Viographie

Traversée du vingtième siècle à travers le récit d’un vieil homme rattrapé par les rafales de l’Histoire.
Joseph, 90 ans, est d’origine arménienne, il a vécu d’exil, fuyant les conflits. L’Arménie, la Palestine, le Liban et enfin la France. Sur son lit d’hôpital il reçoit la visite de Sally, journaliste juive, qui vient l’interroger sur sa vie. D’abord réticent, il va embarquer Sally dans le voyage, d’escales en exils, avec elle, il revisitera cette histoire qu’il a traversé.
Trente ans plus tard, ses traces continuent à guider ses descendants.

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Viographie
PORTE
COULOIR
LIT
Une chambre d’hôpital dans le noir, une petite lumière dans le « couloir ». Deux femmes
arrivent, ouvrent la porte, entrent, l’une d’elle allume la lumière de la chambre.
L’infirmière -Allez-y, entrez, il dort encore. Mais nous allons devoir le réveiller pour les soins.
Sally -Je peux rester dans le noir.
L’infirmière -Non la lumière ne le dérange pas, il dort tout le temps. Installez-vous.
Elle sort, Sally reste debout, elle enlève sa veste et l’accroche au porte-manteau, derrière
la porte qu’elle ferme. Elle regarde les chaises, hésite à s’assoir.
Joseph 90 -Je ne dors pas.
Sally -… Oh ! Vous m’avez fait peur.
Joseph 90 -Je suis si horrible ?
Sally -Non, je croyais… enfin l’infirmière m’a dit que vous dormiez.
Joseph 90 -Oui, elle vous a aussi dit que je dormais tout le temps. C’est faux. Il n’y a qu’elle
qui croit ça. Je n’aime pas cette femme, alors quand elle rentre dans la chambre,
je dors. Enfin je fais semblant.
Sally -Elle a pourtant l’air gentille.
Joseph 90 -Gentille ?! Elle me parle comme si j’étais son enfant. Je pourrais être son
père !... Non, je ne pourrais pas être son père.
Sally -Pourquoi vous dites ça ?
Joseph 90 -J’aurais jamais pu tomber amoureux de la mère d’une mégère pareille. Par
contre, j’aurais pu être votre père. Et même votre grand-père. Elle rit
Avez- vous une photo de votre mère ?
Sally -Vous êtes un coquin.
Joseph 90 -C’est la vie qui est une coquine… Comment s’appelle-t-elle ?
Sally -Qui, ma mère ?
Joseph 90 -Oui.
Sally -Arrêtez avec ça.
Joseph 90 -Qui êtes-vous ?
Sally -Je m’appelle Sally.
Joseph 90 -Votre mère est folle !
Sally -Quoi ?
Joseph 90 -Votre mère est folle ! Appeler Sally un visage aussi propre.
Sally -Vous êtes vraiment coquin.
Joseph 90 -Et vous, vous êtes mon ange du jour, du mois même !
Sally -Vous exagérez.
Joseph 90 -Non. Dites-moi ce que vous faites là. Vous n’avez pas la tête d’une soignante.
Sally -J’ai la tête de quoi ?
Joseph 90 -D’une guérisseuse.
Sally -Vous n’arrêtez jamais !
Joseph 90 -De ?
Sally -De charmer les femmes.
Joseph 90 -Tant que je ne sais pas ce qu’elles me veulent, c’est ma façon de me défendre.
Sally -Vous vous sentez attaqué ?
Joseph 90 -Je me sens fragile.
Sally -Je vous fais peur ?
Joseph 90 -J’ai peur de tout ce que je n’effraie pas. Allez, dites-moi ce que vous faites là.
Sally -Je suis une amie de votre petit-fils.
Joseph 90 -Mon petit-fils ?
Sally -Matthieu
Joseph 90 -Matthieu ?
Sally -Vous avez bien un petit-fils qui s’appelle Matthieu ?
Joseph 90 -Ma mémoire me joue des tours. Mais si lui se souvient de moi, ça doit être vrai.
Sally -Vous plaisantez ?
Joseph 90 -Oui, J’aime beaucoup Matthieu.
Sally -Je sais, lui aussi vous aime beaucoup.
Joseph 90 -Vous êtes sa petite amie ?
Sally -Pourquoi petite ? Non, je suis une grande amie à lui. Je le connais depuis dix
ans, nous étions à la fac de lettres ensemble.
Joseph 90 -C’est un brave garçon, il a beaucoup de talent, vous verrez.
Sally -Oui, je sais.
Joseph 90 -Il perd son temps à chercher des slogans publicitaires pour les autres. Il ferait
mieux de se concentrer sur lui.
Sally -Je crois qu’il va s’y mettre.
Joseph 90 -Et vous, que faites-vous ?
Sally -Du journalisme.
Joseph 90 -Journaliste… Alors vous travaillez pour un de ces magazines, Chasse d’eau, peau
sèche et vieux crouton, et vous avez besoin de moi pour votre article sur la fin
de vie.
Sally -Non. Arrêtez de m’interrompre, et laissez-moi vous expliquer.
Joseph 90 -Je croyais que le boulot de journaliste consistait à faire parler les gens.
Sally -De leur poser des questions. Ne vous inquiétez pas, je vais vous faire parler.
Joseph 90 -D’accord, je vous écoute.
Sally -Depuis que je connais Matthieu, il me parle de vous, de votre histoire, de celle
de votre fille.
Joseph 90 -Vous voulez que je vous raconte ma vie !
Sally -En quelque sorte.
Il porte une main à la tête, se cache les yeux.
Sally -C’est… Ça vous embête ?
Joseph 90 -Vous savez, lorsqu’un homme a eu une existence difficile, parsemée de
malheur, qu’il a croisé trop de tragédie, que la grande histoire a broyé la sienne,
il n’a pas envie de faire revivre sa vie. Une fois ça suffit.
Sally -Mais peut-être que…
Joseph 90 -Ca me ferait du bien de raconter, de vider ce sac.
Sally -Oui.
Joseph 90 -Je comprends mieux. Matthieu n’a jamais réussi, alors il vous envoie.
Sally -Non ! Enfin…, il y a un peu de ça, mais je voulais vraiment faire un article.
Joseph 90 -Et vous ne voulez plus.
Sally -Je voudrais qu’on le fasse ensemble. Je n’ai connu aucun de mes grands-
parents. Les quatre sont morts en camps de concentration.
Joseph 90 -Vous êtes juive ?
Sally -Ça vous embête ?
Joseph 90 -Non, plus maintenant. Au contraire. Nous partageons nos vides, nous avançons
au milieu de ces trous en essayant de ne pas trop trébucher. Mais moi c’est
différent, je suis à bout de souffle. Mais n’oubliez jamais que quelle que soit la
laideur du chemin, c’est vous, et vous seule qui rendrez beau ce que vos
yeux y verront.
Sally -Je voudrais tellement…
Joseph 90 -La terre dans laquelle j’ai enterré ces morts est enfin recouverte de fleurs. J’ai
transporté mes racines comme on trimbale une plante. Mais là, c’est bon, c’est
bon… C’est tellement bon ! … Souvent, je parle à ma femme, à mes fils, à tous
ceux qui m’ont quitté, et je leur raconte, je leur raconte l’histoire, je leur raconte
tous ces épisodes qu’ils ont manqué, et je leur offre ces fleurs.
Sally -Je suis correspondante en France du journal Haaretz.
Joseph 90 -Ah, c’est le journal de la gauche israélienne.
Sally -Oui c’est ça. Il y a aussi un magazine. Nous essayons, avec nos articles de
participer à la réconciliation. Vous avez vu la poignée de main entre Yitzhak
Rabin et Yasser Arafat ? Et le accords d’Oslo. C’est formidable.
Joseph 90 -Formidable oui, j’ai vu. J’avais beaucoup d’amis juif à Jaffa… à Tel-Aviv.
Sally -Vous n’avez pas l’air de vous en réjouir.
Joseph 90 -J’y ai tellement cru…Tellement… Retourner là-bas, revoir mes amis, ma maison,
l’atelier. Je crois bien que c’était les plus belles années. Nous étions si
heureux ….
Mais commençons par le début, l’Arménie.
L’ infirmière rentre dans la chambre avec un plateau.
L’infirmière -Rebonjour Monsieur Kerlak
Joseph 90 -Je ne m’appelle pas Monsieur Kerlak Je m’appelle Joseph Kherlakian. Vous
pouvez même dire Kherlakiane mais pas kerlak. Lorsque je parle de vous je dis
l’infirmière, pas l’infirme. Vous pouvez m’appeler Monsieur Joseph et même
Joseph si vous voulez. Ou Alfred, Alfred c’est joli, mais pas Kerlak.
L’infirmière -Oh mais vous en faites des histoires pour un ian.
Joseph 90 -Ce sont mes histoires. Et ce n’est pas qu’un ian comme vous dites.
L’infirmière -D’accord, Monsieur Kherlakian. Allez il faut prendre vos médicamiants. Elle rit
Et je vous ai apporté le gouter, tenez un flan et un thé.
Joseph 90 -Je ne veux pas de thé. Je ne veux pas de flan.
L’infirmière -Mais qu’est-ce que vous voulez pour votre gouter ? Il faut manger quelque
chose.
Joseph 90 -Je veux un bol de calme et une énorme part de paix . Merci madame
l’infirmière.
En sortant elle s’adresse à Sally
L’infirmière -Vous avez bien du courage madame, moi je suis payée.
Joseph 90 -En plus elle me croit sourd ! Quand ma fille venait me voir, cette mégère était
plus gentille avec moi. C’est curieux pourquoi on respecte moins les gens seuls.
Sally -Mais votre fille vient toujours vous voir !
Joseph 90 -Oui… En ce moment c’est difficile, elle est à New-York je crois. Elle est styliste
vous savez.
Sally -Oui je sais, je la connais. Enfin de nom. Matthieu dois me la faire rencontrer.
Joseph 90 -C’est sérieux alors.
Sally -Mais non, c’est pour mon article.
Joseph 90 -Quel article ?
Sally -Vous me faites marcher !
Joseph 90 -Je vous demande pardon. Je n’ai pas trop l’occasion de…
Sally -… Alors on s’y met ?
Joseph 90 -Oui. Vous me posez des questions ou vous voulez que je vous raconte ?
Sally -Racontez, et moi je note les questions que je vous poserais à la fin.
Joseph 90 -Je suis né en 1901. Non, non il faut d’abord que je vous parle de mon grand-
père, il s’appelait Agop. C’était un homme très riche, immensément riche et
pourtant il était bon et généreux. Il siégeait au parlement, même les ottomans
l’appréciait. Et moi je l’adorais.
Un enfant entre dans la pièce.
Joseph 10 -Papik, Papik.
Joseph 90 -Nous avions une grande maison avec un immense jardin rempli d’arbre fruitier.
J’y passai mes journées quand je n’allais pas à l’école. Mon grand- père avait fait
construire à côté de la maison un orphelinat qui servait d’école. C’est lui qui
payait les professeurs et même la nourriture. J’avais des tas de petits copains,
mais ce que j’aimais c’était jouer avec lui. Quand il avait le temps, il ne refusait
jamais.
Joseph 10 -Mayrig, où est Papik ?
Mayrig -Qu’est-ce que tu lui veut encore ?
Joseph 10 -Je veux qu’il m’aide à écrire des histoires.
Mayrig -Laisse un peu ton grand-père. Il est occupé.
Joseph 10 -Il est où ?
Mayrig -Viens, on va faire du français ensemble.
Joseph 10 -Non ! Je veux que soit Papik. Ça lui fait du bien à lui aussi .
Elle rit
Joseph 10 -C’est lui qui me l’a dit. Ça lui fait travailler le cerveau
Mayrig -Ne t’inquiète pas pour son cerveau.
Joseph 10 -Le voilà, il arrive !
Mayrig -Joseph laisse ton grand-père tranquille, il est avec Mademoiselle Salmond.
Joseph 10 -Agnès ?
Mayrig -Je t’ai déjà dit de l’appeler Mademoiselle Salmond.
Joseph 10 -C’est elle qui veut que je l’appelle Agnès.
Mayrig -Mademoiselle Agnès, pas Agnès !
Joseph 10 -Les voilà, ils arrivent !
Mayrig -Viens ici.
Agop et Agnès entrent
Agop -(à Agnès) Ce n’est peut-être pas le moment idéal mais vous pouvez compter sur
mon aide Agnès. Nous allons la faire cette fête du village et dans cent ans les
gens en parleront encore. Ah mon petit Joseph !
Joseph 10 -Papik est ce que tu peux…
Agop -Tu as passé une bonne journée ?
Joseph 10 -Oui Papik, mais…
Agop
Agnès
Mayrig
Agnès -Connaissez-vous mon petit diable ? -Bien sûr et je connais aussi sa mère. Comment allez-vous ? -Très bien Mademoiselle Agnès. -Je vous en prie, Appelez-moi Agnès.
Joseph 10 -Tu vois !
Agnès -Quand je viens voir votre père, c’est un ami que je viens voir. J’aimerais tant
qu’il y ait un endroit dans ce pays où l’on me considère comme une amie.
Joseph 10 -Moi je veux bien être ton ami et t’appeler Agnès.
Agop -Il y a encore des enfants dans la cour Joseph, va jouer avec eux.
Joseph 10 -Je ne veux pas. J’ai assez joué. Je veux inventer des histoires avec toi.
Agnès -Des histoires ?
Mayrig -Oui, Papa est trop gentil, il ne lui refuse rien. Lui et Joseph s’amusent à inventer
des histoires que le petit écrit sur un cahier. Il ne veut le faire qu’avec son grand-
père. Mais vous avez à parler. Viens Jo nous allons voir tes cousins.
Joseph 10 -Si tu n’as pas le temps, on fait du calcul. Pose-moi un problème.
Agop
Agnès
Agop -C’est toi mon petit qui me pose un problème ! Bon 5 minutes. Vous m’excusez
Agnès. -Bien sûr. -Alors… Je vais te dire des proverbes arméniens et toi tu devras deviner le
dernier mot.
Joseph 10 -Oui Papik. Je suis prêt.
Agop -Honteux de ce qu’il a vu la journée, le soleil rougit …
Joseph 10 -Rougit… de joie….
Agop -Honteux de ce qu’il a vu la journée, le soleil rougit …
Joseph 10 -Le soir !
Agop
Ils figent
Mayrig
Agnès
Mayrig
Agnès
Mayrig
Agnès
Mayrig
Agnès
Elles figent
Agop -Oui, bien… -Mademoiselle Salmond. -Agnès ! -Agnès, cela fait combien de temps que vous êtes à Marache ? -Ca fait… 13 ans maintenant, je suis arrivée en 1897. -Qu’est-ce qui vous a fait venir ici ? -J’avais une amie arménienne à Londres, qui avait perdu son mari au cours des
massacres de 1895. Nous l’avons accueilli à la maison. Elle m’a tellement parlé
des arméniens et de leurs souffrances que je suis venue. -Seule ? -Non elle est venue avec moi ? -Oui, bien… Si mon cœur est étroit, à quoi me sert que le monde soit si…
Joseph 10 -Grand !
Agop -Oui. Vaste.
Ils figent
Mayrig
Agnès
Elles figent
Agop -Et vous avez vu . -Oui, tous ces orphelins et si peu de moyens et de place pour les accueillir. Je
suis rentrée en Angleterre et j’ai fait des conférences, pour que là-bas les gens
sachent. Ils ont été très touchés et ont donné beaucoup d’argent. Je suis
revenue et nous avons ouvert ces orphelinats. -Allez, une dernière : Les chiens qui se battent entre eux s’unissent contre…
Joseph 10 -Leur ennemi !
Agop -Qui est leur ennemi ?
Joseph 10 -Les turcs ?
Agop -Non pas les turcs… Les chiens qui se battent entre eux s’unissent contre…
Joseph 10 -Les loups !
Agop
Ils figent
Mayrig
Agnès
Mayrig
Agnès
Mayrig
Agnès -Oui les loups c’est très bien mon petit Jo. -Ce que vous faites pour nous est formidable. -Oh non, votre père lui est formidable. Moi je partage la fortune des autres.
Votre père utilise la sienne. -Mais mon père est arménien, pas vous. C’est son peuple qu’il aide. Vous non. -Vous savez quand je suis venue, c’était si évident. C’est cette évidence qui m’a
facilité la tâche. Et quand je vois tous ces enfants. Ils méritent
l’éducation. Nous en ferons des médecins, des artistes, des boulangers,
des artisans, pour leur donner la force d’oublier leurs malheurs. Vous savez que
nous avons ouvert une maison pour les veuves. Elles brodent et tissent. Ce
qu’elles font est superbe. Et nous allons vendre leur travail pour elles en
Angleterre et dans toute l’Europe. Vous savez ma porte vous est toujours
ouverte. Mais je sais que vous aussi vous donnez beaucoup pour l’orphelinat de
votre père. -Je donne. Mais ils me rendent tellement. Vous avez raison ça devient une
évidence. -Mais vous êtes jeune, n’oubliez pas de vivre aussi.
Mayrig -Mais je vis Agnès, et suis heureuse. J’ai un mari et un fils formidable.
Agnès
Agop -Et un père merveilleux. Mais je sais aussi que le vent peux tourner très vite. -Allez Joseph. Il faut que je m’occupe de notre invité. Je voudrais que tu m’écrive
une histoire avec ces chiens qui se battent entre eux et qui s’unissent contre le
loup. Agnès, je vous ai abandonné. Allons rejoindre tous ces bourgeons.
Joseph 10 -Merci Papik.
Agop -Au revoir mon petit. Sois sage et aime pour que la vie t’aime.
Il regarde sa montre Ah c’est bientôt l’heure du repas. Allons au réfectoire. Ils
sortent. Nous pourrions manger avec les enfants. Je sens l’odeur des aubergines
jusqu’ici !
Joseph 90 regarde Joseph 10 et l’appelle :
Joseph 90 -Joseph, Joseph.
Joseph 10 le regarde, s’approche de lui et s’assied à ses pieds
Joseph 10 -Oui.
Joseph 90 -Viens me voir mon petit Joseph. Tu sais tu dois continuer à aimer ton grand-
père comme tu le fais. Mais quelque fois il faut le laisser tranquille. Il a
tellement de choses à faire et d’enfants à s’occuper. Il t’aime beaucoup, mais il
faut aussi que tu penses à tous ces autres enfants qui ne sont pas aussi heureux
que toi. Ils ont besoin de ton papik.
Joseph 10 -Oui je sais.
Joseph 90 -Et sois gentil avec ta maman. Reste auprès d’elle. Elle va te…
Joseph 10 -Oui Monsieur.
Sally -Vous étiez heureux !
Joseph 90 -Oh oui et je m’en rendais compte. Moi et mes cinq frères et sœurs au
milieu de tous ces orphelins. En fin de journée, quand l’école se terminait, nous
rentrions à la maison et des heures de bonheur nous attendaient. Nous avions
des amis mais nous ne pouvions pas les amener à la maison. A L’époque je ne
comprenais pas pourquoi. Ils avaient connu tant de malheurs. Et nous nous
étions si protégés, si aimés. Notre propriété était comme une petite ville, à l’abri
des tumultes et des atrocités.
Sally -C’est drôle, en vous écoutant parler de votre grand-père, j’avais l’impression
d’entendre Matthieu parler de vous.
Joseph 90 -Oui, et moi je suis content qu’il m’accompagne dans ces moments difficiles et je
me dis que moi aussi j’ai aidé mon grand-père, même si ça n’a pas servi à grand-
chose.
Sally -Et votre père ?
Joseph 90 -Oh mon père était très occupé. Lui et ses frères étaient chargés des affaires de
mon grand-père. Il avait des vignes, des terres de cultures, des vergers,
beaucoup de bétail et des banques.
Sally -Des banques ?
Joseph 90 -Oui, ici, à Manchester, Constantinople et à Beyrouth. Il nous aimait beaucoup,
mais il n’était pas souvent là.
Sally -La suite est moins heureuse.
Joseph 90 -La suite ? La fuite oui. Le malheur chemine souvent près du bonheur. Quelque
fois il le rattrape et le terrasse.
Sally -Comment tout ça s’est passé, et pourquoi ?
Joseph 90 -Pourquoi ? … C’est une très longue histoire. Pour faire court disons que depuis
la fin du dix-neuvième siècle les ottomans voyaient leur empire se réduire et ils
se sont pris aux arméniens.
Sally -Mais pourquoi ?
Joseph 90 -C’est assez compliqué mais je pense que tant que l’empire était vaste, les
ottomans acceptaient la diversité. Ils étaient bien obligés. Vous imaginez, il allait
du Maroc à l’Autriche. Ça en fait des différences. Plus l’empire déclinait, moins
ils acceptaient ces différences. Pendant la première guerre mondiale les
arméniens soutenaient les alliés, les turcs eux étaient du côté des allemands,
alors ils se sont sentis trahis. En 1918, après la défaite, l’empire ottoman a fini
d’être éclaté. Les français et les anglais, en vainqueurs, se sont partagé le
Moyen-Orient. Les jeunes turcs, un mouvement politique nationaliste, ont pris
le pouvoir et ont dessiné les frontières de ce qu’ils ont appelé la nouvelle
Turquie. Ils ont alors fini de chasser et massacrer les arméniens dont ils ne
voulaient plus.
Sally -Mais les français, les anglais ?
Joseph 90 -Oh ils avaient sûrement d’autres soucis. Et dans le fond, d’avoir ces jeunes
nationalistes, ça les arrangeait peut-être. Ils promettaient une Turquie laïque.
Ainsi ils protégeaient l’Europe de l’Islam et du bolchévisme et de sa révolution
de 1917.
Sally -Vos parents aussi ont été tués ?
Joseph 90 -Mon père était à Beyrouth, pour ses affaires. Ils ont brisé ma mère avant de la
tuer. Ils ont coupé la tête de mon grand-père qu’ils ont promené dans la ville sur
une fourche. C’était le 21 janvier 1921 et j’avais vingt ans.
Un jeune homme arrive en courant. Il renverse des chaises par terre et jette les manteaux
dessus. Une jeune femme (Madeleine, 20 ans) arrive
Madeleine -Joseph, que faites-vous ?
Joseph 20 -Il faut tout bruler avant qu’ils n’arrivent.
Madeleine -Arrêtez ! Mais arrêtez ! Il n’y a donc pas assez de malheurs ? Nous devons
partir, je vous en supplie.
Joseph 20 -En leur laissant tout ! non ! Madeleine aide-moi.
Madeleine -Vous voulez-vous battre contre eux ? Tout le monde est parti.
Joseph 20 -Parti, oui. Papik, ils l’ont égorgé. Tu les a vu défiler dans toute la ville avec sa
tête sur une fourche. Et ma mère. Tu sais ce qu’ils lui ont fait. Il crie Mayrig… Je
te promets, nous partirons après. Nous rejoindrons les français.
Madeleine -Faites comme vous voulez. Si vous voulez aussi leur donner votre vie. Mais moi,
le courage qu’il me reste va m’aider à fuir et à survivre. Les miens aussi ont été
massacré, il y a plus de 10 ans. J’ai encore un peu de force pour vivre. Nous
devons vivre, pour un jour raconter. Ce n’est pas moi qui les vengerai. Et vous
joseph, vous qui m’écrivez de si beaux poèmes, prenez ce cahier et commencez
à écrire. C’est avec vos mots que vous brulerez tout. Mais avant il faut nous
sauver. Je veux passer le reste de ma vie à lire vos poèmes.
Elle part. Il reste immobile
Joseph 90 - Joseph, vas la rejoindre, vas.
Joseph 20 -Mais…
Joseph 90 -Vas-y je te dis. Elle t’attend. Elle est…
Joseph 20 -Oui … Madeleine, attends-moi !
Il sort. Joseph se lève de son lit.
Sally -Vous voulez qu’on arrête ?
Joseph 90 -Non, ça va, j’ai besoin de me dégourdir les jambes.
Sally -Madeleine, c’est votre femme ?
Joseph 90 -Oui… Madeleine… C’était une des filles de notre orphelinat. Je l’ai rejoint et
nous avons rattrapé les français. Ils avaient reçu l’ordre de partir sans prévenir
les arméniens qu’ils étaient venus protéger.
Silence
Sally -Je vais vous laisser.
Joseph 90 -Non, non, l’exode a commencé, on ne doit pas s’arrêter pour ne pas mourir
ensevelis sous la neige. Madeleine a raison, il faut survivre pour raconter.
Pénombre. La voix off de Joseph à 20 ans : -Sous la lumière blême de la vieille lune encore basse, je vois tout autour de la
colonne, sur la route, sur les bas-côtés et dans les champs de bordure, s'élever
mille ombres immatérielles qui se mettent en marche. Je vois toute une
humanité blafarde et silencieuse.
C'est toute l'Arménie de Marache qui s'enfuit pour éviter le retour des
massacres qu'elle a subi pendant l'horreur des jours de révolte. A l'horizon,
Marache brûle toujours; sa lueur diminue de grandeur à chaque pas, pour
bientôt ne plus apparaître que comme un léger point au fond des grands
lointains obscurs.
Oh! que votre cortège est lamentable, populations en déroute qui fuyez la mort
en abandonnant vos foyers détruits! Que vous êtes hagardes, vieilles femmes
aux fichus éclatants! Que vous êtes sinistres, enfants seuls dont les grands yeux
horribles disent les parents massacrés! Que vous êtes misérables, longs jeunes
hommes roulés dans des manteaux rouges comme au sortir d'un bain de sang!
Que vous êtes attristants, vieillards chargés d'oripeaux trop luxueux sur la
pauvreté de vos carcasses éreintées!
Tous ces gens, qui s'asseyent ou qui se couchent, ce n'est pas pour céder à un
découragement inerte. Ils s'asseyent ou se couchent pour mourir. Mourir de
froid, de fatigue et de faim; car ils ont beau crier au secours, si les soldats déjà
passés n'ont pu les sauver, ceux qui viennent derrière ne le pourront pas
davantage, et quand la longue procession clairsemée aura fini de passer, s'ils ne
sont pas déjà morts, ils resteront tout seuls, désespérément seuls, à grelotter et
à râler dans le grand vide brûlant de froid, jusqu'à ce que leur lente et atroce
agonie, distillée, minute par minute, éteigne leur dernier râle dans leur gosier
raidi.
Là, un poupon couché tout seul, à un endroit où il n'est sûrement pas venu par
ses propres moyens, on doit donc l'avoir abandonné. Il est là, tout petit, roulé
dans un maillot rouge, rouge comme sa pauvre figure qui pleure, comme sa
pauvre petite bouche qui hurle l'agonie avant même d'avoir su parler, comme
ses pauvres petites mains qui se recroquevillent et battent l'air glacial et
mordant. Il me crève le cœur, celui-là. On le juche sur une selle, d'où, d'ailleurs,
on doit bientôt le jeter, mort. Plus loin, c'est une vieille, qui choisit pour
trépasser le milieu du chemin, déjà pas si large. A cette heure peu avancée, on
n'ose vraiment pas encore faire passer les canons sur cette malheureuse chose
frissonnante et trempée. On essaye de la soulever, de la remettre sur ses
jambes, mais tous les efforts restent vains : elle retombe pesamment à chaque
tentative, et n'a plus la force que de geindre dans une langue incompréhensible.
« Ah, et puis tiens, crève, puisque tu ne veux pas marcher! on ne va pas arrêter
la colonne à cause de toi! » et on la remet à mourir sur le bas-côté, simplement
par un reste de pudeur qui nous empêche encore de la laisser piétiner par les
animaux.
Un autre, tombé par terre, tend vers les soldats, pour qu'on le sauve, ses deux
mains pleines d'or! Comme je le devine, il veut racheter sa vie. Je vois ses mains,
tendues dans un geste de supplication et d'offrande, dont les doigts, peu à peu
écartés et raidis, laissent couler sur la neige la sonnante cascade du métal clair
qui a le pouvoir de déchainer la folie des hommes! Vanité! Vanité! Tout cet or
répandu dans le désert au milieu de la misère et de l'agonie, vanité de l'or
impuissant contre la mort et contre la souffrance.
La lumière revient peu à peu. Sally a la tête basse et les yeux fermés.
Joseph 90 -Je vous ennuie avec mes histoires. Vous vous êtes endormie.
Sally -Non, je pleurais.
Joseph 90 -Il ne faut pas, il ne faut plus. J’ai assez pleuré, et je pleure encore. Vous savez
quand un être humain a marché ainsi sur le chemin de l’enfer, toute sa vie ses
pas l’y ramèneront. Même si, par n’importe quelle route il réussit à s’en
éloigner, il recroisera ce chemin, encore et encore…
Sally -C’est vous qui avez écrit ça ? C’est vraiment ce que vous avez vu ?
Joseph 90 -C’est vraiment ce qui s’est passé. Mais ce n’est pas moi qui l’ai écrit. C’est un
jeune aumônier de l’armée française, Maxime Berges. Nous l’avons croisé lors de
cet exode. Nous avons parlé, parlé de nos vies, pour tuer le temps et pour ne pas
qu’il nous tue. Il écrivait tout le temps ce qu’il voyait. Il voulait en faire un livre,
pour témoigner.
Sally -Et il l’a fait ?
Joseph 90 -Oui, nous nous sommes revu après à Paris. Il m’a offert son livre. Hélas peu de
gens l’ont lu. Peu de gens savent.
Sally -Continuez je vous en prie.
Joseph 90 -Nous avons fui jusqu’à Alep. Madeleine et moi nous avons trouvé du travail
chez un couturier du souk. A Marache, à l’orphelinat, elle apprenait la couture,
et moi pour être plus souvent avec elle j’ai voulu aller dans sa classe. Je l’aimais
depuis que j’avais dix ans. Et c’est comme ça que j’ai appris mon métier.
Madeleine rentre dans la boutique. Elle ramasse les habits et les chaises. S’assied et
commence à coudre en chantonnant. Joseph 30 ans arrive
Joseph 30 -Madeleine ça y est, j’ai trouvé, j’ai fini. Regarde, tu as vu ce col… Tu ne dis rien.
Tu n’aimes pas ?
Madeleine -Si, si c’est beau, très beau. Mais il faut finir toutes ces réparations. Il y a deux
costumes à tailler et une dizaine d’ourlets à faire. Je dois monter avant que
Joséphine ne se réveille.
Joseph 30 -Je sais, laisse je vais m’occuper de tout ça. Va voir Jose.
Madeleine -Il faut vraiment qu’on finisse. Monsieur Farès nous a bien dit que ça pressait.
Joseph 30 -Monsieur Farès, Monsieur Farès !
Madeleine -Tu me promets, tu ne vas pas continuer tes croquis, tu vas commencer à
tailler cette robe.
Joseph 30 -Promis. Mais un jour, il faudra bien.
Madeleine -Dans une semaine monsieur Farès ferme quelques jours. Tu pourras
travailler pour toi.
Joseph 30 -Pour nous ! Mais il veut que j’ouvre la boutique pendant qu’il n’est pas là.
Je lui ai dit d’accord mais seulement le matin. Il y a tellement de retard.
Madeleine -Je monterai le travail à la maison et je le ferai en gardant Joséphine. Ça te
laissera du temps. Allez je monte, elle ne va pas tarder à se réveiller.
Joseph 30 -Madeleine, attends, prend ça et corrige si tu trouves que ça ne va pas. Là,
regarde qu’est-ce que tu penses si…
Madeleine -Allez, donne je vais reg… Une feuille sort du cahier…Qu’est-ce.. Elle lit :
L’auguste majesté des montagnes sublimes que nos yeux enchantés
regardent frémissants. Et l’impérieux appel de l’insondable abîme
n’auront jamais sur toi, nul attrait saisissant. Ainsi ce beau tapis de
merveilleuses fleurs, sur toi n’exercera jamais sa séduction. Tu ne verras
jamais du monde sa splendeur, cet insigne cadeau qu’a fait la création.
Aveugle, pauvre ami… Qui est cet aveugle ?
Joseph 30 -Il n’existe pas et pourtant je le croise de temps en temps.
Madeleine -Puisse-tu faire d’autres belles rencontres mon Joseph. Elle l’embrasse
Joseph 30 -Tu ne veux pas redescendre avec Jose ?
Madeleine -Mais elle n’a que deux ans !
Joseph 30 -Oui je sais mais elle aime bien me voir travailler.
Madeleine -Tout le monde aime te voir travailler Elle sort Je verrai.
La lumière se fait sur le vieux Joseph et Sally Joseph 30, dans le noir, sort
Sally -Depuis qu’elle est toute petite vous l’appeliez Jose alors.
Joseph 90 -Oui, Jose parce que déjà c’était une battante et une casse-cou.
Sally -Et ça lui est resté. Et elle en a fait sa marque de vêtements. Combien de temps
êtes-vous restés en Syrie ?
Joseph 90 -Jusqu’en 33.
Sally -Et c’est à ce moment que vous partez en Isr… en Palestine ?
Joseph 90 -Oui, l’ainé de mes oncles Setrak était à Constantinople au moment du
massacre. Il a pris le premier bateau. Il partait pour Jaffa. Il a juste eu le temps
de retirer beaucoup d’argent à sa banque avant que les turcs ne nous prennent
tout. C’est le seul qui a pu sauver quelque chose. Arrivé à Jaffa il a acheté
plusieurs boutiques, des maisons et une orangeraie. Quand il nous a retrouvé,
enfin les survivants, il a tout redistribué. Il m’a offert une boutique, près du port.
Je suis devenu tailleur à mon compte. Ça marchait plutôt bien. Nous y avons
passé de belles années. Du moins au début.
Sally -Et la petite Jose ?
Joseph 90 -Elle était toujours dans mes pattes. Elle passait son temps à dessiner. A douze
ans elle me demandait du tissu et avec mes outils elle taillait des robes. Et ce
n’étaient pas des habits de poupées !
Sally -Vous aviez aussi des clients juifs ?
Joseph 90 -Depuis le tout début oui. Juifs, musulmans, chrétiens, riches, pauvres…
Jaffa était une ville extraordinaire, colorée, irradiée et radieuse. J’avais beaucoup
d’amis juifs. Il y avait ceux qui étaient là depuis longtemps, ceux qui sont arrivés
avant la guerre et puis ceux qui sont arrivés de toute l’Europe pour fuir les nazis
et créer l’état juif. Beaucoup de colonies se sont implantées autour de Jaffa.
Sally -Mais… comment vous… ? Au début…Enfin est-ce qu’il n’y avait pas de…
problème ?
Joseph 30 -Des problèmes ? Evidemment il y en a eu. Mais vous savez la plupart des juifs
qui sont arrivés au début étaient pleins de rêves et l’un d’eux était de vivre en
paix avec les palestiniens. De créer des richesses et d’en faire profiter leurs
voisins.
Madeleine arrive avec Joseph, Nathan et le petit David
Madeleine -Venez-vous installer sur la terrasse, à l’ombre de l’olivier, je vais faire du café.
David, veux-tu une citronnade ? Je vais appeler Jose. Elle est chez la voisine
avec son petit frère.
Ils s’asseyent autour d’une table.
Joseph 40 -Nathan, j’aime tes visites. Elles m’apaisent. Il y a tellement de tension depuis
quelque temps.
Nathan -Justement Joseph, ça ne va pas aller en s’arrangeant. Un nouveau groupe est
arrivé. Cette fois certains sont armés. Tu sais avec ce qui se passe en Europe.
Ceux-là n’ont plus rien à perdre. Ils ont déjà perdu toute leur famille. Des camps,
des camps de concentration. Tu te rends compte ? Et la mort au bout.
Simplement parce que …juifs.
Joseph 40 -Mais contre qui ces armes ? Les arabes ?
Nathan -Pas seulement, contre les anglais aussi Cette promesse d'état juif, tant que les
limites ne sont pas fixées c'est un jeu du chat et de la souris.
Joseph 40 -Et les souris sont de plus en plus nombreuses
Nathan -C’est surtout que le chat a d'autres chats à fouetter
Joseph 40 - Quand les occidentaux se battent entre eux c'est souvent dans l'Orient qu'ils
trouvent leur première victime
Nathan -Et la France a capitulé tu te rends compte ce n'est pas possible des camps de
concentration des trains et la police française qui aide à les remplir qui aurait
cru !
Joseph 40 -Tu sais ce que répondait Hitler à ses généraux quand ceux-ci lui disait qu'on ne
les laisserait pas faire ? « Qui se souvient des Arméniens ? »... Nous avons nous
aussi été lâchés par les anglais et les Français.
Madeleine - Voilà le café la citronnade Jose arrive
Jose (12 ans) arrive
Jose -David, David regarde.
Madeleine -Allez Jose, installe-toi et prend ta citronnade. Après, avec David vous irez jouer
dans le jardin. La balançoire est réparée.
Jose -Regarde David comme ma robe est belle. Tu me trouve belle ?
David -Euh…oui…
Jose -Alors dis le moi ! Viens je vais te montrer d’autres robes.
Jose et David partent dans la maison
Nathan -Les alliances se font et se défont. Les russes se battent contre les allemands
maintenant. Leurs danses de girouettes nous donnent le vertige. Et pendant
qu’elle est à feu et à sang l’Europe dessine nos frontières. Nous sommes
vraiment la dernière roue de leur carrosse. J’ai peur Joseph, j’ai peur. La haine
est en train de pousser sur nos terres et dans nos têtes. Pourtant les premières
colonies juives se voulaient pacifiques. La plupart de ces hommes et de ces
femmes venaient d’Union Soviétique et avaient gardé en eux un idéal
communiste débarrassé de toutes ses impuretés totalitaires. Mais maintenant
ceux qui arrivent ont soif de vengeance. Ce qu’ils ont subi leur a fait perdre la
raison. Notre rêve est en train de se transformer en cauchemar. Le monde a
basculé dans la nuit. J’entends des cris partout. Des orphelins, des hordes
d’orphelins partout sur la terre. Je ne sais pas quoi faire. Pourtant il faut y croire,
il faut tenir debout pour traverser cette nuit. J’ai pensé qu’au moins nous
pourrions essayer de faire quelque chose ici, à Jaffa, pour éviter de noyer cette
terre sous des bains de sang.
Joseph 40 -Mais quoi ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Tout ça est….
Nathan -J’ai pensé à toi.
Joseph 40 -Moi ?!
Nathan -Toi Joseph tu es chrétien. Tu es au milieu de tout ça, ni d’un côté ni de l’autre.
Et tu sais ce que c’est qu’un cauchemar. Ta nuit a été longue mais tu t’es réveillé
et tu t’es relevé.
Jose revient avec David
Jose -Papa, papa, l’armoire est fermée. David veut voir les robes que j’ai faites.
Joseph 40 Tu veux voir ses robes David ?
David -Euh…Oui…
Joseph 40 -Tu as raison, elles sont magnifiques. Mais un conseil mon petit, n’oublie
jamais de lui dire qu’elle est belle. Tiens Jose voilà la clé. Fais doucement.
Jose rentre dans la maison, David la suit en trainant les pieds
Nathan -Peux-tu m’accompagner joseph, tu peux peut-être leur parler.
Joseph 40 -Parler à qui ?
Nathan -Ces jeunes qui viennent d’arriver. Explique-leur. Tu as repris vie après le
massacre des tiens. Vous aussi vous avez tellement perdu ! Peut-être
t’écouteront-ils.
Joseph 40 -Je ne suis pas sûr que ça serve à quelque-chose. Mais je veux bien essayer.
Nathan -Allons-y. David, David, viens.
Joseph 40 -Jose, reste avec ta mère Je vais chez Nathan avec David.
Jose -De loin Mais les robes il n’a pas vu mes robes !
Madeleine -Elle rentre avec un plateau Vous partez ! j’avais sorti les pâtisseries.
Joseph 40 -Donne et vas en préparer d’autres. Je crois bien qu’il va nous en falloir une
grosse quantité.
Nathan -Ah ! Tu sais comment t’y prendre mon bon Joseph.
Joseph 40 -De la douceur Il mange une pâtisserie et en offre une à Nathan Toujours
de la douceur.
Ils partent
Sally -Et vous leur avez parlé ?
Joseph 90 -Et bien sûr ça n’a servi à rien ! On leur avait promis une terre, cette terre
qu’ils attendaient depuis 2000 ans. Ils étaient ceux qui allaient changer
l’histoire. Rien ni personne ne pouvait les arrêter. Ni les anglais, ni les arabes,
encore moins cette minorité chrétienne, ces hommes tampons que nous étions.
Nous aussi nous l’aimions cette terre. Et puis avec ce qu’ils ont subi par la suite,
c’est comme si nous, arméniens, quelque chose nous liait à eux. Et nous aimions
aussi les arabes qui nous avaient accueillis et nourrit.
Sally -Mais vous êtes parti ?
Joseph 90 -Oui, à la mort de notre fils.
Sally -Votre fils ! Je croyais que vous n’aviez eu qu’une fille !
Joseph 90 -Deux fils, nous avons eu deux fils.
Sally - Deux fils ! Matthieu n’en parle jamais.
Joseph 90 -Il ne les a pas connu. Mais la vie nous avais aussi offert deux garçons.
L’histoire nous les a repris… L’histoire avec une grande hache. A la mort du
premier, Antoine, nous ne pouvions plus rester en Palestine. L’état d’Israël
venait d’être créé officiellement, et bien sûr beaucoup de palestiniens ne l’ont
pas accepté. Mais de statut de combattants on en avait fait des terroristes.
Antoine avait dix-sept ans, encore un enfant. Pour lui la guerre était un jeu de
cache-cache. Mais lui ne se cachait pas. A dix-sept ans on n’a pas peur, on est
fou.
Un homme entre dans la pièce
Moktar -Joseph. Mon ami Joseph. Il y a quelqu’un ? Joseph 50 arrive
Joseph 50 -Qu’est-ce que tu me veux Moktar ?
Moktar -Je suis venu soulager ton chagrin.
Joseph 50 -Soulager mon chagrin ? Mais comment pourrais-tu ?
Moktar -J’ai perdu un fils moi aussi.
Joseph 50 -C’est pour ça que tu voles ceux des autres ? Vas t’en avant que Madeleine ne te
voie. Elle n’a même pas pu aller sur la plage voir le corps d’Antoine.
Moktar -Je suis venu vous voir tous les deux. Nous avons collecté de l’argent.
Joseph 50 -Va-t’en Moktar, va-t’en. Ne viens pas salir notre peine.
Moktar -Nous voulons organiser de grandes obsèques à ton fils. C’est un héros, il a
donné sa vie pour…
Joseph 50 -…Il n’a rien donné du tout ! Vous la lui avez prise ! Vivre en Palestine où vivre en
Israël. L’important était qu’il vive, qu’il grandisse, qu’il ait des enfants, et
qu’ensemble ils peuplent cette terre en essayant d’être un ami pour tous ses
voisins, comme nous avons essayé de le faire jusqu’à aujourd’hui.
Madeleine -Qui est-ce ? Avec qui tu parles Joseph ? Elle entre, Joseph ferme les yeux.
Moktar écarte les bras comme pour l’enlacer de loin Dis-lui de partir ou je le tue !
Moktar -Je comprends ta colère Madeleine.
Madeleine -Tu ne comprends rien du tout ! Si tu avais compris, à la mort de ton fils,
tu aurais arrêté de les suicider tous ces enfants !
Marc, le deuxième fils de 10 ans, entre. Aussitôt Joseph essaie de le détourner de sa mère.
Mais Marc va se coller à elle
Moktar -C’est grâce à tous ces enfants que les autres Il montre Marc pourront
vivre libres sur cette terre, dans leur pays.
Madeleine -Ce sont ces mots qui ont allongé Antoine près des rochers.
Marc -Antoine est à la plage ? Je veux y aller.
Madeleine -en criant Toi tu restes là. Tu ne bouges pas de là. Tu entends, tu ne
bouges plus de là !
Joseph 50 -Madeleine…
Madeleine -Quoi Madeleine ? Tu veux que ça continue ? J’ai perdu tous mes parents.
Je n’ai rien dit, rien réclamé. Laisse-moi le tuer.
Marc -Maman ! Elle s’effondre. Moktar s’en va Maman… Il l’enlace Je suis là, je
te promets , je ne bougerai plus.
Joseph 50 -Venez, rentrons.
Madeleine -Tu te souviens Joseph, il y a bientôt trente ans, au moment de quitter
Marache, tu voulais tout brûler. J’aurais dû te laisser faire. Aujourd’hui, tu
m’aurais laissé le tuer.
Ils sortent tous les trois, Madeleine et Marc devant.
Dans le couloir :
Madeleine -Je ne veux plus rester ici. Partons Joseph, Partons. Cette terre est minée,
minée à jamais.
Joseph 50 -Mais partir où ?
Madeleine -Aux Etats-Unis, en France au Canada, n’importe où mais dans le pays des
vainqueurs. Emmène-nous, partons, je ne veux plus de cette vie de
funambule.
Joseph 50 -Mais Joséphine alors ?
Madeleine -Jose est à Jérusalem avec Nathan et David. Ils vont bientôt se marier.
Ils partent
Joseph 90 -Sally, Sally ! Elle est songeuse, a l’air triste Vous pleurez ?
Sally -Non…oui. Je ne sais pas. Quelques fois, je suis fière d’être juive et quelques
fois…
Joseph 90 -Vous n’êtes pas juive, et je ne suis pas arménien. Nous sommes deux êtres
humains qui d’une rive à l’autre de nos vies suivent un cours d’eau qui serpente
à travers l’histoire. Il ne faut ni en avoir honte, ni en être fier. Simplement y
naviguer sans s’y noyer.
Sally -Je crois que c’est ce que j’essaie de faire….Alors vous êtes reparti et vous êtes
venus en France.
Joseph 90 -Non. Jose y est allé. Un ou deux ans après, ils se sont mariés et sont venus à
Paris. Elle a étudié la haute couture. Nathan lui est resté à Jérusalem. Nous
avons quitté Jaffa, qui entre temps était devenu Tel-Aviv. Nous avons pu vendre
la boutique et la maison. Ça n’a pas été facile. Certains palestiniens essayaient
d’intimider ceux qui partaient en vendant leurs biens aux juifs. Mais
heureusement d’autres comme Nathan nous ont protégé. Et comme nous étions
les parents d’un héros alors… Et nous sommes allés au Liban.
Sally -Vous aviez de la famille là-bas ?
Joseph 90 -Vous savez la terre d’Arménie a volé en éclat. Elle a formé une multitude d’ilots
sur lesquels chacun de nous peut se poser et s’installer. Nous avons rejoint une
de mes sœur, à Beyrouth.
Sally -Vous semblez le regretter.
Joseph 90 -Beyrouth était une ville extraordinaire à cette époque. Et puis, Antoine mort,
Jose partie, il nous restait Marc. Nous pensions le protéger en allant au Liban.
Mais…
Sally -…Mais…
Joseph 90 -Madeleine avait perdu toute trace de sa famille. Ceux des miens qui avaient
survécu aux massacres s’étaient reconstruit, un peu partout dans le monde. J’ai
préféré aller au Liban, sur un de ces ilots arméniens. Peut-être comme le voulait
Madeleine, nous aurions dû choisir la France… Ca me semblait si loin, si loin du
soleil. Beyrouth était… Les gens…Les gens étaient…
Un homme entre avance et regarde en l’air
Ali -Madame Madeleine. Madame Madeleine
Madeleine -…Oui Ali. Voilà, je vous envoie le panier
Ali -Non, Madame Madeleine, c’est pas pour les courses. Un panier tenu par une
corde descend du plafond
Ce n’est pas pour les courses, c’est le téléphone.
Madeleine -Oh ! Je descends…Voilà j’arrive.
Ali -Ce n’était pas la peine de vous dépêcher Madame Madeleine. Elle va rappeler,
c’était votre fille. Venez.
Ils rentrent dans la boutique (le couloir)
Ali -Attendez là si vous voulez. Je vais vous chercher une chaise. Ça ne va pas être
long. Je lui ai dit de rappeler dans cinq minutes.
Madeleine -C’est gentil Ali, merci. Je vais rester debout.
Ali -Non, non, vous allez vous assoir. Je vais faire chauffer le café.
Madeleine -Mais Ali, je ne veux pas vous gêner.
Ali -Je serai très gêné si vous refusez. J’allais m’en faire un de toute façon. Il va dans
l’arrière-boutique Votre fille habite Paris n’est-ce-pas ?
Madeleine -Oui.
Ali -Ah Paris !
Madeleine -Vous connaissez ?
Ali -Bien-sûr je connais. Un jour un client m’a envoyé une carte postale de là-bas.
Une carte postale de la tour Eiffel. Je connais très bien. Quand je l’ai reçu, j’ai
retourné la carte postale pour voir l’arrière de la tour Eiffel. Mais il n’y avait rien.
Juste il avait écrit dessus. Tenez regardez, elle est là….Et vous, vous la connaissez
la tour Eiffel ?
Madeleine -Oui, nous y sommes allés il y a deux ans pour voir ma fille. La prochaine fois,
c’est promis, je vous ramènerais une photo de la tour Eiffel de dos.
Ali -Oh ça alors c’est gentil Madame Madeleine. Il revient avec le café Drôlement
gentil.
Le téléphone sonne Ali donne le combiné à Madeleine
Madeleine -Allo…Allo…Jose. Jose c’est toi ? Joséphine. Oui ça y est, je t’entends….Comment
vas-tu ? Comment allez-vous ? Et le bébé quand est-ce qu’il arrive. Donne-moi
des nouvelles. Tout va bien ? Et David ? Il est content ? Hein ? Oui je te laisse
parler… Elle regarde Ali Ils vont bien…Dieu soit loué, Dieu soit loué. … Une
lettre ? Quelle lettre ? Marc… Marc t’a écrit ? .................. Hein ? Mais… Mais
pourquoi ? … Non, il ne nous en n’a pas parlé. Je ne suis au courant de rien. Et
ton père me l’aurait dit… ..... Oui, oui, je pense qu’il acceptera. Mais toi, tu es
d’accord ? Et David ? …………Oui je sais, vous êtes souvent parti…………………….
Oui bien sûr le chat. Si ton père est d’accord, très bien. Et vous, quand est-ce
que vous viendrez ?............... Oui, c’est sûr, avec le bébé ............... Pas avant
l’année prochaine ! Mais je ne pourrais pas attendre ! Nous .. Oui bien sûr.
Mais tu sais avec la boutique… Ton père… Non, l’été il ne voudra jamais.
Beyrouth est rempli de monde l’été. Ils viennent de partout. Mais je te promets
à Noël. C’est bien Noël et c’est bientôt. Qui sait, Insh’Allah ........................ Non,
je ne peux pas te passer ton père. Il est parti chez un client. ....... Oui, c’est
promis, je l’embrasserai pour toi… Au revoir ma chérie ..... Oui, je t’aime aussi. Et
ton père aussi. Bye Habibi….Elle revient dans la pièce et voit Joseph 90 qui
s’était levé Joseph ! Tu étais rentré ! Tu savais toi que Marc voulait aller à Paris
faire ses études de médecine ?
Joseph 90 -Non.
Madeleine -Jose vient de m’appeler. Marc lui a écrit pour lui demander si elle était
d’accord pour l’héberger. Il veut faire sa médecine à Paris.
Joseph 90 -Très bien, c’est une très bonne idée.
Madeleine -Mais Joseph, nos deux enfants à Paris et nous ici, c’est…
Joseph 90 -La vie Madeleine, c’est la vie. Ils construisent la leur, nous habitons dans la
nôtre.
Madeleine -Promets-moi au moins d’aller les voir à noël, à tous les noëls. Et peut-être qu’un
jour nous pourrions…
Joseph 90 -Nous pourrions, oui, un jour peut-être.
Madeleine -Mais tu ne m’as pas demandé de ses nouvelles. Tu sais elle va bientôt
accoucher.
Joseph 90 -Oui, je sais, et je sais aussi que si tout n’allait pas pour le mieux, tu aurais
commencé par ça. J’essaierai de l’appeler dans quelques jours.
Elle repart. Le panier remonte
Sally -Vous vous retrouvez donc tous les deux seuls à Beyrouth.
Joseph 90 -On est jamais seul à Beyrouth. Ma sœur est décédée en 1968. Elle n’avait pas
d’enfant et nous a légué la maison, et moi mes affaires étaient bonnes, mais
j’allais avoir 70 ans, alors…
Sally -Alors c’est à ce moment-là que vous êtes venus en France ?
Joseph 90 -Non pas encore. Nous y allions souvent voir Marc et Jose. Et puis il y avait le
petit Matthieu. Et puis il y avait Paris…
Sally -Et le dos de la tour Eiffel.
Joseph 90 -Oui ! Nous y pensions de plus en plus nous installer enfin dans le pays des
vainqueurs, avec ce qui restait de notre petite tribu. La vie au Liban au début
des années 70 commençait à être tendue. Les palestiniens utilisaient le Liban
pour leurs opérations contre Israël. Ils prenaient de plus en plus de place et de
pouvoir. Ils se promenaient armés dans les rues, comme une deuxième police,
mais encore plus armée et mieux organisée. Certains chrétiens voyaient ça d’un
sale œil. L’air était de plus en plus menaçant.
Sally -Alors pourquoi ne pas être parti ?
Joseph 90 -En 1972, nous sommes venus à Paris. Marc travaillait à l’hôpital de Garches.
Mais il se rendait souvent au Liban pour nous voir. Il aidait aussi à soigner dans
les camps palestiniens. Il y avait tellement de besoin. C’est là qu’il a rencontré sa
future femme, Halima, une palestinienne.
Sally -1972 c’était trois ans avant la guerre ?
Joseph 90 -Oui. Rien n’a été fait pour éviter cette guerre. Comme si elle arrangeait
beaucoup de monde. Nous avons alors décidé de nous installer en France. Mais
en 1972…
Arrivent autour de la table avec des couverts Marc, Joseph 70, Matthieu, Madeleine et
David
Marc -Quelle soirée magnifique ! Il fait si bon !
Joseph 70 -Oui, vous avez vraiment de la chance d’avoir un tel jardin à quelques
minutes de Paris… Un petit Liban.
David -La maison est grande Joseph. Elle n’attend que vous. Jose et moi serions si
contents. Et Matthieu aussi. Tenez, si vous venez j’installe une piscine. Ce sera
votre Méditerranée.
Joseph 70 Vous êtes adorable David. Nous y pensons. D’ici un ou deux ans.
David -Ce serait formidable ! Jose est au courant ? … Matthieu laisse un peu ton
grand-père, il est fatigué…
Matthieu -Non, il est en pleine forme. Papik pose moi une devinette.
Joseph 70 -Une devinette… J’ai deux aiguilles mais je ne pique pas et je ne sais pas
tricoter…
Matthieu -Deux aiguilles ? C’est difficile.
Joseph 70 -Prend le temps de réfléchir mon petit. Tu as toute la vie pour trouver les
réponses aux questions qu’elle te pose.
David -Et toi Marc qu’est-ce que tu en penses ? Ce ne serait pas formidable ?
Madeleine -Et voilà la Molokheya.
Matthieu -Une montre !
David -Quoi une montre ?
Matthieu -Les deux aiguilles, c’est une montre !
Joseph 70 -Bravo Matthieu.
Matthieu -Une autre Papik, une autre.
Joséphine -On mange Matthieu, on mange.
Matthieu -Mais je peux réfléchir la bouche pleine.
David -Je ne suis pas sûr que la devinette résiste à la molokheya.
Joseph 70 -Bien alors…On peut m’enlever toutes mes lettres, je reste le même.
David -Jose, Demain nous irons voir ce type pour la piscine.
Jose -C’est vrai Papa, Vous allez venir ?
Madeleine -Il va falloir d’abord régler pas mal de choses avant de vous rejoindre tous ici.
Marc -Il faut que je vous dise quelque chose.
Joseph 70 -Tu es bien solennel mon fils, tu me fais peur.
Marc -Je vais me marier.
Madeleine -Ah.. Mais pourquoi ce ton si…
Marc
Jose -Parce que je vais m’installer au Liban. -Marc !
Matthieu -Papik, je ne trouve pas.
Joseph 70 -Quoi donc ?
Matthieu -Cette histoire de lettres.
Joseph 70 -Le facteur, le facteur.
Matthieu -Le facteur ?
Joseph 70 -Oui le facteur, on peut lui enlever toutes ses lettres, il reste facteur.
Matthieu -Ah…
Marc
David
Marc
David -Je vais épouser une palestinienne. Halima, nous nous sommes rencontré dans
le camp de Chatila, il y a deux ans. -Amène la en France. Tu as ton poste à Garches. -Garches, ! Je te parle de Chatila, un camp de 20000 réfugiés sur 1 km². -Qui préfèrent s’armer que de se soigner.
Madeleine -Ah ne commencez pas !
Marc
David
Marc -De toute façon, ce n’est pas aussi facile de venir en France, même mariés. -Marc, nous connaissons du monde ici. -Oui et elle, elle en connait là-bas. Elle a tous les siens. Tous les miens.
Madeleine -Tous les tiens ?!
Marc -Oui… Vous n’aviez qu’à m’apprendre à être égoïste.
Madeleine -Joseph, tu ne dis rien ? Pourquoi tu ne dis rien ?
Joseph 70 -Parce qu’il n’y a rien à dire. Ils s’aiment…
Madeleine -Mais alors, nous restons au Liban ?!
Joseph 70 -Oui, nous restons au Liban.
La lumière s’éteint sur eux
Joseph 90 -Et nous sommes restés au Liban. En 1980, Marc et Halima nous ont offert une
petite fille, Anna. Mais deux ans plus tard, le 18 septembre 1982, les milices
chrétiennes, sous le regard de l’armée israélienne, attaquaient les camps de
Sabra et de Chatila, massacrant tous ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes
et enfants. Deux jours de massacre.
Sally -Halima était là-bas ?
Joseph 90 -…Halima…Oui…Marc aussi.
Sally -…Et Anna ?
Joseph 90 -Non, Anna était chez nous. Trois jours après nous avons pu aller voir leurs corps
et nous les avons enterré. Nous les avons enterré dans ce trou que depuis
longtemps nous creusions pour eux.
Sally -Que vous creusiez…Je ne comprends pas.
Joseph 90 -En changeant ainsi de pays, nous effacions les traces et éteignions notre colère.
Mais en arrachant ainsi leurs racines, nous creusions ce grand trou dans lequel
ils sont aujourd’hui enterrés. La lumière revient sur la table où Joseph a posé sa
tête pendant que Madeleine marche sans but. Cette façon de les élever en
acceptant l’autre en ami quel qu’il soit… Nous nous sommes trompés.
Joseph 80 -Nous nous sommes trompés Madeleine. Plus nous vidions nos fils de notre
haine, plus nous effacions leur histoire. Je pense qu’ils n’ont jamais accepté que
nous ayons fuit Marache sans combattre. Ils sont devenu les martyrs de leur
honte.
Madeleine -Qu’allons-nous dire à Anna ?
Joseph 80 -Aujourd’hui je ne sais pas, mais un jour, je lui dirai la fierté que j’ai eu d’avoir
connu sa mère. Elle aurai pu quitter le camp et vivre tranquille, loin de tout ça.
Elle est restée près des siens et en est morte. Et même si elle a emmené avec
elle notre fils, je ne lui en veux pas. Ce n’est pas à elle que j’en veux.
Madeleine -Non, Joseph, tu m’as appris à vivre sans haine. Essayons de ne pas mourir avec.
Joseph 80 -Je ne sais pas si je pourrais.
La lumière s’éteint
Sally -Et aujourd’hui, vous l’avez encore ?
Joseph 90 -Non, grâce à Madeleine. Et puis, qui haïr ? Ma mère a été tué par des
musulmans, mon premier fils par des juifs et mon deuxième par des chrétiens.
Je ne peux pas haïr tout le monde. Et puis il y avait Anna. Dès que nous avons
pu, nous sommes venus en France. Avec Madeleine nous avons continué à
marcher main dans la main, et puis l’année suivante, en 1983, elle s’est écroulée
sous le poids du chagrin. Du sien et du mien qu’elle avait si bien soigné. Jose a
pris Anna avec elle et l’a élevé comme sa fille. Et moi j’ai tourné en rond dans
mon bel appartement de l’avenue de Breteuil, en attendant de vous rencontrer
et de vous raconter tout ça.
Sally -Mais vous n’êtes pas seul !
Joseph 90 -Oh non, Ils viennent tous me voir. Jose, Anna, David et Matthieu. Et vous,
vous reviendrez me voir…avec Matthieu. Sally, j’ai si peu de plaisir à mon âge.
Ne me cachez pas ce qui me remplirait de joie. Je sais que là où je vais, je ne les
oublierai jamais, mais je n’ai que leurs regards pour combattre mes larmes.
La lumière s’éteint complètement, puis tout doucement se rallume.
Trente ans plus tard : Sally est assise à la table devant un ordinateur, elle écrit :
Sally -En 1992, Joseph rejoignait Madeleine, ses deux fils, son grand-père et tous ceux
à qui il avait tant de choses à raconter. On voit des ombres drapées arriver par
le couloir jusqu’à la porte. Ils s’arrêtent et attendent. Joseph 90 se lève du lit
et se couvrant du drap les rejoint. Ils partent comme des fantômes. Il y a deux
ans, en 2021, une semaine avant ses 93 ans, Jose les retrouve.
Aujourd’hui, c’est Anna, la petite orpheline palestinienne que Jose avait recueilli
à la mort de ses parents, qui, à 43 ans a repris la direction de Josefils. Une
femme arrive en marchant comme dans un défilé de mode. A chacun de ses
défilés elle rend hommage à tous ceux qui, obligés de partir de chez eux, tentent
de rejoindre le pays des vainqueurs. On voit arriver deux personnages en
habits déchirés et masque qui dansent par saccades sur une musique de
duduk
voix off de Joseph 20 -Oh! que votre cortège est lamentable, populations en déroute qui
fuyez la mort en abandonnant vos foyers détruits! Que vous êtes hagardes,
vieilles femmes aux fichus éclatants! Que vous êtes sinistres, enfants seuls dont
les grands yeux horribles disent les parents massacrés! Que vous êtes
misérables, longs jeunes hommes roulés dans des manteaux rouges comme au
sortir d'un bain de sang! Que vous êtes attristants, vieillards chargés d'oripeaux
Sally
trop luxueux sur la pauvreté de vos carcasses éreintées! -Pour qu’on n’oublie jamais ceux qui, aujourd’hui comme hier, au Haut-
Karabakh ou ailleurs, marchent dans les pas de ceux d’hier, au milieu de
l’indifférence des pays vainqueurs.
La lumière baisse un peu sur scène et s’allume progressivement dans la salle. Anna arrive un
papier à la main. La musique est plus soutenue
Anna -Sur les terres qu’ils traversent, tous les ans le blé refleurira, rouge de leur sang
et rouge de votre honte. Des vagues de naufragés viendront rougir vos plages
horaires où, bâillonnés à vos chaînes, esclaves de leurs informations, vous
passerez à côté d’eux, si près. Prenez soin d’en greffer quelques-uns pour que
sur des chevaux d’infortune ils vous délivrent de vos repas. Les autres, on vous
les montrera, vous ne les verrez pas. Pourtant vous ne raterez rien, en tribune,
sur vos sofas moelleux, au premières de leurs loges. Et puis, scandalisés ,vous
interviendrez. Armés de votre zapette, vous tirerez à vue, à la vue de leur
horreur. Vous ne raterez rien, même pas votre sommeil, même pas leur oubli.
Moi aussi, en les effaçant pour mieux dormir, je les tue pour la millième fois.
Une fois de plus, encore une fois. Je referme la parenthèse et je mets un autre
point final sur lequel ils resteront, en suspension….
Elle crie Je m’appelle Anna Kherlakian. J’ose.
Elle brandit une zapette, et éteint tout

Jaffa 1931
Tel-Aviv 1948

Kilis 1902
Paris 1983

Marache 1901
Paris 1992
Halima
Beyrouth 1940
Beyrouth 1982
Marc
Jaffa 1938
Beyrouth 1982

Alep 1928
Paris 2021

Jérusalem 1928
Paris 20088

Marache 1881
Marache 1921

Marache 1878
Alep 1932

Marache 1860
Marache 1912

Marache 1856
Marache 1920

Nantes 1961

Paris 1960

Benjamin
Paris 1989

Céline
Limoges 1991

Eloïse
Limoges2023

Victor
Paris 2001
Anna
Beyrouth 1980
Paul
Boston 1975


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