sûr. Entre…
Titin court ouvrir la porte. Claudine disparaît de la fenêtre pour réapparaître dans l’embrasure de la porte. Elle est vêtue d’une robe légère. Titin semble troublé.
CLAUDINE ― Tu ne m’embrasses pas ?
TITIN ― Si, bien sûr…
Il l’embrasse sur les deux joues et se retire vivement pour lui céder le passage.
CLAUDINE, virevolte dans la pièce. ― Je n’ai pas mis les pieds ici depuis une éternité. Ça n’a pas changé.
TITIN ― Non…
CLAUDINE ― Tu n’es pas bavard.
TITIN ― C’est que je ne m’attendais pas…
CLAUDINE ― Tu te répètes. (En riant :) Remets-toi, on dirait que tu as vu un fantôme.
TITIN ― Presque.
CLAUDINE, en minaudant. ― Quel compliment ! Je te remercie.
TITIN ― Excuse-moi. Je voulais dire que je ne t’ai pas vue depuis longtemps… (Il s’empresse de rajouter :) Au cabanon ! Évidemment, puisqu’on se croise régulièrement au village… Tu es venue faire un pèlerinage ?
CLAUDINE ― J’allais chez l’Italien. Tu sais qu’il vend des sacs à main ?
TITIN ― En peau de lézard ?
CLAUDINE ― Que tu es bête, il lui en faudrait des centaines... Non, il les fait venir d’Italie… Je le soupçonne de vendre des contrefaçons.
TITIN ― Il trempe toujours dans une combine louche, celui-là !... Donc, tu passais et tu as vu de la lumière.
CLAUDINE ― J’ai eu envie de revoir le cabanon. Il y a au moins dix ans que je n’étais pas venue. Peut-être même quinze… Quand on était petits, c’était la fête tous les dimanches ici. J’ai des souvenirs inoubliables… Nos parents s’entendaient bien à l’époque.
TITIN ― Ils s’entendent toujours bien. Ils ont simplement vieilli, ils sortent moins… Voire plus du tout.
CLAUDINE ― Ton oncle avait accroché une balançoire au grand pin, tu t’en souviens ?
TITIN, en riant. ― Oui. Il s’était cassé la figure en l’essayant.
CLAUDINE ― Je crois qu’il avait un peu trop bu. Quelle crise de rire ! Et les parties de pétanque ?... Elles n’étaient pas tristes.
TITIN ― Elles étaient bien arrosées aussi. Si on manque d’eau dans nos collines, on n’a jamais manqué de vin ni de pastis… Moi, je me rappelle d’un jour où j’avais enflammé une broussaille, pour jouer. Mais c’est un souvenir moins drôle, j’avais pris une de ces roustes !
CLAUDINE ― Bien méritée ! Tu as failli mettre le feu à tout le massif. Pour faire griller quatre grosses sauterelles (Mimique dégoûtée.) que tu avais enfilées à une branche. Tu n’avais pas toujours des idées très… raffinées. Et en plus tu voulais me les faire manger… (Titin éclate de rire.) Tu trouves ça drôle !
TITIN, ironique. ― J’avais une haute idée de la gastronomie.
CLAUDINE, même ton en visant le petit déjeuner de Titin. ― Tu l’as toujours.
TITIN ― Je t’offre un café ?
CLAUDINE ― Non, je te remercie.
TITIN ― C’est vrai que tu en boiras du meilleur chez l’Italien.
CLAUDINE, en tourniquant. ― Tu sais, l’Italien, si je ne le vois pas aujourd’hui…
TITIN ― Et ton sac, alors ?
CLAUDINE, se rapproche de Titin. ― Le sac, ce sera pour une autre fois. Je suis bien ici… avec toi. (Titin est perplexe. Elle continue sa progression vers lui.) On ne se voit plus, c’est dommage… (Elle est parvenue à la hauteur de Titin. Ce dernier recule, intimidé. Le mouvement se fait progressivement en direction du lit.) Je suis sûre que l’on a plein de choses à se raconter tous les deux… (Nouveau rapprochement.) Pas seulement des souvenirs d’enfance… (Nouveau recul de Titin.) C’est gentil le passé mais j’aimerais mieux parler du présent… (Ils sont parvenus au niveau du lit.) Nous ne jouons plus aux mêmes jeux à nos âges… (Elle caresse la poitrine de Titin qui recule encore et tombe assis sur le lit. Elle s’assied tout contre lui.) Moi, je ne regrette pas. On disait que j’étais un garçon manqué. (Elle pose une main légère sur la cuisse de Titin qui transpire.) Aujourd’hui, je n’ai plus rien d’un garçon, non ?… Qu’est-ce que tu en penses ? (Titin est muet de saisissement. Elle se colle au maximum.) Je suis plus jolie qu’à douze ans… (Elle approche son visage de celui de Titin qui a toujours tendance à reculer) Et je n’ai plus peur d’embrasser un garçon. (Elle tente de l’embrasser, mais Titin tombe du lit et s’éloigne vivement de Claudine.)
TITIN, bredouillant. ― Claudine, enfin… je… euh, enfin quoi… heu…
CLAUDINE, restée assise sur le lit. ― Quoi, je ne te plais pas ?
TITIN, toujours bafouillant. ― Non… c’est pas ça… mais… on se connaît depuis si longtemps… et, heu…
CLAUDINE, déçue. ― Et alors ? Ça évite les mauvaises surprises.
TITIN ― Et puis, je ne m’attendais pas…
CLAUDINE, amère. ― Encore ! J’aurais du t’envoyer un bristol… (Elle se lève et repart à la charge sur un Titin décontenancé.) Tu sais que je pourrais être vexée… (Nouvelle approche de Claudine, nouveau recul de Titin.) Je pourrais croire que je ne suis pas à ton goût… (Même jeu autour de la table.) Dis-le-moi franchement…
TITIN ― Non, non, je t’assure… tu es très jolie…
CLAUDINE ― Pourquoi tu me fuis, alors ?
TITIN, en reculant toujours. ― Mais je ne te fuis pas.
CLAUDINE, lui saute au cou. ― Dans ce cas, embrasse-moi.
TITIN, se dégage. ― Je ne peux pas !
CLAUDINE, interloquée. ― Comment ça, tu ne peux pas ?
TITIN, désemparé. ― Je ne peux pas !
CLAUDINE, agacée. ― Ce n’est pas une réponse. Pourquoi est-ce que tu ne peux pas ?
TITIN ― Je ne peux pas, je ne peux pas, c’est tout !
CLAUDINE, stupéfaite. ― C’est pas vrai ! Tu es pédé ?
TITIN, scandalisé. ― Mais non je ne suis pas pédé ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Tu m’as déjà vu avec des filles, non ?
CLAUDINE ― Ça, ça ne prouve rien. On en a vu d’autres virer leur cuti.
TITIN ― Moi, je n’ai rien viré du tout !
CLAUDINE, se rapproche de nouveau, câline. ― Je ne demande qu’à te croire.
TITIN ― Je… je ne peux pas.
CLAUDINE, exaspérée. ― Alors tu es pédé ! Elle a raison, tu es pédé !
TITIN, surpris. ― Qui a raison ?
CLAUDINE ― Ta mère. Elle m’avait averti. Je ne voulais pas y croire, mais là…
TITIN, colère soudaine. ― Ah, je comprends ! C’est ma mère qui t’a envoyée pour me séduire ! Bravo, belle comédie ! Et elle t’a fait miroiter quoi pour venir : le mariage, l’héritage ?...
CLAUDINE, lui flanque une gifle. ― Mais dis donc, pour qui tu me prends ? Je ne suis pas une pute ! On ne m’envoie pas coucher avec le premier venu pour de l’argent. Je suis ici parce que ta mère m’a dit que tu devenais un vieux garçon neurasthénique et aigri, parce que tu ne sors plus nulle part, parce que tu es enfermé dans ton trou à rats depuis des mois, et parce que je te trouvais assez beau gosse pour me pencher sur ton cas. Mais puisque tu n’as pas besoin de moi, je m’en vais. Je te laisse dans la compagnie de l’Italien, il correspond certainement plus à tes nouveaux goûts.
Elle sort en claquant la porte. Titin reste pétrifié, une main sur sa joue endolorie.
Scène 2
Titin, Stéphane
Titin, après être resté un moment prostré, réagit soudain. Il cherche fébrilement son téléphone portable et compose un numéro.
TITIN, au téléphone, furieux. ― Allo, maman !... Oui, j’ai rallumé mon portable !... Non !... Laisse-moi parler. Je ne l’ai pas rallumé pour te faire plaisir. Je l’ai rallumé pour te dire que ta Claudine, je l’ai envoyée paître !… Oui, parfaitement ! Ne fais pas l’innocente, s’il te plaît !... Crois-moi, elle n’est pas prête de revenir. Et je te préviens, ce n’est pas la peine de m’en dépêcher une autre… Ou alors, en y réfléchissant bien, peut-être Adriana Carambeu… Qui c’est ? Cherche pas, elle n’est pas du village. (Il raccroche brutalement, s’en va s’asseoir à la table en ruminant des pensées agitées. Quelques mots lui échappent.) La paix ! Je ne demande pas grand-chose : la paix !... Pas envoyée, tu parles !... Elles me prennent pour un couillon, oui !…
La tête réjouie de Stéphane apparaît à la fenêtre.
STÉPHANE ― Salut la compagnie ! (Titin se saisit de la revue restée sur la table pour la lui envoyer à la figure. Stéphane esquive.) Olé ! Quel accueil chaleureux ! Si tu ne veux pas m’offrir le café, tu peux le dire sans m’assommer.
TITIN, en se levant pour aller fermer la fenêtre. ― Fais pas caguer ! Entre et sers-toi.
Titin retourne s’asseoir, affichant sa mauvaise humeur, pendant que Stéphane réapparaît par la porte d’entrée.
STÉPHANE, entre prudemment. ― Tu t’es levé du pied gauche ?
TITIN ― Non. Mais on s’est chargé de me pourrir la journée.
STÉPHANE, a trouvé une tasse et se sert un café. ― C’est comme moi. En venant, j’ai croisé une furie qui a bien failli me mordre quand je lui ai souhaité le bonjour. Après, j’ai manqué me faire ensuquer par mon meilleur ami, et maintenant je bois un café dégueulasse. Il y a des jours où tout va mal ! (Il sirote néanmoins son café.)
TITIN ― Tu ne devineras jamais ce qu’elle est allée gamberger.
STÉPHANE ― Qui ? Claudine ?
TITIN ― Non, ma mère. Elle m’a envoyé Claudine, justement… Et tu sais pourquoi ?
STÉPHANE ― Euh !... Pour faire le ménage ?
TITIN, en criant. ― Pour que je la saute !
STÉPHANE, abasourdi. ― Hè ?
TITIN ― Ou plus exactement, pour que je lui fasse un mioche.
STÉPHANE ― Oh ! C’est pas possible !
TITIN ― C’est possible puisqu’elle sort d’ici.
STÉPHANE ― Non. Je ne le crois pas. Claudine n’a pas pu accepter ça. Je la connais bien, et toi encore mieux que moi. Ce n’est pas le genre à coucher avec n’importe qui. Et pour faire un minot, en plus !
TITIN ― Merci pour le n’importe qui.
STÉPHANE ― Toi ou un autre, c’est pareil. Ne fais pas ton susceptible… Et elle t’a dit : (Voix féminine.) « Je viens de la part de ta mère pour une partie de jambes en l’air » ?
TITIN ― Non. Bien sûr que non. Elle m’a sauté au cou. Et comme je la repoussais, elle a avoué avoir vu ma mère, qui lui a dit que je devenais un vieux garçon neurasthénique.
STÉPHANE ― Et alors ?
TITIN ― Et alors, tu comprends bien qu’elle lui a suggéré fortement de me guérir de ma prétendue neurasthénie.
STÉPHANE ― Peut-être. Mais est-ce qu’elle lui a suggéré de coucher avec toi ? Ça, c’est toi qui te l’imagines… Moi, je comprends une chose, c’est que tu es un beau couillon !
TITIN ― Pourquoi ?
STÉPHANE ― Parce que moi, si Claudine me sautait au cou, je ne calculerais pas midi à quatorze heures. Je lui ferais son affaire, bien trop content.
TITIN ― Je te rappelle tout de même que tu es marié.
STÉPHANE ― Oui, mais comme Claudine ne me proposera jamais la chose, je peux toujours rêver.
TITIN ― C’est un point de vue… Et alors, tu l’as croisée en montant ?
STÉPHANE ― Vouaïe… Elle avait des flammes dans les yeux.
TITIN, penaud. ― Elle m’a flanqué une gifle.
STÉPHANE ― Elle a eu raison. Moi, je te flanquerais volontiers des coups de pieds au cul.
TITIN ― Elle m’a traité de pédé.
STÉPHANE ― Oyayaïe ! Elle était vraiment en colère.
TITIN, après un temps de réflexion. ― Je crois que j’ai fait une connerie.
STÉPHANE ― Moi, je ne crois pas, j’en suis sûr.
TITIN ― Et aussi ! Comment veux-tu que je conserve les idées claires avec une mère comme la mienne ? Hier, elle m’annonce qu’elle veut me marier, et aujourd’hui je reçois la visite d’une fille déchaînée… Le rapprochement est vite fait.
STÉPHANE ― Et si tu lui faisais son gosse ? Tu ferais plaisir à ta mère et peut-être à Claudine.
TITIN ― Oh, Stef, tu vas pas bien ? Arrête de penser à Claudine, ça te rend gaga. Un niston, il faut s’en occuper jour et nuit, ce n’est pas un animal de compagnie… Et je ne suis pas prêt pour en avoir un.
STÉPHANE ― Ta mère s’en occupera puisqu’elle le désire tant.
TITIN ― Oui, elle en fera un deuxième martyre… Tu sais quoi ? (Il se lève pour aller chercher des verres et une bouteille de pastis dans le buffet.) Je vais boire à la santé de ma progéniture, que je sauve de l’oppression en ne la mettant pas au monde. (Il pose le tout sur la table.) Assieds-toi, Stef, on va trinquer à la liberté, à l’amitié, à la révolution… et à Claudine ! (Il repart chercher une bouteille d’eau au cellier.)
STÉPHANE ― Euh !... Ce n’est pas un peu tôt pour le pastaga ? (Il s’assied néanmoins.) Je viens à peine de finir mon café…
TITIN, qui revient avec la bouteille d’eau. ― Il n’y a pas d’heure pour les rebelles… (Il commence à servir lentement du pastis dans le verre de Stéphane.) Tu m’arrêteras, Stef… (Il continue de parler en servant tandis que Stéphane regarde monter le niveau sans jamais l’interrompre.) Nous refusons le joug matriarcal qui impose des horaires à toutes les petites choses de la vie. En buvant, nous brisons les chaînes de l’esclavage organisé par les mères abusives, nous luttons contre la tyrannie au quotidien de despotes en jupons…
STÉPHANE ― Stop ! (Le verre est pratiquement plein.)
TITIN, se sert à son tour, plus modérément. ― Nous sommes des héros, Stef, et les héros se lèvent tôt et, par conséquent, boivent tôt… Un peu d’eau ?
STÉPHANE ― Un peu. Ce n’est pas ce que je préfère.
TITIN, en finissant de remplir les deux verres. ― C’est l’eau du puits, elle est fraîche à souhait. Pas besoin de glaçon.
STÉPHANE, prend son verre et l’étudie. ― C’est une des particularités de l’eau : solidifiée, elle flotte sur elle-même… Une autre particularité, signe de sa dangerosité : une seule goutte versée dans un liquide pur, comme le pastis, le trouble.
Ils éclatent de rire, font tinter leurs verres en trinquant.
TITIN ― Tchin-tchin !
STÉPHANE ― À Claudine !
Scène 3
Titin, Stéphane, Félicie
Entrée en trombe de Félicie. Les deux amis s’étranglent.
FÉLICIE ― Tè ! Le duo de choc en pleine action !
TITIN ― Maman, on dit bonjour quand on entre quelque part. Et on frappe avant d’entrer.
FÉLICIE ― Ne me dites pas que vous êtes au pastis à neuf heures du matin ?... Hè bè, c’est du propre !
STÉPHANE ― On trinque à la révolution.
FÉLICIE, à l’intention de Stéphane. ― Vé, lou fada ! Mais il ne travaille donc jamais, celui-là ?
STÉPHANE, sec. ― Je suis en ARTT ! On n’est plus au moyen-âge. De nos jours, on travaille trente-cinq heures par semaine et c’est bien suffisant. Santé ! (Il boit et continuera à boire pendant les dialogues suivants.)
FÉLICIE, sévère. ― C’est à coup d’ARTT qu’on fabrique des générations de fainéants !... (À Titin.) Titin, je n’aime pas tes fréquentations. Non seulement tu deviens un vieil ours aigri, mais en plus tu te mets à picoler. Ça me conforte dans mon idée de te marier, et vite avant qu’il ne soit trop tard.
TITIN, ironique. ― Ah oui, c’est vrai ! Tu as bien fait de venir, j’allais oublier tes ambitions matrimoniales. Et, donc, Claudine te paraît une bonne candidate ?
FÉLICIE ― Justement. Suite à ton coup de fil délirant, je suis venue en courant mettre les choses au clair à propos de Claudine. Sache que je ne lui ai rien demandé. Si elle est montée te voir, c’est qu’elle s’inquiétait pour toi. C’est une gentille petite, et si, comme je te connais, tu lui as dit des mots désagréables et que tu t’es fâché avec elle, eh bien tu vas me faire le plaisir d’aller t’escuser. Et platement, encore. Sinon, même à l’âge que tu as, je te fiche un pastisson que la tête t’en tournera encore à Noël.
STÉPHANE ― Alors là, je suis bien d’accord avec vous. (Il boit mais son verre est vide.) Je lui ai dit pareil…
FÉLICIE ― Toi, l’Agrafeuse, je ne t’ai pas demandé l’heure.
STÉPHANE, se ressert un pastis bien tassé. ― C’était pour dire… Moi, Claudine, je me la marierais bien.
FÉLICIE, considérant Stéphane avec commisération. ― Peuchère ! Il est de plus en plus idiot, ce petit. (À Titin :) Il le sait qu’il est déjà marié ?... (Elle se reprend aussitôt, redevient autoritaire.) Ne change pas de sujet ! On ne brise pas une amitié de toujours sur un coup de colère. Il semblerait que môssieur Titin prenne les habitudes de son grand-père d’être désagréable avec tout le monde. Alors, avant de devenir complètement gaga et que plus personne ne te supporte, tu vas me le faire ce pitchoun. Je ne sais pas encore avec qui, mais tu vas me le faire !
STÉPHANE, lève son verre. ― Au pitchoun de Titin ! (Il boit.)
FÉLICIE ― Quelle honte ! À neuf heures du matin !
TITIN ― Ce n’est pas l’heure qui est importante… (Il boit à son tour.)
FÉLICIE ― Titin, je t’interdis de boire !
TITIN ― Oh ! Mais tu m’interdis beaucoup de choses, et tu m’en commandes beaucoup d’autres ! Alors, je lève mon verre à la liberté…
STÉPHANE, lève son verre avec Titin. ― À la liberté ! (Les deux amis boivent. Puis, constatant que son verre est vide, Stéphane se ressert.)
FÉLICIE ― Titin ! Je t’interdis…
TITIN ― Rien du tout ! Je t’accorde un vœu : j’irai m’excuser auprès de Claudine parce que si ce que tu dis est vrai, j’ai eu tort de m’emporter…
STÉPHANE, commence à vaciller. ― Je le savais ! À Claudine ! (Il boit.)
TITIN ― Mais je ne te concède que cela.
FÉLICIE ― Réfléchis bien, Titin ! J’ai les moyens de sévir.
TITIN, se dresse, agressif. ― Quoi ! Tu veux me confisquer le cabanon ? Et tu penses que ça me fera changer d’avis ? Et si je partais, si je quittais le pays, si je m’exilais, si tu ne me voyais plus ?... Tu aurais tout gagné, plus de fils et plus de petit-fils. Plus personne ! Que les yeux pour pleurer !
FÉLICIE, la voix soudain tremblante. ― Tu ne ferais pas ça, Titin ?
TITIN ― Si c’est le seul moyen d’avoir la paix.
STÉPHANE, ivre, content de lui. ― Moi, je sais… Je sais comment satisfaire tout le monde… (Il ricane bêtement.)
FÉLICIE, ignore Stéphane. ― Titin, tu sais que je n’y survivrais pas. (Elle vacille.)
STÉPHANE, euphorique. ― Moi, je sais… Faut retrouver Marion…
TITIN, violent. ― Qu’est-ce que tu racontes ! Tu es saoul !
FÉLICIE, fébrile, porte la main à son cœur. ― Marion ! Qué Marion ?
STÉPHANE, en chantonnant. ― Marion Pizzuti, la fille du boulanger…
TITIN ― Tais-toi, bourrique !
STÉPHANE ― Avec Marion, Pffuitt ! Il vous fera des nistons à la pelle… (Il se marre.) Peut-être même qu’il faudra l’arrêter.
TITIN ― Imbécile !
FÉLICIE ― Marion ! (Elle est prise d’un malaise et s’écroule.)
TITIN, hurle. ― Maman ! (Il s’élance vers Félicie.)
STÉPHANE ― Oh coquin de sort ! (Il se lève et manque se casser la figure.)
TITIN, penché sur Félicie. ― Qu’est-ce que tu as, maman ? (Affolé.) Réponds-moi, qu’est-ce que tu as ? (Il lui tapote les joues.)
STÉPHANE, titubant. ― Il faut l’arroser… (Il se saisit de la bouteille d’eau.) Je veux dire la rafraîchir… (Il se ravise, prend également son verre, se dirige vers Titin.) Tiens, de l’eau du puits, elle est excellente. (Il lui tend le verre de pastis.)
TITIN, le morigène. ― Stef !
STÉPHANE, tend la bouteille. ― Esscuse-moi… (Il boit.)
TITIN ― Arrête de boire. Donne-moi un torchon, je ne vais pas lui vider la bouteille sur la figure !
Stéphane s’en va, titubant, chercher un torchon près de l’évier.
TITIN ― Réveille-toi, maman !
STÉPHANE, tend une vieille serpillère à Titin. ― J’ai trouvé ça.
TITIN ― Mais qu’est-ce que c’est que cette estrasse ! Un torchon propre, dans le buffet ! Tu es idiot ou tu le fais exprès ?
FÉLICIE, voix faible. ― Il est idiot, mais il est surtout niasqué.
TITIN ― Maman, tu vas mieux ?
FÉLICIE ― Non, j’ai le vire-vire. Et j’ai chaud partout.
TITIN ― Ne bouge pas, on va te porter jusque sur le lit. (Il appelle :) Stef ! (Stéphane est occupé à mettre le buffet sens dessus dessous.) Qu’est-ce que tu fabriques, Stef ?
STÉPHANE ― Je trouve pas le torchon.
TITIN ― Laisse tomber, viens m’aider.
Stéphane rapplique en zigzags.
FÉLICIE ― Hè bè ! Avec ce cataplasme, je ne sais pas si j’arriverai entière jusqu’au lit.
STÉPHANE ― Elle va mieux, on dirait.
TITIN ― Tais-toi. Prends-là par les pieds.
FÉLICIE ― Oui, merci de m’épargner la tête.
STÉPHANE, s’effectue. ― Elle va beaucoup mieux.
Ils la transportent sur le lit.
FÉLICIE ― Ayayaïe ! J’ai la tête qui tourne, qui tourne !
STÉPHANE, chantonne. ― Mon manège à moi, c’est toi…
TITIN, le pousse. ― Allez zou, rends-toi utile, va lui remplir un verre d’eau…
Stéphane, avec des gestes hésitants, s’en va chercher un verre pour le remplir de la fameuse eau du puits.
FÉLICIE, haletant. ― Je vais mourir, Titin.
TITIN, s’assoit à son chevet. ― Mais non, tu ne vas pas mourir…
FÉLICIE ― Si, si, je le sais. Je vais mourir comme mon père, d’un coup de colère…
TITIN ― Mais non, maman. On va appeler le docteur et…
FÉLICIE ― Non, pas le docteur ! Il me fera mourir à petit feu. Je préfère partir d’un coup.
Stéphane est revenu, il tend le verre d’eau à plusieurs reprises, mais on l’ignore totalement.
TITIN ― Ne dis pas de bêtises.
FÉLICIE ― Je vais mourir, Titin, et je n’aurais pas vu mes petits enfants.
TITIN ― Arrête avec ça, ce n’est pas le moment, on en reparlera quand tu iras mieux…
FÉLICIE ― On n’en reparlera pas, c’est fini, je le sais, je le sens…
TITIN ― Mais non. Tu veux boire un peu d’eau ?
Stéphane tend une fois de plus le verre d’eau.
FÉLICIE ― Non, ça ne passera pas.
Stéphane hausse les épaules et boit. Il fait une grimace horrible.
TITIN, tend son téléphone à Stéphane. ― Appelle le docteur, s’il te plait, Stef. Il est programmé : touche cinq.
Stéphane prend le téléphone, s’en retourne vers la table, échange son verre, boit un petit coup de pastis et, mine réjouie, manipule le téléphone portable.
FÉLICIE ― Pas la peine. Appelle plutôt le capélan.
Stéphane se bat avec le portable. Il a du mal à viser la bonne touche.
TITIN ― Si tu n’aimes pas les docteurs, moi je ne suis pas très copain avec les curés, on aura du mal à s’entendre.
FÉLICIE ― On a toujours eu du mal à s’entendre.
STÉPHANE ― C’est pas faute de crier, pourtant… (Il gueule, au portable :) Allo ! (Il éclate de rire.) Moi, je n’y suis pas, à l’eau !... (Sérieux.) Pardon ? Qué blague ! Ce n’est pas une blague, c’est pour une fin de vie…
TITIN, outré. ― Stef !
STÉPHANE ― Vous n’êtes pas charitable pour un docteur… Comment ça, vous n’êtes pas docteur !... Monsieur Labri ? Ça alors, quel bon vent…
TITIN, exaspéré, lui arrache le téléphone des mains. ― L’oncle ? C’est Titin… Oui, il s’est trompé de numéro… C’est maman, elle a fait un malaise… Oui, au cabanon… Grave ? Je ne sais pas… C’est pour ça que j’ai demandé à Stef d’appeler le docteur… Tu t’en occupes ?... Ça vaut mieux... D’accord, on ne bouge pas… (Il raccroche, s’adresse à Stéphane.) Merci, on peut vraiment compter sur toi ! (Il retourne au chevet de Félicie.)
STÉPHANE, penaud. ― Que veux-tu, j’ai de trop gros doigts pour ces petits appareils. (Il boit.)
TITIN, à Félicie. ― C’est bon, l’oncle va venir, il accompagnera le docteur.
FÉLICIE ― C’est inutile, Titin. J’ai trop mal.
TITIN ― Où est-ce que tu as mal ?
FÉLICIE ― Au cœur, à la tête, dans les jambes, partout. C’est la fin !
TITIN ― Tais-toi, tu nous enterreras tous.
FÉLICIE ― Hè bè, quelle idée ! Je n’en ai pas l’intention. Il manquerait plus que tu meures avant moi !
STÉPHANE ― Vouaïe. Moi non plus je ne suis pas trop d’accord.
FÉLICIE ― Ton copain, il m’agace, mais il a raison. C’est à moi de partir en premier. Mais avant de partir, j’ai des choses à te dire.
TITIN ― Ne te fatigue pas. Tu verras, le docteur te remettra sur pieds rapidement. Tu t’énerves trop, c’est tout. Un peu de repos et…
FÉLICIE ― Non, non. Je ne peux pas m’en aller avec ça… Titin, réponds-moi franchement. C’est vrai pour Marion ?
TITIN, sur la défensive. ― Quoi Marion ? Qué Marion ?
FÉLICIE ― Ne fait pas la bête… Marion ! Tu sais qui c’est, Marion... Tout à l’heure, ton soulasson de copain en a parlé.
TITIN ― Il n’est pas comme ça d’habitude…
FÉLICIE ― Ne détourne pas la conversation. Dis-moi, Marion, tu y penses encore ? Il y a deux ans et tu y penses encore ?
TITIN, gêné. ― J’y pense, j’y pense… Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu n’as pas été tendre avec elle.
FÉLICIE ― Ça me fait, mon fils, ça me fait… Si je n’ai pas été tendre, c’est que j’avais des raisons.
TITIN ― Oh, tes raisons, je les connais ! Quand on est jeune et jolie, il ne faut pas tourner autour de ton fils. Et aujourd’hui tu t’étonnes que je soye encore célibataire… Mais on ne devrait pas parler de ça, tu vas te faire du mal, ce n’est pas le moment.
FÉLICIE ― Oui, c’est le moment… Titin, tu ne dois plus penser à Marion.
TITIN, affligé. ― J’aimerais bien, maman. Tu sais, j’aimerais bien ne plus y penser.
FÉLICIE ― Tu dois te l’interdire.
TITIN ― Me l’interdire ? Pourquoi ?
FÉLICIE ― Parce que vous ne pouvez pas être ensemble, vous ne pourrez jamais. Elle le savait et elle est partie.
TITIN, abasourdi. ― Oh ! Ne me dis pas que c’est toi qui l’as chassée ?
FÉLICIE ― Non, je n’ai pas eu besoin, elle t’a quitté quand elle a compris.
TITIN ― Compris quoi ?
FÉLICIE ― C’est difficile… Tu vas avoir un choc…
TITIN ― Parle à la fin !
FÉLICIE, hésitante. ― Marion est ta sœur ! Plus exactement ta demi- sœur.
TITIN, sidéré. ― Quoi ?
STÉPHANE ― Oyayaïe !
FÉLICIE ― La boulangère a été la maîtresse de ton père !... Cette pétasse en a profité du temps où j’étais enceinte et malade comme un chien… Lazare, ton pauvre père, était faible. Il s’est laissé embobiner, comme tous les hommes dès qu’ils voient une cagole avec des rondeurs partout... Et Marion est née quelques mois après toi. Après la mort de votre père… à tous les deux.
STÉPHANE ― Oh fan de chichourle ! Ça, c’est du lourd ! (Il boit un grand coup.)
Titin n’a plus la force d’articuler un mot.
FÉLICIE ― Tu vois, je ne pouvais pas partir avec ce secret.
STÉPHANE ― Ah non alors !
FÉLICIE ― Tu ne dois pas en vouloir à ton père, Titin. C’est la vie… Avec ses horreurs parfois…
TITIN ― Pourquoi tu ne m’en as jamais rien dit ?
FÉLICIE ― On ne parle pas de ces choses que la morale réprouve. Si tu ne t’étais pas entiché de Marion, j’aurais gardé le secret. (Elle hausse le ton à l’intention de Stéphane.) Et j’espère que l’autre emplâtre saura tenir sa langue.
STÉPHANE, lève la main pour jurer. ― L’emplâtre sera une tombe !... Oups ! Pardon, excusez-moi. En ces circonstances, j’aurais dû dire une carpe.
Félicie pousse un grand soupir. Elle est épuisée.
Scène 4
Titin, Stéphane, Félicie, Jojo, Dr Lapoigne
Entrée de Jojo suivi du docteur Lapoigne. Ils ont couru, ils sont haletants. Le docteur Lapoigne est natif de la ville, il parle sans accent.
JOJO ― On est arrivé, docteur.
Dr LAPOIGNE ― Je n’en peux plus… Vous allez me tuer…
Ils reprennent leur respiration.
STÉPHANE ― Tiens, le docteur Lapoigne ! Tenez bon, docteur, ça ferait mauvais genre de mourir avant votre patiente.
TITIN ― Par ici, docteur. (Il entraîne le docteur vers le lit. Jojo suit, inquiet, au chevet de Félicie.)
Dr LAPOIGNE ― J’arrive… Laissez-moi reprendre mon souffle. (Il s’assied au bord du lit, sort un stéthoscope de sa valise.) La montée est rude !... (À Félicie.) Alors, que vous est-il arrivé ?
TITIN ― Elle a fait un malaise, docteur. Elle est tombée comme une masse.
Dr LAPOIGNE ― Elle ne peut pas parler ?
FÉLICIE ― Et oui que je peux parler, si on me laisse m’esprimer.
JOJO ― Elle a toute sa tête, c’est déjà pas mal.
STÉPHANE ― Pour la tête, il n’y a pas de soucis.
Dr LAPOIGNE (en auscultant Félicie) ― Laissez-moi en juger, s’il vous plait. (À Félicie.) Respirez fort… (Félicie s’effectue, on voit Jojo respirer amplement en suivant le rythme de Félicie.) Que s’est-il passé, madame ?
FÉLICIE ― Hè bè, comme mon fils vous l’a dit, je suis tombée dans les pommes. J’ai ressenti une grosse chaleur et les jambes m’ont lâché.
Dr LAPOIGNE ― Et avant, quelque chose aurait pu provoquer votre étourdissement ? Un effort, un stress ?...
JOJO ― Je pense bien ! C’est une énervée permanente ! Je vous l’ai expliqué en montant. Et aussi que le père Labri est mort d’une crise d’énervement. Vous vous en souvenez ?
Dr LAPOIGNE ― Oui, bien sûr, je m’en souviens. Mais laissez la parler, enfin !... (À Félicie.) Vous êtes restée inconsciente ?
TITIN ― Pas longtemps, une minute peut-être.
Dr LAPOIGNE, soupire et sort un tensiomètre de sa valise. ― Et maintenant, comment vous sentez-vous ?
FÉLICIE ― Mal ! La tête me tourne et je suis toute faible. (Tragique.) Je suis foutue.
Dr LAPOIGNE, en fixant le tensiomètre au bras de Félicie. ― Mais non, voyons… Quel est votre nom ?
FÉLICIE ― Si c’est pour me faire remarquer que je ne suis pas cliente, ça n’est guère le moment.
Dr LAPOIGNE, met en action le tensiomètre. ― Pas du tout, je contrôle vos facultés intellectuelles... À la suite d’un étourdissement, c’est légitime.
FÉLICIE ― Ah, bon ! Alors, je m’appelle Félicie Labri, veuve Tassy. Mon pauvre mari est mort il y a vingt-huit ans et j’habite 4, place sainte Barbe…
Dr LAPOIGNE ― C’est bon, c’est bon… De ce côté-là, tout va bien, madame Tassy… (Il prononce Tassy à la parisienne.)
JOJO, le reprend en forçant l’accent tonique. ― Taassy, docteur, on dit Taassy ! (Il prend l’accent pointu :) Pas Tassy !
Dr LAPOIGNE ― Oui, monsieur Labri, mais…
JOJO, le reprend de nouveau. ― Pas Labri, Laabri… Laabri, Taassy. Vous n’êtes pas d’ici, vous, hè ?
Dr LAPOIGNE ― Pas loin, je suis d’Aubagne…
JOJO ― Oui, mais en ville, on ne sait pas parler. (La bouche en cul de poule, il prend l’accent parisien.) On parle pointu.
Dr LAPOIGNE ― Je vous comprends bien, monsieur Labri, mais…
JOJO ― Laabri… Dites après moi : Laabri.
Dr LAPOIGNE, chevrote. ― Laaaabri…
JOJO ― Laabri.
TITIN ― L’oncle, ce n’est peut-être pas le moment…
JOJO ― C’est toujours le moment pour apprendre à parler le français.
FÉLICIE, grogne. ― Ça vous dérange pas si je meurs ?
Dr LAPOIGNE ― Excusez-moi, madame Ta… euh !... (Il décide de l’appeler par son prénom pour éviter toute nouvelle contestation.) madame Félicie. (Il lit le tensiomètre :) 17-9…
STÉPHANE ― Bel échange. On note une certaine nervosité de Lapoigne qui a des difficultés à monter au filet. Mais le jeu n’est pas fini… Reprise !
Tous se sont tournés vers lui.
Dr LAPOIGNE ― Qu’est-ce qu’il a ? Il ne va pas bien lui aussi ?
JOJO, doigt sur la tempe. ― Oh, Stéphane, ce n’est pas d’aujourd’hui…
TITIN ― Ce n’est rien, docteur. Il s’agit d’une maladie temporaire que l’on appelle une cuite. Vous en étiez à « 17-9 » je crois…
Dr LAPOIGNE, agacé, revient à Félicie. ― Oui, vous souffrez d’hypertension.
FÉLICIE, râle. ― Je le savais, je vais mourir !
Dr LAPOIGNE ― Mais non, vous n’allez pas mourir. Allons. Il n’y a rien de dramatique pour l’instant. Ce n’est évidemment pas à négliger, mais avec un petit traitement et un petit régime, vous devriez aller mieux.
FÉLICIE, horrifiée. ― Un régime ? Alors, je suis foutue !
Dr LAPOIGNE, de plus en plus agacé. ― Mais non, on ne meurt pas d’un régime… On va tout de même faire quelques examens…
FÉLICIE ― Des examens ? C’est la fin, allez, vous pouvez me le dire.
Dr LAPOIGNE ― Mais non, on va simplement faire une prise de sang et…
FÉLICIE, se met à pleurer. ― Oh, malheur ! Une prise de sang !
Dr LAPOIGNE ― Enfin, une prise de sang, ce n’est pas si terrible.
JOJO ― C’est vrai, Félicie. Moi, j’en ai fait une en… (Il réfléchit.) En 1994, je crois. Eh bien, je n’en suis pas mort.
Dr LAPOIGNE, étonné. ― En 1994 ! Il n’y a pas de quoi en être fier... (Il fronce les sourcils.) Mais, si je me souviens bien, il me semble vous en avoir prescrit une il n’y a pas longtemps, non ? Vous étiez venu me voir pour une crise de goutte…
JOJO, ennuyé. ― Oui, mais maintenant, tout va bien.
Dr LAPOIGNE ― Jusqu’à la prochaine alerte. N’attendez pas pour faire un contrôle.
JOJO ― Qué contrôle ? Pourquoi un contrôle ?
Dr LAPOIGNE ― Ce n’est pas parce que l’on se sent bien que l’on n’est pas malade. À votre âge, vous devriez vous surveiller, monsieur Labri.
JOJO ― Laabri, docteur, Laabri… Et qu’est-ce qu’il a mon âge ? C’est bien une idée de docteur, ça ! On est en pleine forme, on pète la santé, et on vous envoie faire une prise de sang parce que ça n’est pas normal qu’on aille aussi bien. Finalement, on apprend qu’on est foutu et six mois plus tard, on vous enterre. Tout ça parce que le docteur l’a décrété !
FÉLICIE, en pleurant. ― Je le savais, je vais mourir !
TITIN ― Maman, sois raisonnable. Tu sais bien que l’oncle a de fortes dispositions à l’exagération.
Dr LAPOIGNE, exaspéré. ― Oui, madame Félicie, soyez raisonnable.
FÉLICIE, geignant. ― Mais je n’ai jamais fait de prise de sang !
TITIN ― On ira ensemble, maman. Tu verras, tu ne sentiras rien.
Dr LAPOIGNE, se lève et se dirige vers la table en soupirant. ― Bon, je vais vous faire une ordonnance. Mais je pense que, dans votre cas, la meilleure médication, c’est le calme.
FÉLICIE ― Je suis à l’article de la mort, et vous me parlez de calme ? Vous en avez de bonnes, vous !
Dr LAPOIGNE, s’assied en face de Stéphane. ― Je ne peux évidemment forcer personne à se soigner. (Il regarde Jojo en coin.) Néanmoins, la cause principale de l’hypertension étant le stress, tout traitement médicamenteux sera favorisé par une bonne gestion de vie… (Il commence ses écritures.)
STÉPHANE ― Un petit pastaga, docteur ?
Dr LAPOIGNE ― Non, je vous remercie. Par « une bonne gestion de vie », j’entends aussi un usage modéré de l’alcool.
STÉPHANE ― Oh, moi je ne suis pas malade.
Dr LAPOIGNE ― Si vous voulez un avis de docteur, cela ne saurait tarder.
STÉPHANE, son élocution mollit. ― Si vous voulez un avis d’observateur impartial, vous n’arriverez à rien avec madame (Il force l’accent :) Taassy veuve Laabri. La famille Laabri, ils ont ça dans le sang, ils sont tous énervés chroniques.
FÉLICIE ― Qu’est-ce qu’elle raconte, l’autre coucourde ! Je suis agonisante mais je ne suis pas sourde !
STÉPHANE, s’adresse toujours au docteur. ― Vous comprenez, Titin refuse le mariage. Il est amoureux, mais pas de la bonne personne. Parce que la boulangère a couché avec son père. Donc, sa fille est sa sœur. Et il ne peut pas faire un enfant à sa mère avec sa sœur… Hè ? (Le docteur est consterné.)
FÉLICIE ― Faites le taire, ce couillosti !
JOJO ― Qu’est-ce qu’il baragouine ? Quelle sœur ?
TITIN, amer. ― Ma demi-sœur, Marion ! Il est empégué mais il dit la vérité.
JOJO, éberlué. ― Marion, ta demi-sœur ?
TITIN ― Eh oui ! Mon père, dans sa courte vie, a eu le temps d’ensemencer non seulement ma mère mais aussi la boulangère. Sympa, le paternel !
FÉLICIE ― Titin, ne parle pas de ton père comme ça !
JOJO ― Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
TITIN ― Quoi, tu ne le savais pas ?
JOJO, violent, à Félicie. ― C’est toi, Félicie, qui répand ce genre de cagade ?
FÉLICIE ― Qué cagade ! Tu crois que ça me fait plaisir de dévoiler les infidélités de mon pauvre Lazare ? J’aimerais bien que ce soit une cagade ! Mais je l’ai vu, je l’ai vu de mes yeux entrer sur la pointe des pieds chez cette garce, cette poufiasse qui lui a tourné le teston. Et dans la tenue où elle se trouvait, ce n’était pas pour jouer au Monopoly !
JOJO, décontenancé. ― Admettons…
FÉLICIE, voix fatiguée. ― Y a pas d’admettons. Je l’ai vu, je te dis.
JOJO ― Je te crois… Mais qu’est-ce qui prouve que Marion est sa fille ?
FÉLICIE ― Et à qui veux-tu qu’elle soit ? Le boulanger, il dort toute la journée et il travaille la nuit. Cette chaudasse de Simone s’en plaint depuis trente ans ! Alors…
JOJO, s’emporte de nouveau. ― Alors, ça ne prouve rien ! Simone, elle s’est tapée la moitié du village. Marion pourrait tout aussi bien être la fille du quincaillier que la mienne…
FÉLICIE ― Hè bè, bravo ! Mon frère, maintenant. C’est du propre ! Écoute-moi, si la moitié du village lui a passé dessus, je n’en doute pas, mais ils n’y sont quand même pas tous passés en même temps. Et à l’époque dont on cause, c’est mon Lazare qui s’y collait.
TITIN, intervient brusquement. ― Mais en fait, tu n’en sais rien ! Tu n’as aucune preuve !
Dr LAPOIGNE, sidéré, à Stéphane. ― Ils sont toujours comme ça ?
Stéphane acquiesce en levant les yeux pour prendre le ciel à témoin.
FÉLICIE ― Et qu’est-ce que tu veux de plus comme preuve, le film de leurs coucheries ? Je n’ai pas besoin de preuve, moi. Je le sens, c’est l’instinct… Et puis, on ne peut pas prendre de risque !
TITIN, en criant. ― Mais c’est ma vie que tu es en train de briser, maman. Tu t’en rends compte ? Et Marion ? Si elle est partie lorsqu’elle a compris la chose, c’est donc toi qui l’as renseignée ?
JOJO ― Bien entendu ! Elle ne peut pas l’avoir apprise toute seule. Du coup, elle a disparu du jour au lendemain, sans tambour ni trompette. Même ses parents n’ont plus de nouvelles.
TITIN ― Et moi qui croyais qu’ils me mentaient, que Marion leur avait interdit de me donner son adresse… Maintenant, je comprends. Elle a fui parce qu’elle a cru à tes mensonges. Parce qu’à cette heure, elle doit détester ses propres parents.
FÉLICIE, faible. ― C’est pas des mensonges, c’est la vérité.
JOJO ― Vouais. C’est TA vérité !
FÉLICIE, râle. ― Ayayaïe ! Ça y est, je meurs prématurément.
TITIN ― Il y a un moyen de savoir. Il faudrait faire un test ADN. (Il se retourne brusquement vers le docteur.) N’est-ce pas, docteur ?
Dr LAPOIGNE, surpris. ― Euh… oui, bien sûr, un test ADN…
TITIN, insiste. ― Avec un test ADN, on serait sûr, n’est-ce pas ?
Dr LAPOIGNE ― Oui, mais ce n’est peut-être pas le moment…
TITIN, désespéré. ― Eh non, il faudrait d’abord retrouver Marion.
Dr LAPOIGNE ― Je pense à madame Félicie. Dans son état, ce n’est pas le moment de la…
FÉLICIE, dans un regain d’énergie. ― Vous savez ce qu’elle vous dit, madame Félicie ?... Allez, zou ! (Elle tente de se redresser.) Aide-moi, Jojo.
JOJO, s’empresse de la soutenir. ― Qu’est-ce que tu fais, Félicie ? (Il parvient à l’asseoir sur le lit.)
Dr LAPOIGNE, se lève. ― Restez couchée, voyons. Je dois mesurer votre tension à nouveau. L’examen n’est pas terminé…
FÉLICIE, autoritaire. ― Si ! Il est terminé. Ramène-moi à la maison, Jojo. Je ne veux pas mourir ici où l’on me traite de menteuse. (Elle se lève, vacillante. Jojo la tient par un bras, Titin se précipite.)
TITIN ― Maman, tu n’es pas en état de marcher.
FÉLICIE ― Si tu veux bien aider une dernière fois ta menteuse de mère, j’y arriverai. (Elle marche en chancelant vers la sortie, encadrée de Titin et Jojo.)
TITIN ― Tu es vraiment impossible à vivre…
Dr LAPOIGNE ― Madame Félicie, vous n’allez pas redescendre au village à pied ! Il faut appeler les pompiers.
FÉLICIE ― Et pourquoi pas le Pape tant que vous y êtes ?
STÉPHANE ― La brouette ! On peut la transporter dans la brouette.
FÉLICIE, en sortant. ― C’est ça ! Et si j’ai besoin d’une bourrique pour la pousser, je penserai à toi.
Ils sont sortis. Le docteur Lapoigne est désemparé.
Dr LAPOIGNE ― Ils sont tous malades ! (Il s’avise de la présence de l’ordonnance sur la table, s’en empare et crie :) Et mon ordonnance, alors ?
STÉPHANE, essaie de se lever et retombe sur la chaise. ― Faudra lui apporter à domicile… D’ailleurs, si ce n’est pas trop vous demander, (Il tente une nouvelle remise sur pieds et tangue dangereusement. Le docteur le soutient.) je profiterai du voyage…
Dr LAPOIGNE, exaspéré. ― Ça signifie que je dois vous ramener au village !… (En cramponnant Stéphane, il récupère sa valise tant bien que mal, la lui remet.) Rendez-vous utile, portez ma valise… (Ils démarrent en zigzagant.) Et attention, c’est fragile !
On commence à entendre le chant des cigales.
STÉPHANE, balance énergiquement la valise. ― Ne vous inquiétez pas, docteur, elle est entre de bonnes mains… Tè, pour la peine, je vais vous chanter quelque chose…
Dr LAPOIGNE ― Ah, on me la copiera…
STÉPHANE, chante en sortant. ― Pastis ! Pastis je t’aime. J’en boirais des tonneaux. À me rouler par terre, dans tous les caniveaux…
Doucement, le chant des cigales remplace sa voix.
RIDEAU
ACTE III
Scène 1
Titin, Claudine
Le jour se lève. Titin, les cheveux ébouriffés, torse nu, est assis sur le petit lit défait. Il se rhabille en baillant fréquemment, puis finit à quatre pattes pour chercher ses affaires sous le lit. Claudine surgit du débarras-cellier-salle de bain-cafoutche-etc. Elle finit de se vêtir.
CLAUDINE ― J’ai trouvé la douche. (Elle arrange ses cheveux dans le petit miroir au-dessus de l’évier.) Elle se cache entre le réfrigérateur, le lave-linge, une pile de journaux et quelques autres babioles plus ou moins identifiables.
TITIN, lève la tête. ― C’est quand même mieux qu’un vieux seau rempli de l’eau du puits, non ?
CLAUDINE, se retourne vers Titin. ― C’est vrai… Tu as perdu quelque chose ?
TITIN, se redresse, une chaussure à la main. ― Il m’en manque une.
CLAUDINE, ouvre la fenêtre. ― Je crois l’avoir vu s’envoler vers la table. (Elle cache ses yeux du fort soleil qui entre par la fenêtre ouverte.) Il fait une journée splendide.
TITIN, se dirige vers la table où trône sa chaussure. ― Comme chaque jour d’été. Tu ne t’en rends pas compte parce que tu habites en bas, au village. (Il a retrouvé la paire et se chausse enfin.) Ici, on domine la vallée et on s’en prend plein les yeux dès le matin.
CLAUDINE, referme la fenêtre. ― Tu as fait du café ?
TITIN ― Oui, pendant que tu te douchais.
Claudine pose deux tasses sur la table. Titin sert le café et ils s’assoient face à face. Ils semblent un peu gênés.
CLAUDINE ― Tu n’as pas l’air en forme.
TITIN ― J’ai sans doute un peu trop bu hier au soir.
CLAUDINE ― Oui… (Avec un grand sourire.) Mais tu as surtout particulièrement bien assuré, cette nuit.
TITIN ― J’avais une invitée de choix, qui m’a particulièrement bien inspiré… (Claudine apprécie le compliment.) Et il y a aussi le lit.
CLAUDINE ― Le lit ?
TITIN ― Impossible de dormir, il est trop petit pour deux. Alors…
CLAUDINE, elle rit. ― Surtout, ne change pas ta literie… (S’ensuit un court silence embarrassé où chacun sirote son café.) Tu sais, ça m’a fait extrêmement plaisir que tu viennes t’excuser. Au bout de trois jours, je n’y croyais plus…
TITIN ― Je serais venu plus tôt, mais il y a eu le coup de sang de ma mère. J’ai dû l’emmener faire ses examens…
CLAUDINE ― Elle va mieux ?
TITIN ― Vaï ! Comme si rien ne s’était passé ! Elle a viré tout le monde : le docteur, l’oncle, et même le curé ! Ça ne lui aura pas servi de leçon.
CLAUDINE ― Et toi ?
TITIN ― Quoi, moi ?
CLAUDINE, gentiment. ― Toi, tu prends le même chemin que ta mère. Tu deviens solitaire, sauvage, coléreux… Alors, je te demandais si les évènements de ces derniers jours t’avaient servi de leçon.
TITIN, baisse les yeux. ― Tu crois que ça peut servir de leçon de se prendre une rafale de gifles ? Moi, ça me donne envie de mordre… et de pleurer… (Claudine pose sa main sur celle de Titin, elle n’a pas le temps de parler, Titin reprend :) Il y a des choses terribles que tu ne sais pas. Des choses que je n’aurais jamais imaginées et qui me rongent de l’intérieur. Je suis condamné à la solitude et à la mélancolie.
CLAUDINE ― Je ne crois pas au destin. Cette nuit, tu n’étais pas seul et pas mélancolique…
TITIN ― C’était un état provisoire. Hier soir, on était tout à la joie de se retrouver, de se parler, on a bu, un peu trop, on est sorti, je n’étais plus allé en boîte depuis des siècles, et je me suis abandonné dans tes bras… C’était beau, c’était sincère, mais ce n’était qu’une pause dans mon malheur. La lumière du jour est revenue et elle éclaire avec férocité les ruines de mon infortune. Tu dois me fuir, Claudine, comme la peste, parce que je te ferai du mal. Sans le vouloir, je te ferai du mal.
CLAUDINE, triste. ― Avec de belles phrases, tu m’annonces que notre histoire, aussitôt commencée, est aussitôt terminée…
TITIN ― Je ne veux pas te faire souffrir, Claudine. Je ne t’aime pas comme tu le voudrais, d’un grand amour passionné et chevaleresque. Mais je t’aime. Et parce que je t’aime, je ne veux pas te faire souffrir.
CLAUDINE ― Oh, je n’en demande pas tant. L’amour chevaleresque, c’est un peu passé de mode. Simplement, j’avais cru un instant que l’on aurait pu unir nos solitudes.
TITIN ― Oui, tu l’as dit : un instant… Et l’instant est passé. Après l’enivrement d’une nuit câline, après la douceur de nos caresses partagées, il nous faut à nouveau affronter l’âpreté de la vie. Rien n’a changé depuis hier, ce n’était qu’une parenthèse. Chaque jour, mon cœur recommence à saigner, chaque jour enfle ma peine… Je ne veux pas vivre entre parenthèses, Claudine. Et je ne veux pas te faire porter le poids de mon horrible secret.
CLAUDINE, soupire. ― Tu dois avoir un bien grand secret pour parler aussi joliment de ton malheur… Mais si ce secret a pour nom Marion, ce n’est un secret pour personne. Oh, rassure-toi, tu n’as pas fait la une des journaux. Mais tout le monde a constaté que, depuis le départ de Marion, tu n’es plus le même.
TITIN ― Je ne savais pas que mes sentiments étaient à ce point transparents… (Il hésite.) Pourtant… tu ne sais pas tout en ce qui concerne Marion… (Il se tait.)
CLAUDINE ― Tu peux tout me dire, Titin. Je suis ton amie de toujours, et je le resterai. Même s’il y a eu cette nuit ce que tu appelles une parenthèse, notre amitié demeure. Et je suis à ton écoute… si tu le veux bien.
TITIN, il se lève, tourne en rond, enchevêtré dans des sentiments contradictoires. ― C’est un terrible secret…
CLAUDINE ― Tu l’as déjà dit au moins trois fois ! Tu commences à me faire peur.
TITIN ― Tu ne devras en parler à personne.
CLAUDINE, horrifiée. ― C’est ta mère ?
TITIN ― C’est ma mère qui me l’a dit, oui, mais…
CLAUDINE, épouvantée. ― C’est ta mère qui a fait disparaître Marion ?
TITIN ― Qu’est-ce que tu racontes ? Elle lui a dit le secret et Marion est partie. Qu’est-ce que tu vas imaginer ?
CLAUDINE, soulagée. ― Ah, j’ai eu peur ! J’ai cru qu’elle l’avait… (Geste du pouce sous le cou.) éliminée !
TITIN, indigné. ― Claudine ! Enfin ! Ma mère !
CLAUDINE ― Excuse-moi, mais… un terrible secret… sachant que ta mère a toujours joué un rôle non négligeable dans tes ruptures… j’ai un peu fantasmé, quoi !
TITIN ― Un peu, en effet !... (Il est soudain mal à l’aise.) Tu crois qu’elle en serait capable ?
CLAUDINE, rassurante. ― Non ! Bien sûr que non.
TITIN ― Tu y as tout de même pensé.
CLAUDINE ― Mais non, allons ! Je me suis laissé emporter par mon imagination… Et alors, ce secret ?
TITIN ― Tiens-toi bien… (Un temps.) Marion serait ma sœur !
CLAUDINE, estomaquée. ― Quoi ?
TITIN ― Tu as bien entendu. Mon père aurait couché avec Simone, la boulangère, et Marion serait née de cette union extraconjugale.
CLAUDINE ― Mon dieu, quelle horreur ! Enfin, je veux dire pour toi… (Elle bafouille, troublée.) et pour elle… Mon pauvre Titin… Et tu tiens cette information de ta mère ! Elle est sûre de ce qu’elle avance ?
TITIN ― Elle, oui… Mon oncle l’est beaucoup moins. Moi, je t’avoue que je ne sais plus où j’en suis. Vrai, faux, comment savoir ?
CLAUDINE ― Et Simone, qu’est-ce qu’elle en dit ?
TITIN ― Je ne sais pas. Tu me vois aller à la boulangerie et lui demander si Marion est la fille de mon père ?
CLAUDINE ― Dis comme ça, non.
TITIN ― Et puis, si elle ment depuis bientôt trente ans à son mari, elle ne va pas me l’avouer, à moi, en trente secondes.
CLAUDINE ― C’est certain.
TITIN ― Il ne reste que le test ADN. Mais encore faudrait-il retrouver Marion. (Il cesse de tourner en rond et se rassoit, épuisé.) À supposer qu’elle pense encore à moi. Si ça se trouve, elle habite de l’autre côté de la planète, chez les chinois. Elle est mariée, elle est empaquetée dans un kimono tout neuf, elle boit du thé et mange des nids d’hirondelles à tous les repas, elle a deux enfants avec les yeux bridés, et elle m’a effacé de sa mémoire. Et moi, je suis là comme un couillon, à me détraquer la santé et celle de ceux qui m’entourent, toi en premier.
CLAUDINE ― Ne dis pas ça. Tu souffres et je peux le comprendre.
TITIN ― Ma pauvre Claudine. Tu dois en avoir assez de m’entendre pleurer sur mon sort. Tu ne mérites pas ça. Toi aussi, tu es seule. Et tes problèmes, tu n’en soûles pas le voisinage.
CLAUDINE ― C’est que moi, je n’ai pas trouvé le grand amour. Je suis peut-être trop difficile.
TITIN ― Non, tu n’es pas difficile. L’amour, ça vient comme une envie de caguer. Tu ne choisis pas. Ça te prend quand tu ne t’y attends pas et c’est capable de te faire voler dans les nuages comme de t’enfoncer à mille mètres sous terre. L’amour, c’est beau et c’est terrible à la fois. Moi, si je pouvais choisir, je te choisirais toi. Ce serait tellement plus simple. Mais voilà, ce n’est pas simple.
CLAUDINE, soupire. ― En effet, ce n’est pas simple… (Ironique :) Tu crois que je dois aller en Chine pour trouver l’amour ? Et un kimono ? (Ils rient ensemble. Puis elle regarde l’heure et se lève.) Il faut que j’y aille, je vais être en retard. (Elle récupère son sac à main abandonné près du lit.) Et mon patron se fiche pas mal de nos problèmes sentimentaux.
TITIN ― C’est vrai, excuse-moi. Je suis en vacances et je te retiens, sans penser que tu travailles.
CLAUDINE, de retour vers Titin. ― Promets-moi de ne pas rester enfermé dans ton foutu cabanon. (Elle l’entoure de ses bras.) Promets-moi de m’appeler si tu as le cafard. Promets-moi de sortir en boîte avec moi, même si on finit la soirée chacun chez soi… Promets-moi !
TITIN ― Je te promets, Claudine.
CLAUDINE, elle le baise sur le front et se dirige vers la porte. ― C’est une promesse, ne l’oublie pas. (Avant de sortir.) Et surtout, ne dis pas à ta mère qu’on a passé la nuit ensemble, elle va s’imaginer qu’on lui a fait un bébé. (Elle sort.)
TITIN, en riant. ― Promis !
Scène 2
Titin, Jojo
Claudine partie, Titin reste un moment attablé, désabusé. Il finit par se lever, ôte les tasses de la table et les emmène dans l’évier.
TITIN, soliloque. ― Ce serait tellement plus simple avec Claudine… (Gros soupir.) Je vais prendre une douche, ça me fera du bien. (Titin disparait par la porte du débarras-etc.)
Un temps, puis on toque à la porte. Pas de réponse. Titin, sous la douche, n’entend pas. On toque plus fort et, finalement, la porte s’ouvre délicatement. Passe la tête de Jojo. Il découvre la pièce vide, entre enfin. Il se dirige vers le débarras, tend l’oreille contre la porte, semble satisfait d’y constater la présence de Titin. Il retraverse lentement la pièce pour se trouver devant le lit en désordre. Il le contemple un instant, affichant sa perplexité.
JOJO, en soupirant. ― Ce serait tellement plus simple.
Puis il va s’asseoir. Sa main pianote sur la table. Il attend... Titin entre en enfilant une chemise.
TITIN, sursaute. ― Oh, l’oncle ! Tu m’as fait peur… (Il fronce les sourcils, soudain méfiant.) Qu’est-ce que tu fais ici, de si bon matin ?
JOJO ― Hè ! Tu es content de me voir. Ça fait plaisir !
TITIN, va refaire le lit tout en parlant. ― En ce moment, j’en ai un peu soupé de la famille. Si on pouvait m’oublier quelques temps, ça me ferait de vraies vacances.
JOJO ― Ton lit est dans un beau désordre ! (Insidieux.) Tu as eu une nuit très agitée.
TITIN ― Ça y est, ça commence. L’inquisition !
JOJO ― Oh, l’inquisition ! De suite les grands mots. C’est une constatation, voilà tout. Tu as mal dormi. Ça arrive à tout le monde.
TITIN ― Eh bien, détrompe-toi, j’ai passé une nuit excellente.
JOJO ― Ah !... Remarque bien, des fois, on n’a pas besoin de dormir pour passer une bonne nuit.
TITIN ― Vouais ! Et des fois, on n’a pas besoin d’être réveillé pour passer une bonne journée.
JOJO, après une courte réflexion. ― Vouaïe !
TITIN ― Des fois même, on pourrait passer une bonne journée, mais il y a des hypocrites qui viennent vous la gâcher. Tu veux un café ? (Le lit est fait, il se dirige vers la cuisinière.)
JOJO ― Tu dis ça pour moi ?
TITIN ― Et à qui veux-tu que j’offre le café ? Aux murs ?
JOJO ― Je parlais de l’hypocrite.
TITIN ― Alors, tu ne veux pas de café ?
JOJO ― Moi, oui, je veux un café. Mais l’hypocrite, je ne sais pas, je ne le connais pas.
TITIN, sert deux tasses de café et les porte à table où il s’assoit. ― L’hypocrite, c’est celui qui a croisé une jeune fille en montant ici, et qui fait semblant de rien pour savoir des choses qui ne le regardent pas.
JOJO, en buvant le café. ― Ah ! Dans ce cas, je suis rassuré. Moi, je n’ai croisé personne.
TITIN, étonné. ― Comment ça, tu n’as croisé personne ?
JOJO ― Non, je n’ai croisé personne. Je ne mentirai pas pour si peu de chose. Si j’avais croisé quelqu’un, je le dirais. Mais je n’ai croisé personne.
TITIN ― Et alors, par où elle est passée ?
JOJO, moqueur. ― Par le chemin, il n’y en a qu’un. Mais je ne l’ai pas croisée pour la simple et bonne raison que j’étais caché derrière un arbre en attendant qu’elle parte. (Il rit.)
TITIN ― Oh, l’oncle, tu deviens fada ? Tu te caches derrière les arbres maintenant ?
JOJO ― Je ne voulais pas la mettre mal à l’aise. Je suis arrivé tôt ce matin, juste au moment où elle ouvrait la fenêtre. Quand je l’ai vue, je me suis dit, je ne vais pas aller les déranger, ces tourtereaux. Je vais attendre. C’est ce que j’ai fait, j’ai attendu.
TITIN ― Et si elle n’était pas partie ?
JOJO ― Alors là… il aurait bien fallu que j’entre, je ne serais pas resté dehors toute la journée… Mais ça me fait plaisir, tu sais ?
TITIN ― Quoi ?
JOJO ― Que tu aies passé une bonne nuit, pardi ! Elle est gentille, Claudine. Et bien jolie… Mais, du coup, je ne sais pas si j’ai bien fait de venir.
TITIN ― Puisqu’elle est partie travailler. Tu ne nous gênes pas.
JOJO ― Ce n’est pas ça… Je voulais te dire certaines choses. Mais si tu files le parfait amour avec Claudine, peut-être que je ferais mieux de me taire.
TITIN ― Je t’arrête de suite, l’oncle. Ne pense pas au mariage. Claudine et moi, ça n’ira pas plus loin qu’une nuit. On est amis et on le restera. Point !
JOJO, déçu. ― Ah, bon !... C’est sûr ?
TITIN ― Sûr et certain.
JOJO, soupire. ― Dommage… Alors, je dois te parler.
TITIN ― Aïe ! Je n’aime pas ton genre de préambule.
JOJO ― Tu as encore du café ? (Titin se lève.) Ramène la cafetière, je vais en avoir besoin. (Titin revient avec la cafetière, il sert Jojo, pose la cafetière au centre de la table, et se rassoit. Jojo sirote.) Il est bon, ce café.
TITIN, patient. ― Oui. Il est bon.
JOJO ― Moi, je l’aime comme ça, le café... Pas trop fort… avec un petit goût de noisette… Tu la sens la noisette ?...
TITIN ― Je sens surtout de nouveaux ennuis qui pointent leurs vilaines figures. Dis-moi ce que tu as à me dire et qu’on en finisse !
JOJO, précautionneux. ― C’est un secret difficile à dire…
TITIN ― Encore un secret ? Décidément, c’est le grand déballage en ce moment... Le temps des secrets ! (Il rit, mais Jojo ne bronche pas.) Le temps des secrets… c’est un livre… (Jojo reste de marbre. Titin hausse les épaules.) Bon, je t’écoute.
JOJO ― Mon secret à moi, il vient en complément de celui de Félicie.
TITIN ― Hè bè, ça promet !
JOJO ― D’un côté, il ne va pas te plaire. Mais d’un autre, il va te soulager, parce que tu auras l’avis du principal intéressé, et… Et il vaut mieux que je commence par le début !
TITIN ― Oui, c’est bien, le début.
JOJO ― Je vais te raconter une histoire…
TITIN ― Tu sais, j’ai passé l’âge des histoires. Un résumé, ça me suffirait.
JOJO ― Non, non. Pour bien comprendre, tu dois tout savoir… Alors, voilà... (Il prend sa respiration.) Il ya quelques années en arrière… pas loin de dix ans… je me promenais à Marseille. Tu sais que, de temps en temps, oh de moins en moins souvent maintenant, mais de temps en temps, je vais faire un tour en ville… Je m’achète des vêtements, je vais voir des amis, je fais mes petites courses…
TITIN ― Oui, l’oncle, tu fais ce que tu veux en ville. Je n’ai pas besoin des détails.
JOJO ― Non, bien sûr que non, les détails… mais c’est pour dire…
TITIN ― Alors dis vite, sinon je vais finir par savoir si elle est blonde, si elle est brune, s’il y en a une ou plusieurs, et patin-couffin…
JOJO, offusqué. ― Titin !
TITIN ― Et tout ça ne me regarde pas.
JOJO ― Je ne te le fais pas dire. Donc, je continue.
TITIN ― Oui, continue avant que je m’endorme.
JOJO ― Donc, ce jour là, j’étais dans une boutique, entre deux rangées de pantalons. Et qu’est-ce que je vois au rayon des vestes ? Un type qui me rappelle étrangement quelqu’un… Quelqu’un que je n’avais pas vu depuis vingt ans ! Je me dis : ce n’est pas possible une ressemblance pareille, c’est le même en plus vieux… Je me cache derrière un pantalon pour mieux l’espincher…
TITIN ― Ah ! Tu as commencé par les pantalons avant de te mettre aux arbres ? C’est une manie que je ne te connaissais pas.
JOJO ― S’il te plait, Titin, sois sérieux… Où j’en étais ?... Oui ! Je me cache et je le surveille. Et même, je le suis lorsqu’il sort du magasin… À un moment donné, il se retourne et il me voit… Tu ne le croiras pas, mais j’en ai attrapé la chair de poule… Ce regard ! Le même regard… Mais lui, il ne me calcule pas, et continue sa route. Alors, je me dis : c’est un sosie ! Et pour un sosie, il est ressemblant !
TITIN, soupire. ― Et oui, c’est la particularité des sosies, de se ressembler.
JOJO ― Mais celui-là, il était vraiment, euh…
TITIN ― Ressemblant !
JOJO ― Vouaïe ! Tellement ressemblant que j’aurais juré que c’était le même et qu’il avait fait semblant de ne pas me reconnaître. D’ailleurs, maintenant qu’il m’avait repéré, il accélérait la marche comme s’il avait voulu me semer.
TITIN, qui montre des signes d’impatience. ― Moi, si quelqu’un ne veut pas me reconnaître, je ne lui cours pas après. Qu’est-ce que tu lui voulais, à ce type ? Il te devait de l’argent ?
JOJO, grave. ― Ce type, comme tu dis, tu dois savoir qu’il était mort vingt ans auparavant !
TITIN ― Alors, ça ne pouvait être qu’un sosie.
JOJO ― Eh, non ! Justement, ça n’était pas un sosie.
TITIN ― Je n’y comprends plus rien.
JOJO ― Je l’ai rattrapé, je l’ai tiré par la manche et je l’ai forcé à me regarder. Il a encore fait semblant de ne pas me remettre, mais je voyais la peur dans ses yeux. Alors, je l’ai appelé par son nom. Il m’a répondu, avec des tremblements dans la voix : « Vous faites erreur, monsieur, je m’appelle Francisco, Francisco Lopez ». Mais malgré les tremblements, sa voix était parfaitement reconnaissable. C’était lui, je n’avais plus aucun doute. Je l’ai appelé par son vrai prénom : « Lazare... Tu ne me la feras pas, à moi… Lazare ». Alors, il m’est tombé dans les bras et il s’est mis à pleurer.
Un long silence s’ensuit. Jojo a baissé les yeux, il attend la réaction de Titin. Titin, lui, est pétrifié. Il regarde son oncle, comme s’il attendait la suite. Mais il sait pertinemment que l’histoire est finie.
TITIN, se lève en chancelant. ― Tu n’as dit que son prénom… (Un temps.) Je dois deviner le reste ? (Jojo ne répond pas.) Je porte le même nom que lui ? (Toujours pas de réponse.) Tassy !... Lazare Tassy…. Mon père ! (Un temps.) C’est ça, c’est mon père ? (Acquiescement silencieux de Jojo. Titin porte les mains à sa tête, se met à tourner en rond très nerveusement, explose soudain.) Et tu m’as caché ça ! Tu savais que mon père était vivant et tu me l’as caché !
JOJO, calmement. ― Je te rappelle que je l’ai appris par hasard, il y a une dizaine d’années seulement.
TITIN ― Dix ans ! C’est vrai, c’est un peu court pour se parler, dix ans. On n’a pas le temps, en dix ans…
JOJO ― Qu’est-ce que ça aurait changé ? Tu en avais déjà passé presque vingt sans lui… C’est avant que tu en aurais eu besoin.
TITIN, agressif. ― Qu’est-ce que tu en sais ?
JOJO ― Je n’en sais rien, c’est vrai. Mais lui ! Lui ne voulait pas.
TITIN ― Et maman, elle sait ?
JOJO ― Oh, malheureux ! Il ne manquerait plus que ça ! Non, je n’ai pas eu le courage d’informer ta mère de ma découverte. Là aussi, j’ai pensé que ça ne servait à rien, qu’à remuer de vieilles histoires pas bien belles.
TITIN ― Mais comment est-ce possible ? Qui est enterré à la place de mon père ?
JOJO ― Un manœuvre que l’explosion a déchiqueté et rendu non identifiable.
TITIN ― Incroyable ! Pendant tout ce temps, la famille entière est allée se recueillir sur la tombe d’un inconnu !... (Nouvel accès de colère.) Mais pourquoi ces mensonges ? Pourquoi ces fausses funérailles ? Et pourquoi réveiller ce mort aujourd’hui ?
JOJO ― Parce qu’aujourd’hui, il peut faire quelque chose pour toi. Mais à toutes ces questions, c’est lui et lui seul qui devra y répondre.
TITIN, révulsé. ― Tu veux que j’aille le voir ?
JOJO ― Inutile, il est ici.
TITIN ― Quoi ?
JOJO ― Il est là, derrière la porte. Il attend que tu lui ouvres.
TITIN, violent. ― Tu es malade, l’oncle ! Il peut attendre longtemps ! Qu’est-ce que tu crois ? Qu’est-ce que vous croyez tous les deux, que je vais lui sauter au cou ?... Peut-être que oui, tiens, je vais lui sauter au cou. Mais ce sera pour l’étrangler. Et cette fois, je te promets, il sera vraiment mort !
JOJO ― Tu fais comme tu le sens, Titin. Mais si tu veux savoir la vérité, et si tu veux savoir pour Marion, il n’y a que lui qui peut te répondre.
TITIN, se radoucit soudain. ― Quoi, Marion ? Qu’est-ce qu’elle a à voir, Marion là-dedans ?
JOJO ― À mon avis, Lazare est bien placé pour savoir si Marion est sa fille ou non. Il est bien mieux placé que ta mère, tu ne penses pas ?
TITIN, hésitant. ― Peut-être… Peut-être aussi qu’il n’en sait rien, puisqu’il est mort avant sa naissance.
JOJO, malicieux. ― Oui. Mais un ressuscité, ça sait beaucoup de choses.
TITIN ― Toi aussi, tu m’as l’air d’en savoir beaucoup. Je me demande combien d’autres secrets tu me caches.
JOJO, se lève et va se mettre à l’écart près du lit. ― Je ne répondrai plus à aucune de tes questions. Si tu veux des réponses, tu ouvres cette porte… Moi, je reste ici, en observateur… au cas où tu aurais envie d’étrangler quelqu’un.
Titin est désemparé. Il passe nerveusement et à plusieurs reprises les mains dans ses cheveux en signe d’intense réflexion, tout en se rapprochant insensiblement de la porte. Lorsqu’il y parvient, il reste un long moment figé, à la regarder.
Scène 3
Titin, Jojo, Lazare
Jojo observe intensément Titin, figé devant la porte. Ce dernier se décide enfin, ouvre, et recule d’un pas. Lazare entre, ils se font face, s’étudient un moment en silence. Jojo tousse ostensiblement mais ne provoque aucune réaction.
JOJO, sans bouger de sa place d’observateur. ― Je ne vous présente pas. Je vais simplement essayer de lancer la conversation… Lazare s’appelle maintenant Francisco, il a pris l’identité du malheureux qui a volé en éclats il y a vingt-huit ans.
TITIN, ne parvient à émettre qu’un seul mot. ― Pourquoi ?
LAZARE, après un instant d’indécision. ― Par lâcheté… Parce qu’il est tellement plus facile de disparaître que d’entamer une procédure de divorce, d’affronter sa femme, la famille, les amis… Pour ne pas avoir à donner d’explications, pour ne pas avoir à revenir sur les mêmes arguments pendant des jours et des semaines. Pour ne pas affronter la détresse, l’incompréhension, la fureur et, finalement, la haine. Pour ne pas entendre les pleurs, les cris, les menaces, le bruit de la vaisselle cassée…
TITIN, désagréable. ― Je confirme. C’est de la lâcheté.
LAZARE ― Oh, ce serait trop facile de définir par un seul mot une telle décision. On ne change pas de vie simplement pour éviter les soucis… Il y a le hasard qui s’en mêle… Ce pauvre bougre, Francisco… Une heure avant, on avait bu le café ensemble…
JOJO, tente de détendre l’atmosphère, pesante. ― Tiens, en parlant de café, tu pourrais lui en offrir un, Titin…
LAZARE ― Je te remercie, Jo, mais je préfère parler d’abord.
TITIN ― Tiens, il t’appelle Jo, lui ?
JOJO ― Eh oui ! Lazare n’a jamais pu dire Jojo… Comme toi. Vous êtes deux à refuser de m’appeler Jojo… Tel père tel fils…
LAZARE ― Tu devrais sortir prendre l’air, Jo.
JOJO, offusqué. ― Oh ! Tu me mets dehors ?
LAZARE ― Non, mais on a des choses à se dire et…
JOJO ― Voui, j’ai compris, je suis de trop !
TITIN ― Il a raison, l’oncle. Laisse-nous un moment. Je ne l’étranglerai pas, rassure-toi. Si j’en avais eu l’intention, ce serait déjà fait.
JOJO, vexé, mais grand seigneur. ― Bien, je m’en vais !... Je vais prendre l’air. Je vais faire un tour. Je vais m’oxygéner. (En sortant.) Adessias !
Jojo sorti, les deux hommes s’observent quelques secondes.
TITIN ― Il a été un père pour moi… (Lazare acquiesce.) Il n’est certainement pas de trop. Pourtant, je préfère le voir dehors. Si je l’écoute, on s’assied autour d’une table, on boit un verre, on fait une belote et, accessoirement, on discute de nos problèmes… Dans son souci constant de bien faire, il n’aura de cesse de décrisper nos rapports... (Sec.) Je n’y tiens pas !
LAZARE ― Tu m’en veux, c’est légitime.
TITIN, durement. ― Je ne sais pas encore si je vous en veux. Pour l’instant, c’est une immense colère qui m’habite. J’ai été trompé. Tout le scénario d’une vie s’écroule. J’aimerais tellement comprendre.
LAZARE, soupire. ― Alors, revenons au passé… Je le connaissais bien, Francisco. On travaillait ensemble depuis pas mal de temps. Presque un ami... Je suis arrivé le premier sur les lieux de l’accident… Ce n’était plus qu’un tas de chairs déchiquetées. Parmi les débris, il y avait son portefeuille, étrangement intact. Je n’ai pas réfléchi, j’ai fait l’échange et j’ai fui la région. Je me suis noyé dans la foule parisienne… (Un temps.) Ça n’a pas été simple. J’ai dû pas mal jongler pour ressembler à mon nouvel état civil. Je me suis laissé pousser la barbe, j’ai teint mes cheveux… Tout doucement, les années ont fini par justifier nos différences. Jusqu’à ce que je renouvelle ma carte d’identité… Sans problème.
TITIN ― Je ne comprends toujours pas. Lâcheté, opportunisme… il manque quelque chose.
LAZARE ― C’est vrai, il manque le moteur… L’amour !... Je suis parti avec une sublime blonde qui m’a cocufié tant qu’elle a pu et m’a plaqué un an plus tard lorsqu’elle en a eu assez de vivre avec un smicard.
TITIN, cruellement. ― Juste retour de bâton ! J’aurais pu en rire, si ma mère n’avait pas fait les frais de vos turpitudes.
LAZARE ― Oh, mes turpitudes… J’étais amoureux, comme on est amoureux à vingt ans…
TITIN, indigné. ― Et ma mère ? Vous n’étiez pas amoureux de ma mère ? Votre épouse ?... Et moi ? Vous ne pouviez pas ignorer ma naissance prochaine ?
LAZARE ― Non, évidemment, je ne l’ignorais pas. Je n’ai pas d’excuse. Je t’ai abandonné pour une poule, je ne peux pas le nier. Quant à ta mère, nous n’étions plus sur la même longueur d’onde depuis un petit moment déjà… Félicie, elle est, euh… un peu… Elle n’est pas facile à vivre, et ça n’est pas d’aujourd’hui. (Empressé.) Je ne lui jette pas la pierre, attention ! Tout est de ma faute, je ne revendique aucune indulgence. Simplement, je n’aurais pas pu continuer à vivre avec Félicie. Un peu plus tôt ou un peu plus tard…
TITIN, violent. ― Oui. Mais j’aurais eu un père. Vous auriez divorcé, comme tout le monde… enfin, comme beaucoup… Et j’aurais eu un père. Vous auriez pu éviter de mourir !... (Un temps. Il s’efforce d’adoucir le ton.) C’est une situation un peu trop définitive ! Confortable, mais définitive !
LAZARE ― J’en ai pris conscience trop tard. Une fois mort, je ne pouvais plus revenir. Et je ne serais pas revenu si Jo n’était pas intervenu.
TITIN ― L’oncle, c’est le seul à savoir ?
LAZARE ― Jusqu’à aujourd’hui, oui… Là encore, le hasard… Après avoir bourlingué une vingtaine d’années sur de gros chantiers internationaux, je pensais être devenu méconnaissable. J’avais pas mal d’économies. Je me suis donc installé à Marseille où j’ai créé une petite entreprise. Ironie du sort, je n’étais pas installé depuis six mois, que je tombais sur Jo dans une boutique de fringues… Heureusement, il est compréhensif…
TITIN ― Peut-être un peu trop !
LAZARE ― Depuis, on se rencontre plus ou moins régulièrement et il m’informe des événements familiaux…
TITIN, railleur. ― Une famille qui n’est plus la vôtre, monsieur Lopez.
LAZARE ― C’est vrai. Et je ne me serais pas permis cette intrusion si je ne détenais pas les réponses à certaines questions qui te tourmentent. Concernant Marion, par exemple.
TITIN, amer. ― Marion ! Vous n’avez pas mieux à faire qu’évoquer mes affaires de fesses, avec l’oncle ?
LAZARE ― D’après lui, ce n’est pas qu’une affaire de fesses. Mais s’il se trompe, je n’insiste pas. (Il se tait, en attente d’une réaction de Titin.)
TITIN, embarrassé. ― Et s’il ne se trompe pas ?
LAZARE, malicieux. ― Eh bien, je peux t’apprendre que Marion n’est pas ma fille. Mais si ça ne t’intéresse pas…
TITIN, vif. ― En admettant que ça m’intéresse. Comment pouvez-vous affirmer qu’elle ne l’est pas ?
LAZARE, en riant. ― Je ne suis certainement pas un père exemplaire, mais je ne suis pas sénile et je sais qui a eu mes faveurs et…
Jojo entre en trombe. Il est paniqué.
JOJO, en criant. ― Félicie ! Félicie est là ! Elle monte ! Elle arrive ! Elle est à la porte ! (Il porte les mains à sa tête.) Oh coquin de sort ! Oh malheur ! Oh catastrophe ! (Il pousse Lazare.) Va-t’en ! (Le retient.) Non, il est trop tard. (Il se lamente, tourne autour de la table.) Oyayayayaïe ! C’est la Bérézina !
LAZARE, abattu. ― Oh, nom de dieu ! Je suis foutu !
TITIN ― Arrêtez, tous les deux ! On dirait que vous voyez arriver le nuage de Tchernobyl ! (Jojo et Lazare font la moue, comme si le nuage était préférable.) Cachez-vous dans le débarras ! (Titin entraîne Lazare.) Vite !... Et surtout, ne bougez pas. (Il referme la porte derrière Lazare, court s’assoir à table.) Faisons semblant de rien. (Il houspille Jojo, resté pétrifié au milieu de la pièce.) L’oncle ! Viens t’asseoir !
JOJO, se précipite sur l’autre chaise. ― Oui !
Ils s’accoudent tous les deux à la table. Ils ont un air décontracté terriblement faux. On toque à la porte.
TITIN, d’une voix doucereuse. ― Entrez !
Scène 4
Titin, Jojo, Félicie, Lazare
Félicie entrouvre et passe la tête par l’entrebâillement.
FÉLICIE ― Oh, Titin, c’est toi ? (Elle entre.)
TITIN ― Eh, oui ! Qui veux-tu que ce soit ?
FÉLICIE ― Tu as une voix étrange. (Elle aperçoit Jojo.) Tiens, tu es là, toi ! Tu as pris un abonnement ?
TITIN ― On pourrait en dire autant à ton égard.
FÉLICIE ― C’est un reproche ?
TITIN ― J’aimerais simplement qu’on ne prenne pas le cabanon pour un moulin. Si quelqu’un y a vu des ailes, il s’est trompé.
FÉLICIE ― Hè bè, bonjour l’ambiance ! Moi qui venais dans un esprit pacificateur… (Un temps.) Ce serait bien qu’on enterre la hache de guerre, non ? (Silence. Les deux hommes affichent des mines ingénues.) On doit pouvoir arriver à se parler normalement, sans crier… (Même silence. Agacée par cette apathie, elle bouscule Jojo qui sursaute.) Oh ! Et alors, tu ne dis rien, toi ?
TITIN ― Et qu’est-ce que tu veux qu’il dise ?
FÉLICIE ― N’importe quoi ! Il ne parle pas. Oh, Jojo, tu es malade ? Tu es devenu muet ?
TITIN ― Il n’a rien à dire. Fiche-lui donc la paix !
FÉLICIE, examine les deux compères, fronce les sourcils. ― Qu’est-ce que vous mijotez tous les deux ?
JOJO, pianote nerveusement sur la table. ― Rien, Félicie, rien… Titin l’a dit : je n’ai rien à dire. Donc, je ne dis rien.
FÉLICIE ― Vous me prenez pour une quiche ?
TITIN ― Mais puisqu’on te laisse parler. Profites-en, parle !
FÉLICIE, catégorique. ― Ils me prennent pour une quiche !... (Terrible.) Titin, tu as intérêt à ne pas mentir à ta mère ou je t’en fous une, mémorable !
JOJO, conciliant. ― Félicie, enfin, il a vingt-huit ans ce petit.
FÉLICIE ― Il n’y a pas d’âge pour prendre une rouste ! Et c’est pareil pour toi, avec ton air de ne pas avoir l’air.
TITIN ― Hè bè ! Pour quelqu’un qui venait dans un esprit pacificateur !
FÉLICIE ― Tè ! Ça va être de ma faute, maintenant ! Vous me prenez pour un pébron et vous voulez que… (On entend soudain un grand bruit en provenance du débarras. Félicie sursaute.) Qu’est-ce que c’est ?
Jojo et Titin se redressent précipitamment.
JOJO, empressé. ― C’est rien !...
TITIN, incertain. ― C’est… C’est un loir !
JOJO ― Oui, c’est ça, c’est un loir.
TITIN ― Il rôde depuis deux jours. Je n’arrive pas à l’aganter…
FÉLICIE ― Tu mets des pièges trop petits. Un loir qui fait un boucan pareil, c’est au moins un éléphant. (Soudain en rage.) Vous avez pas un peu fini votre cinéma, non ? Vous vous payez vraiment ma tête ! (Énergique.) Bon, n’ia proun ! (Elle se précipite vers le débarras.) Qu’est-ce que vous cachez dans le cafoutche ?
Jojo et Titin tentent désespérément de l’intercepter.
TITIN ― Puisque je te dis que c’est un loir !
JOJO ― Arrête Félicie, tu vas le regretter !... (Félicie parvient à ouvrir la porte. Elle tombe en arrêt face à Lazare.) Bravo ! Tu as gagné !
Félicie recule, un instant décontenancée. Elle se tourne soudain vers Titin, mauvaise.
FÉLICIE ― Alors, c’est vrai, tu es pédé !
TITIN, découragé. ― Maman…
FÉLICIE, en colère, à Jojo. ― Et toi, tu le savais ! Et non content de le savoir, tu entres dans son jeu ! Pauvre fadoli ! Pauvre tòti ! Et pauvre de moi que je suis, entourée de traîtres, de chiapacans, de… de…
JOJO ― Félicie, ce n’est pas ce que tu crois.
FÉLICIE, poursuit sa lancée. ― Et avec un vieux, encore ! (À Titin.) Ah, il est beau ton loir ! Gros dégoûtant !...
JOJO, hausse le ton. ― Tu nous emmerdes, Félicie !
FÉLICIE, choquée. ― Et en plus, je me fais insulter !
JOJO ― Puisque je te dis que tu te trompes !
TITIN, en aparté, à Jojo. ― N’insiste pas, l’oncle. Il vaut mieux qu’elle me croie homo.
JOJO, fort. ― Parce que tu te figures qu’elle va te ficher la paix ?
TITIN, s’efforce à la discrétion. ― Non. Mais elle fichera la paix à… (Il hésite, chuchote.) À Francisco.
FÉLICIE ― Oh ! C’est pas bientôt fini vos messes basses ? Je ne suis pas encore sourde… Alors, il en est ou il n’en est pas, notre Titin ?
JOJO ― Eh non, il n’en est pas ! Tu pars toujours au quart de tour…
FÉLICIE ― Tant mieux ! Mais s’il n’en est pas, qui est-ce qui en est ?... (Saisie d’une soudaine révélation.) Oh, Jojo ! (Elle se reprend aussitôt.) Remarque bien, je préfère que ce soye toi.
JOJO, offusqué. ― Félicie ! Tu es incorrigible !
FÉLICIE ― Eh quoi ? Si ce n’est pas Titin, si ce n’est pas toi, qu’est-ce qu’il fait ce gugusse dans le cagibi ?
JOJO ― Ce gugusse, regarde-le bien.
TITIN ― Tu as tort, l’oncle.
Félicie se campe devant Lazare et le dévisage longuement. Petit à petit, son visage se décompose.
FÉLICIE ― Mon Dieu ! Comme il lui ressemble...
LAZARE, grave. ― Ce n’est pas qu’une ressemblance, Félicie.
FÉLICIE, en chancelant. ― Lazare ?... Oh Bonne Mère !
Félicie s’évanouit. Jojo et Titin se précipitent à son secours.
JOJO ― Et zou, c’est reparti !
TITIN ― Je le savais ! Ce n’était pas une bonne idée. (Ils emportent Félicie sur le petit lit. À Lazare :) Vous devriez partir tant qu’elle est dans le cirage. On pourra toujours lui dire qu’elle a eu une vision…
LAZARE ― Et tu crois qu’elle va gober ça ? Ta mère, je la connais bien, tu ne lui feras pas avaler des couleuvres.
JOJO, en tapotant les joues de Félicie. ― Vouais ! Tant pis, il va falloir crever l’abcès. (À Félicie, d’une voix doucereuse.) Félicie… oouou… réveille-toi…
TITIN, À Lazare. ― La votre, de couleuvre, vous ne pensez pas qu’elle aura du mal à passer ? En fait de couleuvre, c’est plutôt un python royal.
FÉLICIE, reprend connaissance. ― Oyayaïe, ma tête ! (Elle tente de se lever.)
JOJO ― Doucement, Félicie…
FÉLICIE, s’assied, brusquement en colère. ― Doucement ? Qué doucement ! Et le fantôme, là, il y est allé doucement ? (Elle repousse Jojo et fonce sur Lazare.) C’est bien toi, dis ? Ce n’est pas une galéjade ? Parce que si c’est une galéjade, elle est de mauvais goût !
LAZARE ― Eh non, Félicie, c’est bien moi. Vivant.
FÉLICIE ― Mais comment c’est possible ?
LAZARE ― Hè ! Parce que je ne suis pas mort.
FÉLICIE ― Pardi ! Tu reviens vingt-huit ans plus tard pour me dire que si tu es vivant, c’est parce que tu n’es pas mort. Et voilà les esplications de môssieur Lazare ! Je t’avertis que des esplications, tu as intérêt à en donner, et des meilleures, si tu ne veux pas que je t’estourbisse pour de bon !
LAZARE ― Ne te mets pas en colère. Je voulais dire que j’ai fait semblant d’être mort. Le pauvre bougre qui est dans la caisse, ce n’était pas moi…
FÉLICIE ― Oh coquin de sort ! Et moi, pendant tout ce temps, j’ai pleuré un cadavre que je ne connaissais même pas... Oh malheur ! Les cris que j’ai poussés quand on m’a ramené un mari en pièces détachées comme un puzzle (Elle prononce puzzle à la marseillaise.), dans sa boîte, avec la photo dessus.
LAZARE, ennuyé. ― J’imagine…
FÉLICIE ― J’ai baisé chaque morceau de viande comme on baise les reliques de saint Eusèbe à l’église…
JOJO ― Tu exagères, Félicie. Le cercueil était scellé tellement le corps était abimé.
FÉLICIE ― Tais-toi, faux frère ! Et dire que toi, pendant que je me lamentais comme une madone, toi, traître, tu savais !
JOJO ― Mais non, je ne savais pas ! J’ai rencontré Lazare un jour par hasard à Marseille…
FÉLICIE ― Et tu t’es bien gardé de me l’apprendre.
JOJO ― Des années après, ça aurait servi à quoi ?
FÉLICIE ― À m’empêcher de me morfondre durant tout ce temps. À m’éviter d’attraper l’estrànsi, que je suis devenue maigre comme un stoquefiche rien qu’à manger des regardelles. À m’épargner des milliers de prières et des kilomètres de cierges pour quelqu’un qui n’en valait pas la peine !... Et Titin, tu lui as bien dit à lui !
TITIN ― Ah, non ! Moi, il y a dix minutes, je ne savais rien.
FÉLICIE, se tourne vers Lazare, agressive. ― Et alors, quoi ? Tu es venu me voler mon fils ?
LAZARE ― Mais non, Félicie…
FÉLICIE ― Parce que je t’avertis, si tu es revenu pour nous faire du mal, moi, je t’escagasse, je te pile, je te ratatine, je te…
LAZARE ― J’ai compris, Félicie, j’ai compris. Hè bè, quel accueil !
FÉLICIE ― Tu t’attendais peut-être à ce que je te mette un collier de fleurs autour du cou ! Ce n’est pas parce que tu t’appelles Lazare qu’il faut te sentir obligé de ressusciter, Lazare !
LAZARE ― Ne t’inquiète pas, Félicie, je n’ai pas du tout l’intention de ressusciter. Lazare est mort et bien mort. Maintenant que j’ai éclairci la situation avec Titin, je peux partir et tu ne me reverras plus.
FÉLICIE ― Qué situation ? Qu’est-ce que tu as éclairci qui méritait les lumières d’un revenant ?
LAZARE ― Je suis ici pour rétablir la vérité au sujet de Marion Pizzuti.
FÉLICIE ― C’est mon judas de frère qui t’a raconté ?
JOJO, outré. ― Oh ! Félicie ! Tu ne vas pas nous faire l’intégrale de l’Évangile... Avec son bon sens naturel, ton traître de frère a pensé que, s’il était délicat de demander confirmation à la boulangère, il pouvait toujours en toucher un mot à l’hypothétique père…
FÉLICIE ― Comme quoi, parfois, bizarrement, c’est plus facile de parler aux morts qu’aux vivants ! Et alors, le résultat ?
LAZARE ― C’est simple : Marion n’est pas ma fille.
FÉLICIE ― Et comment tu peux en être certain ?
LAZARE ― Félicie ! Je ne vais tout de même pas te donner un cours d’éducation sexuelle !
FÉLICIE ― Lazare ! Que tu les prennes, euss, pour des couillons, je le veux bien. Mais tu ne vas pas me faire croire, à moi, que tu n’as pas couché avec cette tordue de Simone. (Fort.) Je t’ai vu !
LAZARE ― Et qu’est-ce que tu as vu ?
FÉLICIE ― Je t’ai vu rentrer chez elle. Elle t’a sauté au cou à moitié à poil…
LAZARE ― Et alors ?
FÉLICIE, ironique. ― Et alors, rien. C’était une amie, c’est normal qu’une amie te reçoive nue, chez elle, pour prendre l’apéritif. Je suis bête, je vois le mal partout !
LAZARE ― Non, tu n’es pas bête, mais tu ne sais pas tout. Simone était une couverture.
FÉLICIE ― Hè bè ! Avec une couverture pareille, tu n’as pas dû avoir froid ! Simone, c’est au moins une couverture molletonnée quatre épaisseurs, spécial-pôle Nord. Elle te fait fondre la banquise en moins de deux ! Si tu ne sais pas ce que c’est que le réchauffement climatique, va la voir, elle t’espliquera.
TITIN, agacé. ― Maman, laisse-le parler. J’aimerais comprendre.
Félicie prend un air pincé, hausse les épaules, mais se tait néanmoins.
LAZARE ― Simone n’a jamais été ma maîtresse. Oh, elle n’a pas lésiné sur les moyens de me séduire, mais… j’étais trop accaparé par une autre sirène qui m’avait tourné la tête, et que je retrouvais chez Simone, justement. Parce qu’elles étaient amies… et aussi pour brouiller les pistes. Tout se sait dans un village et je préférais qu’on me croie l’amant de la boulangère qui avait l’habitude de les collectionner, plutôt que l’amant d’une jolie blonde venue d’ailleurs.
TITIN ― Ça change quoi ?
LAZARE ― La blonde, elle aurait fait jaser. En vingt-quatre heures, tout le monde l’aurait su, ta mère y compris. Alors que Simone, elle a débauché tellement de maris que personne n’ose parler de ce qu’il a vu au risque de se prendre le retour du boomerang. Et puis, Simone, elle ne fait peur à personne. On sait très bien qu’elle n’en garde aucun. C’est pour consommer immédiatement. La couverture idéale, quoi !
TITIN ― C’est un peu tordu, non ?
FÉLICIE ― Ah ! Je ne te le fais pas dire.
JOJO ― C’est logique. C’est puissamment raisonné.
FÉLICIE ― Évidemment, môssieur Jojo trouve ça bien, lui ! Le faux frère et le dépravé s’entendent comme deux larrons en foire. (À Lazare.) Et alors, cette blonde, on peut savoir qui c’était ?
LAZARE ― Oui, il y a prescription… Mais je ne sais pas si tu t’en souviendras. Elle était caissière à la supérette. Elle s’appelait Amélie.
FÉLICIE ― La roumaine ?
LAZARE ― Qué roumaine ? Elle était de Wattrelos, dans le nord. Elle avait un petit accent, oui, mais…
FÉLICIE ― Tu appelles ça un petit accent, toi ? Dégun la comprenait, cette girelle. Et, en plus, elle a disparu avec la caisse le jour où on te mettait, toi, dans la tienne. C’est pour ça que je m’en souviens si bien. Hè bè ! On peut dire que tu as du goût : une blondasse maigrichonne, blanche comme un cachet d’aspirine !
LAZARE ― La garce ! Je ne savais pas qu’elle était partie avec la caisse. Remarque bien, elle m’a fait le même coup un an plus tard. Elle a vidé mon compte et je ne l’ai plus jamais revue.
FÉLICIE ― Si tu espères te faire plaindre…
LAZARE ― Oh, je ne l’ai pas pleurée. J’avais compris depuis longtemps que ma sirène était une belle peau de vache. Je n’ai jamais eu de chance avec les femmes.
FÉLICIE ― Je te remercie !
LAZARE, ennuyé. ― Je ne disais pas ça spécialement pour toi...
FÉLICIE ― Je ne suis plus à une calomnie près... Et maintenant, quoi ?
LAZARE, perplexe. ― Quoi ?...
FÉLICIE ― Eh oui, quoi ? Tu as raconté ta petite histoire, et elle n’est pas jolie jolie, peuchère. Et maintenant, tu as fini ou y en a encore à venir des savoureuses et des croustillantes comme tu sembles les aimer ?
LAZARE ― J’ai fini, Félicie. Titin sait tout ce qu’il doit savoir et même plus, je n’ai rien à rajouter. À lui de voir s’il aime Marion ou pas.
TITIN, amer. ― Qu’est-ce que ça change puisqu’elle s’est envolée ?
LAZARE ― Parfois, l’amour fait des miracles…
TITIN ― Si vous faites référence à votre expérience personnelle, permettez-moi d’être sceptique.
LAZARE, mystérieux. ― Sait-on jamais… (À la cantonade.) Allez, adessias ! (En sortant.) Lazare retourne dans la tombe d’où il n’aurait jamais dû sortir.
JOJO, en sortant derrière Lazare. ― Attends-moi, Francisco, je te raccompagne.
FÉLICIE, fort pour être entendue. ― C’est ça. Et referme bien le couvercle !... (À Titin.) Francisco, c’est son nouveau nom ?
TITIN, laconique. ― Oui. Francisco Lopez… (Un temps.) Tu ne pars pas avec eux ? (Il s’assoit, la mine triste.)
FÉLICIE ― Tu me vois entrer au village avec Lazare ?
TITIN ― Francisco.
FÉLICIE, hausse les épaules. ― Francisco, Zorro, Calimero… Faudrait pas que quelqu’un le reconnaisse.
TITIN ― Trente ans après, personne ne le reconnaîtra.
FÉLICIE ― S’il tombe sur un ou une qui l’a vu de près, comme cette conasse de Simone…
TITIN ― Arrête avec ça. Il est sorti exprès de l’anonymat pour nous dire qu’il ne l’avait jamais touchée.
FÉLICIE ― Oh, je me méfie des confessions d’un mort ! Et je me méfie de Simone. La roumaine de la supérette, c’était une amie à elle, non ? Qui se ressemble s’assemble ! S’ils ont fait des parties à trois, il ne te le dira pas.
TITIN, excédé. ― Maman !
FÉLICIE ― La Simone, toute sa vie elle a eu le feu au cul et aucun pompier n’est jamais arrivé à l’éteindre. Pourtant, des pompiers, elle en a vu passer, je te le dis... Alors, ce n’est pas un Lazare-Francisco qui l’aura intimidée. Pour moi, tout ce qui sort de cette boulangerie, ça me donne mal au cœur. Même le pain, je le décontamine à coup d’eau bénite et de pater noster.
TITIN, violent. ― Maman ! (Félicie est surprise. Elle sursaute, se tait.) Je me fous de tes conflits avec la boulangère ! Je te rappelle néanmoins qu’elle est la mère de Marion. Et que Marion, tu l’as tellement décontaminée qu’elle est partie !
FÉLICIE, presque timidement. ― Parce que j’étais persuadée qu’elle…
TITIN ― Il y a trop de choses dont tu es persuadée. Maintenant, je ne te retiens pas. Tu peux rentrer au village, on ne te verra pas avec ton feu mari, il est loin devant. (Félicie est figée. Elle ouvre la bouche mais aucun son n’en sort. Titin reprend, cruel.) Je commence à comprendre pourquoi il est mort !
Félicie blêmit. Elle sort sans un mot. Titin se lève, il se jette sur son lit et enfouit sa tête dans l’oreiller. Le chant des cigales monte crescendo.
RIDEAU
ACTE IV
Scène 1
Titin, Lazare
Chant des cigales.
Titin sort du cellier, se précipite sur son téléphone portable resté sur la table. Il décroche. Le chant est aussitôt interrompu, il s’agissait de la sonnerie du téléphone.
TITIN ― Allo !... Oui, Stef, tu as reçu mon message ?... Oui, je te disais de ne pas venir, en tous cas pas avant une bonne heure, j’ai un rendez-vous important…. Non, pas une femme… Pas ma mère non plus. Je ne l’ai plus vue depuis une semaine… Si, si, c’est possible. Je crois que je l’ai vexée… (Il rit.) Si ça pouvait durer, ça m’a fait de vraies vacances… Oui, elles se finissent, je reprends le boulot lundi. On se fera une virée avant. (On tape à la porte.) Je te laisse, on m’appelle. Ciao ! (Il raccroche, crie :) Entrez !
LAZARE, sur le pas de la porte. ― Bonjour… Titin…
TITIN, assez froid. ― Bonjour… Entrez. Vous avez insisté pour me voir. Alors, entrez.
LAZARE, entre franchement. ― C’est important, sinon tu n’aurais plus entendu parler de moi. Je ne veux surtout pas m’imposer…
TITIN ― Vous me l’avez déjà dit au téléphone. J’espère seulement que ce n’est pas pour me raconter de nouveaux secrets de famille dont je me fiche éperdument. Votre vie ne m’intéresse pas vraiment.
LAZARE ― Je comprends ton ressentiment. De plus, je sais que ta mère est encore sceptique sur mes relations avec Simone.
TITIN ― Je vous répète que tout ça ne m’intéresse pas.
LAZARE ― Donne-moi une heure, à peine une heure, et ensuite je disparais définitivement. Je te le promets.
TITIN, soupire. ― Je vous écoute.
LAZARE, hésitant. ― Mais pendant une heure, tu devras me faire une confiance aveugle.
TITIN ― Vous me demandez l’impossible…
LAZARE ― Je sais. C’est pourtant indispensable.
TITIN ― Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
LAZARE ― Tu comprendras tout si tu suis exactement mes recommandations.
TITIN ― Vous êtes bien mystérieux.
LAZARE ― J’ai pris la liberté de donner quelques rendez-vous ici même à… certaines personnes que tu connais…
TITIN, railleur. ― Faites comme chez vous, faut surtout pas vous gêner.
LAZARE ― Je t’ai demandé de me faire confiance pendant une heure. Le décompte est déjà commencé... (Titin ne dit mot, il semble accepter le marché.) Ces personnes, donc, vont venir l’une après l’autre. Ton oncle Jo veillera en amont à ce que les rendez-vous ne se chevauchent pas.
TITIN ― Ah ! Il est dans ce coup là, l’oncle ?
LAZARE ― Oui… Maintenant, il me reste à t’informer de la partie la plus délicate du plan…
TITIN ― Vous m’inquiétez.
LAZARE ― Oh, rien de bien méchant… Je t’ai demandé une confiance absolue parce que tu dois te cacher dans le cellier, comme moi l’autre jour…
TITIN ― Quoi ?
LAZARE ― On entend parfaitement bien, dans le cellier, tu verras. Tu t’enfermes là-bas dedans, tu évites de faire du bruit, ce que je n’ai pas su faire, tu écoutes la conversation et surtout, surtout, tu ne sors sous aucun prétexte. Quoiqu’il se passe, quoiqu’il se dise, tu ne bouges pas tant que je ne viens pas te chercher… On est d’accord ?
TITIN, ronchonne. ― C’est une idée à vous, ça ? Je pensais bien que vous étiez tordu…
LAZARE ― Tu me jugeras plus tard. Le temps presse, tu dois y aller. Prends un tabouret, il t’épargnera de te casser la figure dans le noir…
TITIN, ironique. ― Ça tombe bien, j’ai fait du ménage… (Il prend un tabouret.) Je vais être comme un coq en pâte…
On tape à la porte. Des petits coups rapides et pressés.
LAZARE ― Ouye ! Elle est en avance. Vite, va te cacher. (Il pousse Titin.) Heureusement, je l’avais prévu. Elle est toujours aussi impatiente.
TITIN, à la porte du cellier. ― C’est une femme ?
LAZARE, pousse Titin. ― Tu verras… Et ne sort pas de là !
Il enferme Titin, repart vers la porte d’entrée où les coups se font de plus en plus pressants. Il ouvre.
Scène 2
Lazare, Simone
Entrée de Simone, quinquagénaire gironde. Elle se colle immédiatement à Lazare.
SIMONE ― Ah, enfin ! Je commençais à m’impatienter.
LAZARE, recule, mais Simone suit le mouvement. ― Entre, Simone.
SIMONE, examine rapidement les lieux. ― C’est bizarre que tu m’aies donné rendez-vous ici. (Son regard se pose sur le lit.) Mais ça me convient parfaitement. (Elle l’étreint et tente de l’embrasser.)
LAZARE, se dégage adroitement. ― Attends, une minute…
SIMONE, se colle à nouveau, câline. ― Une minute, une minute. Je n’ai pas une minute à perdre, mon biquet… (Elle l’enlace.)
LAZARE, l’entraîne vers la table. ― On a le temps de parler, Simone.
SIMONE, tire à son tour Lazare en direction du lit. ― J’ai un magasin à tenir, moi. J’ouvre à quatre heures…
LAZARE ― Justement, on a le temps… (Simone lui coupe la parole en l’embrassant. Ils basculent sur le lit. Lazare se débat, parvient à se redresser.) Simone, enfin, calme-toi !…
SIMONE, assise, éberluée. ― Ah bè ça alors ! C’est bien la première fois qu’un homme me demande de me calmer !
LAZARE, recule d’un pas. ― Parce qu’on a peut-être des choses à se dire, avant…
SIMONE ― Et qu’est-ce qu’on aurait à se dire ?
LAZARE ― Tu ne me connais même pas…
SIMONE, gentiment. ― Mais qu’est-ce qu’il me raconte, ce bêta ! Tu t’appelles Francisco et ça me suffit. (Elle lui tend la main, aguicheuse.) Allez, viens, mon gros loup. Tu es un timide, hè, c’est ça ?
LAZARE, hésitant. ― Écoute, je ne voudrais pas te froisser, mais, euh… comment dire… je ne t’ai pas faite venir pour ça. Voilà !
SIMONE, stupéfaite. ― Pas pour ça ? Pas pour ça ? Et pourquoi faire alors ?
LAZARE ― Je te l’ai dit, pour parler.
SIMONE, apeurée. ― Oh pauvre de moi ! Je suis tombée sur un calamar ! (Elle se lève et fait mine de partir.)
LAZARE ― Ne pars pas. J’ai des choses importantes à t’apprendre. Si tu te sauves sans les entendre, tu le regretteras toute ta vie.
SIMONE ― Ayayaie ! Il me fait peur, ce cataplasme ! (Elle s’immobilise néanmoins.) Pour parler, y avait pas besoin de venir jusqu’ici. Tu pouvais parler à la boulangerie, non ?
LAZARE ― Eh, non ! Il y a des oreilles indiscrètes à la boulangerie. Je n’ai pas envie que Radio Cancans diffuse notre entretien.
SIMONE ― Oh ! Si c’est pour entendre un fadoli raconter des salades et débiner ma clientèle, je m’en vais… (Elle tente une nouvelle sortie.)
LAZARE, à la hâte. ― Je veux te parler de Marion !
SIMONE, revient sur ses pas. ― Quoi, Marion ? Tu la connais, Marion ?
LAZARE ― Tu es prête à m’écouter ?
SIMONE, agressive. ― Je n’aime pas beaucoup les mystères. Qu’est-ce qu’un vieux schnock comme toi a à voir avec ma fille ? Tu n’aurais pas baratiné la mère pour mieux entourlouper la fille, non ? Et d’abord, tu sais où elle est, Marion ? Et qu’est-ce que tu lui veux, à Marion ?
LAZARE ― Holà ! Une question à la fois. Assieds-toi, s’il te plait. Je vais t’expliquer.
SIMONE ― C’est ça, explique-moi, mais de loin. (Elle retourne s’asseoir sur le lit, en prenant soin de s’éloigner de Lazare.) Recule, je veux te voir en entier. (Elle désigne le côté opposé de la pièce.) Je me méfie…
LAZARE, recule jusqu’à la table. ― Là, ça ira ?
SIMONE ― Bien. Je t’écoute.
LAZARE ― Après avoir pas mal bourlingué, je me suis installé à Marseille il y a une dizaine d’années. J’y ai créé une société d’études géotechniques… (Simone fait une moue d’incompréhension.) En clair, il s’agit de faire un diagnostic du sous-sol avant de construire un ouvrage, ou encore …
SIMONE, l’interrompt. ― Vouais ! Ça me fait bien plaisir. Mais parle-moi plutôt de ma fille.
LAZARE ― J’y viens… J’ai beaucoup de travail. Le sous-sol, ça intéresse du monde... Il y a quelques mois, débordé par la paperasse, je me suis décidé à embaucher une secrétaire. J’ai reçu des CV à la pelle, tu t’en doutes. Le boulot, ça ne court pas les rues de nos jours…
SIMONE, souffle. ― Tu la fais un peu longue, hè !
LAZARE ― Si tu m’interromps tout le temps, ce sera encore plus long… Je reprends… Donc, j’ai reçu un moulon de CV et, parmi eux, un qui a attiré plus particulièrement mon attention. Il provenait d’une certaine Marion Pizzuti.
SIMONE, attentive. ― Ah !
LAZARE ― Sur le coup, ça ne m’a pas dit grand-chose, Pizzuti. Des Pizzuti, il n’en manque pas.
SIMONE, empressée. ― Et alors, tu l’as embauchée ?
LAZARE ― Attends une minute. On n’embauche pas une secrétaire comme ça, parce qu’elle s’appelle Tartempion ou…
SIMONE ― Elle ne s’appelle pas Tartempion, elle s’appelle Pizzuti ! Et si tu ne l’as pas embauchée, je ne vois pas pourquoi on continue à se parler.
LAZARE ― On ne continue pas, tu me coupes continuellement la parole. Alors oui, je l’ai embauchée, mais pas tout de suite et pas seulement parce qu’elle s’appelait Pizzuti. J’ai d’abord fait une sélection des candidates qui me paraissaient les plus intéressantes. Puis, je les ai convoquées pour un entretien. Ta fille s’en est très bien tirée. Mais ce qui a fait la différence, c’est la détresse que j’ai perçue en elle. Et sa volonté farouche de se battre. Elle m’a ému...
SIMONE ― Alors, tu l’as engagée. C’est bien. Félicitations. Et maintenant, tu attends quoi ? Un diplôme, une médaille, le prix Nobel de la générosité ?
LAZARE, ignore l’interruption. ― Depuis, on travaille ensemble. Et petit à petit, on a appris à se connaître, à s’apprécier…
SIMONE, se dresse, soudain horrifiée. ― Ça y est, je sais ! Tu viens me demander la main de Marion ! Ma fille va se marier avec un vieux !
LAZARE, excédé. ― Mais non ! Je suis là pour te la rendre, au contraire.
SIMONE ― Ah, bon ! J’ai eu peur. (Elle se rassoit. Puis, impatiente :) Après ? Je t’écoute !
LAZARE, soupire. ― Après, elle m’a fait des confidences. Et j’ai appris qu’elle avait quitté la maison familiale en claquant la porte.
SIMONE ― Tu parles ! Si elle l’avait claquée, on l’aurait entendue. Elle s’est enfuie en pleine nuit, dans un silence total. Remarque bien, moi, à son âge, il y a belle lurette que j’avais quitté mes parents. Mais, quand même, disparaître comme une voleuse, ça ne se fait pas. Elle nous a simplement laissé une lettre pour nous dire qu’elle partait. Sans autre explication.
LAZARE ― Ça, c’est la lettre officielle, celle qu’elle vous a laissée à toi et à ton mari… Mais elle en a écrit une autre, spécialement à sa mère…
SIMONE ― Tu es bien renseigné, hè !... C’est vrai. Une lettre où elle me reproche d’avoir couché avec un type il y a trente ans en arrière. Tu te rends compte, trente ans en arrière ! Qu’est-ce que ça peut bien lui faire ce que j’ai fait il y a trente ans ? Ce serait une gamine… savoir son père cocu… bon, ce n’est pas drôle… je pourrais comprendre. Mais à son âge, on connait la vie, non ?
LAZARE ― Oui. Mais le problème, en fait, c’est le type.
SIMONE ― Le type ?
LAZARE ― Eh oui, le type d’il y a non pas trente, mais exactement vingt-huit ans en arrière, c'est-à-dire Lazare !
SIMONE ― Lazare ? Qué Lazare ? Et qu’est-ce qu’il a de spécial ce Lazare dont je ne me souviens même pas ?
LAZARE ― Oh, pas grand-chose. Il est tout simplement le père de Titin.
SIMONE ― Tu veux parler de Lazare Tassy ? L’explosé ?... Boudiou ! Je l’avais oublié, celui-là !... (Elle réfléchit intensément.) Je ne me rappelle pas avoir été sa maîtresse… Ça remonte à loin, mais si je me souviens bien, il préférait les blondes nordiques…
LAZARE ― Comme j’aime te l’entendre dire !
SIMONE ― Tu es un drôle de bonhomme, toi !... Puisque tu sais tout, explique-moi pourquoi Marion m’envoie un mort desséché à la figure ?
LAZARE ― Il y a deux ans, Marion sortait avec Titin. Je suppose que je ne t’apprends rien ?
SIMONE ― Ce n’était pas un secret. À son âge, elle peut sortir avec qui elle veut tant qu’il ne s’agit pas d’un mafalou.
LAZARE ― Et elle en était amoureuse.
SIMONE, soudain en colère. ― Et ce petit morveux lui a préféré une blondasse ! Comme son père !
LAZARE ― Pas du tout. Titin aussi, était amoureux.
SIMONE ― Et alors, pourquoi ça n’a pas marché ?
LAZARE ― Parce que Félicie s’est mise en tête que Marion était la fille de Lazare et, par conséquent, la sœur de Titin.
SIMONE, se dresse, enragée. ― Oh putain ! Qué conasse, celle-là ! (Elle tourne autour du lit en fulminant.) Je comprends l’origine du grand délire ! De quoi elle se mêle, cette prétentieuse ? Elle n’est pas assez bien pour elle, ma fille pour inventer une saleté pareille ? Qué salope !
LAZARE, tente de l’apaiser tout en jetant des coups d’oeil inquiets vers le débarras. ― Non, non, elle n’a rien inventé, elle le croyait sincèrement. Elle était persuadée que tu avais eu une aventure avec Lazare…
SIMONE ― Vouais ! Elle ne l’a pas fait exprès, quoi !
LAZARE ― En quelque sorte…
SIMONE ― Hè bè, moi, je vais aller la voir et je ne ferai pas exprès de lui filer un marron dans le nez, à cette poufiasse !
LAZARE ― Non, surtout pas, Simone ! Surtout pas ! Ne rallume pas le feu alors que tout peut s’arranger. Pense à Marion...
SIMONE ― Je ne pense qu’à elle, figure-toi. Maintenant, tu dois me dire où elle se trouve, Marion.
LAZARE ― À la condition de me promettre de ne pas te jeter sur Félicie la prochaine fois que tu la vois.
SIMONE ― C’est du chantage.
LAZARE ― Si tu veux. Mais je ne dirai rien si tu ne promets pas.
SIMONE, de mauvaise grâce. ― Bon. Je te promets… d’essayer de ne pas la tuer.
LAZARE ― Ça manque un peu de conviction.
SIMONE ― Je ne peux pas mieux faire, je suis au maximum de ma bonté. Alors, tu me le dis où elle est ?
LAZARE ― Elle n’est pas loin. (Il se dirige vers la fenêtre.) Si tu es prête à la voir…
SIMONE, radieuse. ― Elle est ici ?
LAZARE, ouvre la fenêtre. ― Quand elle a appris tes véritables rapports avec Lazare, elle n’avait plus aucune raison de te fuir… Elle est donc venue avec moi.
SIMONE, bouleversée. ― Mon Dieu ! Je suis toute flageolante.
LAZARE, regarde dehors. ― Elle t’a certainement vue arriver depuis son poste d’observation et elle attend mon signal. (Il sort un mouchoir de sa poche et l’agite par la fenêtre.) Dans quelques secondes, elle sera là. (Il se rapproche négligemment du cellier. En haussant le ton :) Et on attend sagement, on ne sort pas, on ne bouge pas.
SIMONE, étonnée. ― Hè ? Pourquoi tu me dis ça ?
LAZARE, évasif. ― Oh, pour pas que tu te jettes sur elle, que tu l’étouffes de tes larmes. Pour que tu l’attendes sagement ici. C’est tout.
Simone le regarde d’un air soupçonneux. À ce moment, la porte s’ouvre.
Scène 3
Lazare, Simone, Marion
Marion entre précautionneusement, intimidée. Elle est très jolie, vêtue d’une robe d’été, un petit sac discret pendu à l’épaule.
SIMONE, ouvre grand les bras. ― Marion !
MARION, accourt. ― Maman !
Les deux femmes s’enlacent, s’embrassent. Moment d’effusion.
SIMONE ― Ma petite fille !
MARION ― Maman ! Tu m’as manqué.
Elles se séparent.
SIMONE, gentiment. ― Tu crois que tu ne m’as pas manqué, toi, grande coucourde ? Je suis même allée voir les gendarmes ! Ils m’ont dit que tu étais majeure et qu’ils ne pouvaient rien faire, ces couillonnas… (Elle l’embrasse à nouveau.) Tu sais, un enfant, ça reste un enfant, quel que soit son âge. Qu’il parte un jour, c’est normal. On sait qu’on ne va pas le garder pour soi toute sa vie. Mais qu’il parte sans avertissement et sans laisser d’adresse, c’est dur à avaler. (Elle essuie une larme.)
MARION ― J’étais mal, j’étais très mal.
SIMONE ― Je me doute que tu ne l’as pas fait pour le plaisir. Mais tu aurais pu parler à ta mère avant de faire ta valise. Je te lui aurais appris la valse, moi, à la Félicie ! Et tu aurais vite compris qu’elle racontait que des mensonges, cette pétasse. Tout ce qu’elle cherchait, c’était de t’éloigner de sa merveille de fils. (Elle jette un œil vers Lazare.) Même si on essaie de me faire croire qu’elle était sincère. Et ça nous aurait évité deux ans de volatilisation.
MARION ― Je ne pouvais pas t’en parler. J’étais trop mal… et… et je ne voulais plus te voir.
SIMONE ― Quoi, je te dégoûtais, c’est ça ? (Marion baisse les yeux.) À ton âge, et même si j’avais couché avec ce Lazare, tu devrais comprendre. Ce n’est pas un drame, non ?
MARION ― Non, mais ça voulait dire que Titin était mon frère. Tu te rends compte ? Mon frère !
SIMONE ― Hè bè, je peux t’assurer qu’il ne l’est pas ! Il manquerait plus que ça, que ce soye Félicie qui distribue les enfants des autres, maintenant ! Une pintade qui se prend pour une cigogne ! On aura tout vu...
LAZARE, apaisant. ― Simone, allons…
SIMONE ― Et ton pauvre père, tu y as pensé à ton pauvre père ? Depuis deux ans, il pleure toutes les nuits dans son pétrin. Tellement que les clients se plaignent du pain. Trop salé !
MARION, honteuse. ― Ce n’était plus mon père, puisque je croyais que c’était Lazare...
SIMONE ― Belle mentalité ! Alors, tout ce qu’il a fait pour toi pendant vingt et quelques années, ça ne compte pas ? S’il n’est pas ton père, il est bon à jeter au rebut ?
MARION ― Non, bien sûr que non. Mais je ne pouvais plus le regarder en face sans rougir, je ne pouvais plus lui adresser la parole sans imaginer qu’il lisait la vérité sur mon visage. Ou ce que je croyais être la vérité. Et d’ailleurs, quelle est-elle, la vérité ?
SIMONE ― Qué vérité ? Tu la connais maintenant, puisque je t’affirme ne pas avoir couché avec Lazare. Ou alors, c’est que tu ne me crois pas !
MARION ― Oui, je te crois. Sans ça, je ne serais pas là. (Gênée.) Mais, au final… je ne sais plus très bien… qui est mon père.
SIMONE, s’échauffe. ― Ton père, c’est ton père ! Qui veux-tu que ce soye d’autre ?...
LAZARE ― Il faut avouer qu’elle est en droit de se poser la question, la petite. Après tout, s’il n’y a pas eu Lazare, il y en a eu d’autres…
SIMONE ― Et de quoi il se mêle, l’asticot ? Il commence à m’énerver, monsieur Je-sais-tout !
LAZARE ― Ce que j’en dis, c’est pour Marion. Moi, ça ne me regarde pas. C’est elle qui se pose des questions.
MARION ― Il a raison, maman, je veux savoir.
SIMONE ― Mais il n’y a rien que tu ne saches déjà… (Elle hésite.) Bon, c’est vrai, je suis un peu volage… Mais ça ne m’empêche pas d’aimer ton père. C’est uniquement parce qu’il n’est pas très vaillant côté bagatelle… C’est peut-être dû à son métier… Il travaille beaucoup la nuit et il dort le jour. Alors forcément… il lui arrive de porter une paire de cornes. Mais ça n’a jamais été sérieux et, surtout, je prends mes précautions. Je me protège, tu comprends ? Ça signifie que les cigognes mal intentionnées, à part de m’emmener un MacGyver dans le bec, elles peuvent aller pointer au chômage.
MARION ― Ça me rassure. Même si ça ne me fait pas très plaisir pour papa…
SIMONE ― Tu crois qu’il est bête, ton père ? Il a compris depuis longtemps. Mais il ne m’a jamais fait aucun reproche… C’est ça l’amour, ma fille. Ce n’est pas de se déchirer pour un oui pour un non. C’est vivre ensemble ses différences et de ne pas être esclave l’un de l’autre.
MARION ― Tu m’épates, maman. Je ne te croyais pas aussi moderne.
SIMONE, ironique. ― Dis tout de suite que je suis un vieux crouton !
MARION, en l’embrassant. ― Mais non…
LAZARE ― En tout cas, voilà une philosophie qui éviterait bien des divorces.
SIMONE ― Je ne te le fais pas dire, mon beau. (À Marion :) Bon, tu as bien tout compris ? Parce que des confidences comme ça, je ne t’en ferai pas quotidiennement, hè ! Maintenant, on va rentrer à la maison et…
LAZARE ― Oh, pas si vite ! La conversation n’est pas terminée.
SIMONE, regard mauvais vers Lazare. ― Toi, je me dis depuis un moment que tu es trop bon pour être honnête. D’abord Francisco. C’est un nom d’opérette, ça. Il te va comme un collier de saucisses à un chien. Ensuite, j’aimerais bien comprendre quel intérêt tu as dans cette histoire. Et comment tu sais toutes ces choses sur les gens d’ici, les vivants comme les morts… Je sens un engambi derrière ce trop plein de générosité.
MARION ― Tu te trompes, maman. Francisco est totalement désintéressé.
SIMONE ― Laisse-moi en juger, s’il te plait. (À Lazare :) Alors ?
LAZARE ― J’ai déjà répondu en partie à tes questions. Le hasard a voulu que Marion postule à un emploi dans mon entreprise. Par la suite, l’élément essentiel qui a permis de faire jaillir la vérité, c’est tout simplement un ami de longue date : Georges Labri… Tu vois, il n’y a pas de lézard.
SIMONE ― Jojo ! C’est un ami à toi ?... Ah ! Je comprends mieux pourquoi tu m’as donné rendez-vous ici, dans le cabanon des Labri… (Soudain révoltée.) Et il t’a fallu deux ans pour me rendre ma fille ?
MARION, indignée. ― Maman !
LAZARE ― Parce que tu crois qu’elle m’a tout déballé le premier jour ? On a mis des mois à se connaître, à s’apprivoiser… Et lorsqu’elle s’est épanchée, elle ne m’a pas pour autant révélé le vrai motif de sa fuite. Si Félicie n’avait pas craché le morceau il y a une semaine, et si Jo ne m’en avait pas tenu informé, Marion serait toujours à Marseille. Parce que, ne sachant pas sur quelle grosse méprise s’appuyait votre brouille, je ne me serais pas permis d’intervenir dans la vie privée de ta fille.
SIMONE ― Hè bè, elle en a fait du mal, cette encatanée de Félicie ! Et tu ne veux pas que je l’emplâtre, après ça ?
LAZARE ― Pense à Marion. Et au petit.
SIMONE, inquiète. ― Le petit ? Qué petit ?
MARION, honteuse. ― Tu ne sais pas encore tout, maman.
SIMONE, mains sur la poitrine. ― Ayayaïe ! Il me vient l’estouffade.
On entend du bruit à l’extérieur. La porte s’ouvre brutalement.
Scène 4
Lazare, Simone, Marion, Jojo, Félicie
Jojo entre comme un bolide. Il gesticule et s’exprime avec difficulté tellement il est essoufflé.
JOJO ― Elle arrive… Elle arrive… Je n’ai pas pu… la retenir… plus longtemps… Elle est derrière… Heureusement… je marche plus vite… mais… je n’en peux plus…
LAZARE ― C’est bon, Jo. Elle a un peu d’avance mais ça n’est pas grave.
SIMONE ― On peut savoir ce qu’il se passe ?
JOJO ― Félicie… C’est Félicie… (En secouant la main :) Elle est d’une humeur…
SIMONE ― Ça tombe bien ! Moi aussi.
LAZARE ― Simone, tu as promis.
SIMONE ― J’ai promis de ne pas la tuer. Rien d’autre.
Entrée musclée de Félicie. Elle pousse Jojo et claque la porte.
FÉLICIE ― C’est quoi ce rendez-vous mystérieux ? Depuis qu’il s’appelle Francisco, il a pris des manières de mafioso, celui-là ! (Elle aperçoit Simone.) Oh ! Mais c’est un traquenard ! Qu’est-ce qu’elle fait chez moi, cette grognasse ?
SIMONE ― La grognasse, elle va t’en foutre une que tu sauras bientôt plus où c’est, chez toi.
Les deux femmes se rapprochent à se toucher.
LAZARE ― Du calme ! On n’est pas sur un ring…
SIMONE, affrontant Félicie. ― Je ne vais pas me laisser insulter par une jobastre.
Marion se tient prête à retenir sa mère. Jojo est derrière Félicie, également prêt à intervenir.
FÉLICIE ― C’est moi la jobastre ?
SIMONE ― Et comment on appelle une qui prend ses rêves pour des réalités, si ce n’est pas une jobastre ?
FÉLICIE ― Moi, des rêves, je n’en fais pas. La nuit, moi, je dors comme un petit ange pendant que certaines s’envoient en l’air avec les maris des autres.
SIMONE ― Alors, si ce n’est pas des rêves, c’est encore pire, c’est des mensonges. Des mensonges criminels qui séparent une jeune fille naïve de ses parents pendant des années.
MARION ― Maman, calme-toi.
FÉLICIE, découvrant Marion. ― Vé ! Elle est là la petite ?
SIMONE, sans changer de position. ― Ce n’est pas grâce à toi !
FÉLICIE ― Si tu fais allusion à ce que je lui ai dit sur ses origines, je n’ai fait que rapporter ce que j’avais vu.
SIMONE ― Hè bè, soit tu as une mauvaise vue, soit tu as des visions. Dans les deux cas, tu devrais te faire soigner.
FÉLICIE ― Jure-moi que la petite, elle n’est pas la fille de Lazare.
SIMONE ― Je te le jure sur la tête de mon mari.
FÉLICIE ― Tu n’as pas peur que sa gigantesque paire de cornes fasse paratonnerre ?
SIMONE ― Et toi, tu n’as pas peur de finir ta vie toute seule, desséchée de méchanceté et abandonnée de ton propre fils ?
Silence soudain et pesant.
JOJO ― Bon ! On peut parler maintenant ?
FÉLICIE, subitement radoucie. ― C’est important, Simone. Tu me le jures ?
SIMONE, même radoucissement. ― Et vouais, je te le jure. Marion, elle n’a jamais eu d’autre père que mon mari. J’en suis sûre.
Félicie se tourne vers Marion. Elle l’enlace, l’embrasse.
FÉLICIE ― Ma pauvre Marion, comme je suis contente de te revoir. Comme je t’ai fais du mal. Mais c’était sans le vouloir, tu sais ?
SIMONE, à Marion. ― Et toi, tu te laisses embrasser par une pipelette qui t’a emmasquée pendant deux ans avec ses hallucinations. Tu n’es pas rancunière, ma fille !
JOJO ― On peut en placer une, oui ?
FÉLICIE ― Tu n’as pas fini de nous interrompre, toi ? (Mine estomaquée de Jojo qui ne peut pas placer un mot.) Et Titin ? (Du regard, elle fait le tour de la pièce.) Où il est passé, Titin ? Celui-là, il a pris racine au cabanon, et le jour où il doit être là, il disparaît !
LAZARE ― Il sera là en temps voulu. Ne t’inquiète pas, Félicie.
FÉLICIE, ironique. ― Ah, c’est vrai ! C’est toi le grand organisateur.
JOJO ― Oui. Et s’il n’y avait pas des éléments incontrôlables et perturbateurs, on serait déjà un peu plus avancé.
FÉLICIE ― Avancé en quoi ?
LAZARE ― Il reste encore une chose que vous ne savez pas.
SIMONE ― Oh, mon Dieu ! Je n’y pensais plus. Tout à l’heure, tu m’as bien dit de penser au petit ?
LAZARE ― Oui, je t’ai demandé de penser à Marion et au petit.
FÉLICIE ― Et alors ? Le petit, c’est Titin ! Ça ne vaut pas la peine de s’estransiner pour ça.
Lazare regarde Marion avec insistance, lui signifiant ainsi qu’elle doit prendre la parole. Marion toussote. Tous les regards convergent vers elle.
MARION, gênée. ― Eh bien, non. Le petit, ce n’est pas Titin… Le petit, il a seize mois et il s’appelle Guillaume. C’est mon enfant, et c’est l’enfant de Titin… (Simone se trouve mal.) Maman !
Marion et Jojo la soutiennent, l’assoient sur le petit lit. Félicie, visage fermé, réfléchit intensément.
SIMONE, s’évente. ― Mon Dieu ! Ma fille ! Tu as fait un enfant et tu ne m’en as rien dit ?
MARION ― Je n’en étais pas fière. J’ai même voulu avorter, mais il était trop tard.
SIMONE ― Et pourquoi avorter, si c’est l’enfant de celui que tu aimes ?
MARION ― C’était surtout l’enfant de la honte, le fruit d’amours consanguins… Je le croyais, avant que Francisco n’intervienne.
SIMONE, à l’intention de Félicie. ― Hè bè ! Elle peut être fière, la mange-bon Dieu ! Il va avoir du boulot, le curé, à ta prochaine confesse !
FÉLICIE ― T’occupe ! Je suis en compte là-haut. (Elle dévisage Lazare.) Il y en a qui ont plus de soucis que moi à se faire…
LAZARE ― Tu devrais être heureuse. Tu l’as, ton petit-fils.
FÉLICIE ― Je l’ai, je l’ai… Elle est bien jolie votre histoire. Mais qu’est-ce qui me certifie que c’est l’enfant de Titin ?
Réaction outragée unanime.
SIMONE, se redresse, en furie. ― Après tout ce que tu as fait, tu oses traiter ma fille de menteuse ?
FÉLICIE ― Je ne la traite pas de menteuse, mais elle revient deux ans après avec un marmot dans les bras. Je ne sais pas ce qu’elle a fait, moi, pendant deux ans. Et si elle a hérité des gènes amoureux de sa mère…
SIMONE, se jette sur Félicie. ― Cette fois, je la tue.
JOJO, sépare les deux femmes. ― Oh, maintenant, ça suffit ! La première qui bouge, je l’assomme ! Vous êtes deux pestes, toutes les deux. Avec un net avantage pour toi, Félicie. (Acerbe.) Je suis fier de te décerner le premier prix de la mauvaise foi, de la perfidie, de l’indélicatesse…
FÉLICIE, boudeuse. ― Bon, ça va, ça va… on a compris… (À Marion.) Excuse-moi, Marion, je me suis laissée emporter.
JOJO ― À la bonne heure ! C’est mieux. Encore un effort et je vais finir par croire aux miracles. Par exemple, si tu pouvais montrer ta joie d’être grand-mère… Tu voulais un petit-fils et il t’en tombe un du ciel. Tout fait ! Si ce n’est pas le bonheur, ça !
FÉLICIE, renfrognée. ― Pas si vite. Et d’abord, où il est ce pitchoun ?
MARION ― Il est chez sa nounou, à Marseille. Je ne pouvais pas l’emmener sans savoir exactement ce qui allait se passer.
SIMONE ― Tu as bien fait. (Regard en coin vers Félicie.) Il faut le protéger des mauvaises ondes, à son âge.
FÉLICIE, hausse les épaules. ― Tant que je ne l’ai pas vu… Mais quand je le verrai, je saurai tout de suite si c’est le mien.
JOJO ― Tè ! Elle se l’approprie déjà. C’est bon signe…
LAZARE ― Ça dépend pour qui.
MARION ― J’ai des photos, si vous voulez.
Marion fouille dans son sac à main. Les deux grand-mères se précipitent vers elle.
SIMONE ― Tu ne pouvais pas le dire…
FÉLICIE ― Montre voir, vite !
Marion distribue quelques photos qu’elles se partagent avec empressement.
SIMONE ― Mon Dieu, qu’il est beau !
FÉLICIE ― Oh Bonne Mère, qu’il est grand !
SIMONE ― Il a des joues bien rondes. On dirait un ange.
FÉLICIE ― Il n’est pas un peu maigre ?
SIMONE ― Mais non, il n’est pas maigre. Il est beau comme tout.
FÉLICIE ― Il s’appelle Guillaume ? Ça me plait, Guillaume.
SIMONE ― Il a le sourire de sa mère, vé !
FÉLICIE ― Moi je trouve qu’il ressemble à Titin. C’est la même bouille que Titin quand il était petit. Je te montrerai des photos, c’est lui tout craché.
SIMONE ― Hè bè moi, je trouve qu’il ressemble à Marion. Quand tu verras les photos de Marion, tu verras aussi que c’est un Pizzuti.
Derrière les femmes, Jojo et Lazare hochent la tête d’une lassitude fort exagérée. Ils sont ravis.
FÉLICIE ― C’est peut-être un Pizzuti, mais c’est surtout un Tassy. C’est le fils de Titin !
Jojo et Lazare applaudissent.
JOJO ― Alléluia ! Ça y est, je crois aux miracles.
LAZARE, en riant. ― Moi, je suis bien placé pour y croire.
Simone est soudain pensive. Elle regarde les photos, puis Lazare, puis les photos…
FÉLICIE ― Et il est baptisé, ce pitchoun ?
MARION ― Non, pas encore…
FÉLICIE ― Oyayaïe ! Mais il faut le baptiser, vite. À seize mois, il devrait être baptisé depuis longtemps… Hè, Simone ? Quand est-ce qu’on le baptise, notre Guillaume ? (Simone ne réagit pas.) Oh ! Ça ne va pas ? Tu es toute pâle…
SIMONE, d’une voix blanche, en fixant Lazare. ― Tu as raison, Félicie. Il ressemble aux Tassy, ce petit.
MARION ― Tu n’as pas l’air bien, maman. Assieds-toi.
SIMONE ― Ce n’est rien, tout va bien… J’ai cru voir un fantôme…
MARION ― Un fantôme ?
LAZARE, ennuyé. ― Et oui, des fois on croit voir des choses…
FÉLICIE ― On croit les voir, mais il ne faut pas les voir. Hè, Simone ? Moi, j’ai vu des choses et je me suis trompée. Et toi, c’est pareil, tu crois voir des choses…
SIMONE ― Et en fait, je ne les vois pas. Qué ?
JOJO ― C’est ça ! Plutôt que de comprendre de travers, comme Félicie, des fois il vaut mieux ne rien voir.
SIMONE ― Ou ne rien dire. Ce qui revient au même.
JOJO ― Voilà ! Comme ça, c’est clair.
MARION, ahurie. ― Mais qu’est-ce que vous racontez ? Qu’est-ce que vous avez vu ?
JOJO ― Rien, puisqu’il n’y a rien à voir !
FÉLICIE, exagérément enjouée. ― Parlons du baptême. Il faut trouver un parrain et une marraine…
LAZARE ― Tu n’oublies pas quelque chose, avant ? Où plutôt quelqu’un ?
FÉLICIE, troublée. ― Le parrain, la marraine… Et qui ?
MARION ― Et le père ?
FÉLICIE ― Le père, c’est Titin ! Il n’y a pas besoin de le chercher. Encore que j’aimerais bien savoir où il est fourré, à l’heure qu’il est.
MARION ― Soit, Titin est le père. Mais est-ce qu’il en voudra, de son fils ? Et est-ce qu’il voudra de moi, deux ans après ?
FÉLICIE ― De quoi ? Il manquerait plus que ça, qu’il refuse son fils ! Et la mère de son fils ! Tout grandas qu’il est, je te lui fiche mon pied dans le fondement que les roustambofis lui remonteront jusqu’aux amygdales ! Et je le traîne par une oreille jusque devant monsieur le curé ! Et avec la deuxième oreille, je l’emmène devant monsieur le maire. Et… d’ailleurs, ce qui serait bien, c’est qu’on fasse le mariage et le baptême en même temps, non ?
SIMONE ― Une fois n’est pas coutume, je suis d’accord avec ton programme, Félicie.
MARION, virulente. ― Ah, mais non ! Il n’est pas question d’imposer un enfant et une femme à Titin. Je suis peut-être vieux jeu, mais je veux un mariage d’amour, pas d’un arrangement familial. Et je ne veux pas qu’il fasse semblant de me vouloir parce que j’ai un enfant.
SIMONE ― Mais tu l’aimes ou pas, ton Titin ?
MARION ― Moi oui, je ne l’ai pas oublié. Mais lui ?
JOJO ― Lui, il en devient malade !
LAZARE ― Je te l’ai déjà dit, Marion. Depuis ton départ, il s’est claquemuré dans ce cabanon, et il n’en bouge plus. Si ce n’est pas un signe d’amour, ça !
FÉLICIE ― Vouaïe ! Je crois même qu’il en devient gaga. S’il continue à se morfondre, il finira chez les zinzins à Montfavet.
JOJO, réprobateur. ― Félicie !...
MARION ― Oui, mais Guillaume ?
SIMONE ― Ils devront apprendre à se connaître, tous les deux, père et fils… Mais si tu es là, je ne pense pas qu’il y ait de problème.
MARION ― Comment lui dire ?
LAZARE ― Tout simplement. Les yeux dans les yeux. (Il ouvre la porte du débarras et se met en retrait.)
Scène 5
Lazare, Simone, Marion, Jojo, Félicie, Titin, Stéphane
Titin sort lentement du cagibi. Il est bouleversé. Tous se sont figés et le regardent s’avancer vers Marion. Il n’a d’yeux que pour elle. Marion, mains sur la bouche, est statufiée.
TITIN, tout près de Marion. ― Marion… (Il prononce lentement comme pour mieux s’imprégner de la sonorité de ce prénom aimé.) Si tu savais combien il m’a été difficile de rester derrière cette porte alors que j’entendais le son de ta voix, si proche. (Ils joignent leurs mains.) J’avais si peur que tu repartes sans vouloir me voir, que tu me rejettes à nouveau…
MARION, doucement. ― Titin… J’ai cru mourir quand je suis partie. Je ne t’ai pas rejeté, je me suis enfuie parce que notre amour était devenu impossible… Je pensais t’écrire ou te téléphoner, pour t’expliquer. Et puis, j’ai découvert que je ne m’étais pas enfuie seule. Et ça, je n’ai pas eu la force de te l’annoncer.
TITIN ― Tu as souffert, et je n’étais pas présent. Je m’en veux, Marion, je m’en veux.
MARION ― Tu ne pouvais pas deviner.
TITIN ― Je t’ai cherchée. Pendant des mois. Et puis, je me suis persuadé que tu ne m’aimais plus et que tu n’avais pas eu le courage de me l’avouer. Alors, j’ai abandonné… Je n’aurais pas dû.
Les quatre spectateurs ont du mal à cacher leur émotion. C’est à qui écrase une larme, baisse les yeux, tourne la tête… Félicie s’assoit, accablée. Jojo pose une main sur son épaule.
MARION ― Il ne faut pas regarder en arrière, Titin.
TITIN ― Tu as raison. Comment il est… Guillaume ?
MARION ― Il est beau, c’est un amour…
SIMONE, se précipite pour donner à Titin les photos de l’enfant. ― Tiens, regarde, ça vaut tous les discours. (Elle s’efface aussitôt.)
TITIN, feuillette les photos, étonné. ― Qu’il est grand !... Oh, mais il marche ?
MARION ― Eh, oui ! Il a seize mois. Et il parle, c’est une bazarette ! Mais il n’y a que lui qui se comprend… (Elle rit.)
TITIN, rit aussi. ― Pas possible ! Déjà !
MARION ― Il sait dire quelques mots : maman, joujou, bobo… (Grave :) Et il sait dire papa… quand je lui montre ta photo.
TITIN, ému. ― Oh !
MARION, intimidée. ― Titin, je ne sais pas comment te le demander…
TITIN ― Tu n’as rien à me demander, Marion. Tu sais qu’ici, ce n’est pas qu’on soit macho, mais on est respectueux de la tradition. Et dans la tradition, c’est à l’homme de faire sa demande. Alors, voilà… (Il prend une grande respiration.) Marion, je t’aime. Veux-tu être ma femme ?
MARION, se pend au cou de Titin. ― Oui, oui, oui…
Ils s’embrassent. Félicie et Simone applaudissent.
FÉLICIE, à Simone. ― Quand est-ce que ça te va bien, à toi, la cérémonie ?
SIMONE ― On ne va pas attendre trop longtemps. En septembre, il fait encore beau et ça nous laisse le temps de tout préparer…
JOJO ― Vous ne pensez pas que c’est à eux de décider, non ?
FÉLICIE ― On en parle entre nous, et après on demandera leur avis.
JOJO, ironique. ― Vouais ! Histoire de leur faire croire qu’ils ont leur mot à dire... (Il surprend soudain Lazare qui ouvre la porte subrepticement.) Oh, Francisco, où tu vas ?
LAZARE, embarrassé. ― Euh !... Je vais prendre l’air.
JOJO ― Tu n’aurais pas dans l’idée de t’esbigner comme un courant d’air, non ?
LAZARE ― Écoute, Jo, j’ai fait ce que j’avais à faire. Maintenant…
TITIN ― Ne partez pas, Francisco. À vous aussi, j’ai une demande à formuler.
LAZARE, sur le pas de la porte. ― Ah ?
TITIN ― Puisqu’il nous faut trouver un parrain à Guillaume, j’avais pensé que vous pourriez être ce parrain.
FÉLICIE, en ronchonnant. ― Et à moi, on ne me le demande pas, mon avis ?
MARION ― Oui ! C’est une excellente idée.
LAZARE, ému, revient dans le cabanon. ― Je suis très touché, Titin… Vraiment. Je ne m’attendais pas…
FÉLICIE ― Moi non plus !
MARION ― S’il vous plait, Francisco. De plus, il vous connait déjà, Guillaume.
LAZARE ― Oui, mais… dans le village… on risque de me … enfin, vous comprenez…
SIMONE ― Laisse-toi pousser la barbe. Jusqu’à septembre, tu as le temps, et ça ira très bien avec ton prénom, Francisco.
MARION ― Qu’est-ce que tu racontes, maman ?
SIMONE ― Titin t’expliquera. Moi, ça ne me regarde pas. (À Francisco) Bon, alors ? Tu le fais, ce parrain ou tu ne le fais pas ? N’attends pas qu’on se mette à genou, hè !
LAZARE ― J’accepte, bien entendu, si ça ne froisse personne… (Il dévisage Félicie.)
JOJO, empressé, coupant la parole à Félicie. ― Non ! Ça ne froisse personne et ça fait plaisir à tout le monde !...
FÉLICIE, qui a en horreur de ne pas avoir le dernier mot. ― Avec la barbe, tu devrais aussi te laisser pousser les ailes. C’est la moindre des choses pour quelqu’un qui tombe du ciel.
Apparition de Stéphane qui profite de la porte ouverte par Lazare. Son intrusion interrompt les réactions indignées aux propos de Félicie
STÉPHANE ― Salut la compagnie !... (Il se fige sur le pas de porte, surpris.)
FÉLICIE ― Tè, il manquait plus que l’autre niaï !
STÉPHANE ― Quel monde ! Oh, madame Pizzuti !... (Il aperçoit Marion dans les bras de Titin.) Marion ! Ah bè, ça alors ! Tu es revenue ?
FÉLICIE ― Lui, il n’a jamais eu d’ailes. Quand il tombe du ciel, il tombe comme une bouse. Plaf !
STÉPHANE, entre franchement et court embrasser Marion. ― Je suis content de te voir, Marion.
MARION ― Moi aussi, Stef. Les amis m’ont manqué.
STÉPHANE ― Il y en a un à qui tu as particulièrement manqué. (Il désigne Titin.) Il était mal. Surtout quand il a appris que vous étiez… (Il ouvre de grands yeux horrifiés.)
TITIN ― Oublie ça, Stef. C’était une pure invention, ou plutôt un malentendu…
STÉPHANE ― J’aime mieux ça. Je me disais le pauvre Titin il ne s’en remettra pas. Entre la dépression, l’alcool, la drogue (Il fait un clin d’œil à Marion.)…
FÉLICIE ― Qu’èsse-i-dit ?
TITIN ― Il plaisante, maman.
STÉPHANE ― Et le pompon : sa mère sur le dos !... Non, il ne s’en remettra pas.
JOJO, en riant. ― Et toc !
FÉLICIE, outrée. ― Oh ! Le petit con !
SIMONE, taquine Félicie. ― Dis-toi que ça aurait pu être lui, le parrain.
STÉPHANE ― Qué parrain ?
TITIN ― Le parrain, c’est décidé. Par contre, le témoin…
FÉLICIE ― Non ! Pas ce grand couillon !
STÉPHANE, enthousiaste. ― Vous vous mariez, c’est vrai ? Hè bè ! Quand vous vous décidez, tous les deux, ça va vite ! J’accepte. Si Marion est d’accord, j’accepte volontiers d’être témoin.
MARION ― Bien sûr, Stef. Tu seras notre témoin.
STÉPHANE, soudain contrarié. ― Par contre, j’ai un souci…
TITIN ― Quoi ?
STÉPHANE ― Un témoin, il doit signer.
MARION ― Oui, et alors ?
STÉPHANE ― Comme je suis un cancre, (Il se tourne vers Félicie.) Il faudrait que madame Félicie m’apprenne à écrire, si elle veut bien. (Il éclate de rire et tous avec lui, sauf Félicie qui boude.)
JOJO ― Dites ! Maintenant qu’on a réglé pas mal de problèmes, il serait de bon ton de se faire discrets. J’en connais deux qui ne se sont pas vus depuis longtemps et qui meurent d’envie de nous mettre dehors… Mais ils n’osent pas… parce qu’on les a bien éduqués. Alors, soyons compréhensifs. (Il désigne la porte.) Par ici la sortie, messieurs-dames !…
On sort sans se faire prier. En sortant :
SIMONE ― Pauvres petits ! C’est vrai, on ne pense qu’à nous…
STÉPHANE ― Dites, monsieur Labri, c’est quoi cette histoire de parrain ?
JOJO ― Dehors. Je vais te raconter, dehors.
Marion et Titin se retrouvent seuls, serrés l’un contre l’autre.
TITIN ― Enfin seuls. Je vais pouvoir te dire que je t’aime, je t’aime, je t’aime…
MARION ― Je t’aime, mon Titin.
TITIN ― Deux ans ! Que c’est long deux ans !
MARION ― Si je n’avais pas rencontré Francisco, je ne sais pas si j’aurais tenu le coup. Il a été extraordinaire avec moi.
TITIN ― Je te raconterai l’histoire de Francisco. Tu seras surprise.
MARION ― Et Guillaume, mon fils. Notre fils ! C’est pour lui que je me suis battue.
TITIN ― Guillaume. Comment il va prendre l’arrivée de son père ? Il est grand, déjà.
MARION ― Il te connait, je lui ai tellement parlé de toi.
TITIN ― Mais, il comprend ?
MARION ― Tu sais, un bébé, ça comprend beaucoup de choses. Parfois, on n’a même pas besoin de parler. Il suffit de se toucher, de se regarder…
TITIN ― Alors, je devrais lui demander s’il veut bien être mon fils.
MARION ― Je connais déjà sa réponse, depuis le temps qu’il te réclame.
Ils s’embrassent tendrement.
RIDEAU
Suggestion de mise en scène : Le dernier couplet de « Un petit cabanon » (René Sarvil / Vincent Scotto / Alibert 1935) serait bienvenu.