Après "Le Secret" (Grand Prix du Théâtre 2014), "Une âme désaccordée" est ma seconde pièce.
" Vous avez l'air d'en éprouver des regrets...
Beaucoup. Vous savez, je n'ai eu ni enfance ni adolescence. Ni jeux, ni distractions, ni aventures. L'insouciance m'était interdite : mes mains étaient trop fragiles pour être exposées au moindre risque. Et surtout, je portais une charge immense : l'héritage des grands compositeurs. C'était lourd... D'autant plus lourd à 12 ans, quand on se retrouve devant 2 000 personnes ou sur un plateau de télévision... On ne devrait jamais donner aux enfants des responsabilités d'adulte. Si j'avais aujourd'hui un enfant avec un don, quel qu'il soit, je tenterais de lui maintenir une vie normale. » (Pierre Amoyal dans l’Express (Violoniste virtuose. Premier prix du conservatoire de Paris à 12 ans)
Que serais-je devenu si, à cet âge, j’avais rencontré celle qui m’eût rendu ce que je périssais de ne pas donner ; et si, d’autre part, quelque circonstance de fortune m’eût permis de vivre à loisir, à l’aise, comme Gide ?
Ma question est celle-ci : Qu’aurais-je attribué à l’esprit dans ma vie, qu’aurais-je fait du mien dans ces conditions ? Aurais-je accompli cette sorte de révolution et ces actes intimes de volonté de rigueur qui m’ont façonné, mais qui, peut-être par contraste, ont préparé de loin cette tardive, imprévue et très douloureuse reprise de sensibilité trop profonde ?… (Paul Valéry)
« Une âme désaccordée » est l’histoire de cette imprévue et douloureuse reprise de sensibilité… (Matthieu Savignac)
Ce texte est dédié à mon père qui avait le goût de la pluie…
Texte :
Un air de violon… C’est du Bach… Éclairé sur le devant de la scène, un violon rouge… Le morceau se termine… Silence.
Le Père (voix off).- Quatre fausses notes. Tu les as entendues au moins ?
Pas de réponse…
Le Père (off).- Allez, reprends ton archet, on recommence.
Victor-enfant (off) (voix blanche). J’ai mal aux mains Papa.
LePère (off)– Tu connais la règle : « Ni plus ni moins que la perfection. ».
Victor-enfant (off) J’ai des fourmis dans les jambes… Et j’ai la tête qui tourne…
Le Père (off)– Va ouvrir la fenêtre.Et arrête de te plaindre.
Silence…
Le Père (off).- Victor. Tu regardes quoi là?
Victor-enfant (off)- Le jardin.
Le Père (off).- Reviens t’asseoir. (bruit de chaise) Tu me trouves trop sévère ?
Victor-enfant (off). Un peu oui.
Le Père Alors retiens ce que je vais te dire : « Abandonne aux autres la médiocrité. » Tu as entendu ? Répète. Répète.
Victor-enfant (off) -« Abandonne aux autres la médiocrité »
Silence.
Le Père (off).- Un don, ce n‘est jamais suffisant… Ça se travaille tous les jours, même s’il fait beau dehors et que ta seule envie est d’aller jouer dans le square d’en bas, avec les enfants de ton âge. C’est injuste, oui… mais la beauté du monde est à ce prix là. Tu vois, si un jour tu deviens « un virtuose », tu auras le privilège d’être l’un des dépositaires de cette beauté du monde… les gens se déplaceront pour la voir ! Ils te remercieront même ! Parce qu’au fond, ils sauront que tu t’es sacrifié pour eux, pendant qu’ils allaient s’amuser dans les squares ! C’est une lourde responsabilité, tu verras… Et bientôt, il ne tiendra qu’à toi de l’accepter ou de la refuser… ce sera selon ton « libre arbitre ».
Silence…
Le Père (off).- Maintenant reprends ton violon et évite les fausses notes.
Le violon se remet à jouer… le même air de Bach…
NOIR
La lumière revient… On découvre le décor d’une suite d’un grand hôtel. Parfaitement symétrique… Au milieu de la pièce un canapé. Tout semble trop à sa place. Au fond de la pièce, Victor se tient, dos au public, face à une grande fenêtre et observe la rue… On frappe à la porte…Un homme d’une trentaine d’années entre, plein de déférence : Le responsable de l’hôtel.
Le responsable.- Bonsoir Monsieur Kowak. Vous m’avez fait appeler ?
Victor (se retourne) - Je pensais avoir été assez clair la dernière fois. Je ne veux pas qu’on touche à mes affaires. La poussière c’est au plumeau, jamais de chiffons. Vous vous souvenez ?
Le responsable. Oui. Et j’ai fait circuler les instructions auprès du personnel…
Victor. Mal, alors ! (Il s’approche d’une commode où sont posés de façon parfaitement symétrique des cadres-photos retraçant la carrière de Victor) Venez voir. Vous voyez, ce cadre a été déplacé. Regardez. Allez-y, penchez vous ! (le responsable se penche :) Alors ? Il est aligné ?
Le responsable (se décale).- Euh… ah oui, d’ici oui… en effet… il dépasse légèrement, vous avez raison…
Victor prend un mètre-laser et calcule méticuleusement l’espace entre les cadres et le bord de la commode.
Victor.- 35 cm.(il passe à un autre cadre :) 35.(à un autre :)35. (Puis il s’arrête devant le cadre soi-disant déplacé :) 34,6.
Le responsable.- 4 millimètre… Je suis désolé Monsieur Kowak, je veillerai à ce que ça ne se reproduise plus.
Victor. C’est aussi ce que vous m’aviez dit la dernière fois.
Méticuleusement, Victor replace le cadre… Une fois le cadre remis à la bonne place, Victor se redresse.
Victor.- Voilà ! Ça me semble à sa place. Non ?
Le responsable- (perplexe) Euh oui… Beaucoup mieux… (se souvenant :) Ah j’oubliais ! Quelqu’un a déposé ça pour vous à l’accueil.
Il lui tend une enveloppe.
Victor (ne la prend pas)– Vous ne l’avez pas ouverte ?
Le responsable Je ne me serais pas permis non.
Victor. Lisez-la s’il vous plaît.
Surpris, le responsable l’ouvre…
Le responsable. C’est une pétition. Vos musiciens réclament votre départ.
Victor Je sais. Combien de signatures ?
Le responsable (comptant). 50.
Victor.Tout l’orchestre. Sans exception.
Le responsable. Ils vous reprochent quoi ? Si ce n’est pas indiscret…
Victor. Un contrôle de fonction. (Voyant l’incrédulité de son interlocuteur :) Des auditions individuelles pour déterminer leur niveau… savoir ceux que je garde ou pas.
Le responsable Ils n’apprécient pas que vous doutiez de leur compétence ?
Victor C’est ça, oui ! Jusqu’au Directeur ce matin qui prend ses distances lui aussi… Pourtant il n’y a pas trois mois, ce type est venu me chercher en me parlant de « challenge à relever », « de couleur musicale », « de devoir d’exigence »… J’imagine sa tête demain quand je vais lui remettre la liste de ceux que je ne veux pas garder…
Le responsable.- Vous croyez qu’ils vont céder ?
Victor (grimace). À 50 contre 1… J’ai beau avoir une assez haute opinion de moi, je ne parierai pas dessus… Mais j’ai accepté d’être le dépositaire de la beauté du monde, je dois en assumer la charge… jusqu’au bout. (silence) Ça sonne un peu « Christique » je sais… (il sourit) Bon… en attendant "le baiser de Judas", j’ai encore pas mal de travail... Je vais dîner dans ma chambre. La même chose qu’hier. Merci.
Le responsable. – Je vous fais monter ça, je vous souhaite une excellente soirée Monsieur Kowak.
Le responsable sort… Kowak va mettre le requiem de Fauré… Puis va se planter devant la grande fenêtre, dos au public… Brusquement il se fige et grimace en se tenant le ventre… se pliant en deux, furieusement…
NOIR
La lumière se rallume sur la chambre. La nuit est tombée… Kowak a fini de dîner. Il est assis sur son canapé et feuillette des papiers qui recouvrent la table basse posée devant lui… Dehors la pluie s’écrase contre les carreaux des grandes fenêtres… Le téléphone de la chambre sonne.
Victor (au téléphone).- Oui ? Qui ça ? (silence) Ah…bon… Qu’elle monte.
Kowak va ranger ses feuilles dans son classeur. Puis il va se regarder dans le miroir et remet le col de sa chemise… On frappe à la porte…
Victor.- Oui !
La porte s’ouvre… Une jolie jeune femme entre… Ses cheveux sont trempés par la pluie.
Angéla.– Bonsoir Monsieur Kowak. Je suis désolée de vous déranger si tard.
Victor. D’autant que les auditions sont terminées et que la vôtre était à 17H. (Alors qu’elle s’apprêtait à avancer :) Non ! (Elle se fige, surprise ! (Il va dans la salle de bain et revient avec une serviette) Vous allez inonder le tapis.
Angéla.– Merci.
Angéla se frotte les cheveux…
Victor. – Je suppose que vous n’êtes pas venue vous excuser pour l’audition ratée ?
Angéla.- (Elle émerge de sous la serviette :) Qu’est ce qui vous fait dire ça?
Victor.- Une théorie que mes musiciens détestent entendre. Elle a tendance à heurter leur susceptibilité.
Angéla.- Je ne suis pas susceptible.
Victor Ils répondent tous ça.
Angéla Dites toujours… C’est quoi cette théorie ?
Victor.- « Le jeu trahit la personnalité ».
Angéla- Oui ?….
Victor. En gros, ça veut dire que je me fais une idée assez précise des gens à leur façon de jouer. Et je me trompe plutôt rarement…
Angéla.– Ah, d’accord… et je peux savoir quelle idée vous vous êtes fait sur moi ?
Victor (alors qu’elle s’apprêtait à poser sa serviette sur une chaise :) Non non ! Donnez ! Je vais la mettre au sale.
Victor prend un cintre pour ne pas être en contact avec la serviette et disparaît dans la salle de bain… Elle jette un œil sur la décoration de la chambre…
Victor (off).- Votre façon de tenir l’archet. Orienté vers le haut… Légèrement sortant… coude ouvert… Index tendu. Votre manière d’attaquer la note. Votre impatience à la terminer... Vous êtes quelqu’un d’orgueilleux. Limite présomptueux. (il réapparaît :) Enfin, pas du genre à s’excuser quoi…
Angéla (grimace, pas convaincue).- Ah oui. Ça fait un peu horoscope non… On est pas mal à être orgueilleux, vous aviez peu de chance de tomber à côté. Et puis, j’espère que ma personnalité ne se résume pas uniquement à ma façon de tenir un archet. Qu’elle est un tout petit peu plus complexe. Ce serait triste non ?…
Victor(sourit).- Ah ! La limite de votre susceptibilité ?
Angéla.- Non, mais si ça vous fait plaisir… ok, mon archet m’a trahi, j’avoue, je suis un monstre d’orgueil !
Victor.- J’imagine que vous avez dû attendre longtemps avant de vous décider à monter. Non pas que je vous fasse peur… mais, justement, par amour-propre…
Angéla.- Ça fait ½ heures que je suis en bas…
Victor.- Sous la pluie…
Angéla.- J’aime bien la pluie.
Victor.- Ah bon ?… Bon, alors, puisque que vous vous êtes décidée à monter… C’est forcément important…
Angéla.- Pour moi, oui.
Victor.- Alors allez-y, je vous écoute…
Angéla (hésitante)– Euh... Je ne sais pas trop comment commencer… En fait… je ne suis pas super à l’aise avec ça… et… en même temps…
Victor (la coupant, sec)– Vous voulez que je vous aide ?
Angéla.- Pardon ?
Victor.- En devinant. J’ai l’impression que ça nous ferait gagner un peu de temps ? Et comme j ai encore pas mal de travail.
Angéla.- Ça n’a rien à voir avec ma façon de tenir l’archet…
Victor.- On parie ? (long silence. Elle le jauge)
Angéla - OK.
Victor - Bon… Vous ne faites pas parti de ces musiciens qui doutent de leur légitimité. Vous connaissez vos capacités musicales. Vous savez que vous ne serez pas concernée par mon contrôle de fonction. Même si vous n’êtes pas venue à l’audition. D’ailleurs, je vous le confirme, vous ne serez pas sur ma liste demain matin.
Angéla.- Merci.
Victor.- Vous n’êtes pas là pour vous.
Angéla. C’est vrai.
Victor. Vous êtes venue pour Monsieur Mercier. Vous êtes terrifiée à l’idée qu’il puisse figurer sur cette liste. (silence) C’est lui que vous êtes venue défendre ce soir ?… (silence) Ça aussi, ça fait horoscope ?
Angéla. (déstabilisée) - Non, là j’avoue que… c’est un peu plus probant…
Victor.- Il est au courant ?
Angéla.– Non. Et il le prendrait mal s’il l’apprenait…
Victor.– Ça sera notre secret. De toute façon Monsieur Mercier et moi sommes un peu en froid depuis son audition… Il vous l’a racontée ?
Angéla.– Il était très nerveux… Il regrette tout ce qu’il vous a dit.
Victor (va se servir un verre de vin) Tout ?
Angéla Tout…
Victor-Même quand il m’a traité de « sale con » ?
Angéla.- Oui, enfin... tout quoi.
Victor.– Je ne m’en suis pas formalisé.
Angéla.- Vous êtes quelqu’un d’intelligent.
Victor.- N’en faites pas trop , ça se voit. (silence) Mais il vous a vraiment dit qu’il regrettait ?
Angéla.- Oui ! Il était tellement désolé le pauvre.
Victor.- « Le pauvre »… « le pauvre » avait pourtant l’air de le penser tellement fort… (Il lui désigne la bouteille de vin) Au fait, vous voulez un verre ?
Angéla.- Non merci… je ne vais pas vous embêter très longtemps… Vous savez, il a été heureux quand il a appris que vous repreniez l’orchestre. C’est quelqu’un d’ambitieux. Et c’est un super musicien. Il est travailleur, ponctuel, il adore son métier et en plus, c’est quelqu’un de joyeux.
Victor. « Joyeux » ?
Angéla. Je trouve ça important dans un groupe la bonne humeur…
Victor Peut-être… mais, désolé,la jovialité n’entre pas dans mes critères de sélection…
Angéla. Ça devrait. On joue mieux quand on est joyeux.
Victor.- Vous avez lu une étude là-dessus?
Angéla - (elle sourit) Moi aussi j’ai mes théories.
Victor –Admettons alors... Mais au cas où ça vous aurait échappé, je ne suis pas organisateur de randonnées pédestres, je suis chef d’orchestre. Mon seul but est l’harmonie musicale de mon groupe. Mon travail consiste uniquement à vous juger sur vos talents de musicien. Le reste est « hors sujet » pour moi.
Angéla - Justement, ce serait une erreur de le juger sur cette audition ratée. Il a perdu ses moyens. Il vaut beaucoup mieux que ça…
Victor Il a fait deux fausses notes sur le morceau que je lui ai demandé de jouer.
Angéla Ça arrive à tous les musiciens… Les écrivains font aussi des fautes d’orthographes non ?
Victor.- D’autres les corrigent… Vous pourriez apprécier l’harmonie d’une phrase si la première chose qui vous saute aux yeux est une erreur de conjugaison ? Moi, non.
Angéla. - Il était nerveux.
Victor.-Il n’avait aucune raison de l’être.
Angéla ; C’est pas anodin un contrôle de fonction. Je me suis renseignée, depuis sa création, vous êtes le 6 éme chef d’orchestre… et le seul à avoir imposé ce contrôle.
Victor. Qui est inscrit dans le règlement administratif. Règlement que vous avez tous signé.
Angéla. Il l’est à titre « exceptionnel ». Personne ne l’applique jamais. Alors forcément, ça met la pression…
Victor.- Pas plus que de jouer devant des centaines de spectateurs, si ?
Angéla.- On est des musiciens d’orchestre. Pas des solistes. On joue en groupe.
Victor.- Donc, d’après vous, les fausses notes de Monsieur Mercier seraient plus excusables sous prétexte qu’elles sont couvertes par les autres musiciens ?
Angéla.- Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Victor.- C’est ce que j’ai compris.
Angéla.- Antoine ne fait pas de fausses notes en concert. Il est moins tendu.
Victor. (silence)– J’en ai compté six sur le concerto de Brahms, samedi soir. (il boit une gorgée de vin) Quoi ? Pourquoi vous souriez ?
Angéla. – Antoine est persuadé que vous ne l’aimez pas…
Victor.– Ah bon… Pourquoi ça ?
Angéla.- La façon dont vous le regardez… Votre manière de lui parler… des détails quoi…
Victor.- J’ai repris cet orchestre, il y a à peine un mois et demi… un peu tôt pour les inimitiés, non ?
Angéla.- Il suffit d’un regard parfois pour détester quelqu’un.
Victor (esquisse un sourire).- « Détester » ? Ah oui, on en est là ?!
Angéla- …
Victor.- Dans ce cas, vous pouvez le rassurer, à mon âge, je m’interdis de détester quiconque. L’indifférence demande moins d’efforts.
Angéla.- Vous devez me trouver ridicule? Vous dire que je veux influer sur votre décision ?…
Victor Et j’aurais tort ?
Angéla Je veux juste vous éviter de la prendre sur un malentendu…
Victor.- M’éviter de faire une « fausse note » ?
Angéla.– C’est ça oui…
Victor.- (silence) Et vous ? Admettons que, malgré tous vos efforts, vous n’arriviez pas à dissiper ce malentendu… que je sois effectivement un « sale con » comme le dit Monsieur Mercier. Et qu’« injustement », il se retrouve sur ma liste, demain matin… Vous ? Quelle serait votre réaction ?
Angéla.- S’il devait quitter l’orchestre… je partirais avec lui.
Victor. Pourquoi ?
Angéla. Je l’aime. Ça me semble normal, non ?
Victor.- Je ne suis pas bon juge pour tout ce qui est « normal ». Je n’aurais pas eu cette carrière si j’avais été… « normal »…
Angéla. Ce n’est pas la réponse que vous attendiez ?
Victor.– Je vous imaginais plus ambitieuse.
Angéla.- Pas au point de sacrifier mon bonheur personnel.
Victor.- « Votre bonheur personnel » ? (silence) C’est quoi ça ? Un truc que vous avez lu dans un magazine, dans la salle d’attente d’un médecin ?!… « Le bonheur personnel » ?! Remarquez c’est pratique, on peut y mettre ce qu’on veut et ça a l’avantage de dédouaner de toutes responsabilités… (il se sert un verre) En fait, vous vous vantez d’être comme les autres quoi ?… Prête aux compromis les plus médiocres pour épargner votre petit confort de vie. Votre « bonheur personnel ». (il boit)Il serait temps d’enseigner dans les conservatoires que la musique n’est pas un lieu de confort. Ça éviterait aux musiciens de se transformer en petits fonctionnaires une fois leur contrat signé… Mon père me répétait que « les grandes vocations réclament toujours de grands sacrifices»…
Angéla.- Ça doit dépendre du caractère de chacun…
Victor.- Bien sûr. Des gens plus aptes aux sacrifices que d’autres ? « Génétiquement programmés » ! (silence) Franchement, pour me sortir ce genre d’âneries, vous auriez pu vous dispenser de prendre la pluie. D’autant que votre plaidoirie pour Monsieur Mercier n’était pas non plus nécessaire. Je vous ai dit que je devinais la nature des gens à leur façon de jouer. C’est un défaut chez les musiciens de ne pas savoir écouter.
Angéla.- Ah oui, c’est vrai ! On ne peut pas vous tromper ! J’avais oublié ! Alors allez-y, parlez-moi de lui ! Je serai curieuse de savoir avec qui je qui je partage ma vie depuis 2 ans. (silence) Quoi ? Allez-y ! Soyez franc !
Victor.- Que je sois franc ?
Angéla Ça vous dérange ?
Victor. C’est toujours un peu risqué de demander à quelqu’un d’être franc… Il pourrait le prendre au pied de la lettre. Un conseil pour votre futur « bonheur personnel », toujours privilégier l’hypocrisie dans les rapports humains.
Angéla- Vous vous défilez ?
Victor Je vous épargne.
Angéla– Pas besoin ! Je suis une grande fille.
Victor. Bon… comme vous voulez… (il fait une pause) Alors… « pour être franc »…(nouvelle pause) je vais dire que votre « Antoine »… manque d’envergure.
Angéla.- Vous attaquez fort !
Victor.- Je continue ? Il a une bonne technique, c’est vrai…
Angéla.- Ah je préfère !
Victor.- Malheureusement, pas le brio pour la transcender. Pas plus de justesse expressive et un manque flagrant de sincérité dans son jeu.
Angéla.- C’est tout ?…
Victor.- Comme tous ceux qui se contentent des apparences, de l’image qu’ils renvoient aux autres.
Angéla. N’importe quoi…
Victor. De l’esbroufe, de la poudre aux yeux, juste de la technique ! Uniquement de la technique ! Vous le croyez généreux, il est mesquin.
Angéla- Ok. Ça suffit ! On arrête ! J’ai ma dose !
Victor (continuant) Vous vantez son courage, c’est un lâche.
Angéla Ça va là ! J’ai dit « on arrête » ! Stop !
Victor (continuant)Vous le croyez franc…
Angéla- Ok ok, ça va ! J’ai compris l’idée!
Victor- Mais vous avez une excuse : Vous êtes amoureuse.
Angéla. – Et vous « à côté de la plaque » ! Il est à l’opposé du portrait que vous en faites ! Au moins, ça prouve une chose : Elle est complétement foireuse votre théorie ! La vérité d’un homme ne se juge pas à sa façon de jouer!
Victor.- Je prends date ! 2 ans ! Je vous laisse 2 ans ! Et dans 2 ans vous trouverez ridicule d’avoir attendu sous la pluie pour ce type ! (il boit une gorgéede vin) Quant à la vérité d’un homme, elle est chez certain, beaucoup plus évidente que vous ne le croyez ! C’est d’ailleurs ce qui en fait de mauvais musiciens… cette absence complète de mystère…
Angéla.- Antoine est tout sauf un mauvais musicien ! En fait, il a raison, vous le détestez… Et vous n’avez pas du tout digéré qu’il vous ai traité de « con » à l’audition… ça vous reste en travers de la gorge hein ?!
Victor.- Non. Ce qui me reste en travers de la gorge, c’est qu’il ait regretté de l’avoir dit… Là oui, pour le coup… ça manque vraiment de courage…
Angéla. – Ok. Vous voulez le virer de l’orchestre ? C’est ça ?
Victor.- Je rends ma liste demain, Mademoiselle. Je vous réserve la surprise.
Angéla. – « La surprise » ? Si c’est pas un truc de pervers ça… (elle affiche un léger sourire de mépris) Je n’aurais jamais dû m’abaisser à venir.
Victor- Là-dessus, on est d’accord.
Angéla J’espère ne pas avoir trop mouillé la moquette… Rassurez-vous, c’est de l’eau de pluie, ça ne tache pas.
Victor.- Rentrez chez vous. Vous devriez être en train de répéter au lieu de perdre votre temps ici à vous énerver. (le portable d’Angéla retentit) Monsieur Merciers’inquiète…
Angéla le fixe froidement, sans répondre à son portable… La sonnerie s’arrête…
Victor (las).- Quoi encore ?
Angéla.- Je trouve ça bizarre… Comment quelqu’un capable de toutes les nuances en musique, peut être aussi cynique en privé ?
Victor. Le paradoxe de l’interprète. Ce n’est pas parce qu’un acteur pleure sur scène qu’il est triste en dehors, vous savez… Mais je ne voudrais surtout pas vous ôter vos dernières illusions sur ce métier…
Victor va pour lui ouvrir la porte afin qu’elle quitte sa chambre. Angéla ne bouge pas…
Angéla.- Juste une dernière chose…
Victor(soupire) : La dernière ?…
Angéla.- Vous ne vous en souvenez pas mais on s’était déjà rencontrés. Au conservatoire de Lille. J’avais 16 ans. Vous donniez une Master-class. J’ai même joué du Brahms devant vous… Ce jour là, après mon morceau, vous m‘avez regardé exactement comme vous venez de le faire là… le même regard oui… je m’en souviens très bien.
Victor.- Sacrée mémoire pour vous souvenir d’un regard …
Angéla. – Ah oui, mais il faut dire que je l’ai disséqué ce regard… Je n’ai jamais su si vous aviez aimé ou pas mon interprétation… Vous ne m’avez fait qu’une seule remarque… Sur la façon dont je plaçais mon épaule. « Trop en arrière. Pas assez volontaire. ». Juste ça : « Trop en arrière. Pas assez volontaire. ». Et puis vous avez enchaîné sur Brahms, sa vie, son œuvre, bla-bla-bla… Comme si je n’avais jamais joué…
Victor. – Brahms m’a toujours beaucoup inspiré.
Angéla.- Oui… Plus que mon interprétation en tous cas… (déçue… émue) Maintenant je peux vous le dire Monsieur Kowak… quand j’ai su que vous veniez diriger l’orchestre, ça ne m’a pas fait plaisir à moi. (silence) Mais ça ne vous empêchera sûrement pas de dormir…
Victor.- Il y a peu de chance en effet…
Angéla sourit de dépit… Elle le fixe longuement… et va pour sortir… triste…
Victor.- Et essayez de ne pas claquer la porte cette fois-ci…
Angéla se fige… Silence… Elle se retourne, le dévisage. Incrédule…
Angéla Vous vous en souvenez ?
Victor Sans vouloir être prétentieux, c’est plutôt rare les élèves qui claquent la porte dans mes Master-class…
Angéla(troublée) Vous vous moquez de moi là ?
Victor.- J’aurais des raisons ?
Angéla.-Non, non, non, vous me faites marcher.
Victor.Vous portiez une robe d’été rouge à pois blanc. Avec des petites bretelles. Je me souviens aussi qu’il faisait une chaleur à crever dans cette salle… La climatisation était en panne, je crois bien. On était en Juillet.
Angéla. …
Victor. Et puisque mon silence a eu l’air de vous avoir perturbé, je me rappelle également avoir trouvé votre interprétation de Brahms, « remarquable ».
Angéla (perdue).-« remarquable » ?
Victor.- « Remarquable ». « Rare » même.
Angéla« Rare » ? (après un long silence) Non… non sinon vous me l’auriez dit ce jour là…
Victor.- Sur le moment, je ne l’ai pas jugé utile.
Angéla.- (elle sourit) C’est dommage que vous ne l’ayez pas « jugé utile », ça aurait évité un énorme malentendu. Et en plus, ça m’aurait fait plaisir de l’entendre…
Victor.- Seules les critiques sont constructives, je n’en avais aucune à vous faire…
Angéla.- Les compliments aussi, ça peut aider parfois !… Surtout à 16 ans.
Elle le fixe… Intriguée… de longues secondes…
Victor.- Non, ne vous donnez pas ce mal Mademoiselle Morin. N’essayez pas de me faire ressembler à l’idée fausse que vous aviez de moi en venant.
Angéla.- Qu’est ce que vous pouvez savoir de l’idée que j’avais de vous ?
Victor.- Cette perplexité dans vos yeux. Votre hésitation à quitter cette chambre… Comme si vous attendiez un repenti de ma part…
Angéla. D’un type comme vous ?
Victor.- Justement. Je suis un excellent chef d’orchestre. Et en tant que musicienne, c’est la seule chose que vous devez exiger de moi. L’excellence, rien d’autre. L’homme qui se cache derrière ne vous concerne absolument pas. Ce n’est pas ma façon de travailler.
Angéla.- Vous n’êtes pas « un organisateur de randonnées pédestres », j’ai bien compris, merci !
Victor- C’est ça…
Angéla sort un stylo, attrape une feuille et note son nom dessus. Puis elle la pose rageusement sur la table.
Angéla.- Ça m’embêterait que vous oubliiez mon nom demain sur votre liste !
Victor.- Quoique vous fassiez ce soir, vous n’y serez pas. Vous voulez quitter cette formation ? Allez-y. Ce sera uniquement votre choix. Vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous même, plus tard, quand vous constaterez l’ampleur du gâchis… Et tout ça pour quoi ? Parce qu’un soir vous avez fini par monter dans ma chambre pour de mauvaises raisons…
Angéla.- L’amour n’a jamais été une mauvaise raison ! On en a même fait des opéras vous savez !
Victor.- Je doute qu’on en fasse un du vôtre…
Angéla.- Mais qu’est ce que vous en savez?!
Victor.- Une intuition… Bon, j’ai encore du travail alors…
Angéla.- Je vais partir ! Mais d’abord vous me promettez de mettre mon nom sur votre liste ! Bien collé à celui d’Antoine. J’en serais très fière.
Victor.- Et vous éviter de choisir ? Qu’est ce qu’il se passe Mademoiselle Morin ? La succession vous fait peur ? Vous renoncez à l’héritage ? Vous n’avez pas les épaules taillées pour ?…
Angéla- Je ne comprends rien à ce que vous dites !
Victor.- C’est l‘avantage des bonnes excuses. On finit toujours par oublier pourquoi on les a inventées…
Angéla. (ironique)- Mais je compte sur vous pour me rafraîchir la mémoire, pas vrai ? Allez-y « Maestro » ! Vous en mourrez d’envie ! Dites-moi !
Victor.- Et vous éviter de chercher…
Angéla.- Vous êtes pressé que je parte. Moi aussi.
Victor.- D’accord. (silence) Pour faire vite alors, je pense que vous n’êtes pas à votre place dans cet orchestre.
Angéla.- Ah ?... Moi non plus… C’est la deuxième fois qu’on tombe d’accord !
Victor.- Vous êtes une soliste contrariée. (silence) Mais après… ça ne dépend que de vous… Accepter ou non cet héritage…
Angéla. – Moi, une soliste ?
Victor.- Vous avez des aptitudes que les autres n’ont pas. Vous avez l’instinct de la musique. C’est rare.
Angéla. (déstabilisée)- Vous le pensez vraiment ?
Victor.- J’hésiterais à inscrire votre nom sur ce papier si j’en doutais ?
Angéla.- Vous ne m’avez entendu qu’une seule fois toute seule, le jour de la Master-class… Le reste du temps j’étais noyée dans l’orchestre… C’est un peu léger pour se faire une idée de mes aptitudes musicales…
Victor.- On n’est jamais bon juge de ses talents. Laissez aux autres le bon goût de vous en trouver…(il sort son agenda :) Vous ne me croyez pas ?
Angéla.- J’ai un peu de mal…
Victor.- Regardez. (il ouvre son agenda) J’ai déjà bloqué le 7 Juin prochain… « Angéla Morin »… Je me suis renseigné, le petit auditorium est libre. Ce serait idéal pour un premier récital non ? Dans 9 mois pile. 9 mois… Le temps d’une grossesse. Vous êtes du genre à aimer ce genre de symbole ?…
Angéla (troublée, silence).- Je veux bien un verre finalement.
Il hésite et lui sert un verre de vin…
Victor.- Tenez.
Angéla(en buvant une longue gorgée) - Merci.
Elle va pour reposer le verre sur la table basse.
Victor. - Non ! (elle fige son geste, surprise !) C’est de l’acajou…
Il s’empresse de lui apporter un set de table afin qu’elle pose son verre dessus.
Victor.- J’ai quelques petites manies de vieux garçon…
Angéla.(regardant autour d’elle) – À ce niveau-là, ça tient plus de la névrose non ? (il sourit) Et Antoine ?
Victor.- Quoi Antoine ?
Angéla.- Si vous tenez tant à me garder ? Si ce que vous dites sur mon talent est sincère ?
Victor.- Ne prenez pas ma proposition à la légère. Vous avez pris beaucoup de retard. 9 mois c’est très court. Vous allez devoir travailler, beaucoup, jusqu’au dégoût. Je le sais, je suis passé par là. Monsieur Mercier va vous freiner. Il aura des exigences... des jalousies… Il ne mettra pas longtemps à vous reprocher vos retards… vos absences… et vous finirez par lui donner raison... Vous aurez des remords… et au final, vous succomberez à l’appel de la meute… Et vous retournerez dans la fosse. La queue basse.
Angéla.- Vous lui faites encore un procès d’intention. Il ne m’a jamais empêché quoique ce soit. Ni dans ma carrière ni en dehors.
Victor.- Dans ce cas, il acceptera plus facilement ma décision.
Angéla. C’est moi qui ne l’accepterai pas.
Victor.- Vous croyez qu’à votre place, il aurait autant de scrupules ?
Angéla.- Certaine !
Victor- Pas moi.
Angéla– Je suis prête à me tromper si j’estime que mon bonheur en dépend.
Victor.– Tiens, y avait longtemps ! Vous ne pourriez pas le mettre un peu de côté votre « bonheur » ? Le temps d’une conversation entre adultes ?!
Angéla.- C’est un mot qui vous fait peur ?
Victor.- J’aime employer les mots qui ont un sens précis.
Angéla. – Il en a un pour moi.
Victor.- Ce soir peut-être. Mais dans 6 mois ? Il aura la même signification, vous en êtes sûre ? Qui vous dit que ce « bonheur » que vous revendiquez, vous ne vous y sentirez pas un peu à l’étroit dans quelques mois ?
Angéla.- Je n’ai pas beaucoup plus de certitudes concernant ma carrière de soliste.
Victor.- C’est moi qui vous les donne ces certitudes !
Angéla.- Ok. Vous avez coché une date sur votre agenda, super ! Et ça, ça vous empêche de vous tromper ? Je veux dire… les autres chefs n’ont jamais fait grand cas de mon talent eux.
Victor.- Vous avez joué Brahms devant eux ? (silence) Non. Vous ne leur avez montré que la partie de vous qui hésite. Celle qui parle de « bonheur personnel » à tout bout de champs. Un don ça ne suffit pas… Il faut avoir le courage d’en assumer la charge.
Angéla.- Ah oui ? Et imaginons que ce que vous prenez pour de l’hésitation, ne soit en fait que la limite réelle de mon talent ?
Victor.- Des excuses encore ?
Angéla.- Si c’en n’était pas ?
Victor.- Je reconnaîtrais mon erreur.
Angéla. Les frais seront à ma charge.
Victor-Inquiétez vous plutôt des conséquences de votre talent, au lieu de vous empresser de mettre en avant celles de vos limites.
Angéla.- Facile à dire pour vous.
Victor (il soupire) Vous savez quoi ? Vous me faites penser à une fillette qui passerait ses journées à l’église en priant. Et qui le jour où son Dieu finit par lui apparaître, prend ses jambes à son cou et rentre s’enfermer chez elle. Morte de trouille !
Angéla.- Ce qui veut dire ?
Victor.- Que le doute est toujours plus confortable que la certitude. Imaginez toutes les libertés auxquelles elle devrait renoncer si son Dieu imaginaire lui donnait la preuve de son existence. Quelle serait sa seule alternative ? Lui consacrer sa vie entière ! Finie la désinvolture ! Fini son « bonheur personnel ». Ça peut faire peur un tel sacerdoce, non ?
Angéla.- Je ne vois pas le rapport avec moi.
Victor.- Vous faites du violon depuis quand ?
Angéla.- Depuis que j’ai 7 ans…
Victor.- Une bonne vingtaine d’années quoi.
Angéla. Oui.
Victor.- 20 ans que vous attendez ce moment. Et le jour où il se présente à vous, vous ne pensez qu’à fuir…
Angéla.- Vous m’avez vu fuir ? Quand ça ? Je suis surprise, c’est tout. Je n’ai jamais imaginé posséder le talent que vous m’attribuez ce soir.
Victor. (moqueur) – Ah oui, c’est de la surprise ! Bien sûr… (il va se resservir du vin) Dans ce cas, pourquoi avoir claqué la porte de ma master-class ? Les autres sont restés non ? Je ne me souviens pas avoir été plus élogieux avec eux…
Angéla.- J’avais 16 ans… J’étais la plus jeune. La plus immature.
Victor.- Non. La plus douée, juste ça. La plus douée. Et vous en aviez parfaitement conscience.
Silence… Angéla reste sans voix… Elle boit une autre gorgée de vin…
Victor.- D’ailleurs vous avez eu raison ce jour là. Mes appréciations n’étaient pas à la hauteur de votre jeu. Ce soir, j’en conviens.
Angéla.- Trop aimable ! (elle sourit jaune) Et si vous n’aviez pas repris cette formation ? Et si ce soir, je n’étais pas montée dans votre chambre ? Et si demain, en voyant le nom d’Antoine sur la liste, j’avais quitté l’orchestre ? Je n’aurais jamais su que vous m’aviez trouvé du talent…
Victor.- Jamais.
Angéla- C’est nul. Vous, vous ne trouvez pas ça nul ?
Victor.- J’ai pour principe de ne jamais forcer les gens à leur destin. Si ça doit arriver… c’est la définition même du « destin » non ?
Angéla– Personnellement, je trouve ça nul!
Victor…
Angéla- Mais au fond, ça ne m’étonne pas trop de vous ! Oui, bien sûr, tout ça est cohérent… Ça va avec le personnage… (l’imitant :) « Je suis un grand chef et c’est tout ce que vous devez exiger de moi… ». Oui, tout ça est bien minable…
Victor va se figer devant la fenêtre. On devine qu’il regarde le square en bas.
Victor (de dos à Angéla).-En fait, ce n’est pas tout à fait vrai… J’ai un peu forcé le destin cette fois-ci… j’ai fait une exception pour vous…
Angéla.- C’est à dire ?
Victor- (après une hésitation) Laissez tomber… ça risque de vous effrayer un peu plus…
Angéla.- Je vous promets de tenir le coup…
Victor.(après une hésitation)- Vous êtes pour beaucoup dans ma décision de reprendre cet orchestre.
Silence… Incrédule :
Angéla.- Moi ?!
Victor.- Ça vous fait peur hein ?
Angéla (sans voix).- … Bah, oui, là… c’est vrai que… ça fait un peu flipper !… Vous pourriez préciser un peu ?
Victor. (prenant un gros classeur rangé sous une table) - C’est en tombant sur votre photo dans l’organigramme que j’ai accepté le poste. J’étais parti pour le refuser. Celle-ci. Je vous ai reconnu tout de suite.
Il tend le classeur à Angéla ouvert à la page de l’organigramme… Elle voit sa photo, noyée au milieu de celle des autres musiciens…
Angéla(perdue) - Attendez là, c’est surréaliste… faut que je rassemble mes idées… (elle finit son verre cul-sec) Donc, vous voulez dire… Si je résume… c’est à cause de moi que vous êtes venu vous enterrer dans cette ville ? En voyant ce pauvre photomaton là ?
Victor (sourit légèrement) Oui .C’est de votre faute si je me retrouve dans cette chambre.
Angéla réfléchit… visiblement perdue…
Angéla.- Vous plaisantez, j’espère ?
Victor Pourquoi « j’espère » ?
Silence de Victor. Angéla le toise…
Angéla. (sourit)- Ah oui d’accord… Évidemment ! Mais oui je suis conne !
Victor ne réagit pas. Stoïque.
Angéla.- Et moi qui commençais à croire que vous m’aviez trouvé du talent ! Bien sûr !…
Victor.- ?…
Angéla.- Vous voulez coucher avec moi ?… C’est ça ? (silence) Et c’est pour cela que vous voulez écartez Antoine! Ma petite robe d’été à bretelles vous a fait de l’effet hein ? Ça vous a obsédé pendant tout ce temps !
Elle prend le classeur contenant les photos des musiciens.
Angéla (feuilletant le classeur, énervée). – Et Gabrielle hein ?! La flûtiste ?! Elle est jolie aussi non ?! Et quel talent !! Super gros potentiel ! « Soliste contrariée » elle aussi ! Mais peut-être que vous les préférez moins pulpeuse ?! (s’arrêtant sur une autre photo :) Adeline ?! Ah oui ! En plus elle tient son violon légèrement penché vers la gauche ! C’est un signe non ?! Bon ok, elle est mariée au basson mais… aucun brio, lui non plus ! Vous n’aurez qu’à le mettre sur votre liste ! …
Victor (calme)– Vous vous cherchez une porte de sortie ?
Angéla (referme sèchement le classeur).- Vous avez eu tort de reprendre cet orchestre ! Je ne coucherais jamais avec vous! Je préfèrerais crever que de coucher avec un vieux comme vous !
Victor.- Un peu excessif comme alternative…
Angéla. Non, mais sérieux là ?! Vous pensiez vraiment que j’allais coucher avec vous ?!
Victor (calme) – Pas une seule seconde, non. D’ailleurs, je n’ai jamais couché avec une seule de mes musiciennes… Pourtant certaines ont essayé… et sans vouloir vous vexer, des beaucoup plus jolies que vous… Le prestige de la fonction sans doute…
Il sort de son portefeuille une carte de visite et la donne à Audrey.
Victor.– Elle s’appelle « Audrey ». Enfin, c''est son nom d'Escort-girl. Je la fais monter de Paris quand je me sens un peu seul… On s’entend bien… Elle n’attend rien de moi et je n’attends rien d’elle… Et ne le prenez pas mal, mais je n’ai aucune intention de lui être infidèle, ni avec vous, ni avec une autre.
Il reprend sa carte de visite…
Angéla (perdue).- Alors là… je ne comprends rien…
Victor.- C’est pourtant simple.
Angéla. Oui, bah je dois être très conne alors !
Victor Non. Vous esquivez, c’est tout…
Angéla- Expliquez-moi…
Victor (long silence) Depuis que je suis tombée sur votre photo, il y a une question qui m’obsède ! Je n’arrive pas à m’en débarrasser. Ça me réveille, même la nuit… (silence) Pourquoi vous n’êtes pas « à votre place ».
Angéla- ?...
Victor.- Regardez autour de vous… Chaque chose à sa place… et ça me perturbe vraiment quand elles ne le sont pas. Ça peut me rendre fou même. Comme ce classeur là que vous avez dérangé. Je n’arrête pas d’y penser depuis deux minutes… ça m’obsède.
Silence… Il va remettre le classeur bien à sa place…
Victor.- Pourquoi vous vous obstinez à nier votre don ? Pourquoi 11 ans après ma master-class, où vous étiez si brillante, je vous retrouve noyée dans l’organigramme d’un orchestre de Province. Alors que vous devriez donner des concerts dans le monde entier ? (silence) Qu’est ce qu’il s’est passé ? (silence) Et cette fois-ci n’attendez pas que je réponde à votre place… j’en suis incapable.
Silence… Angéla est perplexe.
Angéla.- Je ne sais pas…
Victor (agacé). Si ! Si ! Cherchez au moins. Faites l’effort !
Angéla. Peut-être que je n’ai pas eu cette ambition, tout simplement. Je n’ai pas eu l’ambition de mes moyens voilà.
Victor. – C’est ça votre réponse ? À la question que je me pose tous les jours depuis 3 mois ?!
Angéla.– Oui.
Victor.- Et d’après vous, je devrais me satisfaire d’une réponse aussi lamentable ?
Angéla.– Ce n’est pas moi que ça empêche de dormir.
Victor.- Et vous dites ça avec tellement d’aplomb… Même pas le plus petit soupçon de mauvaise conscience… Rien ?
Angéla.- Je devrais peut-être baisser les yeux aussi ? Je n’ai pas honte de ce que je suis devenue Monsieur Kowak. Je pense pour le moment avoir la vie que j’ai choisie.
Victor.- Par peur ! Ce n’est pas un choix ça la peur ! C’est une compromission !
Angéla.– Mais qu’est ce que vous pouvez savoir de mes motivations ?! Hein ?! Vous croyez me connaître parce que je tiens mon violon légèrement en arrière ?! Parce que je fais un « mi » un peu plus pincé que les autres ?! (elle le fixe) De toute façon, je n’ai pas à me justifier ! Je ne vous suis redevable de rien ! De rien ! Et d’ailleurs encore moins à vous !
Victor.- Ni devoir, ni responsabilité, juste « votre bonheur personnel » ? C’est ça ?
Angéla.- Oui ! Oui. En tous cas, je n’ai jamais envisagé la musique en termes de « responsabilité », ni de « devoir» ! En revanche mon bonheur, toujours !
Victor.- Je perds mon temps. Vous ne deviez pas partir ?
Angéla.- Vous avez un peu de mal avec la contradiction, on dirait ?
Victor.- Jamais quand elle est argumentée… Allez, partez, j’ai déjà assez de travail sans avoir à me préoccuper des états d’âmes de mes musiciens. Je vous l’ai dit, ça n’entre pas dans mes prérogatives.
Angéla. - Ça devrait.
Victor.- Non ! Rigueur et Travail. Le reste n’a aucune importance pour moi. (Il va pour ouvrir la porte :) Bonne nuit Mademoiselle Morin.
Angéla ne bouge pas et le toise froidement.
Angéla.- Je vous fais peur ?
Victor.- Bonne nuit Mademoiselle Morin.
Angéla.- Je vous fais peur.
Victor.- Oui. La médiocrité revendiquée me terrifie, effectivement. (voyant de la surprise dans son regard : ) Quoi ?
Angéla.- Vous saignez du nez.
Victor met sa main à son nez. Il saigne abondamment
Victor.- Merde !… C’est de votre faute. Vous voyez.(Il place sa tête en arrière.) Bon allez, maintenant, partez.
Victor disparaît dans la salle de bain et ferme la porte. Angéla hésite à quitter la chambre… quand soudain un fracas terrible se fait entendre dans la salle de bain ! Angéla se précipite et tente d’ouvrir la porte que le corps de Victor, inconscient, bloque... Elle pousse fort…
Angéla.- Monsieur Kowak ?! Monsieur Kowak ?! Répondez-moi !
Noir…
Musique de violon du début… La musique s’arrête. La lumière se rallume sur le violon rouge, sur le devant de la scène…
Le Père (voix off)(énervé). - Non non non Victor !Tu n’es pas du tout à ce que tu fais ! Le concours est dans 3 jours. Tu te crois prêt, c’est ça ? Tu veux qu’on arrête de répéter ? (silence)Tu sais ce qui se passera si tu ne décroches pas la bourse. On rentrera chez nous. Et tu pourras dire adieu à tes rêves de virtuose ! Au mieux tu finiras dans une fosse d’orchestre ! Dans la fosse ! C’est ça que tu veux ? Elle est là ta place ?
Victor ne répond rien.
Le Père (off) .- Tu veux fâcher Dieu ? Tu veux lui rendre son cadeau ?
Silence…
Le Père (off).- Tu penses à cette fille c’est ça ? Celle avec qui tu parlais hier devant la grille du square… Je vous ai vu par la fenêtre. C’est à elle que tu penses ? Ne me mens pas !
Silence…
Victor-enfant (off) Oui…
Le père (off). - Ce n’était pas la première fois que tu lui parlais ? Tu l’as connue où ? Comment elle s’appelle ?
Victor-enfant (off) – Anne-Lise. C’est la fille de la boulangère.
Le père (off) C’est toi qui lui as parlée en premier ?
Victor-enfant (off) Non, c’est elle… Elle trouvait bizarre de ne pas me croiser au collège…
Le père (off).- Je comprends mieux maintenant ton empressement à aller chercher le pain… Tu dois la revoir aujourd’hui ? C’est pour ça que tu es si nerveux ? Victor, je te parle !
Victor-enfant (off).- Oui… on a rendez-vous dans le square à 17H.
Le père (off).- Tu veux qu’on arrête les répétitions ? (silence)Je te laisse prendre la décision… Je vais aller marcher, je reviendrai à 17 H. Si tu es là, nous répéterons… Sinon, j’attendrai que tu reviennes et nous prendrons le train ce soir…
La musique de Bach au violon reprend…
Noir…
La lumière revient doucement sur la chambre d’hôtel de Victor. La musique se tait… Angéla est seule et regarde les cadres photos sur la commode. Son portable sonne.
Angéla- Oui… Oui excuse-moi, je suis chez Louise… On répète… Non non je ne vais pas tarder… oui… Moi aussi, je t’aime… à tout à l’heure…
Elle raccroche… Elle avance sa main pour prendre un cadre… Mais le responsable de l’hôtel sort de la chambre de Victor.
Le responsable. – Non non, surtout pas Mademoiselle !… S’il vous plait, n’y touchez surtout pas ! (Angéla fige son geste) Je peux me faire virer pour ça ! Si si, c’est un malade! Il les aligne aux millimètres près ! Je l’ai vu faire. Soi-disant, il déteste le désordre !
Angéla.- Comment vous faites pour le supporter ?
Le responsable.- Ça fait parti de mon métier de gérer les clients « difficiles »...
Angéla. – Et vous leur passez tout ?…
Le responsable. Absolument tout.
Angéla le toise… incrédule…
Angéla. Comment il va ?
Le responsable.- Mieux. Il refuse que j’appelle le médecin. Il dit que c’était juste un petit évanouissement… Que ça lui arrive régulièrement…
Angéla. – Bon, tant mieux… Je vais pouvoir y aller alors…
Le responsable.- Il aimerait que vous restiez.
Angéla (silence, surprise).- Vous êtes sûr ?
Le responsable. – Oui, il m’a même demandé de vous servir un verre de vin « en attendant »…
Le responsable lui sert un verre…
Angéla.- (prenant le verre :) Merci.
Le responsable. - Bon, je vous laisse. Je vous souhaite de passer une agréable soirée Mademoiselle. (il se reprend :) Enfin, la moins désagréable possible…
Il sort… Laissant Angéla seule, avec son verre à la main… Elle se rapproche de la porte de la chambre…
Angéla.- Monsieur Kowak ? (silence)Ça va mieux ?
Pas de réponse… Elle va près de la porte-fenêtre, regarde la rue… puis se tourne vers la porte de la chambre fermée… Réalise qu’attendre ne changera rien… Elle pose son verre et remet sa veste… Mais la porte de la chambre s’ouvre. Victor Kowak apparaît… il a changé de chemise et finit de se boutonner.
Victor.- Vous vouliez vous enfuir ? C’est une habitude chez vous.
Angéla.- Vous ne répondiez pas… J’ai cru que vous vous étiez endormi.
Victor. Vous n’avez pas beaucoup insisté.
Angéla (le jaugeant) Vous ne seriez pas légèrement pervers ?…
Il va s’asseoir… et esquisse un sourire.
Victor.- Le type de l’hôtel vous a pris pour une call-girl.
Angéla (un peu vexée).- Quoi ? Je ne ressemble pas du tout à une pute. Il vous l’a dit ?
Victor.-Il est presque 23h… Vous êtes jeune, jolie… je suis vieux, j’ai un peu d’argent… Les apparences sont contre vous.
Angéla.- Vous n’avez pas démenti bien sûr ?
Victor (sourit)- Un malentendu de plus ou de moins, ce soir… C’est grave ?
Angéla.- Disons que ce n’est pas super flatteur pour moi… La vérité c’est bien aussi parfois… Surtout quand elle est plus jolie que le mensonge.
Victor.- A ce propos, vous avez appelé Monsieur Mercier ?
Angéla.- Oui. Je lui ai dit que je répétais avec Louise.
Victor.- L’alto ? Il vous a cru ?
Angéla.- Il a confiance en moi.
Victor.- A tort.
Angéla.- Non. Ce soir, ce sont des circonstances exceptionnelles.
Victor.-Bien sûr… Et s’il débarquait ici ? Il n’est peut-être pas à l’abri d’un éclair de lucidité…
Angéla (froide).– Je vous l’ai dit, il me croit chez Louise.
Victor.- Il n’a aucune raison d’en douter ?
Angéla.- Aucune. Il m’aime.
Victor (ironique).- Ah oui, l’amour !… Je maîtrise assez mal le concept...
Il va se servir un verre…
Victor.- Vous pouvez retirer votre veste.
Angéla.(elle le jauge)– Juste pour info : Vous vous souvenez qu’il y a 10 minutes, vous vouliez me mettre à la porte ? Vous avez changé d’avis ?
Victor boit son verre… sans répondre.
Angéla.- Ce n’est peut-être pas très indiqué de boire autant…
Victor boit de plus belle.
Angéla Ça vous arrive souvent de vous évanouir comme ça ?
Victor.- Pas depuis longtemps non… Mais quand j’étais soliste, avant chaque récital. Le public me terrifiait. Je me gavais de bétabloquants. C’est pour cela que je suis devenu chef d’orchestre. Pour lui tourner le dos. Ça marche. Et vous ? Vous avez le trac ?
Angéla.- Mes mains tremblent avant chaque concert… heureusement, ça s’arrête dès que je commence à jouer… mais j’aime bien ça, avoir peur… Ça fait partie du jeu…
Victor(à lui-même) Comme la pluie…
Angéla(qui n’a pas entendu) Quoi ?
Victor ne répète pas…
Angéla. Et c’est à cause de ça que vous avez arrêté de jouer ?
Victor. – Je n’ai pas vraiment choisi. Mes doigts se sont arrêtés d’un coup, en plein concert ! Au milieu d’un morceau de Bach, ils ont repris leur liberté, après 25 ans de bons et loyaux services. Dystonie de fonction. « La crampe du musicien ».
Angéla.- Ça a dû être difficile à vivre ?
Victor.- Un peu, au début… J’avais été programmé pour jouer, depuis l’âge de 5 ans. J’étais capable de jouer 20 notes par secondes. 20 notes ! En musique, on appelle ça un virtuose ! Au cirque, un phénomène de foire…
Angéla. - Et depuis ?
Victor-. Je souffre le martyr dès que je pince une corde. C’est comme ça… Dieu est un pervers narcissique qui reprend toujours les cadeaux qu’il vous offre… ça l’amuse.
Angéla.- Vous avez vu des médecins bien sûr…
Victor.- Des médecins, des psys, des kinés, des hypnotiseurs, des magnétiseurs. Et même un prêtre ! Les assurances étaient prêtes à tout pour ne pas m’indemniser…
Angéla.- Ils n’ont rien trouvé ?
Victor.- Si. Je viens de vous le dire. La peur. (il regarde ses mains) Mes mains ont eu peur. C’est tout.
Angéla.- De quoi ?
Victor.- Qu’on se rende compte de leur imposture… Qu’elles n’étaient pas dignes de porter la beauté du monde… Pas légitimes pour la défendre !
Il boit
Angéla. Vous, un imposteur ? Vu votre carrière, j’en doute.
Victor.- Ma carrière ? (il sourit) Quelques enregistrements qui n’ont jamais fait date et qui vont finir dans des vides-greniers… Je vais juste laisser une empreinte carbone, comme tous les autres…
Silence…
Angéla.- Vous n’étiez pas un imposteur. Je vous ai vu jouer à Lille… avec mes parents… J’avais été impressionnée. La salle vous a fait une ovation.
Victor.- J’avais dû jouer les notes dans le bon ordre.
Angéla. – C'était plus que ça.
Victor.- Vous croyez ? Vous savez, la musique classique, ce n’est jamais qu’un grand musée. Un musée dans lequel les visiteurs exigent que tout soit bien à sa place. Chaque note au bon endroit. La seule chose qu’ils attendent, c’est la répétition. Qu’on leur joue Mozart comme ils l’ont toujours entendu. Comme leurs parents et leurs grands-parents l’ont toujours entendu. Que rien ne bouge ! L’immobilité, ça rassure les mélomanes. (il boit) C’est juste un combat contre la poussière… On a beau se donner des allures dans nos costumes, on n’est jamais que des gardiens de musée…
Angéla.- Capables de jouer 20 notes par seconde…
Victor.- C’est rien la Virtuosité… Juste une malformation cérébrale ! Une erreur de la nature ! Comme un trèfle à quatre feuilles. Personne ne devrait être admiré pour ça.
Angéla. (amusée par sa mauvaise foi)- Avec tout de même un peu de travail derrière.
Victor.- Oui, c’est aussi ce que j’ai cru pendant longtemps moi aussi... Et puis un jour, on m’a présenté un gamin, autiste Asperger… À peine 8 ans et il jouait du piano comme personne à son âge ! Uniquement à l’oreille ! Par contre, incapable de rentrer chez lui tout seul ! (silence) Je crois de moins en moins au mérite et de plus en plus en l’injustice des talents. Une tombola. (il va pour se resservir un verre) Non, le seul don supportable, c’est la beauté ! Physique je veux dire ! Ça c’est le don suprême ! Les autres ne sont que des placebos… (il sourit, triste:) Oui, c’est ça, j’aurais voulu être beau… c’est tout, rien d’autre que beau…
Angéla. – Vous avez du charme.
Victor. (sèchement) – Encore un mot qui ne veut rien dire ! Je vous parle de « Beauté » moi. La symétrie parfaite d’un visage. L’harmonie suprême. Pas vos concepts de magazines à la con pour ménagères dépressives !
Angéla (ironique:).- Rappelez-moi de vous refaire des compliments…
Victor.- Je me souviens d’une fois au bar de la Fenice... Je prenais un verre avec une amie, avant un concert… Et là, un homme est entré… à peine 30 ans… Un visage magnifique ! Et une des ces allures ! Tout le monde dans le bar a levé la tête…Tout le monde, sans exception ! Lui, il est resté impassible… il a traversé la salle comme s’il ne s’apercevait de rien… mais ça se sentait, il avait l’habitude de ces regards… Oui, il savait qu’il était beau… Ça ne souffrait d’aucune discussion possible d’ailleurs ! Et puis il est ressorti… et on a tous repris nos conversations… Mais quand j’ai recroisé le regard de mon amie, j’ai vu dans ses yeux que si cet homme lui avait demandé de tout abandonner sur le champ, elle l’aurait suivi sans regret. Sans même se retourner sur moi. (il sourit triste :) Moi et mes pitoyables 15 notes par secondes… Moi et ma virtuosité de fête foraine… (il boit une gorgée de vin: ) Vous voyez, même 30 ans plus tard, je me souviens encore de chacun des traits de son visage. Rien à voir avec le charme.
Angéla.- Et il est où ce type aujourd’hui ?
Victor.- ?…
Angéla.- Si ça se trouve, il a perdu ses cheveux, les rides lui ont bouffé le visage et il a pris 25 kg ! Là, il est sûrement affalé dans son canapé, devant sa télé, une bière à la main… très loin de se douter qu’un grand chef d’orchestre l’admire en secret depuis 30 ans !
Victor sourit…
Angéla.- Faites gaffe, vous avez souri ! Faudrait voir à ne pas baisser la garde.
Elle s‘arrête devant un des cadres photos.
Victor.- Non. Ne touchez pas aux photos!
Angéla.- Je sais, je sais… calmez-vous, vous venez de faire un malaise… Le type de l’hôtel m’a déjà briffé. Vous l’avez traumatisé le pauvre !
Victor.- Pourquoi « le pauvre » encore ?
Angéla.- Il subit vos caprices.
Victor.- Il est libre de les refuser. Son libre arbitre. Seulement il est comme vous, il a choisi la meute…
Angéla- A une différence près, moi, y a longtemps que j’aurais balancé vos valises par la fenêtre…(Elle se penche sur une photo :) C’est qui elle ?
Victor.- Mon ex-femme.
Angéla.- Elle est très jolie !
Victor.- Ça vous étonne ? C’est vrai qu’elle était très belle… (Angéla le fixe, surprise) Sa seule vraie qualité d’ailleurs.
Angéla. (ironique) Ah oui ! J’ai cru que vous alliez vous vautrer dans le sentimentalisme…
Victor. Elle avait un peu d’allure en société, je dois lui reconnaître ça. Dans les cocktails, elle ne détonnait pas. C’est pour cela que je l’ai épousée.
Angéla.- Pour qu’elle vous accompagne dans les cocktails ?
Victor. Oui.
Angéla. (Après un léger silence)Bien sûr… C’est tout à fait logique… Quand vous aimez quelqu’un vous, on sent que c’est à fond !…
Victor.- Vous auriez préféré que j’en fasse un opéra…
Angéla.- Sans aller jusque-là… Elle a quand même dû compter un peu pour vous non ? On n’épouse pas quelqu’un juste parce qu’il se comporte bien devant un buffet, ça n’existe pas dans le monde réel?! Il y avait d’autres raisons ?
Victor.- Disons que j’ai voulu faire ma part d’humanité moi aussi… Essayé d’être irréprochable. Conforme. Me mettre en couple, comme les autres.
Angéla. Vous voulez dire comme « la meute » ?
Silence… Elle fixe la photo de son ex-femme.
Angéla.- Vous ne l’avez jamais aimée ?
Victor.- Dans votre système de pensée, je suppose que je dois répondre par « oui » ou par « non » ? Alors on va opter pour le « Non ».
Angéla.- Vous n’êtes jamais tombé amoureux non plus ?
Victor.- Vous voulez dire : est ce que j’ai un jour manqué de lucidité au point de vouloir infliger ma médiocrité à l’autre au quotidien ?… Non plus.
Angéla.- Je ne vous crois pas. Vous disiez quoi déjà d’Antoine ? Ah oui ! « Un manque flagrant de sincérité dans son jeu » ? Ce n’est pas plutôt de vous dont vous parliez ?
Victor.- Désolé de bousculer vos petites certitudes sur l’amour.
Angéla.- Ne vous surestimez pas trop quand même… C’est juste que… je ne vous crois pas…
Victor.- Qu’est-ce que vous ne croyez pas ? Le fait que je ne sois pas dupe des autres ? Contrairement à vous ?
Angéla (après un léger silence, le toisant) Oui… Comment on fait pour vivre quand on n’est pas dupe des autres? Hein ? Expliquez-moi. On s’enferme dans des hôtels, on y range ses souvenirs au cordeau … Mais on attend quoi au juste ?
Victor.- Comme tout le monde, que la partition se termine… La dernière note…
Il mime le chef d’orchestre qui fait jouer la fin du morceau… Elle fixe Antoine… Perplexe. Silence…
Victor.- Vous recommencez là… Je ne rentre pas dans vos cases…
Angéla.- Et bien moi je suis dupe des autres Monsieur Kowak.
Victor.- C’est assez évident oui.
Angéla.- Je n’ai pas peur de faire des fausses notes moi. D’ailleurs vous connaissez la formule : il n’y a que ceux qui ne jouent pas qui n’en font jamais…
Victor.- C’est faux ! Les Virtuoses n’en font jamais eux.
Angéla.- Je ne parlais pas de musique.
Victor.- Moi non plus.
Silence… Angéla le fixe… entre étonnement et mépris… de très longues secondes.
Victor.- J’ai été programmé pour « la note juste ». On m’a enseigné la rigueur, le goût de l’effort, la maîtrise, jamais le laisser-aller ! On m’a appris à me méfier de mes émotions, à être au service de celles des autres… Comme un bon petit soldat… On m’a enseigné que la virtuosité était à ce prix là.
Angéla.- Et les sentiments ? Personne ne peut échapper à ses sentiments…
Victor.- Il suffit d’être vigilant.
Angéla.- Encore une formule pour cocktail ?…
Victor.- Même pas…
Son portable sonne à nouveau… deux sonneries… Trois sonneries…
Victor.-Votre alibi commence à avoir du plomb dans l’aile… Vous devriez répondre.
La sonnerie s’arrête…
Victor.-Vous n’avez pas peur qu’il arrête d’être dupe lui ? C’est souvent comme ça que ça se termine les histoires d’amour non? Quand la lucidité reprend sa place…
Silence…
Angéla (presque méprisante)Franchement, vous devriez essayer la vie Monsieur Kowak, ça a parfois quelques désagréments, mais pas mal d’avantages aussi…
Victor.- J’ai essayé mais je n’ai aucun don dans ce domaine…
Angéla.- Ça se travaille. L’âme humaine c’est comme un instrument. Plus on l’exerce, plus on sait en jouer… sinon, à la longue, elle se désaccorde…
Silence…
Victor.- Et comment on réaccorde une âme désaccordée ? Comment ?
Angéla.- Je n’en sais rien… En réapprenant à être dupe des autres, peut-être…
Silence… Victor va près de la fenêtre…
Angéla.- Je vais vous laisser.
Victor.- Il pleut des cordes.
Angéla.- Je vous ai dit, j’aime bien la pluie.
Victor (criant presque :) Non !
Angéla.-… ?
Victor.- Personne n’aime la pluie ! Personne n’aime être mouillé ! Pourquoi vous, vous feriez exception ?!
Angéla- Pas la peine de vous énerver…
Victor- Ça vous vient d’où ça encore ?!
Angéla.- De mon père… Il disait qu’on quittait l’enfance, le jour où on perdait le goût de la pluie… Qu’il n’y avait que les enfants pour continuer à jouer sous la pluie…
Silence… Victor fixe la pluie qui tombe sur les vitres… Il tourne le dos à Angéla.
Victor- Il fait quoi votre père ?
Angéla.- Il est instituteur.
Victor.- Ses élèves ont de la chance… Si vous saviez ce que mon père m’apprenait, moi… Certainement pas le goût de la pluie… Moi il fallait que je me couvre ! Que je ne tombe surtout pas malade ! Ça aurait pu me faire manquer mes cours de violon ! Vous imaginez un peu le préjudice pour l’humanité ? …
Angéla.- …
Victor (fixant la pluie, triste).- Moi je suis de ceux qui courent s’abriter aux premières gouttes…
Angéla.- Vous pouvez encore changer…
Victor.- Tout semble tellement simple pour vous… Vous, ça se voit, la musique vous libère. Vous souriez quand vous jouez. C’est pour ça que vous jouez si bien d’ailleurs… Moi elle m’a toujours emprisonné… contraint… rendu chaque jour un peu plus étriqué… (il finit son verre) Oui, c’est exactement ça qui a manqué à ma musique : « Le goût de la pluie » ! Oui ! (il regarde la bouteille vide :) Ah… La bouteille est vide !… Pas plus mal …
Le portable d’Angéla vibre… Angéla hésite à répondre… Le vibreur s’arrête…
Angéla. (capitulant) – Là, il faut vraiment que je lui réponde… Je reviens.
Victor.- Vous n’êtes pas obligée…
Angéla– Il risque de s’inquiéter…
Victor- Je voulais dire « vous n’êtes pas obligée de revenir ».
Angéla sort de la chambre… Victor va à la fenêtre et fixe le square en bas sous la pluie…
Noir…
Musique de violon... Le violon rouge éclairé. La musique s’arrête.
Le Père (off).-C’était parfait Victor ! Pas une seule fausse note ! Si tu fais ça devant le jury, ce sera gagné ! On peut faire une pause. Tu l’as bien méritée.
Silence.
Le Père (off).- Tiens, viens voir là… Regarde en bas… Cette fille est idiote. On n’a pas idée d’attendre comme ça sous la pluie… Une demi-heure, elle doit bien se douter que tu ne viendras plus. Tout ce qu’elle va gagner c’est attraper la mort ! Tu es quand même mieux ici non ? À l’abri.
Silence…
Le Père (off).- Tu verras… Dans 6 mois tu auras oublié son prénom… Ça te dirait qu’on se fasse un cinéma ? Ça fait longtemps qu’on n’est pas sortis tous les deux.
Victor-enfant (off). Non. Je n’en ai pas envie.
Le Père (off)- Tu es vexé ? Tu veux vraiment devenir un virtuose ? Alors oublie tout le reste. Tout ce qui n’est pas «La Musique ». Ne te préoccupe de rien d’autre. La vie ? Les autres l’ont vécue pour toi ! Ils l’ont notée sur tes partitions… Le désordre en moins… Tu saignes du nez Victor ! Ça va ?
Soudain on entend le bruit de l’enfant qui s’effondre à terre.
Le père (off)- Victor ! Ça va ?! Victor ? Tu m’entends ?! Victor !
Musique de violon…
Noir…
La musique s’arrête… On revient dans la chambre de Victor… Il fixe la pluie contre les vitres… Angéla entre, brandissant victorieusement une bouteille de vin.
Angéla- Mauvaise nouvelle, je suis de retour ! Regardez ce que j’ai piqué en bas ! Je n’y connais rien mais il a l’air pas mal ! Margaux 1998… Vous l’ouvrez?
Victor.- J’ai assez bu.
Angéla.- Ah non, vous devenez presqu’humain ! On ne va pas s’arrêter en si bon chemin !
Victor.- J’ai besoin de mes 8 heures de sommeil… Sinon je suis de mauvaise humeur le lendemain…
Angéla- Vous ne devez pas les faire souvent vos 8 h alors ! Bon, vous me donnez le tire-bouchon ou vous préférez que je fouille dans tous les tiroirs ?
Devant la menace, Victor s’empresse d’aller lui chercher le tire-bouchon.
Victor. (lui tendant le tire-bouchon)- Ce genre de vin se décante avant.
Angéla.- Bah on n’a qu’à dire que ce soir on est des punks ! Où est votre verre ?
Elle aperçoit le verre vide, le remplit et lui tend. Puis elle se remplit son verre…
Victor (ironique).- Vous ne voulez pas qu’on trinque « à vos amours » aussi ?
Elle vient frapper son verre contre le sien, par surprise…
Angéla A mes amours ! C’est fait !
Victor.- Ôtez-moi d’un doute là… Vous ne seriez pas en train de me confondre avec un de vos anciens copains de lycée ?
Angéla.- Coincé comme vous êtes, non, on n’aurait jamais été copains tous les 2 !
Victor.- Je prends ça comme un compliment.
Angéla. Faut pas… Non ça vraiment, faut pas…
Victor. Vous avez eu Monsieur Mercier ?
Angéla.- (naturelle) Ça à l’air de vous travailler.
Silence… Elle sent son vin et en boit une gorgée.
Angéla. -Vous aviez raison !
Victor.- Il faut le décanter ?
Angéla.- Non, Antoine, il n’a pas du tout cru en mon alibi ! Il a appelé Louise direct… Je n’ai jamais su mentir.
Victor.- Et vous lui avez dit quoi ?
Angéla.- La vérité.
Victor.- Que vous étiez avec moi ?
Angéla.- Dans votre suite même.
Victor.- Ah ? Et ?
Angéla.- Ça l’a un peu agacé.
Victor.- Juste « un peu » ?
Angéla.- En fait, je crois qu’il s’en doutait.
Victor.- Il s’est quand même « un peu » énervé non ?
Angéla.- Franchement ? Oui. Surtout quand je lui ai dit que vous vouliez le virer de l’orchestre. Là, il voulait carrément venir vous casser la gueule…
Victor.- Je parie qu’il y a renoncé…
Angéla.- Ça aurait servi à quoi ?
Victor.- À me faire démentir et à vous donner raison.
Angéla Sur quoi ?…
Victor- Il me traite de « sale con », il regrette… Il menace de me casser la gueule, il renonce… On ne peut pas dire, vous vous êtes bien trouvés ! Aussi lâches l’un que l’autre…
Angéla.- Ça y est ? Les hostilités reprennent ? L’alcool ne fait plus effet ? D’autant que je serais vous, le thème de « la lâcheté », je ne m’y aventurerais pas trop. Je ne suis pas sûre que dans ce domaine, vous soyez le moins doué… C’est vrai, regardez autour de vous ! Les chambres d’hôtel, c’est pratique pour se cacher ! Personne pour vous voir tel que vous êtes vraiment ! Avec vos petits cadres alignés, vos petits sets de table, vos petites lampes et votre petit room-service pour gérer vos petits caprices… C’est un peu pitoyable tout ça non ?…
Il va chercher son verre de vin calmement…
Victor (il sourit ironique :) Wouah ! Qu’est ce que vous m‘avez envoyé là ! (il boit une gorgée. Ironique :) Attendez, il faut que je boive pour m’en remettre… (il fixe Angéla, amusé :) « Franchement », comme vous dites, vous croyez que je vous ai attendu pour découvrir que j’étais « pitoyable » ? Vous pensez que je suis assez fou pour trouver normal de ranger mes affaires avec un double décimètre ?! Vous croyez que ça ne m’a pas assez pourri la vie ? Ça fait 40 ans que je vis dans ces chambres d’hôtel. Où tout doit être à sa place. Au millimètre. C’est ça que vous voulez que j’inflige aux autres ? J’en serais plus courageux selon vous ? Vous ne croyez pas que c’est déjà suffisant que je me l’inflige à moi-même ? (il boit une gorgée de vin) Non, la vraie lâcheté, elle n’est pas là Mademoiselle ! La vraie lâcheté, elle se cache toujours derrière de bonnes excuses ! À tel point qu’à force on l’oublie… si bien qu’à force, ça devient comme la mauvaise haleine, on finit toujours par être le dernier à savoir qu’on en souffre…
Angéla. - Vous devriez la noter celle-là aussi…
Victor- En tous cas, maintenant je vais être obligé de renvoyer Monsieur Mercier… votre franchise l’a condamné…
Angéla.- Pourquoi ça ?
Victor.- Imaginez, si demain son nom ne figure pas sur la liste… Il risquerait de se poser quelques questions non?
Angéla grimace légèrement, ne comprenant pas… Puis son visage s’illumine.
Angéla.- Ah oui d’accord ! Ok ! Vous voulez dire, qu’il pourrait imaginer que j’ai couché avec vous, pour vous faire changer d’avis ?! C’est ça ?! (elle éclate de rire:) Ah, moi qui croyais que l’effet de l’alcool s’état dissipé ! Vous voyez que vous pouvez être drôle quand vous voulez ! (tente de calmer son rire :) Non, désolée… peut-être, il y a 30 ans, je ne dis pas… (son rire fuse :) Mais je ne veux surtout pas vous vexer… Non sérieusement, alors là… s’il n’y a que ça qui vous gène, vous pouvez le rayer de votre liste sans aucune crainte…
Victor. (sec)- Je n’en ai pas l’intention.
Angéla perd son sourire aussitôt… Le fixe froidement…
Angéla.- Même pas mal ! (silence lourd) Vous savez, y a longtemps que j’ai renoncé à vous faire changer d’avis.
Victor.- Alors pourquoi vous êtes remontée ?
Angéla- Il m’a semblé qu’on ne s’était pas tout dit, si ? Et comme c’est sans doute la dernière fois qu’on se parle… (elle boit) Et puis je n’ai toujours pas répondu à votre question… celle qui vous hante… « Pourquoi je n’ai pas pris ma place ? »
Victor :- « Ni devoir, ni responsabilité. Juste votre bon plaisir »…
Angéla.- Vous vous seriez contenté d’une réponse aussi « lamentable » ?
Victor.- À cette heure-ci oui. Sauf si vous en avez une meilleur rapidement ?
Silence…
Angéla Toujours pas, mais je continue de chercher…
Victor.- (il lui tend la bouteille de vin) Vous trouverez chez vous. Prenez la bouteille, vous la finirez avec Monsieur Mercier. À ma santé… Je dois aller dormir.
Silence… Angéla ne prend pas la bouteille…
Angéla.- Dans votre métaphore là… Imaginez que la petite fille décide de ne pas fuir devant son Dieu… Il se passerait quoi d’après vous ?
Victor.- Elle a toujours fui…
Angéla– Oui mais imaginons… pas cette fois-ci… Peut-être qu’elle découvrirait à quel point il est monstrueux… et qu’elle arrêterait de le prier ? Peut-être qu’elle en serait libérée ?
Victor.- Défier Dieu… Vous voyez que vous êtes orgueilleuse…
Angéla.- Pas vous ?
Victor.- Non… « Un bon petit soldat », je vous ai dit… j’obéis à l’ordre des choses…
Angéla.- Mais vous vous êtes bien révolté à un moment non ?! Il y a bien un jour où il y a eu un peu de désordre dans votre vie ? Ça n’existe pas une vie sans désordre ?!
Victor.- ...
Angéla.- Ça vous gêne peut-être d’en parler ? Vous voulez que moi aussi, je devine ?!…
Victor(avec un léger mépris)- Vous ?
Angéla.- Je peux essayer.
Victor soupire…
Angéla (réfléchit).C’est sûrement une femme ? Un homme qui place la beauté physique au dessus de tout a forcément eu un gros chagrin d’amour ! Elle n’a pas voulu de vous c’est ça ? Trop belle ?
Victor.- Laissez tomber, ce n’est pas votre truc les devinettes.
Angéla.- Non, trop vivante plutôt ? C’est ça ? Trop spontanée ? Trop joyeuse ?
Une sonnerie de réveil retentit !
Victor.-L’heure de mes médicaments.
Angéla.- Non, attendez, je n’ai pas fini.
Il disparaît dans la salle de bain, en fermant le verrou… Angéla se remplit un verre puis voyant la télécommande du lecteur de cd, appuie sur « play »… Les notes du Requiem de Fauré envahissent l’espace… La voix sublime de la soprano… Angéla reste de longues secondes immobiles au milieu de la scène... Face au public… Saisie…
Angéla. Le requiem de Fauré… pas super gai !
Doucement, elle s’assoit, dos à la porte de la salle de bain… elle boit doucement son verre de vin… se ressert même…
Angéla. (baissant un peu le son) - Vous allez mourir ? (Pas de réponse. Elle frappe à la porte) Oh ! Ne faites pas semblant de ne pas m’entendre ? Je vous demande si vous allez mourir ?
Victor (off)- Un jour, normalement. Y a de très fortes probabilités oui.
Angéla (grave) – Non, je veux dire : « bientôt » ? (longsilence)J’ai vu votre traitement dans l’armoire de la salle de bain… Ma mère avait à peu près le même… et elle aussi elle s’est mise à écouter des Requiem ! Ça doit faire parti des effets secondaires !
Elle sourit tristement, amusée par ce qu’elle vient de dire… Puis elle boit…
Victor (off)-Et comment elle va votre mère ?
Angéla.- (boit une gorgée) Pas super… Elle est morte…
Victor(off) Je suis désolé.
Angéla. Trois mois avant la Master-class… (silence ému) C’est pour elle que j’ai joué ce jour là… (presqu’à elle-même, triste :) C’est pour ça, ça m’aurait fait plaisir que vous me disiez quelque chose… (haussant la voix) Je serais peut-être soliste à l’heure qu’il est ?… (elle boit) Tiens ! Bah voilà ! Vous l’avez votre explication : Tout ça, c’est de votre faute ! (se tournant vers la porte fermée) Ça vous va comme réponse ?
Victor (off)– Encore des excuses !
Angéla.- Mais si vous me disiez plutôt la réponse que vous attendez ? Comme ça, je m’en vais.
Elle se sert un autre verre…
Angéla- (inquiète de son silence) Oh ?! Ça va ? Vous ne vous êtes pas évanoui hein ?
Victor(off) - Non.
Angéla. (presqu’à elle-même) - Je suppose que vous ne l’avez dit à personne que vous étiez malade ? Même pas au directeur ? Il ne vous aurait pas engagé sinon… (silence) Je pourrais m’en servir contre vous…
Victor (off).-Ça serait de bonne guerre oui.
Le Requiem…
Angéla.- Ce contrôle de fonction, c’est aussi à cause de moi que vous l’avez fait ? Pour renvoyer Antoine ? Pas vrai ? Que les choses rentrent dans l’ordre. Que je retrouve ma place… enfin celle que vous m’avez attribuée…
On frappe à la porte. Angéla coupe la musique et va ouvrir. C’est le responsable de l’hôtel. Il apporte une bouteille de vin.
Angéla.- Oui ?
Le responsable.- La bouteille de St Émilion que Monsieur Kowak a commandé.
Le responsable pose la bouteille sur la table basse… Puis aperçoit la bouteille vide qu’Angéla a subtilisée au restaurant de l’hôtel…
Le responsable– Grand cru de château Margaux 98, très bon choix Mademoiselle…
Angéla- Ça va ! Mettez-lasur sa note… (en mode confidences :) J’ai besoin de boire moi pour me motiver… Vous savez ce que c’est que de coucher avec des vieux, vous ?! Faut que je me soûle, obligée.
Le responsable (ne voulant rien entendre :).- Vous avez besoin d’autre chose Mademoiselle ?
Angéla.- De votre empathie mais… laissez tomber.
Le responsable.- Bonne fin de soirée Mademoiselle.
Il quitte la chambre… Angéla va se planter devant le miroir et se regarde sous toutes les coutures… Victor sort de la salle de bain…
Angéla.- Vous aviez raison. Il me prend vraiment pour une pute… ça n’a pas l’air de le déranger… (elle cesse d’interroger son reflet) Pourquoi vous avez recommandé du vin ?
Victor -Au rythme où vous descendiez le Margaux, j’ai anticipé… (il va regarder l’étiquette du vin) Celui-ci est un peu plus modeste… mais il a l’avantage de ne pas avoir besoin d’être décanté…
Angéla.- Vous ne seriez pas légèrement bipolaire ?
Victor.- Je pourrais vous retourner le compliment… Je veux bien un verre, s’il vous plaît…
Angéla le sert. Victor va à la fenêtre… Il tourne le dos à Angéla…
Victor.- Je suis vraiment désolé pour votre mère…
Angéla lui apporte son verre. Il continue de fixer le square.
Angéla- Je vous ai parlé de ma mère… Maintenant, c’est à vous… Dites-moi quelque chose sur vous. Je ne sais pas, un truc que vous n’avez jamais dit à personne. Que je serais la seule au monde à savoir… Allez !
Silence…
Victor.- Puisque vous aimez les devinettes... Pourquoi j’ai choisi cet hôtel précisément ?
Angéla (regardant par dessus son épaule). Pour la vue sur le square ?
Victor. Exact…
Angéla Quoi ? C’est tout ?
VictorJ’ai toujours pris des chambres d’hôtels avec vue sur des squares…
Angéla.- Pourquoi ?
Victor. Parce que c’est là où la plupart des enfants font leurs gammes… Là où « ils accordent leurs âmes » comme vous dites… leur salle de répétitions…
Angéla.- Pas la vôtre ?
Victor fait « non » tristement de la tête…
Victor.- Moi, je devais prendre la place qui m’était attribuée.
Angéla. Par qui ?
Victor.- Par Dieu ! Enfin, soi-disant… (il boit) Remarquez, au début, c’était amusant… On m’avait présenté la musique comme une sorte de cache-cache avec Dieu… (il sourit devant sa naïveté) Alors derrière chaque note que je jouais, j’espérais qu’il apparaîtrait et qu’il me dirait : « Bravo petit ! Tu m’as trouvé ! Tu peux arrêter de jouer et descendre t’amuser dans le square d’en bas avec les autres enfants … »
Silence émude Victor.
Angéla.- Il n’est jamais sorti de sa cachette?
Victor.- Pas le genre à récompenser ! Au lieu de ça, un jour, il a mis un grand coup de pied dans mon château de sable… Ce jour-là, j’ai compris une chose ! Dieu déteste la musique !
Angéla. Ah ? Pourquoi il l’a inventée alors ?
Victor Ce n’est pas lui. La preuve : Aucun son ne voyage jamais dans l’univers. Vous pourriez mettre le plus grand philarmonique en orbite, vous n’en sortiriez pas la moindre note ! La musique n’est qu’une agitation humaine. Crée par les hommes aux seules fins de couvrir le silence de Dieu. Le rendre inaudible… tellement il leur est insupportable ! Au fond, « jouer c’est blasphémer »…
Angéla Pas sûre que Bach soit d’accord avec vous.
Silence…
Victor.- Je me suis installé dans cette chambre, il y a 2 mois… Je passe devant ce square deux fois par jour et je n’ai toujours pas osé y entrer…
Angéla.- Vous voulez qu’on y aille ?
Victor (se retournant vers Angéla, inquiet) :- Quoi ?
Angéla.- Il ne pleut presque plus.
Victor- À cette heure-ci ?
Angéla. Oui.
Victor. J’ai vu le gardien fermer la barrière…
Angéla.- On passera par dessus…
Victor.- J’ai passé l’âge d’escalader les barrières…
Angéla.- Vous aussi, vous n’êtes pas mauvais au jeu des excuses. Allez ! Lâchez-vous ! Ça vous fera du bien ! C’est juste le square d’en bas !
Victor.- Non…
Angéla. (elle tente de lui prendre la main) Allez ! Arrêtez de réfléchir ! Prenez votre manteau. On y va !
Victor.(il l’évite sèchement)- Non, je ne peux pas !…
Angéla.- Donnez-moi une seule bonne raison. « Irréfutable ».
Victor (après une hésitation :).- On s’habitue à l’absence de bonheur, voilà… On finit même par l’organiser… parce qu’on sait que sinon ça charrierait tellement de regrets qu’on en deviendrait fou… Vous ne voulez quand même pas que je devienne fou ?
Angéla. Je croyais que vous l’étiez déjà…
Victor. - Les squares ne sont pas faits pour moi.
Angéla. Ils ne sont pas sur votre partition…
Victor Exactement. Je prends des chambres d’hôtel pour les voir d’en haut, ça me suffit… Je vois les enfants jouer d’en haut…
Il va se resservir un verre…
Angéla.- C’est idiot. C’est complétement idiot mais tant pis.« On ne peut pas forcer les gens au bonheur…» comme disait mon père.
Victor (sourit, triste)-« La vie est un mauvais moment à passer », voilà ce que me disait le mien…
Angéla (souriant, surprise).- « La vie est un mauvais moment à passer » ?! Non ?! Sérieux ?! Il vous disait vraiment ça ?! (silence) Ah oui alors là, je comprends mieux que vous soyez devenu légèrement névrosé… C’est vrai, comment on peut dire un truc pareil à son enfant ?
Victor.- Si ça peut vous rassurer, je lui ai fait payer…
Angéla. Comment ?
Victor.- Vous voulez vraiment savoir ? (silence) Je veux dire : « Franchement » ?
Angéla (après une légère hésitation)« Franchement ».
Long Silence…
Angéla- Alors ? Comment vous lui avez fait payer ?
Victor.- Je l’ai tué !
Croisant le regard incrédule d’Angéla.
Victor.- Littéralement, oui. Ne me regardez pas comme ça, je ne vous mens pas, je l’ai vraiment tué. Vous vouliez que je vous dise quelque chose que je n’avais jamais dit à personne non ?… Vous allez fuir ?
Angéla (souriant)- Oui c’est ça… bien sûr… Et vous l’avez enterré dans un square ?
Victor.- Perspicace ! Pas loin !…
Angéla (perdant son sourire et le jaugeant). Vous me faites un peu peur là…
Victor. Pour la seconde fois de la soirée…
Angéla Non, sérieux ? Vous ne l’avez pas vraiment tué ?
Silence…
Victor.- Tout à l‘heure, vous vouliez savoir si j’avais fait des fausses notes dans ma vie ? (montrant quatre doigts) Quatre ! Quatre fausses notes… Volontairement ! Et dans un seul morceau !
Il va chercher un étui à violon dans un meuble…
Victor.- Avec ce violon là, précisément ! Un Garnerius de 1760.
Il ouvre l’étui et le montre à Angéla. C’est le violon rouge.
Angéla.- Il est magnifique !
Victor.- Je le déteste. Il appartenait à mon arrière-grand-père. Il était soliste à l’opéra de Cracovie. Le seul patrimoine familial… Allez-y, prenez-le ! N’ayez pas peur.
Angéla n’ose pas. Victor sort le violon de son étui et le tend à Angéla… elle finit par le prendre…
Angéla.- Il est vraiment sublime ! Le vernis est encore en super état.
Victor.- Il n’a jamais beaucoup servi. On se le refile de père en fils, comme une tare génétique… Mais à part mon arrière-grand-père, personne n’a su en jouer correctement dans la famille…
Angéla va pour lui rendre.
Victor.- Non, gardez-le.
Angéla. Comment ça ?
Victor. Je vous le donne.
Angéla.- Ça ne va pas !
Victor.- Pour me faire pardonner de la Master class. C’est cadeau !
Angéla.- Vous êtes soûl !
Victor- Bien sûr ! Quel rapport ?
Angéla.- Je ne profite pas des gens soûls moi. Vous savez combien ça coûte ce genre de violon ?!
Victor.- 100 000 euros, au bas mot… Peut-être même plus…
Angéla.- Allez, tenez, reprenez le. Ça ne m’amuse pas.
Victor.- Les médecins me laissent quelques mois à vivre. 1 an… 2 ans… pour les plus optimistes. Et encore, si je me bats. Et comme vous l’avez remarqué, je ne suis pas un grand combattant…
Silence… Angéla le fixe…
Victor.- Je n’ai pas d’enfants et je n’aimerais pas que ça profite à mon ex-femme… Elle le revendrait pour se refaire le visage et se payer des thalassos… Vous, au moins, vous saurez en jouer… Il n’attend que ça depuis 3 générations, le pauvre… Que quelqu’un fasse sonner son âme… Il est peut-être temps de rompre le cercle vicieux? Une soliste a besoin d’un instrument à sa hauteur.
Angéla. Non, désolée, je ne peux pas. Et puis de toute façon, je ne veux pas devenir soliste.
Elle lui redonne… visiblement contrariée.
Victor.- Prenez le, j’insiste ! (lui attrapant le bras, sèchement :) Prenez le s’il vous plaît !Débarrassez-moi de ce violon !Allez !!
Angéla (effrayée).-Bon ça suffit, lâchez moi, merde !Je vous dis que je n’en veux pas !
Victor.- Prenez le !!
Angéla.- Mais non, je n’en veux pas !!
En se dégageant brutalement de son étreinte, Angéla déséquilibre Victor qui s’effondre à terre en renversant une lampe… Détruisant d’un coup l’harmonie de la pièce… Angéla a un mouvement de recul…
Angéla.- C’est malin ça !! Vous êtes content ?! Vous devriez arrêter de boire ! Vous ne savez plus ce que vous faites ! Ni ce que vous dites !
Il se relève doucement… Fixe Angéla, un léger sourire aux lèvres… La jeune femme ramasse la lampe et la repose en veillant à recréer la symétrie…
Angéla (nerveuse).- Ce n’est pas symétrique, si ?…
Victor. Laissez- ça… Laissez-ça je vous dis ! Vous n’allez pas vous y mettre… Pas vous !
Elle ne l’écoute pas et se recule pour voir si la lampe est bien placée… Silence… Victor va s’asseoir sur le canapé, calme…
Victor (à lui-même) C’est toujours le désordre qui gagne à la fin … Le désordre et le silence…
Angéla- Qu’est ce qui vous a pris ?!
Victor.- Vous vouliez que je devienne « humain » non ? Quoi ? Ça aussi ça vous fait peur ? Vous êtes toute blanche…
Angéla (mal à l’aise).- Je crois que moi aussi j’ai trop bu… Je ne me sens pas très bien…
Angéla court dans les toilettes…
Victor.(à lui-même)- Toute la soirée vous avez essayé de me faire rentrer dans vos cases ! Savoir pourquoi j’étais devenu ce monstre de cynisme ! Et au moment où j’accepte de me livrer, vous courrez vous enfermer dans les toilettes ? (il sourit et à lui-même :) Elle a toujours fui ! Toujours…
L’air de violon…
Noir.
La lumière se rallume sur le violon et son archet...
Le Père(off).- Victor ?! Victor ?!
Silence.
Le Père (off).- Pourquoi tu ne réponds pas ? Tu m’as fait peur ! Plus qu’un candidat et c’est à toi. N’oublie pas de sourire surtout. Avant et après le morceau d’accord ? Tu m’entends ? Et tu regardes le jury, droit dans les yeux. Tu as été aux toilettes ?
Victor-enfant (off) Oui Papa…
Le Père (off).(confiant) - Tu verras, après cette audition, plus rien ne sera comme avant… plus rien… Vas-y, c’est à toi…
L’air de violon reprend…
Noir.
La musique s’arrête… La lumière revient sur la chambre d’hôtel… Angéla sort de la salle de bain… Victor a un verre d’eau à la main et un cachet dans l’autre. Il éteint la musique et rejoint Angéla.
Victor. Tenez. Ça va vous faire du bien. Vous avez bu trop vite.
Angéla. (avalant le cachet)- Merci… Je m’excuse… J’ai réagi un peu trop violemment…
Victor. (la coupant, gentiment)– Ah non. Non. Ne regrettez pas ! Pas vous ! Surtout gardez la votre colère, elle vous va bien… Vous n’êtes pas faite pour les nuances, les demi-tons, les bémols… tout ce qui rend les hommes médiocres… Vous êtes une soliste, vous.
Angéla sourit tristement… elle va s’asseoir, fatiguée…
Victor.-Vous voulez que je vous appelle un taxi ?
Angéla.- J’ai téléphoné à Antoine. Il va venir me chercher…
Silence… Triste, Angéla regarde le violon… Elle referme l’étui… Silence…
Angéla. (tendrement :)- C’était quoi ces 4 fausses notes ? (silence :) Vous n’êtes pas obligé de me le dire…
Victor sourit…
Victor.Alors, avant, jurez moi que c’est bien la dernière fois que nous nous voyons ? Jurez-moi que plus jamais vous n’attendrez sous la pluie, en bas de mon hôtel… Sous aucun prétexte… Plus jamais.
Angéla fait « oui » de la tête…
Angéla. Vous doutez de mon orgueil ?
Victor. Jurez-moi !
Angéla Je le jure. (silence) Alors ? C’était quoi ?
Victor.- La bourse d’une fondation à Zurich… J’avais 11 ans. Mon père comptait sur l’argent pour ne pas retourner chez nous, en Pologne… Continuer mon éducation musicale… Seuls les trois premiers du concours accédaient à la bourse… J’ai fini 4 éme. À cause de ces 4 fausses notes…
Angéla.- Vous avez dit « volontairement » tout à l’heure… Vous les avez faites exprès ?
Victor.- Oui… chacune des 4 ! À l’endroit précis où je l’avais décidé, 10 minutes avant. Pour que ça ne se remarque pas…
Angéla.- Pourquoi ?
Victor.- L’envie de ne plus se sentir « à l’abri »… L’envie de goûter à la pluie …
Silence…
Victor.- Vous auriez vu le visage de mon père à l’annonce des résultats… sa déception… Un morceau qu’on avait travaillé pendant des semaines…
Angéla.- Je peux imaginer, oui…
Victor.- Non. Pas à ce point, non… (silence) Dans le bus, sur le chemin du retour, il n’a pas dit un mot… Pas un seul… Je crois que même « physiquement » il en était incapable… Une sorte d’état de sidération… Quand on est rentrés dans l’appartement, il n’a même pas retiré son manteau… Il s’est assis sur une chaise du salon, celle sur laquelle j’avais l’habitude de jouer… et il est resté là, silencieux, pendant au moins 5 bonnes minutes… le regard dans le vide… C’est long 5 minutes… (silence) J’ai cru qu’il allait me punir… Et même, je l’espérais… J’aurais trouvé ça juste, oui… mais il a simplement levé la tête, il m’a regardé, il s’est levé et il a quitté l’appartement… J’ai été à la fenêtre pour voir où il allait… il a traversé la rue et il a enjambé la barrière du square… il s’est assis sur un banc… la tête baissée… à ce moment là, je me souviens avoir regretté chacune de mes fausses notes…
Angéla.- Il se doutait que vous les aviez faites exprès ?…
Victor.- Sûrement, oui…
Angéla.- Vous n’en avez jamais reparlé avec lui, après ?
Victor fait « non » de la tête…
Victor.- Je me suis endormi. Au lieu de descendre le chercher, au lieu d’aller m’excuser, au lieu de lui demander pardon, je me suis endormi… devant cette fenêtre. Quand je me suis réveillé, il n’avait pas bougé de son banc… Dehors, il s’était mis à neiger… tout était blanc… Lui aussi… tout blanc… (ému) Les pompiers m’ont dit qu’il était mort de froid… Hypothermie… Mais moi je sais de quoi il est vraiment mort. Il est mort de déception…
Angéla.- …
Victor.- J’ai eu beau me forcer à être irréprochable depuis, je n’ai jamais pu rattraper ces 4 fausses notes… ça ne se rattrape jamais la honte… jamais… (il sourit tristement) Vous comprenez que depuis, je sois obsédé par la note juste…
Long silence…
Angéla (sous le choc).- Wouah ! Wouah… Et moi qui pensais vous émouvoir avec le cancer de ma mère… Wouah…
Il sourit…
Angéla. Elle est terrifiante votre histoire !… C’est la première fois que vous la racontez ?
Victor- « Comment j’ai tué mon père ? » Oui… Je n’ai jamais réussi à la caser dans un cocktail. Qui l’aurait crue d’ailleurs ? Comment imaginer qu’on puisse se laisser mourir de froid pour 4 fausses notes ? C’est absurde, non ?
Le téléphone d’Angéla vibre… Elle hésite… regarde Victor…
Victor (fatigué). Allez-y, répondez. Il doit être en bas…
Angéla. (elle ne répond pas :) je peux rester encore un peu si vous voulez ?
Victor.- On a assez fait attendre Monsieur Mercier, vous ne croyez pas ? (il lui apporte ses affaires :) Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question… Pourquoi ne pas avoir pris la place qui vous était attribuée ?
Angéla. – Je ne suis pas sûre que la réponse vous convienne… (il sourit) Quoi ? Vous voulez vraiment que je sois « franche » ?
Victor (lui rendant son sourire). Je prends le risque…
Angéla (hésitante) Ok… Alors… disons que… moi, le désordre me rassure plutôt… que le vacarme ne me fait pas peur, que je n’ai pas besoin d’une partition pour apprécier la beauté du monde, que je suis profondément dupe des autres, au risque de me tromper, que je considère la vie plutôt comme « un joli moment à passer », la musique comme quelque chose de « joyeux », et surtout… surtout… moi j’aime la pluie… viscéralement… (silence) Voilà Monsieur Kowak… c’est ça… si je n’ai pas pris « ma place », c’est sans doute qu’inconsciemment j’ai eu peur de vous ressembler, un jour… et c’est la dernière chose dont j’aurais eu envie…
Victor sourit tendrement… Silence…
Victor.- Vous voyez quand vous voulez ! C’est la meilleure réponse que m’ayez faite de la soirée… La seule que j’accepte.
Silence… Angéla lui prend la main tendrement… mais il la retire… par peur des regrets que ça charrierait…
Victor.- Vous connaissez la phrase de Nietzsche sur la musique ?
Angéla : « Sans la musique, la vie serait une erreur »…
Victor– Oui, et bien, la musique sans la vie en est une aussi grave… Ne la commettez jamais. (Il sourit… silence) Bon… maintenant qu’on a tous les deux nos réponses…
Angéla (sourit tristement).Oui. Je vais rejoindre la meute…
Elle va pour partir…
Victor.- Soyez vigilante, quand même… Les âmes se désaccordent plus vite qu’on ne l’imagine. Ce serait dommage, vu le son de la vôtre. (silence ému) Bonne nuit Mademoiselle Morin.
Angéla (émue).- Bonne nuit Monsieur Kowak…
Elle hésite et finit par sortir… Visiblement troublé, Kowak rallume le lecteur cd… Le Requiem de Fauré… Il prend alors la feuille sur laquelle il a noté les noms des musiciens qu’il ne souhaite pas garder et la brûle avant de la jeter dans un cendrier… Puis il va ouvrir la fenêtre pour évacuer la fumée… Il enfile son manteau et sort de la pièce… éteignant la lumière…
Noir...
Le Requiem… Un square au milieu de la nuit… Un banc… Un halo de lumière qui l’éclaire… Victor va s’asseoir sur le banc… Les premières gouttes de pluie commencent à tomber… presque phosphorescentes… il ne bouge pas… Un sourire illumine doucement son visage serein…
FIN