Villa Mirage

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1940. Trois officiers de l’armée française et un prêtre, profitant de la débâcle et de l’exode, choisissent de disparaître pour mener une vie de reclus littéraires dans une demeure isolée. Menés par le capitaine Rangueil, portés disparus ou présumés morts, les protagonistes s’enfoncent peu à peu dans une impasse… et le ridicule

L’action se passe entre décembre 1940 et mars 41 à Saint-Ursanne, en Suisse, dans une demeure appelée la Douvrière.

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ACTE I

Scène première — Rangueuil et Barnasse

Au salon, fin d’une après-midi d'hiver. Barnasse se verse une liqueur. Après quelques instants de silence…

Barnasse (sourire insolent en coin). — Alors ?…

Rangueuil (assis dans un fauteuil, l'air inquiet). — Alors rien !

Barnasse. — Comment ça « Rien » ?

Rangueuil. — Il n’y avait personne, voilà tout.

(Un silence. Barnasse fait quelques pas.)

Barnasse. — La Gibecière ?

Rangueuil. — Chauppard ? Pas vu.

Barnasse. — Vous avez bien regardé ? Un train en cache souvent un autre, comme on dit.

Rangueil. — Pas ici. C’est un arrêt à voix unique. Et Chauppard n’est vraiment pas le genre passe-muraille…

Barnasse. — Pas de guichetier à qui demander ?

Rangueuil (agacé). — Vous ne m’avez pas compris : il n’y a pas de gare à Saint-Ursanne. C’est un arrêt. Un quai d’embarquement, rien de plus. On y descend, on y monte, sous le regard mauvais d’une sapinière.

Barnasse. — Diable ! Si c'est “Sous le regard mauvais d'une sapinière”, gaffe à la marche !...

Rangueuil (petit rire sec et ironique). — Ah ! Il m'arrive d'être poète, vous êtes dans la confidence je crois…

Barnasse. — Parfaitement. J’en suis, et jusqu’au cou même ! Militaire et poète, comme nous tous.

Rangueuil. — Ex-militaire.

Barnasse. — Et pas encore tout à fait poète, n’est-ce pas ?

Rangueuil. — Comme nous tous, disiez-vous.

Barnasse (s'asseyant en face de Rangueuil). — Allons-y pas à pas, Rangueuil : “Schrittweise”, comme disent les boches.

Rangueuil (se levant avec humeur). — Oh ! Laissez les Allemands où ils sont, voulez-vous !... Remarquez, il ne m’a pas échappé qu’ils sont désormais partout...

Barnasse. — Bah ! L’Angleterre est toujours une île que je sache. Et tôt ou tard, ils vont tomber sur un os, l’ogre russe, le Général Hiver, ils vont se perdre dans les plaines gelées à l’est, dans les sables au sud. Quant aux océans… Que voulez-vous, le monde est trop vaste ! Alors qu’ils fassent leur tour de jardin si ça les amuse. Des gens qui se répandent si peu en paroles ont besoin de le faire autrement, de battre la campagne comme on dit.

Rangueuil. — Oui, et l’armée française au passage. Elle se trouvait sur la trajectoire, c’était un accident en somme.

Barnasse. — Les armées mènent campagne, c’est un fait, mais ça n’est pas qu’une affaire de langage. Nous restons un peuple de péquenauds. Mais si, Rangueuil ! Ne dites pas non, vous savez que j’ai raison.

Rangueuil. — Je n’ai rien dit.

Barnasse. — Non, mais vous avez lu. Regardez les trois derniers Goncourt : 1938, Les Moissons amères. Ah ! Prémonitoire celui-là ! L’année suivante, c’est...

Rangueuil. — Granges endeuillées, il me semble.

Barnasse. — Voilà, c’est ça, j’allais dire Gorges enflammées.

Rangueuil. — Et cette année, le millésime avait pour titre Vignes folles.

Barnasse. — Voyez, c’est rabelaisien en diable la littérature française !

Rangueuil. — Je ne vois aucun mal à chanter les louanges de la campagne.

Barnasse. — Pareil, tout pareil. Et c’est un natif d’Aurillac qui vous l’dit : la campagne, c’est bath. La preuve ! (Il désigne les lieux) Le bruit des bottes, ici, on ne l’entendra pas.

Rangueuil. — Le jour où la guerre se fera en espadrilles…

Barnasse. — Nous serons au poil dans votre vieille baraque. Gîte et couvert. Climat continental. C’est du solide, sortez liqueurs et jambons !

Rangueuil. — C’est l’aubaine de cet héritage qui nous a conduits en Suisse, pas l’étude des climats. Sous peu, il risque cependant de faire assez froid dans cette vieille demeure isolée, ouverte à nos projets les plus fous mais aussi à tous les vents.

Barnasse (se resservant de liqueur). — Le grand air, c’est c’que j’préfère. Encore que...

Rangueuil (le coupant net). — Chut !

(Tous deux s'arrêtent, immobiles, l'oreille aux aguets.)

Barnasse (chuchotant). — Eh bien ?

Rangueuil. — Fausse alerte. Sans doute Anselme. Il ferait d'ailleurs bien de se dépêcher. Vous l’appréciez déjà, n’est-ce pas ? C’est un homme sûr, et ponctuel.

Barnasse. — Pas comme d’autres…

Rangueuil. — Vous pensez à Vintaille et Junant, n’est-ce pas ? Un peu de compréhension, Barnasse. Un peu de compréhension ! Les chemins ne sont pas carrossables et la discrétion s’impose. Au reste, que voulez-vous ? Cela fait quatre ans que nous nous préparons, alors un jour de plus ou de moins !

Barnasse. — Eh ! Oh ! Sur un autre ton, capitaine Rangueuil. Je me fais juste du mouron pour le calendrier.

Rangueuil. — Vintaille sera des nôtres, ce soir même. Junnant d’ici deux, trois jours.

Barnasse. — Et votre officier des transmissions ? Cette mystérieuse Gibecière. Chaumard, vous l’appelez ?

Rangueuil. — Chauppard, André Chauppard. Celui-ci sera là sous huitaine. Enfin si tout va bien.

(Brusquement Barnasse s’empare d’une paire de jumelles et fixe le fond de la salle.)

 Barnasse. — Tiens, tiens…

Rangueuil. — Quoi donc ?

(Rangueuil se rapproche avec vivacité et essaie lui aussi de voir par la fenêtre.)

Rangueuil. — Vous voyez quelque chose ?

Barnasse. — Quelqu’un.

Rangueuil (brusquement joyeux). — Quelqu’un ? C’est Vintaille ? L’homme de la Marne ! C’est Vintaille, n'est-ce pas ?

Barnasse. — Non.

Rangueuil (interloqué). — Mais alors qui ? La Gibecière ?

Barnasse. — Comment voulez-vous ? Je suis le seul à ne l’avoir jamais vue.

Rangueuil. — Ami ou ennemi ?

Barnasse. — Sans doute les deux.

Rangueuil. — Barnasse, je vous somme…

Barnasse (le coupant). — L’homme aux souliers qui grincent.

Rangueuil. — Le pasteur ?

Barnasse. — Lui-même.

Rangueuil. — Mais pourquoi diable l’appelez-vous de la sorte ?

Barnasse (gardant les jumelles en mains et fixant Rangueuil). — À votre avis ? D’ailleurs vous allez pouvoir le vérifier par vous-même : il se dirige par ici avec une valise

Rangueuil (le coupant en apercevant l’horloge). — Tonnerre ! Déjà six heures ! Je retourne à la gare.

Barnasse (regardant à nouveau dans les jumelles). — Il n’y a pas de gare à Saint-Ursanne…

Rangueuil (filant). — Comme je vous l’ai dit !

Barnasse. On y trouve en revanche une sapinière qui regarde les gens d’travers… (Et d’un ton snob) : c’est d’un désagréable !

(Barnasse repose les jumelles et sort à son tour. Le rideau tombe.)

 

Scène II — Anselme et Rangueuil

Même lieu, un peu plus tard. Rangueuil arrive en lisant le journal et Anselme à sa suite en portant une cagette avec du petit bois.

Rangueuil. — Eh bien ! Ça ne s’arrange guère, on dirait. Encore que... (En pliant son journal) Ils ont forts quand même ces Anglais, vous ne trouvez pas ?

Anselme. — Monsieur dit vrai : on doit leur reconnaître un certain panache.

Rangueuil. — Et que le compliment vienne d’un Français en dit long, n’est-ce pas ?

Anselme. — Il est vrai que vos concitoyens, à la différence des miens, prennent facilement parti.

Rangueuil (amusé). — Voilà une parole audacieuse – dans la bouche d’un Suisse, du moins. Ah ! Je ne désespère pas de faire de vous quelqu’un de moins… enfin de plus… ou peut-être même d’à peu près…

Anselme. — Ressemblant ?

Rangueuil. — Ressemblant, dites-vous ? (Un silence) Eh bien oui, en quelque sorte, oui.

Anselme (Il commence à casser du petit bois qu’il jette dans la cheminée). — N’y voyez pas d’effronterie, monsieur, mais c'est une idée bien française que de se penser et de s’ériger en modèle dans le concert des nations.

Rangueuil. — Très juste. Mais toujours dans le but d’éviter la cacophonie. Cette idée en a animé plus d'un. Charlemagne, Napoléon ont été de ceux-là.

Anselme (légèrement moqueur). — Et monsieur et ses amis ? S’inscrivent-ils dans cette… filiation ?

Rangueuil. — Il ne vous aura pas échappé que nous autres Français ne sommes plus tout à fait maîtres de notre destin en ce moment. Pour combien de temps, je l’ignore, mais le fait est là : nous n’avons plus la main.

Anselme (ironique). — Aussi étonnant que cela puisse paraître, la Suisse dispose de quelques périodiques d’information qui nous ont révélé, de fait, quelques escarmouches de l’autre côté de la frontière. (Il craque une allumette.) Une certaine cacophonie semblait y régner. (Il se penche vers la cheminée.)

Rangueuil. — Et c’est pourquoi, monsieur et ses amis ont choisi de temporiser, quitte à n’avoir à se mettre sous les yeux que des périodiques d’informations suisses. Au besoin, nous les alimenterons pour ce qui est de la rubrique littéraire.

Anselme (se relevant et soufflant l’allumette). — Je rejoins monsieur sur ce point : la Suisse offre une villégiature plus reposante pour les nerfs que l’Angleterre, surtout en ce moment.

Rangueuil. — Ils sont redoutables, comme je vous le disais. Mais en littérature, les Anglais, c’est zéro, de l’eau de boudin. Vintaille vous dirait que ce colonel de Gaulle a bien écrit quelques pages intéressantes avant-guerre, mais de toute évidence, ces derniers temps, il s’est mis à la radio. Et il n’est pas anglais qui plus est.

Anselme. — Question de goût. De temps aussi. De temps à autre, une petite opérette, je ne dis pas non. Nous avons un poste ici vous savez.

Rangueuil. — Gardez-vous bien d’en faire usage ! Nous sommes censés avoir disparus, corps et biens.

Anselme (un doigt sur la bouche et avec l’air d’un comploteur). — Silence radio.

Rangueuil. — Vous m’avez compris.

Anselme. — Méditation, repos.

Rangueuil. — Émulation, juste ce qu’il faut.

Anselme. — Conseil, mais pas trop.

Rangueuil. — De la « bonne reposette », comme dirait Chauppard !… Ah ! les belles nuits qu’on passe ici, vous ne trouvez pas ? Même si parfois on les passe à vider des bassines d’eau de pluie et à lutter contre les courants d'air ! (Il soupire.) Et les journées ! Vous verrez, Anselme, la belle vie… Pendant que vous serez là, à vaquer de l’office au cellier, nous autres nous serons dans nos cellules, en combat singulier avec l’inspiration, à passer et à repasser sans cesse sous les Fourches caudines de la création…

Anselme. — L’intendance suivra !

Rangueuil. — Écrire ! Écrire ! Ah écrire ! Vous rendrez grâce, mon ami, de n’avoir que des pommes de terre à éplucher et non votre âme, fane après fane...

Anselme. — Je me passerais pourtant volontiers d’avoir à faire ces allers et retours au village que vous semblez tant m’envier.

Rangueuil. — Vous l’avez dit vous-même, Anselme : vous vouliez voir du pays… Ainsi vous voilà servis ! Tandis que nous autres, désormais apatrides…

Anselme. — Chaque homme est sa propre nation, monsieur…

Rangueuil. — Quelle consolation ! Surtout lorsque l’on a les ambitions d’être une Russie et qu’à l’inventaire on se découvre les moyens d’une Belgique !

Anselme. — Les petits coteaux font les grands crus…

Rangeuil. — Et les petitesses les cocus. Ah pauvre fou ! Vous me voulez du bien, quitte à me masquer ce qu’a d'impitoyable la réalité… Mais regardons les choses en face, Anselme : j’ai déserté, abandonné ma patrie. À cela, il n’y a rien à redire.

Anselme. — Désertion pour une plus vaste contrée. Assurément, la littérature ignore nos frontières.

Rangueuil (Il se dirige vers une table et se verse un verre). — Ce n’est pas à vous, Anselme, que je vais apprendre que le poisson pourrit par la tête. Non ? Bien. Mais le fait est là. Nous avons failli, nous n’avons pas su, pas pu conduire nos hommes à la victoire. Allez savoir… (Il boit une gorgée et grimace.) En voilà un tord-boyaux ! Qu’est-ce donc ?

Anselme. — L’alcool de figue de M. Barnasse.

Rangueuil. — Barnasse, je vous le dis tout à fait entre nous, il finira dans une bouteille et donnera un alcool fort, un peu trop sirupeux à mon goût, mais puissamment boisé, avec une touche, un soupçon de girofle. Mais vous gardez ça pour vous, bien sûr.

Anselme. — Bien sûr.

Rangueuil. — Aussi bien, Anselme, ce qu’ils sont devenus dans la débâcle ces gaillards de 20 ans, des grands-pères de 35… peut-être comme moi, pfuitt ! Envolés ! Ou comme Junnant, prisonniers de guerre… Après tout… pourquoi pas ? Quitte à perdre une guerre, autant n’y laisser que ses boutons de culottes et ses lacets. (Il avale son verre cul sec et grimace.) Et alors, ce feu ?

Anselme. — Je m’y emploie, monsieur, je m’y emploie ! (Il retourne à son feu, s’accroupit devant la cheminée.)

Rangueuil (s’assoit sur un bras du sofa). — Vous faites bien, Anselme. (Il marque une pause puis reprend  Vous ai-je dit que, des années de cela, j’ai bien failli être élu à la Chambre ? Vous l’ai-je dit ? Il s’en est fallu de peu, d’un cheveu. Ça ne s’est pas fait, mais vous ai-je raconté cette campagne ? C’était en 36, j’avais, oui disons-le, une certaine allure lorsque…

Anselme (à quatre pattes, le corps à moitié dans la cheminée). — Une flamme !

Rangeuil. — Soufflez ! Mais soufflez donc ! Si Vintaille arrive ici et que ses rhumatismes le reprennent, nous n’avons pas fini d’en entendre parler ! Vous connaissez le personnage…

Anselme. — Je ne crois pas.

Rangueuil. — Mais si ! Vous l’avez vu l’an passé lors des repérages.

Anselme (ressortant la tête du conduit). — Un grand monsieur, légèrement voûté ?

Rangueuil. — Une cathédrale. Il sera le doyen de notre petite colonie littéraire. En voici un aperçu : (imitant Vintaille) « Allez donc occuper la Ruhr avec des Spahis, Rangueuil ! On ne garde pas une basse-cour avec des chiens de chasse ! »

Anselme (se relevant et s’essuyant les mains). — M. de Vintaille compte amener ici une meute de chiens de chasse ?

Rangueuil. — Eh comment mon ami ! Mais aussi une paire de dromadaires, à toutes fins utiles ! Mais non, allez, pas de chiens – ni de femmes, bien sûr ! Pas même d’ordonnance, imaginez un peu… En venant ici il a l’impression de se dépouiller de tout et de rentrer chez les trappistes alors que l’important est juste de se faire oublier.

Anselme. — Et le village, monsieur ? Saint-Ursanne n’est qu’à trois kilomètres d’ici ; je fais la liaison, en rasant les murs et aux heures creuses, mais vous ne pourrez demeurer longtemps ignorés de qui nous entoure. Tôt ou tard, vos noms sortiront du chapeau. Le pasteur se doute déjà de quelque chose et s’est étonné de me voir avec des sacs de provision si lourds « Vous avez bon appétit ! » m’-a-t-il lancé la dernière fois.

Rangueuil. — L’important, mon ami, est d’être à terme reconnus dans le monde des Lettres. Le nom, ça n’est rien du tout : la Douvrière, Rangueuil, Barnasse, Saint-Ursanne, qu’est-ce donc ? Des points sur une carte, des noms sur un monument aux morts – Ah ! Tant que j’y suis, Vintaille nous l’a confirmé : nous sommes, Chauppard et moi-même morts au combat. Les corps, non retrouvés, n’ont pu être identifiés, forcément, le bombardement sur la Meuse nous avait bien éparpillés. Enfin, en théorie, bien sûr.

Anselme. — Quelle tragédie ! (Il se met à plier du linge.)

Rangueuil. — Comme vous dites. Le même Vintaille a été porté disparu, mais je vous le demande, recherche-t-on activement dans la nature un homme de son âge, veuf et sans enfant ? Non, bien évidemment ; on n’a plus le temps. Junnant et Barnasse, prisonniers pendant la campagne, connaissent un autre sort. Barnasse vous en a sûrement déjà parlé : il est mort, lui aussi, mais en s’échappant de la poche de Dunkerque.

Anselme. — Et monsieur l’abbé ?

Rangeuil. — Junnant ? C'est une autre paire de manches. Il y a cas de conscience : abandon de poste lorsque l’on est vicaire du Christ, ça n’est pas simple. Mais toutes ces histoires de brebis et de moutons dont recèlent les Évangiles l’ont décidé pour la grande transhumance : il nous rejoindra sous peu. En tout état de cause, nous voilà ressuscités !

Anselme. — Ce sera votre première fiction. Une œuvre collective, écrite à huit mains.

Rangueuil. — Ah je vous en prie ! La ficelle est un peu grosse. Mais si nous n’avions pas saisi l’occasion de la débâcle, nous y serions encore, dans cette autre fiction qu’étaient nos vies : il arrive un âge où il faut assumer ce que l’on est. Alors la question de l’anonymat, très franchement… Hum. Quel qu’il soit, le livre reste à écrire.

Anselme. — C’est votre partie.

Rangueuil. — Vous dites ?

Anselme. — Je dis c’est votre partie.

Rangueuil (regarde la montre à son gousset). — Eh bien activons-nous. (Il se relève) Vintaille ne devrait plus tarder désormais ! Prévenez-moi dès son arrivée. Et rappelez-vous ceci, Anselme : j’apprécie vos sorties, mais un propos non sollicité est un propos de trop.

(Il sort. Anselme met une bûche dans la cheminée en haussant les épaules.)

 

Scène III — Barnasse et Anselme

Le salon. Une porte s’ouvre, le vent se fait entendre. Barnasse entre, emmitouflé dans des vêtements d’hiver et jumelles en main.

Anselme. — Ah !

Barnasse (adressant un salut militaire désinvolte à Anselme). — Repos, sentinelle.

Anselme. — Monsieur Alexandre !

Barnasse. — Oui, monsieur Alexandre. Ou plutôt… la Tenaille, comme on m’appelait au bataillon de Joinville. Champion de catch départemental en 31 !

Anselme. — Il n’empêche, quelle imprudence de sortir par un froid pareil…

Barnasse. — Bah !

Anselme. — La promenade fut bonne ? Monsieur a-t-il vu des mésanges à tête noire ?

Barnasse. — Pas une seule. J’espérais être un phare dans la nuit pour cette Gibecière dont tout le monde parle et qui navigue au milieu des brisants.

Anselme. — Monsieur est un risque-tout.

Barnasse. — Les temps s’y prêtent. Tenez, je prends celui de me répéter. Vous savez que je suis originaire d’Aurillac, Massif central ? Un des points les plus froids de France. Eh bien, je vous l’dis comme je l’pense : chaque homme, chaque bête, chaque casbah a son Aurillac. Et je viens de trouver le vôtre, Anselme.

Anselme (un peu épouvanté). — Le mien ?

Barnasse. — L’Aurillac de la Suisse, son point le plus froid. Eh bien, c’est ici ! À Saint-Ursanne. Le thermomètre n’en démord pas : moins 17 degrés !

Anselme. — La Suisse sait avoir les ambitions d’une Russie…

Barnasse. — Ah bon ? Ça n’est pas rare par ici un froid pareil ?

Anselme. — Disons qu’en hiver, en moyenne montagne, je suis assez peu surpris – enfin je ne me laisse pas surprendre… (Se tournant vers Barnasse, sibyllin) : « Je suis comme le lait sur le feu. »

Barnasse (appréciant en connaisseur et sortant une liasse de sa poche tandis qu’Anselme en fait de même). — Hummm, Alfredo !....Ça vous démange de répéter, n’est-ce pas ?

Anselme. — Votre texte, monsieur, Le Cardinal en cardigan, est un tel bijou...

Barnasse. — Alors allons-y ? Prêt ?

Alfred. — Prêt.

Barnasse. — C'est à vous.

 (À partir de là, Barnasse et le domestique répètent en fait une partie de la tragédie qu’écrit Barnasse et que ce dernier répète avec Anselme pour en voir la teneur. Les deux hommes se font face dans des postures peu naturelles ; ils surjouent. Les passages en romain indiquent les commentaires qu’ils font hors texte).

Anselme. — « Je suis comme le lait sur le feu. »

Barnasse. — « Si j’avais été aussi prudent que vous, je ne serai jamais devenu la crème de la curie, Bernardo ! »

Anselme. — « Certaines rivières n’ont pas vocation à quitter leur lit, Éminence. »

Barnasse. — « Certains intrigants non plus ! Comment se porte le cardinal Anticelli ? »

Anselme. — « Fort mal aux dernières nouvelles ; le conclave n’est pas prêt de se réunir pour donner un successeur à saint Pierre ! »

Barnasse. — « Que de viles tonsures passent de vie à trépas ! »

Anselme. — Que de faibles créatures par-devers Lui Dieu créa.

Barnasse. — Ah oui ! c’est vrai, j’ai corrigé ce passage : « Que de faibles créatures par-devers Lui Dieu créa ! »

Anselme. — « Et pourtant Il les créa à son image, tonsure ou pas. »

Barnasse. — « Ne blasphémez pas Bernardo sur le couvre-chef du seul et unique Chef ! »

Anselme. — « Ah ! je donnerai mille écus pour vous voir endosser la charge suprême, Éminence ! Mais je ne peux en mon âme et conscience me résoudre à transgresser les commandements de notre Seigneur. »

Barnasse. — « Il faudra bien vous en contenter ! »

(Il jette des châtaignes aux pieds d’Anselme.)

Anselme (surpris). — Mais qu’est-ce que c’est ?

Barnasse. — Les écus. Enfin, des châtaignes que je viens de ramasser au jardin, mais ce sont les écus, faites comme si. On reprend (reproduisant le même geste) : « Il faudra bien vous en contenter ! »

Anselme. — « Éminence ! Je ne puis me résoudre à être Judas ou Pilate ! »

Barnasse. — « Bernardo ! Soyez les deux si ça vous chante, c’est la route vers la Trinité ! Je ne puis me résoudre à jouer les seconds rôles toute ma vie ! Songez : j’ai déjà 43 ans, je suis presque un vieillard… »

Anselme (soupire, puis :). — « Qu’attendez-vous de moi ? »

Barnasse. — « Ce que j’attends de vous ? C’est très simple : faites en sorte que le cardinal Anticelli soit cette rivière qui ne quitte pas son lit car la curie et moi-même en avons soupé des brus vestales de cet individu ! »

Anselme. — Non, non, attendez : des crues verbales de cet individu. Nous en avons soupé des crues verbales de cet individu, c’est le texte.

Barnasse (excité, tout à son personnage). — Ah oui ! très bien : « Nous avons soupé à L’écume navale avec cet individu ; sous prétexte de lui éviter tout effort, il faut le délester des dernières charges que le Saint-Père lui avait confiées et le lester au contraire du poids de l’irresponsabilité. Qu’il soit tout à sa noyade ! Aux premières loges ! »

Anselme. — « Prions alors Éminence, prions car la fumée blanche qui annoncera votre élection annoncera peut-être aussi  celle d’un charnier ! »

Barnasse (survolté). — « … et le monde connaîtra mon nom ! » Ah c’est parfait ! C’est parfait (en scindant les deux syllabes) ! Qu’en pensez-vous, dites-moi tout, ne m’épargnez rien !

Anselme. — C’est bien simple : on s’y croirait.

Barnasse (suspicieux mais convaincu). — Vrai ?

Anselme. — Retirés comme nous le sommes sur l’Aventin (Il désigne l’endroit)… que voulez-vous ? C'est du tout cuit, ça passe comme une truite au four.

Barnasse (le saisissant aux épaules). — Ah ! Vieux frère ! Avant la Saint-Alphonse, nous aurons mis le tout-Paris à genoux, et les Grasset, les Gallimard feront le siège de celle-ci pour me rencontrer ! Encore deux comme celui-ci et à moi l’Académie : j’y serai mieux élu qu’un pape ! Comme quoi, hein, les sujets, l’inspiration, tout ça n’arrive pas par hasard ! (Barnasse sort avec empressement.) Deo gratias, comme dirait l’autre !

Anselme (seul et mettant son linge dans la panière). — Deo gratias… Voyez un peu la vigie ! Être un phare dans la nuit pour la Gibecière, un cardinal apostat et le point le plus froid de l’univers, en voilà un qui ne manque pas de ressort ! Demain au réveil, il nous réécrit les tables de la Loi !... (Il secoue la tête en guise de désaccord.)

(Le rideau tombe.)

 

Scène IV — Vintaille et Rangueuil

Au salon. Rangueuil y est seul et écrit assis au bureau. Quelqu’un frappe à la porte.

Rangueuil. — En plus d’être ouverte à tous les vents, cette boutique est ouverte au tout-venant ! Entrez ! Que se passe-t-il encore ? Vous ne voyez pas que…

Vintaille (entrant). — Merci pour le tout-venant !

Rangueuil (se levant d’un bond). — Mon colonel !

(Ils échangent une poignée de mains.)

Vintaille. — Allons, Vintaille suffira : la question des grades, nous en avons déjà parlé et je la considère réglée depuis longtemps. (Il commence à enlever ses gants un doigt après l’autre.) C’est même le seul bénéfice que l’on ait tiré de la drôle de guerre de l’hiver dernier. Ligne Maginot : ah ! l’odieuse masse de béton ! (Il se tient les reins et s’étire) Neuf mois dans une canalisation ; même des franciscains n’auraient pas accepté ce régime de cave ! Nous faire attendre ainsi, parqués comme des machines agricoles au hangar ! Et pour quel résultat ! (Il retire son manteau et s’assoit ; Rangueuil se rassoit.)

Rangueuil. — Avez-vous fait bon voyage au moins ?

Vintaille. — Bon voyage ? Vous en avez de bonnes ! Vous la connaissez ma feuille de route ? J’étais à Sedan au printemps et je peux vous dire que ça bardait : depuis, la retraite, sans fin, Paris, Tours, Poitiers, Bordeaux. Elle est belle la campagne de France… Puis à l’été et à l’automne, comme le saumon, hop ! par bond ; un jour à Cahors, un autre à Clermont ; trois mois plus tard à Lyon ; je suis même passé à Vichy, c’est vous dire !

Rangueuil. — Vichy ?

Vintaille. — Oui, Vichy. Depuis peu, vous ne l’ignorez pas, c’est la capitale. Et pas de la pastille mentholée !

Rangueuil. — Pour un monarque de 84 ans, à la tête d’un pays convalescent, le choix d’une ville thermale dénote tout de même d’un certain esprit d’à-propos.

Vintaille. — Ce n’est pas faux, et les faits pourraient vous donner raison si rien ne change. Enfin, pour l’heure, ça m’a tout l’air d’un Mont Oriol, voyez-vous. Une chance que ce gouvernement n’ait pas eu à se replier sur Vire : vous imaginez, ça, la ville de l’andouille ! De quoi aurions-nous l’air ?

Rangueuil. — Qu’importe de quoi nous aurions l’air, puisque cela ne nous concerne plus.

Vintaille. — Vous y allez un peu fort, mon jeune ami : je viens de faire l’omnibus dans un pays, le mien, le nôtre, qui est occupé et vous voudriez que je restasse de marbre devant ce qui s’est produit ? Allons ! Je sais bien que c’est l’attitude qui convient au mort que je suis censé être mais quand même !

Rangueuil. — J’entends bien mais que voulez-vous ? Si tout s’était déroulé comme prévu, nous aurions fait l’économie d’une guerre…

Vintaille (le coupant). — … d’une guerre ? Ah ! Je ne peux pas vous laisser qualifier de guerre les événements du printemps dernier. Et je ne dis pas ça parce que des gens comme vous et moi… comment dire ?... se sont bien économisés dans cette affaire. Je l’affirme parce que comparé à ce que ma génération a dû endurer en 14, cela ressemblait… allez, peut-être pas à un pique-nique, mais…

Rangueuil (le coupant). — Un pique-nique ? J’ignore à quel genre de pique-nique vous avez pu participer avant-guerre, mais enfin je n’en connais d’aucune sorte qui puisse vous couvrir de la honte dont cette défaite nous a couverts et de la peine que nous avons causée – et que nous causons encore – à ceux qui nous aiment, qui nous ont aimés… N’allez pas croire que tout cela ne m’affecte pas. Au fond de moi mon cœur saigne. Mais enfin, reconnaissez-le : nos armées n’avaient pas la moindre chance de l’emporter et…

Vintaille (le coupant). — Vous avez lu de Gaulle…

Rangueuil. — Oui, en effet. J’ai lu de Gaulle. Et je regrette que nos chefs aient accueilli avec tant de légèreté, de désinvolture même, ses analyses. Elles étaient pénétrantes, fouillées et se sont révélées parfaitement justes. Aucune chance de battre des Allemands qui se préparaient depuis vingt ans sans privilégier l’arme blindée. Alors pour nous, une fois ce constat fait, l’occasion était, comment dire ?… historique. Allons, vous savez bien que victoire ou défaite importait peu. Nous étions disposés à disparaître de la circulation et je dois dire que toute cette pagaille y a contribué au-delà de ce que j’imaginais.

Vintaille. — Sur un point vous n’avez pas tort : quitter les siens, c’est un peu se quitter soi-même, s’abandonner. Pour ma part, cela s’est avéré plus simple : je n’avais personne, j’étais mon seul parent.

(Rangueuil se lève et se sert un verre, en propose un d’un geste à Vintaille qui refuse de la main et allume une pipe.) 

Rangueuil. — Je me suis souvent demandé, depuis 37, quelle était la meilleure solution. Nous étions, à cette époque-là, vous et moi, tout comme Barnasse, proches de quitter l’armée d’active et prêts à un service plus modeste dans la réserve. Dégagés de tâches trop prenantes, sans perspectives d’avancement sérieuses, nous projetions de composer entre ce nécessaire service que nous devions à la patrie et notre soif artistique.

Vintaille. — Oui, c’était la première solution, la plus raisonnable, discutée à Montmorency… Je me souviens de cette journée ; une belle journée d’été, chaude comme une pêche sur son arbre. Junnant ne nous avait pas encore rejoints et vous nous parliez de ce mystérieux Chauppard dont vous veniez de faire la connaissance dans les Vosges. Nous étions tous d’accord, et notamment pour l’aveu à nos proches ; mais il y avait un je-ne-sais-quoi de réticence, un non-dit, un consensus sans enthousiasme. Ah ! Vous savez ce que c’est ! Vous avez commandé des hommes, vous aussi : on sait ces choses-là ; lorsque la flamme est là, on la sent. Mais là, rien.

Rangueuil. — Rien, en effet.

(Un silence)

Vintaille. — C’est alors que Barnasse a eu cette idée du CLAF !

Rangueuil (visiblement heureux de remuer toute cette histoire et prenant goût à la conter). — CLAF ! (il tape dans ses mains) Le Cercle littéraire de l’armée française !

Vintaille. — Ses œuvres, son protocole, sa bibliothèque… Le déjeuner du premier samedi du mois à l’École de Guerre…

Rangueuil.  — Le Servitude et grandeur militaires de Vigny cousu dans la poche de poitrine, sur le cœur…

Vintaille. — Ah ! si nous avions eu tous ces moyens, que de Colonel Chabert, que de Chouans n’aurions-nous pas écrits !…

Rangueuil. — Oui, combien ?… Mais en lieu et place de tout cela, une tournée d’inspection au Maroc pour vous, la rédaction d’un fascicule passionnant pour moi : « L’utilisation du Génie dans les manœuvres d’automne de la réserve », une commande par-dessus le marché !

Vintaille (moqueur). — Vous auriez pu décrocher notre Goncourt de l’armée avec un titre pareil, si nous avions obtenu de quoi l’organiser !

Rangueuil. — Regrettez-vous ?

Vintaille. — Ah ! Autant que vous, c’est-à-dire pas du tout.

(Rangueuil se dirige vers un tableau : une scène de bataille napoléonienne.)

Rangueuil. — Connaissez-vous le paradoxe de Stendhal ?

Vintaille (se levant et rejoignant Rangueuil). — Vous voulez sans doute parler du paradoxe attribué à Stendhal.

Rangueuil. — Seul le paradoxe m’intéresse ici, et je n’enlève rien à Stendhal en affirmant cela : cette peinture de Fabrice Del Dongo reste un des moments les plus beaux du livre.

Vintaille. — Stendhal, par jeu ou par conviction, soutient que le témoin qui est au cœur de l’événement est le moins apte à saisir la réalité de cet événement et, partant, le dernier à pouvoir en dire quoi que ce soit de juste.

Rangueuil. — Étonnant, n’est-il pas ?

Vintaille. — Et riche d’enseignement pour nous.

Rangueuil. — Ce fut la troisième solution : la Douvrière. Tout quitter, rallier l’ombre, se terrer pour faire œuvre, loin de tout et de tous. (Le regard dans le vague) La lumière… parfois aveugle (Il se retourne vers Vintaille). Mais vous devez être bien fatigué, mon cher : laissez-moi vous conduire à votre chambre (il se saisit du manteau de Vintaille). Vous allez voir, c’est encore un peu spartiate, mais cela n’a plus rien à voir avec ce que c’était il y a encore quelques semaines. Vous n’imaginez pas le travail de turc que nous avons abattu, Anselme et moi : une compagnie de sapeurs n’aurait pas mieux fait !

Vintaille. — Je n’en attendais pas moins d’un théoricien du Génie : pont, poutres, fondations, routes ! Vous êtes dans votre élément !

Rangueuil (se saisissant de la valise de Vintaille). — Tout cela appartient au passé désormais. Vous tombez de fatigue : je vous fais grâce d’un crochet par la bibliothèque mais demain !

Vintaille. — Demain !

Rangueuil (il pointe son index en l’air). — Demain ! Ah, Ah ! Allons, je vous ai installé dans la chambre « Chateaubriand ».

Vintaille. — Délicate attention. Quelques pages de la Vie de Rancé me mettront dans le bain, n’est-ce pas ?

(Ils sortent. Le rideau tombe.)

 

Scène V — Vintaille, Anselme, Junnant, Barnasse

La nuit, un orage. Au salon, Vintaille assis dans un fauteuil, une couverture sur les jambes, Anselme se tenant derrière lui, appuyé sur le même fauteuil. Vintaille lit quelques feuillets, Anselme les lit par-dessus son épaule.

 Vintaille. — Hum… hum… (Il apprécie visiblement ce qu’il lit avant de rire brièvement.) Oui, oui ! C’est troussé comme l’attaque de la Pologne – enfin certains passages bien sûr, restons modestes, Anselme.

Anselme. — Votre crainte au sujet des adverbes ?

Vintaille. — C’est raisonnable, très raisonnable même.

Anselme. — Une réserve cependant.

Vintaille. — Laquelle ?

Anselme. — La scène du vestibule.

Vintaille. — Celle où j’apparais en peignoir ?

Anselme. — Celle-ci, en effet.

Vintaille. — Eh bien ?

Anselme. — Le peignoir, justement. Ne craignez-vous pas, monsieur, qu’il vous desserve aux yeux de Jean-Calixte, votre adversaire, au moment même où vous vous s’apprêtez à prendre un ascendant définitif sur…

Vintaille (manifestement sûr de l’effet). — Mais non, mais non, c’est très bien ainsi.

Anselme. — C’est que… Jean-Calixte est quant à lui désormais en uniforme… de la maréchaussée.

Vintaille. — Et c’est là une excellente idée, bravo.

Anselme. — Mais dans le même temps, je…

Vintaille. — La surprise n’en sera que plus grande lorsque j’ôterai le peignoir. Rappelez-vous, Anselme, qu’il dissimule un costume de grognard, ça en impose !

Anselme. — Sans doute moins qu’un homme nu...

Vintaille. — Grenadier de l’Empire, si l’on y… (Se reprenant) Un homme nu ? Mais quel homme nu ? Je n’ai rien lu de tel, où est-ce ? (Il compulse avec vivacité les feuillets.)

Anselme (assez content de lui). — C’est une nouveauté. Une trouvaille.

Vintaille. — Mais enfin… de quel droit m’avez-vous déshabillé de la sorte ?

Anselme. — Imaginez un peu la scène, monsieur.

Vintaille. — Je ne l’imagine que trop ! Et vous me parlez du peignoir !

Anselme. — C’est qu’il est de trop lui aussi. Mieux vaut pour vous apparaître d’emblée dans la dignité de l’homme nu.

Vintaille. — La dignité de… Mais vous n’avez plus votre tête, Anselme, voilà comment je m’explique cette variante de la scène du vestibule ! La nudité va bien au Christ, qui n’en avait d’ailleurs nul besoin pour asseoir son autorité. La mienne, dans ce roman, est toute temporelle ; elle n’est que cela. Les hommes sont ce qu’ils sont.

Anselme. — Sauf votre respect, ils naissent nus.

Vintaille. — Il n’est nulle part écrit qu’ils doivent le demeurer. Allons !

Anselme. — Monsieur, écoutez. Ce que nous avons lu, ensemble, à l’instant, correspond approximativement à la moitié du roman, or…

Vintaille (le coupant). — Des compliments ? Des éloges peut-être ? Voilà ce que tu veux, fidèle serviteur ? J’en ai peut-être été avare, en effet.

Anselme. — Monsieur, il ne s’agit pas de cela.

(Silence.)

Vintaille. — Fort bien. Alors où voulez-vous en venir ?

Anselme. — Il est grand temps que votre personnage se dévoile.

Vintaille. — Il n’est pas nécessaire pour cela qu’il s’effeuille. Gardez ça pour les cabarets, voulez-vous !

Anselme. — Ses contours sont encore flous, il pourrait…

Vintaille (le coupant). — Non, non, il ne peut pas ! N’insistez pas, il ne peut pas vous dis-je. S’il pouvait, je le saurais. Ce n’est pas en le mettant à poil que vous lui donnerez des contours moins flous. Le coup des contours, mon petit vieux, c’est votre affaire. Moi je définis la cible. À vous de diriger le tir.

(Les plombs sautent. Les deux personnages se retrouvent dans le noir complet.)

Vintaille. — Ah ! Voilà qui est réussi : Blackout ! (Ce dernier mot prononcé à la française.)

Anselme. — J’allume de suite le chandelier !

(Ce qu’il fait en tournant le dos à Vintaille. Celui-ci se lève d’un bond, place la couverture qu’il avait sur les genoux sur ses épaules et la referme devant lui. Lorsque Anselme, le chandelier allumé se retourne vers lui, il ouvre brusquement la couverture ce qui a pour effet de laisser de marbre le domestique.)

Vintaille. — Eh bien ! Vous voyez ? Votre effet ne fonctionne pas.

Anselme. — Monsieur n’est pas juste : cela n’est pas comparable, vous n’êtes pas…

Vintaille. — S’il était bon, il aurait fonctionné, même habillé. Or vous n’avez été surpris en rien. Pas le moindre battement de cils ! Et puis, laissez-moi vous demander, quand même : quel nom va être imprimé sur la couverture : le mien ou le vôtre ?

Anselme. — Le vôtre bien sûr, mais c’est moi qui l’écris, ce livre, en partie du moins…

Vintaille (riant). — Je vois… Mutinerie ! J’ignore l’usage en Suisse, mais vous ne pouvez ignorer qu’en France, ce motif suffit pour être fusillé.

Anselme. — Mais nous ne sommes pas en France, monsieur, et d’ailleurs… qu’en reste-t-il ?

Vintaille (avec brusquerie). — Nous ne sommes certes pas en France, pas plus que vous n’êtes sur L’Île des esclaves, Anselme, alors accommodez-vous de ce rôle et rhabillez-moi ce personnage. (Il lui plaque les feuillets sur la poitrine.) Il va finir par prendre froid.

(Le domestique s’apprête à se retirer.)

Anselme (comme vexé). — Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur.

Vintaille (hochement de tête, puis). — Elle porte conseil, la nuit. Weygand était sans doute un insomniaque, sinon nous n’en serions pas là ! Puisse-t-elle éloigner de votre esprit ces excès de modernisme, la nuit. Je veux faire œuvre classique, tenez-vous le pour dit. Ces audaces de nudité conviennent sûrement mieux à d’autres. Mais j’y songe : que ne les proposez-vous pas à Barnasse ? Voilà un homme prêt à toutes les saturnales !

Anselme. — Je rappelle à monsieur que le capitaine Barnasse écrit une tragédie ecclésiastique: Le Cardinal en cardigan.

Vintaille. — Il est vrai. Où en est-il à ce propos ?

Anselme. — En pleine lutte, assurément.

Vintaille. — La succession n’est pas faite ? Le cardinal Anticelli n’est toujours pas mort ?

Anselme (soudainement inquiet d’être surpris). — Plus bas, monsieur, de grâce ! S’il nous entendait ! S’il savait que je vous dévoile ses travaux et leur état d’avancement !…

Vintaille. — Allons donc ! Si vous croyez que nous sommes sourds, nous autres de la grande muette ! Je vais vous dire : Barnasse, je le connais comme ma poche, enfin c’est une façon de parler : il n’a aucune doublure, ne sait pas dissimuler quoi que ce soit. C’est un fanfaron, une des raisons pour laquelle il n’a jamais été placé à un poste d’écoute en avant des lignes, alors je vais vous dire… Je l’entends répéter à l’envi, de sorte que j’ai l’impression de dormir dans la chambre même de son cardinal Anticelli !

Anselme. — Il n’empêche : le silence est d’or. Je me sauve !

Vintaille. — Sauvez-vous, sauvez-vous. Mais restez dans les parages. L’intuition est une folle qui se manifeste à toute heure. Je pourrais encore avoir besoin de vos services.

(Anselme hoche la tête et sort précipitamment d’un côté, Vintaille calmement de l’autre. Après quelques instants où seul brille le chandelier, l’abbé Junnant entre, parapluie et valise en main.) 

Junnant (soliloquant un peu essoufflé). — Ah ! celui-là, celui-là, Seigneur, eh bien… Non, non, non, blasphème que tout cela. Pour épouvantable qu’il fut, ce sentier, tout en coudes et en dénivelés ne saurait être comparé à votre via dolorossa. Mais quand même ! Ça n’est qu’un odieux marécage, un avant-goût de la Ruhr ou de la Saxe en quelque sorte…

(Anselme revient précipitamment, un autre chandelier en main.)

Anselme. — Ah ! Il me semblait bien avoir entendu quelque chose !

Junnant (apercevant le domestique). — Oh ! Réconfort de la soupe chaude !

Anselme. — Et du pain perdu : il en reste quelques tranches.

Junnant. — C’est comme si je venais de rejoindre le phare des Kergelen à la nage pour prendre mon service. Oh ! Je sais ce que vous allez me dire : « Nous ne pouvons décemment flécher le parcours, notre sécurité et l’œuvre à venir en dépendent. » Mais qu’importe, me voilà arrivé à bon port. Vous devez être Albert, je suppose.

Anselme. — Anselme, pour être exact.

Junnant. — Tant pis pour le symbole ; nul autre que le roi des Belges n’aurait mieux exprimé la situation qui est la nôtre. Je l’imagine, en ces tragiques circonstances, porter la bannière de la France, ornée de cette terrible sentence : « Vaillant mais vaincu ».

Anselme. — Pour tout dire à monsieur l’abbé, ma patrie est la Suisse.

Junnant. — Ah ! Oui, tout cela ne vous concerne que de loin alors – enfin, pour l’instant. Vous êtes ici un genre de supplétif ? Qui sait : un mercenaire peut-être ?

Anselme (se redressant un peu comme un militaire). — J’assure l’intendance.

Junnant. — Toujours aux meilleures loges, hein mon coquin ! Et c’est toujours dans la pomme que finit la flèche, n’est-ce pas ?

Anselme. — Je crains de ne pas comprendre.

Junnant (d’un air entendu). — Allons, Albert, Guillaume Tell, de vous à moi, c’est une jolie histoire, mais c’est une histoire pour les chevaux, elle est à dormir debout ! La neutralité, c’est bien plus sûr !

Anselme. — Le génie national est bien ce qu’il prétend être : national. À chaque nation sa parade.

Junnant. — Sa parade, voyez-vous ça ? Le mot est mal choisi, mais ma foi, pourquoi pas ? De l’opérette à la démonstration de force, il n’y a qu’un pas, et du pas de l’oie au pas de tir n’en parlons même pas ! Remarquez que je ne vous le reproche pas, pas personnellement en tout cas, ce choix de la neutralité. Sans elle, nous ne serions pas là pour expérimenter ce qui doit l’être.

Anselme. — Et si je puis me permettre d’ajouter, la Société des Nations a vécu. Chacun pour soi et sauve qui peut !

Junnant. — Mais ne vous gênez pas, et préférez sans hésitation la société des saints. En tant qu’aumônier de cette petite colonie de poètes, vous pouvez compter sur moi pour vous le rappeler ! Ah ! la poésie est une grande chose…

Anselme. — À qui sait la saisir délicatement…

Junnant. — … mais une nation de poètes ne se défend pas à coups d’alexandrins et de métaphores, aussi guerrières soient-elles, hélas ! Si on me l’avait commandé, pour sauver la France, j’aurais fait des chapelets à cinquante mystères, ce qui nous aurait mis l’exercice de piété à 2 500 Je Vous Salue Marie ! Ah ! c’est qu’il aurait fallu innover – mais c’est le propre des moments critiques —, mieux : inventer : mystères calamiteux, mystères mystérieux, mystères militaires, ministériels, que sais-je encore ?

(Silence pensif puis) : Mais vous parliez de pain perdu à l’instant.

Anselme. — Je vais de ce pas vous en cherchez quelques belles tranches !

Junnant. — N’en faîtes rien – où avais-je la tête ? Je dois encore célébrer l’office du jour. Bah ! Il est dit dans les écritures que l’homme ne vit pas que de pain. Il n’est question nulle part du chocolat, mais cela coule de source. Ceinture ! Seigneur, ton serviteur arrive !

(Junnant quitte la scène. Barnasse arrive alors furtivement en robe de chambre.)

Anselme. — Qui va là ?

Barnasse. — Repos sentinelle ! Ça n’est que moi.

Anselme (pour lui-même). — L’un chasse l’autre.

Barnasse. — C’est exactement cela. Oui, j’ai entendu. Allons, confirmez-moi l’inéluctable, Anselme : l’abbé Junnant est arrivé.

Anselme. — À l’instant. Mais aussitôt parti célébrer son office.

Barnasse. — Ça m’aurait étonné, tiens !

Anselme. — Et il ne semblait guère porter les Suisses dans son cœur.

Barnasse. — C’est pourtant à eux, d’une certaine manière, qu’il leur doit sa libération. La convention de Genève est une belle chose, non ?…Vous savez qu’il a été fait prisonnier dans la poche de Dunkerque ?

Anselme. — Apparemment il en est sorti.

Anselme. — Je ne vais pas vous cacher mon embarras – celui que cet individu me cause.

Anselme. — Monsieur n’est pas…

Barnasse. — Croyant ? Non, ça n’est pas ça. Mais les hommes de Dieu ne sont que des hommes. Et puisque vous en savez long sur le sujet, sachez que c’est en pensant à ce pète-sec de Junnant que l’idée m’est venue d’écrire Le Cardinal en cardigan.

Anselme. — De là à penser que le rôle de l’Éminence a été écrit pour lui…

Barnasse. — Il n’y a qu’un pas, que nous franchissons comme les Allemands la Meuse. Hop là ! Oui, l’abbé Junnant est un sinistre personnage, un dogmatique et non l’âme d’élite que l’on se plaît généralement à voir en lui. Mais, je lui accorde cela, c’est une plume, chose rare dans notre clergé. Oh ! certes pas Bossuet, mais il fait bien ce qu’il sait faire et en ces temps de débandade et de ralliements suspects, ça n’est déjà pas si mal.

Anselme. — Pardonnez-moi, monsieur, si je donne l’impression de rabaisser quelque peu votre œuvre, mais si je comprends bien, votre Cardinal en cardigan serait en quelque sorte un… règlement de compte ?

Barnasse. — Tout a été soldé entre Junnant et moi, sur le champ de bataille, mais il reste comme une incompatibilité d’humeur entre nous. Cependant vous n’avez pas tout à fait tort, Anselme : si le personnage de l’Éminence semble pour l’heure abject, je lui réserve un de ces retournements de chasuble tout à fait édifiant sur la fin. À Junnant de faire le lien !

Anselme (obséquieux). — Monsieur est un artiste, un vrai ! Le Cardinal en cardigan sera votre Génie du christianisme !

Barnasse. — Vous seul comprenez les choses, Anselme, vous seul les sentez comme je les sens, en homme libre !

Anselme. — Je crois au débat, à l’échange. J’ai foi en la raison et la bonne volonté.

Barnasse. — Allez raconter ça à l’abbé, vous serez bien reçu ! Moi aussi j’aimerais croire à la vertu des palabres, je voudrais croire en la bonté naturelle, aux compromis lorsqu’ils sont le fruit de l’intelligence… Mais tenez, un exemple : j’ai beau eu m’entretenir longuement à ce sujet avec Rangueuil, rien n’y a fait : c’est Vintaille qui a pris ses quartiers dans la chambre « Chateaubriand »… Mais qu’importe, toute injustice se paie un jour et vous aurez votre part du festin… Bernardo ! (Il rit.)

Anselme. — Pardonnez ma curiosité, monsieur, mais on ne se refait pas : quand va se réunir votre conclave ?

Barnasse. — Demain soir, puisque Vintaille et Junnant sont arrivés. Chauppard, on ne sait pas.

Anselme. — Je faisais allusion à votre œuvre, non au dîner qui vous réunira tous.

Barnasse. — Suis-je bête ! Le conclave, oui, bien sûr. Eh bien…

(La lumière revient.)

Barnasse. — Ah ! enfin ! Voilà qui est mieux.

Anselme. — Monsieur Rangueuil sans doute ; il est partout.

(Les chandeliers sont éteints.)

Barnasse. — Le conclave donc… Je freine, je freine, je prends de la hauteur et j’observe le terrain, car j’en suis à ferrailler avec quelques répliques clés.

(Junnant entre discrètement par un côté de la scène et écoute sans se manifester.)

Anselme. — C’est l’heure de la mise à nu.

Barnasse. — Précisément.

Anselme. — De saturnales, qui sait ?

Barnasse. — Tout de même pas. Mais de la curée assurément.

Anselme. — Le cardinal Anticelli agonise, l’œuvre s’étoffe.

Barnasse. — En effet. Aussi, place à la curie. Vous saisissez le lien ? L’heure de la curée, l’heure de la curie ?

Anselme. — Astucieux.

Barnasse. — Romain. Combinazione.

Junnant (intervenant). — Voilà qui ne m’étonne guère !

Barnasse. — Junnant !

Junnant. — Que vous en veniez à écrire une œuvre anticléricale, je le répète : voilà qui ne m’étonne guère.

Barnasse. — Si vous cherchez la bagarre, Junnant, vous allez l’avoir et elle n’aura rien de théologique, croyez-moi !

Junnant (très calme, les mains croisées dans le dos). — Ce n’est pas le pugilat que je suis venu chercher, mais des fidèles : puisque l’un et l’autre semblez amateurs de messes basses, souhaitez-vous assister à celle que je m’apprête à dire à haute et distincte voix dans la chapelle ?

Anselme. — Les besoins de… d’un office (Il désigne vaguement de la main un endroit derrière lui), plus approprié à mon statut et plus modeste, m’appellent, je le crains. (Il sort.)

Junnant. — Fort bien. Et vous Barnasse ? Je vous écoutais, non sans intérêt d’ailleurs – un intérêt littéraire s’entend – pérorer sur la curie, évoquer un cardinal de fiction et j’avoue – est-ce là le démon du théâtre, le seul fréquentable ? – avoir senti dans ce bref échange quelque chose de tout à fait florentin.

Barnasse. — Qu’allez-vous chercher là, padre ? Ce n’est pas parce que je m’intéresse aux intrigues dans un lieu de pouvoir qu’il faut en conclure à je ne sais quelle revanche de l’histoire, fût-elle théâtrale !

Junnant. — Revanche de l’histoire ? Ce sont vos mots ; ils sont plutôt révélateurs.

Barnasse. — Vous êtes prêtre, vous voyez la révélation partout, ça vous démange.

Junnant. — Il ne s’agit pas de cela. Lorsque l’on se prénomme Alexandre, ce qui est votre cas, et que l’on se pique de tragédie, nulle échappatoire : j’ai bien perçu la teneur de vos propos, cette manière si subtile – votre signature en quelque sorte– d’évoquer en quelques mots les contours d’une époque.

Barnasse. — Ces propos sybillins, est-ce la conséquence heureuse de votre détention, Junnant ? Pardonnez-moi, j’ai eu le mauvais goût de me sortir de la poche de Dunkerque, la condition du prisonnier de guerre, je ne la connais que par ouï dire. Mais je suis assez porté à croire qu’elle inculque la prudence, sinon la dissimulation. Qui parle de revanche de l’histoire ?

Junnant. — Nierez-vous n’avoir pas pensé aux Médicis en vous lançant dans votre… je ne sais d’ailleurs pas de quoi il retourne exactement.

Barnasse. — Mais d’une fiction, aussi incroyable que cela puisse vous sembler.

Junnant. — Sur fond historique manifestement. Allons, Alexandre assassinant Lorenzaccio et non l’inverse, cela a bien dû vous traverser l’esprit… Bien que vous ne soyez ni un homme de foi ni d’une grande finesse, vous êtes un amateur éclairé, qui connaît ses classiques.

Barnasse. — Et vous un censeur éclair ! Il n’y a pas une minute que vous êtes là et déjà la question, le gril, la roue, les ordalies !

Junnant. — Vous aimez les mots, Barnasse, c’est d’ailleurs ce qui nous réunit. C’est à la fois peu et beaucoup. Beaucoup car ils sont les particules de vérités essentielles comme de chefs-d’œuvre de l’esprit, et peu car on ne se tire pas toujours d’affaire en jouant avec eux. Il faut savoir armer le débat.

Barnasse. — L’Amateur et l’Armateur, une comédie portuaire en trois actes, ça vous dirait d’écrire ça à quatre mains ? Topez-la, on s’y met demain ! (Il lui tend sa main ouverte) Je vous l’ai dit, j’ai vu Dunkerque, j’ai de la matière.

Junnant. — Amateur, armateur, ça n’est pas la même chose. À une lettre de différence, l’un prend le large, l’autre demeure à quai. Si c’est une compétition littéraire que vous voulez, vous l’aurez. Et je vous donne ma parole qu’elle sera loyale.

Barnasse. — Vous voyez, votre imagination se met déjà en branle, gardez-en un peu pour demain ! Quant à prendre le large, ne vous gênez pas. D’ailleurs, Junnant, je ne vous retiens pas plus : le devoir vous appelle.

Junnant. — Ce n’est pas le devoir qui m’appelle…

Barnasse (avec une emphase surjouée). — Non, en effet, c’est moi, Alexandre Barnasse de Médicis, qui vous congédie.

Junnant. — … mais bien l’essentiel.

Barnasse. — Mon bon souvenir, à lui comme à vous.

Junnant. — Puisse-t-il, mais c’est affaire de prière, vous provoquer plus souvent.

Barnasse. — Tout porte à croire qu’il ne fait pas un mince usage de votre personne pour cela !

Junnant. — Sans doute ne me juge-t-Il pas indigne de cela, comme vous dites : aller chercher la brebis égarée.

Barnasse. — C’est très bien, Junnant, vous êtes l’ami des animaux. J’ai d’ailleurs toujours pensé que vous les préfériez à vos semblables.

Junnant. — Vous vous méprenez, comme bien souvent.

Barnasse. — Vous l’avez dit vous-même : je ne suis qu’un amateur.

Junnant. — Éclairé, ai-je précisé.

Barnasse. — Alors disons que vous n’êtes pas bon acteur, voilà tout.

Junnant (piqué au vif et faisant effort pour garder son sang-froid). — Gardez votre mépris, il n’honore personne. Je ne doute pas que vous en fassiez un meilleur usage dans ce que seul un domestique a pu inconsidérément qualifier d’œuvre.

Barnasse. — Junnant, hâtez-vous, votre vin de table va chauffer.

Junnant. — Je me retire, tel saint Paul à Éphèse.

Barnasse. — Soyez plus ambitieux, mon vieux : enfoncez-vous… dans les ténèbres !

Junnant. — Cela, tout comme le reste, vous sera compté !

Barnasse. — Mais pensez donc ! Dans la débâcle, j’ai laissé des ardoises un peu partout et j’attends encore l’huissier.

Junnant (écœuré). — Vraiment, vous ne vous doutez de rien…

Barnasse. — C’est que je doute de tout, sauf, quoi que vous en pensiez, de votre dieu créancier.

Junnant. — Voilà une comptabilité fort singulière. Vous êtes un iconoclaste, Barnasse ; en dire davantage serait pécher. Vous m’excuserez de ne pas poursuivre plus avant cette misérable joute, elle salit celui que je m’efforce de servir.

Barnasse. — Allons, il est tard, nous parlerons chiffons demain.

Junnant. — Bonne nuit, capitaine Barnasse.

Barnasse. — Bonne nuit… Éminence.(Le rideau tombe.)

 

 

ACTE II

Le calendrier, posé sur le coin gauche de la scène indique la date du 20 février 1941.

Scène première — Rangueuil, Barnasse, Vintaille, Junnant, Anselme.

Le salon. Barnasse, assis dans le sofa est manifestement en train de finir de s’habiller.

Barnasse. — Avez-vous vu mes souliers, Anselme ?

Anselme (accourant). — Lesquels, monsieur ?

Barnasse. — Vous savez, ces beige et blanc, genre nougat.

Anselme. — Les Montélimar ? Et comment, monsieur ! Je vous les apporte de suite.

Barnasse. — Ah ! Inutile, ça me revient. Ne bougez pas, mon vieux, j’y vais moi-même.

(Anselme et Barnasse sortent. Entrent Junnant, Vintaille, voûté, puis Rangueuil du côté opposé et en tenue de sport : short, chaussettes montantes, souliers et veste.)

Vintaille (agacé). — De grands enfants, voilà ce que vous êtes ! Moi qui ai fait la Marne, je peux vous le dire, je n’ai jamais vu d’états-majors comme le nôtre ! Enfin, si vous pensez que c’est pour notre bien…

Rangueuil. — Cela fait maintenant quinze jours que vous passez vos journées enfermé dans votre chambre ! Si nous n’étions pas venus vous y déloger, vous y seriez encore !

Vintaille. — Bah ! L’air y est bon.

(Rangeuil lève les yeux et les bras au ciel.)

Junnant. — Nous avons tous formé le souhait de mettre au monde une œuvre, colonel, pas de dépérir à nous y essayer. L’enfantement est dur, il ne doit pas pour autant être mortel.

Vintaille. — Eh bien justement : donnez-moi du papier et un peu de pain dur, et je vous la servirai, page après page, l’œuvre.

Rangueuil. — Enfin ! Un peu d’exercice n’a jamais tué personne. Dites-lui, Junnant.

Junnant. — Le corps n’est en effet pas indigne de notre attention, d’une saine attention s’entend. Sinon, à quoi rimerait l’Incarnation ?

Vintaille. — Mourir dans la fleur de l'âge n’est pas le privilège de tous : sans doute le Christ n’était-il pas programmé pour étirer son apostolat jusqu’à l'âge des rhumatismes. Aucun Évangile, par exemple, ne rapporte que l’un des disciples, même Jean, si prévenant, ne lui ait posé des ventouses !

Rangueuil (en aparté avec Junnant). — Se peut-il que Pierre et André aient péché des calamars au lac de Tibériade ? L’histoire sainte est parfois obscure…

Vintaille. — … et je ne vous parle même pas du climat, pourtant plus favorable que sous ces latitudes infernales ! (Il désigne d’un grand geste l’extérieur.)

(Rangueuil s’affaire dans l’arrière-scène et se saisit d’une roue de vélo.)

Junnant. — Cela, c’est un autre mystère. Il est vrai que l’on ne s’interroge pas assez sur le pourquoi de l’apparition du Christ à Bethléem. Car enfin : pourquoi pas Tokyo ? Ou Helsinki ?

Rangueuil. — Écoutez, si personne n’a jugé utile de s’interroger davantage sur cette question ces deux mille dernières années, c’est bien que cela n’était pas nécessaire. Alors… en piste messieurs ! (Il donne la roue de vélo à Vintaille.)

(Vintaille se tient d'un côté de la scène, Rangueuil et Junnant de l’autre.Vintaille maintient la roue de vélo debout avec une main.)

Vintaille. — Ah ! … Le supplice de la roue…

Junnant. — Mais non, colonel, un petit échauffement de rien du tout. Nous allons nous lancer la roue de part et d’autre, voilà tout.

Rangueuil. — Cela demande force et précision. Exactement ce dont nous avons besoin pour nos projets.

Junnant. — Ce personnage dont vous ne trouvez pas le nom, cette intrigue qui se mal ficelle, comme un rôti trop cuit, l’exercice de la roue vous en délivrera mon frère !

Vintaille. — Un rôti trop cuit ?

Rangueuil. — Lancez la roue, Vintaille ! Lancez la roue !

Vintaille (esquissant le geste, cherchant l’élan, son souffle). — Vous êtes désobligeant, monsieur l’abbé, avec votre histoire de rôti. Je fus vert, vous savez, champion militaire de savate et de poutrelle fixe…

Junnant. — Alors vous remontrez dans votre cellule les idées plus claires, car le corps enhardi !

Rangueuil. — Décidez-vous, Vintaille. Anselme va avoir besoin de sa bicyclette pour aller nous acheter des pieds paquets.

Vintaille (lançant la roue avec effort). — Ah !

(Soudain, une musique retentit[1] et Barnasse apparaît, très habillé et en dansant.)

Junnant (dépité). — Mon Dieu !…

(Rangueuil et Vintaille ne bougent pas, laissant Barnasse évoluer seul. Puis, à 1,05 minute, Vintaille se saisit de la carafe de liqueur et l’agite doucement à deux mains comme un maracas, tandis que Rangueuil, invité par Barnasse qui lui saisit la main, se joint à la danse. Lorsque la musique s’arrête – Junnant arrête l’éléctrophone – Barnasse répète : « Quizas, quizas, quizas ».) Alerté par le bruit, Anselme rapplique, torchon en main.

Anselme. — Tout va bien, messieurs ?

Vintaille. — Mais oui, Anselme, tout va bien. (Il repose la carafe, réajuste sa veste). Nous sommes comme les chats : un quart d’heure de folie par jour, ceci afin d’éviter qu’elle ne s’empare de nous tout à fait.

Rangueuil (rassurant). — Tout va bien, Anselme, tout va bien. Vous pouvez reprendre votre roue.

(Anselme sort avec sa roue.)

Barnasse (toujours dans sa chanson). — Quizas, quizas…

Junnant (le coupant). — Oh la paix !

Barnasse. — Mais oui, Junnant, la paix. La paix des corps, parfaitement.

Junnant. — Il est vrai que vous êtes censé être mort…

Barnasse (ignorant la remarque et s’adressant à Vintaille). — Vintaille, regardez-vous.

Vintaille. — Je sais : j'ai l’air d’un rôti trop cuit.

Rangueuil. — Allons, Henri…

Barnasse. — Excusez, mais vous avez tous l’air de parfaits imbéciles !

Junnant. — Mais ne vous gênez plus ! Traînez-nous dans la boue comme bon vous semble !

Barnasse. — Un corps sain dans un esprit sain – S. A. I. N, Junnant, sans T, je vous coupe l’herbe sous le pied –, je ne dis pas non.

Rangueuil. — Non ?

Barnasse. — Je dis même oui.

(Un silence.) 

Barnasse (poursuivant d’une voix plus forte). — Et si je dis oui, c’est que je suis d’accord : nous ne pouvons pas passer nos journées à lire et à écrire dans nos chambres. C’est mauvais pour la circulation sanguine, néfaste à la vue et source d’embonpoint. Certes, de ce point de vue-là (il regarde les autres et se redresse), je suis un peu mieux loti que vous autres…

Junnant. — Et que préconisez-vous ? Que nous installions un parcours de santé dans le parc ?

Vintaille (assis et d’une voix misérable). — Pitié… pas de parcours de santé.

Barnasse (soupire, puis). — La réponse, la solution même, vous l’avez vue et entendue.

Rangueuil. — C'est la poutrelle fixe.

Barnasse. — Non. C’est la danse.

Vintaille. — Allons donc ! Vous allez me tuer. Je préfère encore promener cette roue de vélo – où est-elle ? – dans toute la maison, tel un saltimbanque.

Junnant. — La danse ? Vraiment ? Vous pensez organiser des bals peut-être ? Pauvre fou ! Vous allez  rameuter tout Saint-Ursanne !

Vintaille. — Écoutez l’homme de Dieu. Il dit vrai.

Barnasse. — Fort bien. Comme tous les prophètes, je suis incompris. Oublions ça.

Junnant. — Le plus tôt sera le mieux.

Barnasse. — Car que vaut la danse… sans les femmes ?

Rangueuil. — Ah ! les femmes : manquait plus que ça !

(Junnant secoue la tête pour signifier aussi son désaccord.)

 Barnasse. — C’est que je l’aime moi la vie, messieurs ! La danse, le vin, la musique ! Elles me manquent un peu, à moi, les femmes… (Il se verse une liqueur).

Vintaille. — Allez donc vous rouler dans les orties, Barnasse, il y en a plein le parc. Les femmes, c’est comme le tabac et le chocolat : on peut s’en passer et cela vous passera.

Junnant. — Ce serait surtout le meilleur moyen de nous faire repérer !

(Le téléphone sonne. Anselme accourt pour répondre.)

Barnasse. — Vous êtes de toute façon hors-jeu, Junnant. Et qui voulez-vous qu’il vienne, par ici ? Si j’entends une clochette, je vous le promets, je crierai « au lépreux ! »

Anselme (en réponse à l’appel). — Non madame, nous ne faisons pas les retouches de doubles-rideaux. Les abat-jour non plus. Parfaitement, c’est une erreur. Je vous en prise. Au revoir madame.

Rangueuil (se penchant vers les autres tel un confident). — Nous nous échauffons en vain. Vous avez vu comme Anselme égare les téméraires.... (S’adressant au domestique) Qui était-ce cette fois ?

Anselme. — Une dame de l’administration du patrimoine demandant si le propriétaire de la Douvrière était connu. Pour proposition d’achat, vraisemblablement.

Rangueuil. — Vous voyez ! (Anselme sort.) N’ayez crainte, mes amis : nous sommes ici dans l’œil du cyclone…

Junnant. — Faisons en sorte que cela ne soit pas celui du cyclope !

Barnasse. — Que voulez-vous dire ? Je crois que votre père a perdu un œil au Chemin des Dames, n’est-ce pas ?

Junnant (excédé). — Mais il ne s’agit pas de cela ! Je dis simplement : ouvrons l’œil et le bon.

Rangueuil (en aparté à Vintaille). — N’était-ce pas plutôt un bras ?

Junnant (qui a entendu).  c’était la main, arrachée.

Rangueuil. — Ah ! ces Allemands sont vraiment des sauvages !

Junnant. — C’était un piège à loups, au cours d’une permission.

Rangueuil. — De marque allemande, sûrement !

Junnant. — De la manufacture de Saint-Étienne.

Vintaille. — Ah bon ?

Junnant. — Eh oui.

Rangueuil. — Vous connaissez l’histoire ?

Vintaille. — Pour sûr ! J’ai eu l’honneur de servir sous les ordres du capitaine Alphonse Junnant en Artois.

Barnasse (stupéfait). — Vous avez servi sous les ordres d’un prêtre ?

Junnant (énervé). — Mais enfin comment diable voulez-vous que mon père eut été prêtre! Pasteur à la rigueur.

Rangueuil. — Ça ferait un beau sujet de roman ça !

Junnant. — Oh ! je vous en prie !

Rangueuil. — Mais comment ? Vous n’y avez jamais pensé ? Un pasteur sonnant la charge sur un champ de bataille, un pasteur amputé !

Junnant. — Ah oui ? Et vous appelleriez ça comment ? Le moignon de Luther ?

Rangueuil. — Plus sobrement : La main de Dieu ou encore La gifle du Seigneur.

Junnant. — Et pourquoi pas Un bras d’honneur tant que vous y êtes ?

Barnasse. — Vous avez lu Le Manchot de Stockholm, padre ?

Vintaille. — Ce serait une petite bombe dans le Landerneau littéraire et c’en serait alors fini de notre thébaïde !

Rangueuil. — Messieurs, Messieurs !… Nous sommes en Confédération helvétique, autant dire dans le coffre-fort de l’Europe. Qui viendrait nous chercher ici ? Nous ne sommes plus tout jeunes mais, ma foi, les disparus de Saint-Agil, c’est un peu nous !

Vintaille. — Tant que vous ne vous relevez pas la nuit pour parler pas à un squelette…

Barnasse. — Ah ! Ah ! mais c’est que ce n’est pas l’anatomie qui passionne notre ami…

Vintaille. — Non ?

Barnasse. — Non. Ses nuits, le capitaine Philippe Rangueuil les passe sur la Lune !

Vintaille. — Sur la Lune ?

Junnant (rigolard). — Disons plutôt sur Saturne : il a pris tellement de plomb dans les fesses à Dunkerque que cela lui est monté à la tête !

Rangueuil (un peu gêné). — Il est vrai que je me suis attelé à l’écriture d’Une histoire du cosmos

Vintaille. — Alors, vous êtes un peu notre Méliès, Philippe !

Junnant. — Mais dites voir, en ce cas, au niveau truquerie, vous pensez être en mesure de faire disparaître Barnasse ?

Barnasse. — Cela ne vous suffit-il pas qu’il en manque déjà un à l’appel ?

(Les autres l'interrogent du regard.)

Barnasse. — Eh bien quoi ? La Gibecière ? Bossard, là…

Rangueuil (le coupant). — Chauppard.

Barnasse. — Oui, eh bien, où est-il celui-là ? Ne me dites pas qu'il campe dans le parc ! (Large geste désignant l'extérieur.)

(Silence gêné des autres. Le rideau tombe.)

 

Scène II — Rangueuil, Barnasse, Vintaille, Junnant, Anselme

 Barnasse mange du fromage avec son couteau à même la boîte et porte une serviette coincée dans son col. Rangueuil et Junnant discutent. Vintaille est assis et lit un journal.

Junnant. — … moi je veux bien, le cosmos est vaste, assez pour y accueillir les hypothèses les plus audacieuses, mais quand même…

Rangueuil. — Mais pourquoi pas ? Les limites de notre science ne constituent-elles pas comme une preuve ? Nous en savons peu, sur peu de choses.

Junnant. — Nous savons l’essentiel, Rangueuil. La chance sourit à l’audacieux, elle punit souvent le téméraire.

Rangueuil. — Alors dites-le, Junnant, ne tournez pas autour du pot et dites clairement que vous considérez comme un péché d’orgueil mon hypothèse.

Junnant. — Votre hypothèse ? Croire en l’existence d’autres hommes, disséminés comme des confettis dans l’univers que nous pressentons sans le pouvoir toucher ni voir, non, je n’en conclurai nullement au péché d’orgueil. Mais je crois que vous vous égarez.

Barnasse (la bouche pleine et pointant son couteau). — Château en Espagne ! Château en Espagne !

Junnant. — Voyez : même Barnasse, à qui le goût des choses obscures et mêmes absconses est comme une seconde nature, a du mal à y accorder quelque crédit.

Rangueuil. — Mais je n'affirme rien, je questionne, je suppose, j’appâte. Ce sont les embuscades que l’imagination tend au réel.

Junnant. — Il en est d’autres : celles que la folie tend à l’esprit.

Rangueuil. — Accordez-moi, en mettant les choses au pire, que ça me fournira une matière romanesque de première main !

Junnant. — Je crois que Jules Verne a déjà fait, en faisant le tour de la Lune, le tour de la question.

Rangueuil. — La performance mécanique ne prouve rien. (Explosant) Enfin, Junnant, je ne vais pas vous faire l’article en matière de mystères, c’est quand même vous qui en faites le commerce, non ?

Junnant. — Le commerce ? Mais que dites-vous ?

Barnasse (goguenard). — Oh oh oh ! Château en Espagne !

Rangueuil. — Quoi ? Eh bien dites-nous, l’homme au pâté, quelle serait votre solution ? Hein ?… Château en Allemagne ?

Barnasse (prenant les choses à la légère). — Oh là ! du calme, capitaine Rangueuil. C’est de fromage qu’il s’agit.

Rangueuil. — Et puis-je vous demander où vous l’avez trouvée, cette biquette souple, mon ami ?

Barnasse. — Pardi ! Où croyez-vous ? J’ai installé une chaîne de fermentation dans ma chambre, bien évidemment. (Rangueuil ne répondant rien :) À l’office. Un creux, comme ça, qui m’est tombé dessus, comme une alerte aérienne.

Rangueuil (se contenant). — Vous savez pourtant bien, Barnasse, que sans parler de rationnement, nous sommes tenus pour des raisons de sécurité à une consommation très réglementée des victuailles.

Barnasse. — Nous n’avons pas voulu mourir pour Dantzig, on ne va pas s’entre-tuer pour un fromage de chèvre !

Vintaille (agacé). — Ah ! Cessez ces philippiques, voulez-vous ! Le ravitaillement, c’est sérieux, mais nous ferions mieux de trancher autre chose que du fromage : cette question autrement plus importante des noms de plume, par exemple ; il n’est que temps. J’aborde la dernière partie de mon livre, moi… Et pour d’autres raisons de sécurité, dont je ne vais pas vous faire la réclame, vous savez bien que nous ne pourrons rien publier en notre nom.

Barnasse. — Je vous suis, Vintaille (Il plante son couteau dans la table). Vintaille ou bien comme il vous plaira de vous faire appeler. (Il ôte la serviette de table qu’il portait coincé dans son col, s’essuie avec, la jette sur la table, se lève.) Cette question des noms de plume nous concerne tous, ou presque. En tout cas, moi, mon cas est réglé : je suis mort. Et vous aussi, Rangueuil. Il nous faut donc des noms de plume. Alexandre Barnasse – feu Alexandre Barnasse, auteur d'un ouvrage admirable : Le Cardinal en cardigan. Un livre publié de manière posthume, passe encore, mais une œuvre entière – car je ne compte pas m’en tenir au Cardinal –, admettez que ce serait louche !

Vintaille (soudain rêveur). — C’est comme le capitaine Braque.

Junnant. — Qui donc ?

Vintaille. — Le capitaine Braque. Enfin, donc ? Vous ne connaissez pas l’histoire du capitaine Braque ?

(Les autres échangent des regards ahuris, l’air de dire : « Vous le connaissez, vous ? »)

Vintaille. — Fin 17, en Champagne, le capitaine Braque, nom de code « Mazout », l’avait fait donner, ceci afin d’assurer la liaison avec le bataillon couvrant son aile gauche.

Junnant. — Donner qui ? Donner quoi ?

Vintaille. — Mais le canon, mon pauvre ami !

(Un bruit sourd se fait entendre. Tous se taisent, pétrifiés.)

 Junnant. — Qu’étais-ce donc ?

Rangueuil. — Pas l’homme aux souliers qui grincent en tout cas…

Barnasse. — On aurait dit le bruit d’une poutre qui tombe.

Rangueuil. — Ma foi, c’est bien possible.

Vintaille. — Qu’une poutre tombe ?

Junnant. — Ça ne serait pas la première…

Vintaille. — Ah bon ? Des poutres tombent ici, et on me le cache ?

Rangueuil. — Vous êtes tout le temps dans votre chambre.

Vintaille. — Je travaille. Anselme peut en témoigner.

Barnasse — Où est-il justement ? Anselme !

Rangueuil. — Anselme !

(Anselme accourt, des balais à la main.)

Anselme. — Encore ces rats, monsieur !

Vintaille. — Des rats maintenant ?

Junnant. — Vous avez le sommeil lourd, colonel : on entend chaque nuit des piétinements au grenier.

Barnasse. — Pas qu’au grenier.

Rangueuil. — Allons, encore quelques minutes et vous allez crier au fantôme… Anselme a raison : il y avait quelques mulots lorsque nous sommes arrivés à l’automne. Quelques-uns sont revenus, voilà tout. Anselme, distribuez les balais et partons en chasse !

(Anselme distribue les balais.)

Rangueuil. — Rendez-vous ici dans un quart d’heure.

Barnasse. — Et pas de prisonniers !

(Ils sortent, par les deux côtés. Vintaille s’attarde. Après avoir pris le couteau de Barnasse sur la table :)

Vintaille. — Mazout, mon ami, si vous étiez encore des nôtres, vous nous raconteriez des faits d’armes plus glorieux ! Triste époque, décidément… Nous voilà réduits à mettre en déroute une armée de rongeurs inoffensifs !…

(Il sort.)

 

Scène III — Éva, Rangueuil, Vintaille, Barnasse, Junnant

Éva entre, seule en scène. Elle furète un peu puis, ayant pris une cigarette dans une boîte posée sur le guéridon, l’allume puis pose un journal en échange. Ses gestes sont harmonieux et il se dégage d’elle un grand calme. Elle vient se poster dans un coin de la scène, à l’abri des regards. Junnant et Vintaille arrivent les premiers mais ne s’aperçoivent pas tout de suite de sa présence. Même chose pour Rangueuil qui arrive un peu après.

Junnant. — Alors, colonel ?

Vintaille. — J’ai bien failli me tuer dans l’escalier, la faute à une poutre de guingois. Et vous ?

Junnant. — Rien qui prouve la présence de rongeurs.

Vintaille. — À la bonne heure ! J’en ai assez vu dans les tranchées, autrefois.

Junnant. — C’est tout de même étrange, ces bruits.

(Arrive Rangueuil.)

Vintaille. — Mais sans doute pas imputable à un esprit frappeur. Ah ! Rangueuil: vous venez au rapport ?

Rangueuil. — Il sera bref : nulle trace de nuisibles, nulle part. Les pièges sont encore en place, intacts.

Junnant. — Pas vu, pas pris.

Rangueuil. — Pas vu, car il n’y avait rien à voir : les appâts n’ont pas été touchés. Je n’y comprends rien.

(Le téléphone sonne. Anselme accourt.)

Vintaille. — Ah ! laissez, c'est à mon tour de répondre ! (Ce qu’il fait, d’une voix onctueuse :)

Allô, oui ? Oui… oui, en effet, mais jamais le jeudi. On vous aura trompé sur ce point, j’en ai peur, mon petit. Humm… je n’en doute pas. Il y faut une constitution solide, c’est certain, ça n’est pas une villégiature. Oh ! Mais je sais que vous aimez la France, nous l’aimons tous, mais moi, général de Gaulle, je ne peux pas vous embaucher, comme ça, sur un coup de téléphone, mettez-vous un peu à ma place !

Junnant. — Mais qu’est-ce qui lui prend ?

Rangueuil. — Et surtout, à qui parle-t-il ?

Vintaille. — Non, non, non, je vous dis que je n’ai aucun contact au sein des marins pêcheurs de Cherbourg ; soyez raisonnable, rendez-vous utile là où vous êtes, oui, localement. Eh bien, c’est ça, à Vesoul, oui, il y a sûrement fort à faire. Courage, mon petit. Et n’oubliez pas : vive la France ! (Il raccroche et s’adresse aux autres). Les pompes funèbres de Neufchâtel, rien de grave. Toujours à la recherche de nouveaux clients. Vous devriez essayer, la prochaine fois, Junnant, c'est très plaisant. Vous pourriez vous faire passer pour le bon Dieu.

Junnant. — Enfin diable, Rangueuil ! Pourquoi conserver cette ligne téléphonique, elle va finir par nous perdre !

Rangueuil. — Je la conserve s’il devait arriver malheur à l’un de nous, qu’il faille le faire transporter d’urgence dans un hôpital.

Barnasse (qui arrive à ce moment-là, couteau en main). — À la guerre comme à la guerre ! Nous ferions avec les moyens du bord : une demi-bouteille de cognac et en avant pour la découpe ! À ce propos, qui a terminé la biquette souple, car… Tiens ? …

Vintaille. — Quoi donc ?

Barnasse. — Vous ne sentez pas ? Une odeur de tabac. Est-ce vous Rangueuil ?

Rangueuil. — Impossible. J’ai cassé ma pipe, vous le savez.

Barnasse (s’avisant d’un journal sur le guéridon). — Et ceci ? Ça n’y était pas, lorsque nous sommes sortis. (Il s’en saisit, interroge du regard les autres, qui ne disent mot. Il lit tout haut :) La Quinzaine de Zurich. Et c’est daté… d’il y a un mois !

Éva (sortant de l’ombre. Elle avance de quelques pas lentement puis :). — Et voici le supplément littéraire !

(Elle jette un second journal, moins épais, dans les mains de Vintaille.)

Junnant et Rangueuil (très surpris). — Ah !

Barnasse (agréablement surpris) : Oh oh !

Anselme (s’étant saisi du tisonnier près de la cheminée). — Arrière !

Vintaille. — Mais enfin qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Éva. — Rien de bon pour vous, je le crains.

Barnasse (manifestement ravi). — À voir…

Rangueuil. — Mademoiselle, je vous somme de décliner votre identité !

Junnant. — Et le motif de cette intrusion !

Éva. — Très bien. Mais dites à Anselme de baisser son arme.

Vintaille (ahuri). — Vous vous connaissez ? Anselme...

Anselme. — Je vous donne ma parole, monsieur, que je n’ai jamais rencontré cette personne auparavant. Je ne la connais ni d’Ève, ni d’Adam.

Éva. — Vous pouvez le croire.

Junnant. — Mais alors… Vous expliquerez-nous, à la fin ? Et d’abord, comment êtes-vous entrée ici ?

Éva. — Par la porte. Oui, je sais, ça peut paraître surprenant. Mais c’est encore ce qu’il y avait de plus simple.

Rangueuil. — Bravo pour les sentinelles !

Barnasse. — Voyons le bon côté…

Junnant. — Le bon côté ? Je crains d’apprendre quel est le mauvais !

Rangueuil. — Je crois comprendre ce que Barnasse veut dire. Notre clandestinité éventée, notre ligne de défense percée, ne battons pas en retraite et analysons où et comment les murailles ont lâché. Mademoiselle, jusqu’à ce que la lumière soit faite sur votre coup de main, considérez-vous comme notre… Comment dire ?

Éva. — Prisonnière ?

Vintaille. — Notre invitée, voyons ! Nous ne sommes pas des sauvages !

Éva. — En ce cas… Puisque vous m’offrez officiellement l’hospitalité, je serais ravie d’éclairer votre lanterne, quitte à vous dessiner les contours d’une vessie. Mais j’aimerais surtout pouvoir investir une de ces chambres libres que vous avez là-haut. Disons celle tapissée de bois de rose, près de la salle d’eau du palier. Votre grenier est vaste, mais spartiate. J’ai passé l’âge.

Junnant (se tournant, furieux et ironique, vers Rangueuil). — Des rats, disiez-vous?

Barnasse. — Qui s’en plaindra ? Partis chasser des rats, ils débusquent… une sirène ! (Il s'incline révérencieusement.)

Éva. — Ne comptez pas sur moi pour noyer le poisson. La Quinzaine de Zurich, c'est moi. Enfin, façon de parler, c’est le journal pour lequel je travaille. J’ai signé l’article de la page 3, par exemple.

(Barnasse s’y rend. Vintaille compulse le supplément littéraire.)

Barnasse. — « Une situation sanitaire critique dans les camps de prisonniers », par Éva Quintenas. (Il prononce le « s » du patronyme.)

Éva. — Quintenas. (Elle ne prononce pas le « s »). On ne prononce pas le « s ».

Vintaille. — Comme dans cadenas. Sans allusion désagréable, bien entendu. J’aurais pu dire tombolas, au pluriel ça marche aussi.

Barnasse. — Et comme nous avons tiré le gros lot !

Rangueuil. — Vous avez passé plusieurs nuits au grenier, vous avez sûrement hâte de vous rafraîchir… ou de vous réchauffer. Anselme, transférez les bagages de Mademoiselle Quintenas, s’il s’en trouve. Installez-vous où bon vous semblera. Nous avons certes hâte de vous entendre nous expliquer le pourquoi de votre présence ici, mais pas au point de manquer à la plus élémentaire hospitalité.

Anselme. — Si mademoiselle veut bien me suivre.

Éva. — Je vous suis. (Elle fait quelques pas, s’arrête et se tournant vers les autres personnages:) Quoiqu’en bien des choses il me semble vous devancer...

(Anselme et Éva sortent. Une fois partis, la discussion reprend et s’anime.)

Junnant. — Alors, là, bravo !

(Barnasse applaudit, lentement et tout sourire.)

Rangueuil. — Il y a péril en la demeure…

Barnasse. — Allons, camarades, si vous, hommes d’action, vous voyez le verre à moitié vide alors qu’il est à l’évidence à moitié plein, où va-t-on ?

Junnant. — Le verre à moitié vide ou à moitié plein ? À quoi bon cette pesée ? Le ver, figurez-vous, le ver est dans le fruit ! (D’un geste, il désigne l’endroit par où est sorti Éva.)

Vintaille. — N’exagérons rien. Voilà une petite qui s’est égarée et qui a trouvé momentanément refuge ici : pas de quoi sonner le tocsin !

Rangeuil. — Cette mademoiselle Quintenas semble pourtant avoir ses raisons.

Junnant. — Ne vous méprenez pas. Quintenas (il prononce le « s »), Quintenas (il ne le prononce pas), ces minauderies de langage ne doivent pas nous égarer. Sa présence ici, hasard de la tombola si vous y tenez, colonel, mais moi je dis « Judas » ! Sans prononcer le « s », mais c’est pour mieux le réutiliser et vous dire : Sauve qui peut !

(Le rideau tombe.) 

 

Scène IV — Junnant, Rangueuil, Vintaille, Barnasse, Éva

Le rideau s’ouvre sur une conversation en cours.

Rangueuil. — Il faut raison garder. Lorsque cette mademoiselle Quintenas va redescendre, il nous faut lui montrer que nous ne sommes pas impressionnés.

Vintaille. — La littérature est notre bouclier.

Rangueuil. — Exactement. Le masque.

Barnasse. — Un peu de pitié quand même, c’est une naufragée !

Vintaille. — Cela reste une effraction. Et plutôt que de pitié, hors de propos, osons la compassion.

Junnant. — Très juste : la pitié est une chose, la compassion en est une autre.

Vintaille. — Et la compassion ne vaut pas la charité.

Rangeuil. — Or charité bien ordonnée…

Barnasse (le coupant). — … n’est pas sans danger : je vous invite à suivre les péripéties du Cardinal en cardigan.

Vintaille (ironique). — Voilà qui intéressera les Français. À ce propos, avez-vous prévu une publication dans notre beau pays ?

Barnasse. — Riez Vintaille, riez ! C’est excellent pour la santé. Et puisque vous ne voulez ni de la roue ni danser…

Rangeuil. — Une publication ? En France ? Mais vous n’y pensez pas ! Et la censure ? Car moi j’ai pu lire un peu de quoi il retournait et, ma foi…

Junnant (le coupant). — Ne parlez pas de foi, c’est une œuvre de mécréant que ce Cardinal en chandail.

Barnasse. — Mécréant ?

Junnant (agressif). — Parfaitement, Barnasse, vous m’avez bien entendu : je rappelle, ou j’apprends, que l’on y dépeint la curie romaine comme s’il s’agissait d’un ramassis de gangsters !

Vintaille et Rangueuil. — Oh !

Junnant. — Parfaitement, de gangsters ! Qu’à un moment, Sa Sainteté le pape, se sentant affaiblie, réclame depuis son lit, tenez-vous bien, DES FIGUES DE BARBARIE !

Vintaille (épouvanté). — Impossible !

Barnasse. — Rien du tout, l’abbé, rien du tout : vous avez mal lu, ou pire, en interprétant à la lumière de vos lubies rigoristes. Sa Sainteté est effectivement alitée ; mais ce ne sont pas des figues que le pape réclame, figues dont il n’a que foutre au moment où il pense à son Seigneur buvant du vinaigre en croix (les yeux fermés, l’air accablé, Barnasse tourne la tête à droite, puis à gauche, comme s’il évitait l’éponge de vinaigre qu’on chercherait à lui mettre sous le nez). Non, ce qu’il demande, c’est qu’on ouvre sa fenêtre. (Il marque une pause.) La fenêtre s’ouvre, et là il entend un air de son enfance, un bel air piémontais de jadis et de toujours, joué à l’orgue de barbarie ; alors il s’endort, le ventre creux…

Rangueuil (à Vintaille). — Vous voyez, les figues, c’est pour plus tard !

Vintaille (l’air entendu). — Qui dort dîne.

Barnasse. — Il s’endort, il s’endort (baissant la voix), chutttt…. Et passe de vie à trépas.

Vintaille. — La fenêtre ouverte, à cet âge-là, cela ne pardonne pas : un coup de froid et pfuitt ! (Les mains croisés, regard au ciel) Ah si seulement le cardinal avait été là, il lui aurait prêté son cardigan !

Junnant (moqueur). — C’est qu’il ne le peut pas, colonel : l’homme pèche par gourmandise ! Car au moment même où le Saint Père rend l’âme dans un courant d’air, il s’enfourne figue sur figue dans ses appartements !

Vintaille. — Ah le cochon ! C’est Rangueuil qui a raison : la censure va frapper !

Barnasse. — Riez, mes amis, riez ; il n’empêche, bientôt, on se l’arrachera sur les grands boulevards, à Paris, mon Cardinal en cardigan !

Junnant. — Pourvu qu’on ne l’agrandisse pas trop ! Je veux dire : le cardigan.

Vintaille. — L’archevêché ne s’en remettrait pas : un conseil, mon vieux, préparez une version tout public, je ne sais pas, Le chartreux à la p’tite laine par exemple, un drame sur les rigueurs de l’hiver dans un couvent de montagne, avec vol de bûches, onglée de la miséricorde et engelure sacrificielle. Qu’en pensez-vous Philippe ? N’êtes-vous pas de mon avis ?

(Ils ricanent puis se taisent. Un silence.)

 Vintaille. — Eh quoi ? Les vêpres de Fantomas, ça ne serait pas mal !

(Éva entre.)

Éva. — Que de progrès en si peu de temps… Voyez, les exemples vous viennent tout seuls : Fantomasssss… sinistre serpent sifflant sur vos têtes. Oh ! je sais, comme ce criminel, je ne suis pas la bienvenue, n’est-ce pas M. Parnasse ?

Barnasse. — Barnasse. Mais dites-moi, Éva, me ferez-vous le plaisir de m’appeler Alexandre ? …

Éva. — Non. De même que je ne crois pas opportun que vous m’appeliez par mon prénom.

Junnant. — Nous sommes tout disposés à vous oublier !

Vintaille. — Junnant, enfin !

Barnasse. — Éva… Éva… Comme la dame de l’autre excité ? (Il signifie Hitler, par un index et un majeur placés sous son nez.)

Éva. — Nous sommes en Suisse. Tachez de rester neutre, s’il vous est impossible de rester poli.

Barnasse. — Bien… Alors… je me tais.

Junnant. — Un bon point pour vous, mademoiselle…

Rangueuil. — Sans vouloir vous presser, nous aimerions bien savoir.

Vintaille. — Oui, dites-nous.

Rangueuil. — Procédons par ordre. Votre identité. Vous affirmez être journaliste à La Quinzaine de Zurich. Comme vient de le dire monsieur l’abbé : un bon point pour vous. Car j’ai eu le temps de téléphoner au journal, qui a confirmé vos dires.

Éva. — N’inversez pas les rôles : je n’ai rien à dissimuler, moi.

Vintaille. — Qui parle de dissimuler quoi que ce soit ? Nous sommes d’honnêtes hobereaux, qui ne faisons rien de mal. Quelques arpents, un feu de cheminée, deux trois disques, nous sommes pacifiques et n’importunons personne.

Junnant. — Ne vous fatiguez pas, colonel. Cette jeune personne en sait apparemment long sur nous et sur les raisons de notre présence ici. Je me trompe ?

Éva. — Nullement.

Vintaille. — Vous l’avez entendue en confession ou bien… ?

Éva. — D’ordinaire, ce sont les femmes qui se confessent aux hommes. Comme il arrive fréquemment en temps de guerre, comme au théâtre également, nous allons, ici et maintenant, inverser les rôles, voulez-vous ? C’est moi qui vais entendre votre confession. (Glaciale) Vous allez voir, c’est très amusant

(Silence pesant.)

Éva. — Ce sont des explications qu'il vous faut ? Très bien. Je suis en effet journaliste, curieuse, et ce que vous faites ici – ou du moins ce que vous essayez de faire – m’intéresse au plus haut point. Disons que cela intéresserait au moins autant les lecteurs de La Quinzaine de Zurich.

Rangueuil. — Alors, c’est ça : vous voulez que nous vous fournissions la matière d’un article à sensations ?

Éva. — Parce que vous croyez vos faits et gestes sensationnels ?

Junnant. — Mais taisez-vous donc, Rangueuil, vous allez lui donner des idées !

Vintaille. — En effet, rien de sensationnel ici, mademoiselle : nous lisons, faisons un peu d’exercice, quelques de promenades et mangeons maigre…

Junnant (le coupant). — Colonel, ne vendez pas la mèche ! Elle se raccourcit de minute en minute !

Barnasse. — Il nous arrive de danser, aussi…

Junnant (furieux). — Danse de Saint-Guy !

Éva. — Oui, vous faites tout cela. Et vous égarez aussi les curieux au téléphone, en leur racontant des histoires de doubles-rideaux, d’abat-jour et je ne sais quoi encore. Mais vous omettez l’essentiel : chacun d’entre vous a déserté pour s’atteler à l’écriture d’un livre.

(Tous pâlissent et se regardent sans comprendre.) 

Éva. — Vous, Henri de Vintaille, vous abordez ces jours-ci la dernière ligne droite d’un roman historique. Titre provisoire : En l’absence de rivage. De fait, vous avez du mal à toucher terre, vous ne savez comment conclure.

Vintaille (plus flatté que surpris). — Oui, c’est vrai, mais nous allons en venir à bout. Et je crois bien qu’en dernière lecture, ça s’appellera La Péninsule.

Junnant à Rangueuil (en aparté). — Vintaille en est déjà là ?

Rangueuil à Junnant (en aparté). — Vous avez entendu : « Dernière ligne droite. » La géographie l’a toujours inspiré…

Éva (qui les a entendus). — C’est plus compliqué pour vous, capitaine Philippe Rangueuil : vous vous égarez dans l’espace, et votre Histoire du cosmos marque le pas. Il est vrai que régenter tout ce petit monde vous accapare beaucoup. Privés de la compagnie des femmes, les hommes redeviennent de petits garçons.

Barnasse. — Ah ! Ne vous l’avais-je pas dit ?

Éva. — Quant à vous, Alexandre Barnasse, capitaine de cavalerie, c’est à bride abattue que vous progressez dans l’écriture de votre tragédie ecclésiastique, ce Cardinal en cardigan évoqué à tout bout de champ. Mais la chute du cardinal Anticelli ne vous fournit pas pour autant celle de votre ouvrage. L’intrigue est grippée, la côte est rude.

Junnant. — Comme celle qui vous a menée ici, n’est-ce pas ?

Éva. — En effet, monsieur l’abbé. Louis Junnant, dominicain inflexible, amateur de poésie et rongé de culpabilité à l’idée d’avoir abandonné la charge d’âme qui était la sienne. Un aumônier militaire qui, au soir de la défaite, prend le chemin de Damas, à vos yeux, ça manque de panache. Remarquez, aux miens aussi.

Junnant. — Mademoiselle, cessez ce…

Éva (le coupant). — Madame. Vous pouvez m’appelez madame.

Junnant. — Alors laissez-moi vous dire, madame, que votre époux déplorerait un tel comportement !

Éva (avec un mépris glacial). — Au contraire. Un homme mort au champ d’honneur pour avoir couvert la retraite de lâches n’y verrait que la continuité de son propre engagement. Au reste, lorsque l’on écrit un recueil, fût-il de poèmes, et que l’on choisit de l’intituler Banderilles pour les lâches, j’imagine que l’on sait de quoi l'on parle !

Barnasse. — Ça ne manque pas de piquants ! Je veux dire : vu notre situation.

Vintaille. — Comment dites-vous ? Brindilles pour la hache ? Quelle débauche de moyens !

Éva. — Vous m’enlevez les mots de la bouche ! (Elle désigne ce qui l’entoure, la maison comme la situation.) Et vous m’écœurez ! Voilà dix jours que j’entends vos simagrées, vos apartés, que vos compromissions me sont révélées ! Dix jours que je vis dans ce grenier pour comprendre ce qui vous anime et en tirer un article de fond à même d’intéresser la médecine !

Rangueuil. — La médecine ?

Éva. — Oui, la médecine, la psychiatrie, même ! Votre cas en relève, non ? Disparaître au mépris de vos proches pour vous consacrer à des futilités…

Vintaille. — Des futilités ? La littérature ?

Éva. — Elle a bon dos, la littérature… Votre moyenne d’âge est de 45 ans. Vous ne croyez pas que si vous aviez quelque chose à faire avec la littérature, vous l’auriez déjà fait ?

Junnant. — Ah ne confondez pas tout ! Nous étions occupés, voilà tout !

Rangueuil. — Réquisitionnés, mobilisés, même !

Éva. — Guerre éclair, démobilisation à l’avenant, c’est bien ça ? Drôle de guerre, n’est-ce pas ?

Junnant. — Ah ! Ce n’est pas une citoyenne suisse qui va nous faire la morale !

Éva. — Je ne suis pas suisse, abbé Junnant. Je suis française, comme vous tous. Et c’est à ce titre que j’estime que vous avez fait défaut à notre pays au moment où votre aptitude au commandement était requise. Dans la débâcle, notre pays a manqué d’hommes comme vous. Ne dites pas non ! Ce que je sais de vous, votre ami Chauppard me l’a raconté.

Rangueuil (interloqué). — Chauppard ?

Éva. — Oui, André Chauppard. Je l’ai côtoyé quelques jours dans un camp de prisonniers. C’est lui qui m’a mené à vous. Se sentant perdu, en attente de son transfert dans un oflag en Allemagne, il m’a tout raconté.

(Un silence.)

Éva. — Le colonel de Vintaille a été cité huit fois – huit fois ! – à l’ordre de son régiment au cours de la première guerre !

Vintaille (ému mais calme). — Vous comprendrez alors peut-être, madame, quel choc cela a représenté pour un vieux militaire que de voir s’écrouler ce à quoi il avait consacré sa vie. Votre douleur vous aveugle. Nous aussi nos épées ont été brisées. Vous ne voyez que de la lâcheté là où ne gisent plus que des âmes dévastées. Je connais chacun de ces hommes et je réponds d’eux, de leur courage, de leur amour de la patrie ! Nous n’avons pas mérité cette débâcle ; c’est un châtiment pour avoir failli que d’être ici. Laissez-nous tranquilles maintenant, nous en avons assez vu.

(Émue à son tour, Éva quitte la scène.) 

Barnasse. — Alors, là, Vintaille, chapeau. Un vrai numéro d’acteur. J’ai écrasé une larme.

Vintaille. — Ce n’était pas un numéro. Et vous savez comme moi qu’elle a raison.

Rangueuil. — Du calme, du calme. Où sont les vaillants soldats ? Tout n’est pas perdu, elle ne peut rien contre nous.

Junnant. — Vous envisagez une parade ?

Rangueuil. — Vintaille, reprenez-vous. Ceci sera votre seconde bataille de la Marne. Ressaisissez-vous ! J’entends les taxis monter au front !

Vintaille. — Je crains que seule la honte ne nous monte au front, désormais.

Barnasse. — Alors que faire ? Moi je dis qu’un petit tango pour détendre l’atmosphère… (Il se dirige vers l'électrophone.)

Junnant. — Barnasse, je vous interdis de vous approcher de cet appareil !

Rangueuil. — Assez, vous deux! Assez!

(Le téléphone sonne. Personne ne bouge. Le rideau tombe.)

 

Scène V — Vintaille, Rangueuil, Barnasse, Éva

Rangueuil. — Alors, c’est ainsi ? Je ne vous ferai pas changer d’avis ?

Vintaille (secouant la tête). — Ma décision est prise : je pars. Ma valise est dans le vestibule. Anselme aussi.

Rangueuil (songeur). — Anselme…

Vintaille. — Vous m’en voulez, n’est-ce pas ?

Rangueuil. — Pas du tout. Même les mousquetaires ont fini par se séparer.

Vintaille. — Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, Anselme et moi, et dans le fait qu’il ait choisi de m’accompagner, vous avez le droit de penser qu’il y a là comme un débauchage.

Rangueuil. — Je sais qu’il n’en est rien. Anselme vous suit sans contrainte, comme il l’avait fait avec moi jusque dans cette vieille baraque. Ce n’est pas un cheval, il choisit librement le maître qu’il sert.

Vintaille. — Le maître ? Un secrétaire, une ordonnance, oui, un domestique ô grand jamais ! Ce garçon a des qualités que trop peu soupçonnent.

Rangueuil. — Allons, Vintaille, cessons ce jeu de dupes, voulez-vous ?

Vintaille. — Que voulez-vous dire ?

Rangueuil. — Vous avez relevé des qualités chez ce garçon, comme vous l’appelez, des qualités qui ne sont pas celles d’un secrétaire ou d’une ordonnance, encore moins celles d’un domestique.

Vintaille. — En effet, nul besoin d’être grand clerc pour s’en apercevoir. Il est doué en bien des choses.

Rangueuil. — À l’évidence. Mais Anselme n’est pas un garçon, pour commencer. C’est un homme fait. Il n’est pas non plus suisse et n’avait jamais avant notre arrivée ici exercé le métier de maître de maison. Cela, il me l’a confié hier figurez-vous.

Vintaille. — Que vous ai-je dit ? Qu’il était doué. Il apprend vite. Ou bien… c’est un excellent acteur.

Rangueuil. — Pas autant que vous, mon cher, pas autant que vous, à qui l’art de la dissimulation est comme une seconde nature.

Vintaille. — Vous devenez désagréable. Que me vaut cette…

Rangueuil (le coupant). — J’ai rencontré Anselme à Paris voilà deux ans. Et savez-vous ce qu’il faisait alors ?

Vintaille. — Non, Rangueil, je l’ignore.

Rangueuil. — Il exerçait comme écrivain public.

Vintaille. — En êtes-vous bien sûr ? On le croit majordome, il ne l’est pas. Il se dit suisse et se révèle…

Rangueuil (le coupant). — …votre nègre.

Vintaille (décontenancé). — Moi ? Un nègre ? Mais enfin, c’est absurde ! Quelques retouches ici ou là, une idée glissée en toute amitié, oui, mais nègre ! Vous… en voilà un coup bas ! Cela ne vous ressemble guère, ces paroles sont indignes de vous ! Si vous saviez pourquoi il en a été ainsi…

Rangueuil. — Vous avez vos raisons, gardez-les. Soyez certain qu'il ne m'intéresse plus de les connaître. Au reste, si cela peut vous rassurer, Barnasse a aussi eu recours à la plume d’Anselme, lequel s’est bien amusé et joué de notre ami avec cette pitrerie ecclésiastique…

Vintaille. — Le Cardinal en cardigan, c’était donc lui ?

Rangueuil. — De la première à la dernière ligne.

(Un silence.) 

Vintaille. — Ainsi… Ainsi est-ce de la sorte que ce termine notre histoire ?

Rangueuil. — Il semblerait.

Vintaille. — Qu’allez-vous faire ?

Rangueuil. — Ce pourquoi je suis venu ici. Écrire.

Vintaille. — Bien sûr… évidemment, suis-je bête ?… La solitude s’y prête sans doute mieux. Nous ne serons plus un frein – si, si : nous l’avons été. Votre Histoire du cosmos gagnera à nous voir quitter votre orbite.

(Un silence.)

Vintaille. — À ce propos… les autres ? Mme Quintenas ?

Rangueuil. — Barnasse n’a encore rien décidé. Éva s’est enfermée dans sa chambre voilà deux jours. Il arrive que l’on entende un bruit de machine à écrire. Je crains le pire… Quant à Junnant…

Vintaille. — Eh bien ?

Rangueuil. — Junnant a mis les voiles.

Vintaille (décomposé). — Que dites-vous ? Louis, parti ? Sans un mot, comme ça ?

Rangueuil. — Oui, comme ça, comme il était arrivé : dans la plus grande discrétion. Mais pas sans explication. Tenez, écoutez un peu ceci…

(Il sort de sa poche un feuillet.)

Rangueuil (ému). — Je vous en donne lecture, comme je l’ai fait à Barnasse ce matin… « Mes chers amis, Il est maintenant plus de minuit et le silence est tombé, autant que faire se peut dans une vieille demeure comme la Douvrière. Je ne sais si le sommeil vous a emportés, ou si, sous le cercle de votre lampe, vous avez toujours le cœur de poursuivre votre œuvre personnelle Vous devinez déjà que ce n’est plus mon cas, et ce depuis l’arrivée (ô combien salutaire !) de Mme Quintenas parmi nous. Ou bien, si vous me permettez cette image, je suis moi-même couvert de ces banderilles que je réservais aux lâches dont je ne me savais pas avoir rejoint la cohorte. Mais quoi ? “Abandon de poste”, “désertion”, “mensonge” Comment qualifier autrement ces actes du printemps et de l’été 40 ? Comment imaginez qu’un jour ils ne me seront pas comptés ? Votre amitié ne m’a jamais manqué, même de votre part, Barnasse, avec qui nous avons si souvent eu des mots. Pardonnez-moi de vous quitter ainsi, en pleine nuit. Je ne doute pas de la miséricorde divine, et si je suis encore un peu digne d’en être le témoin, je me dois de partir, de rejoindre l’ombre où je trouverai une forme de pénitence. Ne cherchez pas à me retrouver, pas dans l’immédiat du moins. Je ne sais quand notre pays sera libéré de l’étreinte mortelle dans laquelle il est tenu. Peut-être que plus tard, beaucoup plus tard, il me sera donné de comprendre certaines choses. Mes amis, mes frères, je vous garde dans le secret de ma prière. Que Dieu vous garde ! Votre ami, Louis Junnant. »

(Il replie le feuillet.)

Rangueuil. — Voilà, Vintaille, vous savez tout.

Vintaille. — Mais… mais alors, il est vraiment parti ?

Rangueuil. — Cette nuit, comme il l’a écrit. J’ai trouvé cette lettre ce matin, sous ma porte.

Vintaille. — Et où a-t-il bien pu aller ?

Rangueuil. — Ça, Dieu seul le sait.

Vintaille. — Et si… et si pris de désespoir, il en était arrivé à l’extrémité de…

Rangueuil. — Non, non, non, ne mésestimez pas cet homme, ni la très grande foi qui l’anime.

Vintaille. — Vous avez raison… si vous le dites, je ne demande qu’à vous croire.

Rangueuil. — C’est Junnant que vous devez croire. Ce qu’il a écrit est assez clair. Pour des raisons qui lui sont personnelles, il a estimé avoir fait fausse route en nous rejoignant. Peut-être aurions-nous dû ne pas voir en la défaite une occasion de mettre notre projet à exécution.

Vintaille. — Mais, en ce qui vous concerne, vous êtes décidé à maintenir le cap ?

Rangueuil. — À essayer en tout cas. Rassurez-vous : je ne tiens personne pour responsable de ce qui est arrivé. C’est arrivé, voilà tout.

(Un silence.)

Rangueuil. — Et vous, Vintaille ? Quels sont vos projets. Vous ne m’en avez rien dit.

Vintaille. — Vous en entendrez parler, dans… dans Les Cahiers de Saint-Ursanne.

Rangueuil. — Les Cahiers de Saint-Ursanne ? Cette petite revue que nous rapportait Anselme du village ?

Vintaille. — Oui. Modeste revue, je vous l’accorde. Essentiellement des recensions, mais indépendante. Et tenace : vingt ans d’existence tout de même.

Rangueuil. — Et vous comptez en prendre le contrôle ? Y publier vos œuvres ?

Vintaille. — Non, non, rien de tout cela. Quelques menus travaux, le temps de voir venir, de me retourner. Si vous pensez qu’à mon âge, on a des projets sur dix ou vingt ans !

Rangueuil. — Ça n’est pas moi qui un jour ai parlé de me mesurer à Flaubert…

Vintaille. — Se mesurer à Flaubert, oui, une imprudence de propos sans précédent ! Mais il vous appartenait peut-être, à vous qui nous avez réunis, de m’écarter de ce genre de toises. On les confond trop facilement avec des potences.

Rangueuil. — Vous demeurerez pour moi un amateur de formules. Beaucoup trop pour qu’elles soient toutes signées par un autre, eût-il le talent d’un Anselme.

Vintaille. — Vous revenez à la raison…

Rangueuil. — J’ai peut-être été un peu vite en besogne. Excusez-ma rudesse de tout à l’heure, je ne voulais pas vous blesser.

Vintaille. — Oublions cela. Mais puisque vous parlez de formules, sachez que j’ai fini par trouver ce qui aurait pu nous servir de devise.

Rangueuil (ironique). — Pierre qui roule n’amasse pas mousse ?

Vintaille. — Non. « Servir et disparaître ».

Rangueuil. — Une devise pour domestique ! Encore une… suggestion d’Anselme ?

Vintaille. — Pas du tout. Une vieille maxime militaire suisse.

Rangueuil. — Vous avez au moins l’esprit de suite, Vintaille. Vous avez servi… Vous disparaissez.

Vintaille. — Ai-je servi ? … Autrefois, oui. Au revoir… Philippe.

(Vintaille tend une main que Rangueuil hésite à serrer avant de s’exécuter.)

Rangueuil. — Au revoir ou… Adieu, Henri.

(Vintaille sort. Après un court instant où Rangueuil est seul en scène, entre Barnasse.)

Barnasse. — Je viens de croiser Vintaille et Anselme dans le hall. La troupe se débande on dirait.

Rangueuil. — Vous êtes d’une perspicace redoutable. Figurez-vous que Vintaille et Anselme s’en vont rejoindre la petite équipe des Cahiers de Saint-Ursanne ! Nous voilà en plein naufrage.

Barnasse. — Et que fait le capitaine, en cas de naufrage ?

Rangueuil. — Je suppose qu’il reste sur le pont et harangue son équipage pour qu’il écope. S'il reste des bras pour l’y aider bien sûr.

Barnasse. — Je n’ai pas dit que je partais.

Rangueuil. — Mais vous tâtez le terrain. Et vous le trouvez un peu trop meuble à votre goût, n’est-ce pas ? Bah ! Qui vous en voudra, si à votre tour, vous mettez les voiles.

Barnasse (se versant de la liqueur). — Vous brûlez vos vaisseaux, Rangueuil, vous faites sauter les ponts derrière vous pour briser l’attaque ennemie. Gardez-vous cependant de faire sauter les berges sur lesquelles nous nous tenons. Je vous rappelle que votre arme, le génie, si elle sait détruire, le fait toujours proprement.

Rangueuil. — Sommes-nous condamnés à nous exprimer par images ? Où voulez-vous en venir ?

Barnasse. — Allons, ne gâchez pas tout. Je suis votre ami. Tout n’est pas perdu. Mais il faut peut-être se replier, laisser cette position devenue intenable, refaire nos forces… ailleurs. (Il avale le contenu de son verre cul sec.)

Rangueuil. — Défense en profondeur, c’est cela ?

Barnasse. — La défense en ligne a fait son temps. Maginot l’a dramatiquement prouvé.

(Entre Éva.) 

Éva. — Messieurs ?

Barnasse. — Ma chère ?

Éva. — Je suis venu vous saluer. Je ne vois pas ce qui pourrait désormais me retenir.

(Silence chargé.)

Rangueuil. — On ne voit pas bien, en effet…

(Elle attend un moment en silence. Puis part avec précipitation.)

Rangueuil (s’animant soudainement). — Barnasse, votre paquetage est prêt ?

Barnasse. — Toujours. Avec une femme dans chaque port, c’est une nécessité !

Rangueuil. — Allez le chercher. C’est vous qui avez raison : il faut battre en retraite. Nous n’avons pas deux jours devant nous avant qu’un article assassin nous barre toute possibilité de repli.

Barnasse. — Vous pensez… Vous pensez qu’Éva a rédigé son article et qu’elle va le publier ?

Rangueuil. — Voulez-vous courir le risque qu’il en soit autrement ? Allez chercher votre saint-frusquin, je jette un œil sur l’indicateur de chemin de fer ! Vite !

(Barnasse sort précipitamment. Rangueuil consulte fébrilement un petit carnet. Puis à son tour sort. Le rideau tombe.)

 

Scène VI — Anselme, Vintaille, Rangueuil, Barnasse

Quai de l’arrêt ferroviaire de Saint-Ursanne. Anselme en tenue discrète furète sur le quai. D'une voix étouffée, il appelle: 

Anselme. — Braque ! Braque ! Où êtes-vous ? Bon sang, mais où est-il passé ? Braque !

(Il s’enfonce à moitié dans la coulisse. Arrivent Rangueuil et Barnasse.)

Rangueuil. — Arrière, Alexandre : Je viens de voir Anselme dans une étrange tenue ! Arrière !

(Il disparaît à moitié dans la coulisse. Anselme revient totalement sur la scène.)

Anselme. — L’heure tourne ! Braque ! Montrez-vous !

(Arrive Vintaille.)

Vintaille. — Ici, ici ! J’ai coupé à travers bois, je n’aurai pas dû.

Anselme. — Vous prenez des habitudes qui vous serviront ! Bien. Tenez, voici le nécessaire. Carte, livret militaire en règle, faux papiers… (Il lui remet une enveloppe.)

Vintaille. — Nom de code ?

Anselme. — Mazout, évidemment. Mais ne vous amusez pas à employer ce nom avec d’autres que vos contacts. Vous les trouverez dans l’enveloppe.

Vintaille. — Qui sont-ils ?

Anselme. — Je n’en sais rien. Le réseau fonctionne ainsi : chacun d’entre nous ne connaît que deux autres combattants. Ainsi, si l’ennemi tranche notre chaîne de l’ombre, il ne tranche qu’un maillon et le reste lui échappe. Vous avez rendez-vous dans une huitaine à Saint-Clément, Puy de Dôme.

Vintaille. — Comment les reconnaîtrais-je ?

Anselme. — Ce sont eux qui vous reconnaîtront.

(Silence. Les deux hommes regardent autour d’eux, afin de ne s’assurer qu’ils sont seuls.)

Anselme. — Ne regrettez rien, Braque. Vous avez fait votre possible : vos camarades étaient perdus pour la lutte. Ils ne voulaient pas être sauvés.

Vintaille. — Je ne peux me résoudre à douter de la valeur de ces hommes.

Anselme. — Qui sait ? Elle se révélera peut-être plus tard. Nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Vintaille. — Et vous, alors, Anselme ? Vous ne vous appelez pas Anselme, n’est-ce pas ?

(Anselme secoue la tête.)

Anselme. — Et je ne suis pas suisse. Sinon qu’irais-je faire dans le maquis ? Mais je n’ai pas le droit de vous en dire plus. Si vous tombiez aux mains de l’ennemi, il est vital pour tous qu’il ne puisse pas remonter plus loin que vous.

Vintaille. — Si j’avais su… Vous m’avez bien aidé pour La Péninsule et pendant ce temps, moi, je ne voyais en vous qu’un efficace et dévoué serviteur !

Anselme. — C’est bien ce que j’entends être. Les visages passeront, seule demeurera la justesse de ce pourquoi nous nous battons. Et si vous ne m’avez soupçonné en rien, c’est que ma couverture est au point.

Vintaille. — Merci, qui que vous soyez. (Il lui sert la main.)

Anselme. — Filez maintenant. L’autocar vous attend.

(Vintaille sort. Après un instant, Anselme sort du même côté. Entrent Barnasse et Rangueuil.) 

Barnasse. — Si je m’étais douté !

Rangueuil (abasourdi). — Anselme, Henri… La Résistance ? (Il s’assoit sur sa valise.)

Barnasse. — Le doute est-il permis ? Ils cachaient drôlement bien leur jeu ces deux-là !

Rangueuil. — Mais alors… Les Cahiers de Saint-Ursanne ?

Barnasse. — Un leurre, une fausse piste. Vintaille voulait vous épargner, aussi lui fallait-il lancer un lièvre dans cette direction. Et tout bien considéré, la prudence lui a imposé de ne pas nous mêler à son entrée en clandestinité. Ah ! Mais vous aviez raison : ça n’est pas une gare, juste un simple arrêt.

Rangueuil (toujours sous le choc). — On ne fait qu’y passer. Voilà qui aurait dû nous mettre la puce à l’oreille.

Barnasse. — Et voilà votre sapinière et son regard mauvais ! (Il désigne quelque chose vers le fond de la salle.) Oh ! Vous avez fort exagéré, Rangueuil ! Admirez, avec cette lumière tombante, cette jolie frange d’or… La douce Éva serait-elle passée par là ?

Rangueuil. — Vous avez raison, Barnasse, mon regard s’est un peu trop dérobé, j’ai négligé le réel ces derniers temps.

Barnasse. — Nous y revenons, et encore, une chance : sains et saufs !

Rangueuil. — Pour combien de temps !

Barnasse. — Vous avez bien un plan, quelque chose, non ? Où allons-nous ?

Rangueuil. — Où voulez-vous aller ? (Il désigne, dépité, les lieux.) Je vous rappelle que nous sommes censés être morts. Hormis une fosse commune, je ne vois pas.

Barnasse. — Mais je ne sais pas, moi. C’est vous le guide… notre führer ! (Il rit de sa plaisanterie.)

Rangueuil (après un temps où il semble absent). — Ce train n'a qu’une destination, Genève. De là, un avion… Un avion de la Croix-Rouge, par exemple…

Barnasse (après un temps de silence). — Connaissez-vous… Connaissez-vous Londres, Philippe ?

Rangueuil (sourire en coin indiquant une connivence). — Non, mais si c'est vous le guide…

Barnasse. — On dit les Anglaises chevalines.

Rangueuil. — On dit n’importe quoi. Il faut se faire un avis par soi-même.

Barnasse. — C’est ce que je pense aussi. On m’a parlé d’un hôtel où réside depuis quelque mois un personnage étonnant, presque un personnage de roman. Un français, bien nommé…

Rangueuil (se relevant). —  … mais un Français encore un peu seul, qui prêche dans le désert. Malgré l’appel lancé, ses filets peinent à se remplir. Oui, j’en ai entendu parler moi aussi. Un grand bonhomme, à grand nez ?

Barnasse. — Oui, le genre Vintaille.

Rangueuil (Il se redresse, sans être guindé). — Capitaine Barnasse… (Il l'invite d’un geste à ouvrir la voie et s'écarte :) Be my guest. Ce qui veut dire…

Barnasse (le coupant). — Oh ! je sais ce que cela veut dire, je sais bien… 

(Barnasse sort, suivi de Rangueuil. Le rideau tombe.)

 

 

Épilogue

Tous les personnages sont présents. Seuls Éva et Chauppard vont parler et bouger. Les autres sont tout à fait immobiles durant tout l’épilogue, présents sans l'être.

Le calendrier, posé sur le coin gauche de la scène, indique : 11 novembre 1945.

Dans un salon. Chauppard y est seul (hormis les autres personnages, immobiles) et tourne en rond comme un lion en cage. On entend la voix d’Éva depuis les coulisses.

Éva. — Comment dites-vous ? Un militaire ?

Une voix de femme. — Oui, madame. Il s’est présenté sous le nom de M. Chauppard.

(Eva déboule sur scène.) 

Éva. — André ! Vous êtes là, sain et sauf !

Chauppard. — J’ai fait au plus vite, Éva. Pardonnez-moi si vous m’attendiez plus tôt. Dieu sait que…

(Éva s’approche. Ils se donnent une accolade un peu maladroite.) 

Chauppard. — … Dieu sait que votre lettre m’a alarmé, mais il n’est toujours pas simple de se déplacer en France. Surtout en ce jour…

(Éva le scrute.)

Chauppard. — Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? Oh ! je sais. J’ai quelque peu changé…

Éva. — Quel homme ne le serait pas après cinq ans de captivité ?

Chauppard. — Vous dites vrai. On s’estime moins.

Éva. — Pourquoi cette dureté ? Vous n’avez rien à vous reprocher. Vous avez accompli votre devoir d’officier, vous avez tenté de vous évader.

Chauppard. — Trois fois. Le dernière lorsque les Allemands ont jeté leur va-tout dans les Ardennes.

(Silence.) 

Chauppard (soudain inquiet). — Mes camarades, Éva, mes bien-aimés camarades… Votre lettre, je vous l’ai dit, m’a plongé dans une grande inquiétude.

Éva. — Je… Je n’ai en effet pas de bonnes nouvelles à vous annoncer. Asseyez-vous, je vous en prie. (Tous deux s’assoient.) Notre entourage à tous s’est dépeuplé au cours des années qu’aura duré ce tragique conflit. Le vôtre n’a pas été épargné.

Chauppard. — Morts ? Vous voulez dire qu’ils sont… morts ?

Éva. — Vintaille est mort, oui. Il a rejoint la Résistance, très vite après notre rencontre à la Douvrière.

Chauppard (choqué). — Henri, le meilleur d’entre nous…

Éva. — Cela s’est passé il y a un an, à peu près. Il n’était pas seul. Il avait avec lui deux hommes. J’ignore qui ils sont. On les a donnés. Il ne leur a été laissé aucune chance.

Chauppard. — Un sacrifice…

Éva. — Croyez-moi. Ce sacrifice ne fut pas vain. Par son action de harcèlement, la Résistance a fixé nombre d’unités allemandes et a ainsi facilité l’avancée des Alliés. Votre ami n’est pas tombé en vain.

Chauppard. — Et où est-il maintenant ? A-t-on au moins pu lui rendre les honneurs ? Lui donner une sépulture ?

Éva. — Il a été inhumé là où reposent les siens.

Chauppard. — Junnant a-t-il célébré les adieux ?

Éva. — Non. L’abbé Junnant… a disparu le premier. Une nuit, il est parti, expliquant son geste dans une lettre qu’il a confié à Rangueuil.

Chauppard. — Disparu ? Vous voulez dire...

(Eva hausse les épaules en signe d'impuissance.)

Chauppard. — Il est vivant, n’est-ce pas ?

Éva. — Je suppose que oui. Rien ne porte à croire qu’il en soit autrement.

Chauppard. — Mais alors ?

Éva. — Alors, ce n’est que trois ans plus tard qu’il m'a été donné de savoir ce qu’il était advenu de votre ami.

Chauppard. — Je vous en prie, Éva, faites pour moi toute la lumière…

Éva. — Après avoir quitté vos amis, et compte tenu de la situation en France, je me suis définitivement installée en Suisse. (Elle se lève et poursuit son explication en déambulant dans la pièce.) La famille de mon mari y avait quelques amis qui m’ont accueillie. Je n’ai pas publié l’article relatant l’étrange expérience que vos amis ont menée pendant quelques mois à la Douvrière. Mais j’ai poursuivi mon activité au sein de La Quinzaine de Zurich. C’est ainsi qu’en… quand était-ce exactement ?

Chauppard. — Est-ce que cela une importance ?

Éva. — Non, je ne crois pas.

Chauppard. — Poursuivez, je vous en prie.

Éva. — Ce devait être à l’automne de 1943, voilà deux ans maintenant. Notre supplément littéraire a reçu pour recension un livre. Un recueil de poèmes. Vous en devinez l’auteur ? De très belles choses, très poignantes, dures pour leur auteur, qui ne s’est rien épargné. Ce recueil, Banderilles pour les lâches, précisait que Junnant avait été un temps professeur de théologie à l’université de Fribourg avant de se retirer dans un couvent de Prémontrés. Si vous le cherchez, je suppose que c’est là que vous le trouverez.

Chauppard (se lève à son tour et fait quelques pas en tournant le dos à Eva). — Ça en fait toujours un…

Éva. — Oui, et c’est mieux que rien.

(Chauppard se retourne vivement vers elle, le regard inquiet.) 

Éva. — Malheureusement, il va falloir nous en tenir à ce compte, du moins pour l’instant, sinon pour toujours…

Chauppard. — Eva, je vous en prie, aussi pénible que puissent être ces pénibles nouvelles… Quand la gangrène est là, le bras du chirurgien ne saurait trembler.

(Un silence.)

 Éva. — Rangueuil et Barnasse ont rallié Londres, dans la foulée des départs de vos camarades. Cela, je l’ai su par un de mes frères, Jean, engagé dans les Forces françaises libres.

Chauppard (soudain ragaillardi). — Et vous hésitiez à me révéler cela ! Les braves que voilà ! Ah comme je regrette de n’avoir pu rencontrer ce capitaine Barnasse ! … Rangueuil m’en avait dit du bien, mais Londres ! Londres ! Mais alors ils doivent être à la fête à l’heure qu’il est !

Éva. — Peut-être… Mais à l’heure qu’il est je crains que…

(Le sourire de Chauppard se fige.)

Chauppard. — Qu’est-ce à dire ?

Éva. — Lorsque les Alliés ont débarqué en France, vos deux compagnons en étaient. Ils ont participé, sans jamais reculer, à la campagne de Normandie. Avec la 1re armée française, ils sont entrés en Alsace. Mon frère, sous-lieutenant dans leur régiment… mon frère les a côtoyés, jusqu’à la bataille de… André, vos amis ont manqué à l’appel, et nul ne les a plus revus. Je suis sincèrement désolée.

(Un lourd silence s'installe. Chauppard, debout, sert les poings et a le visage baissé.) 

Chauppard. — Qu’avons-nous fait ? Quelle triste époque où il nous a fallu choisir notre camp, noir ou blanc, droite ou gauche… Pile ou face. J’ai hérité de la tranche, cinq ans durant. Un lustre à désirer porter les couleurs du bien, un lustre à… à ne servir à rien !

(Silence.)

Chauppard. — J’ai disparu, et ils ont servi.

Éva. — Leur devise, c’est avec vous qu’ils l’auront vécue. Jamais ils ne vous auront oublié. En marchant contre et sur l’Allemagne, je sais que c’est à vous qu’ils pensaient. Ne croyez pas qu’ils soient tombés pour rien ! Ne croyez pas que Junnant, par la pensée et la prière, vous ait oublié ! Il ne sert à rien de regretter ce qui n’est plus, il ne vous sera d’aucun secours de penser que votre place était ailleurs. (Au bord des sanglots :) Nous avons tous été éprouvés… À chaque heure suffit sa peine…

Chauppard. — Et tout est à reconstruire…

Éva. — Tout, est toujours à reconstruire.

(Le rideau tombe.)

 

[1] Nat « King » Cole, Quizas, quizas, quizas, de la 44e seconde à 1,18 minute.


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