Vous mendierez tant

Tout baigne pour(Meggie) entre ses 2 enfants et son cuisinier de mari, dans ce restaurant qu’elle dirige d’une main de fer. Tout Baigne? Le restaurant est en chute libre; aucun employé ne peut rester; son beau-père a pété les plombs; son mari est un piètre cuisinier; son clochard de beau-frère et sa compagne rappliquent pour l’hiver et ses propres enfants dévoilent soudain leur vraie personnalité..

Décor : Une terrasse, à l’arrière d’un restaurant

Distribution : 5F/5H ou 6F/4H ou 6F/3H ou 6F/5H ou 4F/5H ou 5F/6H ou 5F/7H ou 5F/4H –

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ACTE I

Le rideau s'ouvre sur une terrasse, à l'arrière d'une jolie maison bourgeoise. Au fond de la scène et à gauche, une grande baie ouvre sur un salon que l'on juge luxueux par les meubles et objets que l'on y aperçoit. A droite se situent les arrières des cuisines d'un restaurant. Sur un côté, un muret délimite la propriété et la rue. Un banc public est posé près du muret, côté rue. Au centre de la scène,il y a un salon de jardin et des fauteuils adéquats. Il est dix heures. Un téléphone sonne à l'intérieur du salon. Angèle, qui nettoie des légumes sur la table, appelle.

ANGELE (avec force) – Madame, madame... le téléphone ! (Personne ne lui répond..) Elle doit être encore en train de changer de toilette ou de se regarder dans sa glace. (Le téléphone sonnant toujours, elle appelle encore plus fort.) Madame... le téléphone ! (Aucune réponse.) Bon, on va utiliser les grands moyens. (Hurlant.) Marguerite... le téléphone !

Marguerite, qui se fait appeler Meggie, (prononcer Méguy) arrive comme une folle par la baie du salon. C'est une femme très autoritaire, très vieille France, habillée très strictement. Elle est coiffée et maquillée avec soin.

MEGGIE (énervée, en colère) – Ne criez pas comme ça, Angèle, je ne suis pas sourde ! Combien de fois devrais-je vous dire de m'appeler Meggie qui est le diminutif moderne de Marguerite et de ne plus m'interpeller par ce prénom grotesque de cette ridicule fleur des champs !

ANGELE (un peu moqueuse) – Je trouve ça poétique, moi, ces petites fleurs qu'on effeuille en se disant des mots doux. (En disant cela, elle arrache une à une les feuilles d'une salade.) Je l'aime... un peu... beaucoup... passionnément... à la folie... (Meggie la regarde froidement, bras croisés.) Bon, on va peut être s'arrêter à... pas du tout alors!

MEGGIE – Pour la survie de ma laitue, j'aimerais bien, oui ! Je pense avoir passé l'âge de ces âneries d'adolescentes, si c'est tout ce que mon prénom vous inspire !

ANGELE (dans un fou rire) – Oh non ! Ca me rappelle aussi la Marguerite de Fernandel dans le film « La vache et le prisonnier » (Réfléchissant.) Quoique sa Marguerite à Fernandel, elle avait une bonne tête elle, avec des cornes que vous n'avez pas encore et de bons gros yeux tous gentils et pas maquillés comme vous. Même qu'à un moment, dans le film, il l'avait perdu sa Marguerite et il était drôlement inquiet le Fernandel. Et vous savez où il l'a retrouvée ? (Meggie bout d'impatience.) Je vous le donne en mille. Dans un champ avec plein d'autres vaches. Et là, le Fernandel il dit en riant :(Elle l'imite avec l'accent.) «Oh, un champ de marguerites ! » (Elle éclate de rire.)

MEGGIE (outrée) – Cela suffit Angèle, n'en rajoutez pas ! (Le téléphone sonne toujours.) Et qu'attendez-vous pour décrocher le téléphone ? Vous n'êtes vraiment pas très futée et je ne comprends pas comment mon beau-père a pu vous supporter si longtemps. Croyez bien que si ça ne tenait qu'à moi...

ANGELE (moqueuse) – Oh je sais tout le bien que madame pense de moi et combien elle me tient en haute estime. (Moqueuse, la main sur le coeur.) J'en suis toute tourneboulée.

MEGGIE (montrant le salon d'où le téléphone sonne) – Angèle, le téléphone !

ANGELE (vexée, bras croisés) – Je rappellerai humblement à madame l'engueulade carabinée qu'elle m'a passée hier parce que j'ai eu le mauvais réflexe de décrocher le combiné avant elle.

MEGGIE (un peu gênée) – C'était une conversation personnelle et...

ANGELE (faussement étonnée) – Ah ! Il y a une sonnerie spéciale quand c'est personnel et que les fournisseurs appellent pour réclamer leurs factures impayées ? Je ne savais pas moi ! (Le téléphone sonne toujours, elle tend l'oreille et imite la sonnerie du téléphone.) Ca sonne tout pareil qu'hier. Moi, si j'étais madame, je me méfierais, je suis sûre que c'est encore le même gars qui revient à la charge.

MEGGIE (se contenant avec peine, tendant le bras) – Dehors Angèle !

ANGELE (étonnée, regardant autour d'elle) – Ben j'y suis déjà ! Qu'est ce que je fais après ?

MEGGIE (se reprenant et montrant les cuisines ) - Dedans Angèle! Ce n'est pas le travail qui manque, il suffit de regarder ! (En aparté.) Quelle crétine !

ANGELE (s'apprêtant à partir, en aparté) – Quelle conasse !

MEGGIE (qui a entendu) – Pardon ?

ANGELE (se rattrapant) – Quelle feignasse ! J'avance à rien aujourd'hui...

MEGGIE – Je ne vous le fais pas dire ! Et s' il n'y avait qu'aujourd'hui...

ANGELE (sortant, en aparté) – A force de vouloir péter plus haut que son cul, elle va se choper une hernie discale !

Meggie va enfin décrocher le téléphone sans fil et revient sur la terrasse.

MEGGIE (craintivement) – Allo, Meggie Renard.(Reconnaissant la voix., soulagée) Betttttty, quelle surprise ! Ah si je m'attendais... Je suis contente que ce soit toi, dis donc ! Pourquoi ? Eh bien, tu sais, il y a tellement de gens qui nous appellent pour des enquêtes ou des sondages... Et puis, il faut être partout dans un restaurant de notre renommée et on ne peut plus compter sur le petit personnel. Mais ça va bien, nous sommes contents. Marie-Sophie ? Elle vient d'avoir vingt ans et commence à s'éveiller à l'amour. (En confidence.) Nous voudrions, Hubert et moi, lui faire connaître Louis-Etienne, le fils du notaire. Un très beau parti... Elle fait des études d'architecte... aux Beaux Arts. EIle a un brillant avenir devant elle. Studieuse, intelligente, sobre, c'est une fille saine. En toute modestie, tu me connais, c'est un peu moi à son âge... Comment va Hubert ? Ca va... ça va bien... (Pleine d'assurance.) C'est un sacré cordon bleu qui règne en maître absolu sur ses fourneaux d'où il nous mitonne des plats d'une originalité... tu ne peux pas imaginer.

A ce moment précis, Hubert, vêtu de sa tenue et de sa toque de cuisinier, sort affolé des cuisines, une casserole à la main. Georges le suit comme son ombre.

HUBERT (affolé) – Oh putain ! Je viens encore de rater mon beurre blanc ! (Il lui met la casserole sous le nez d'où il fait couler un liquide tout grumeleux avec sa spatule.)

MEGGIE (toujours au téléphone, lui faisant signe de se taire) – C'est Hubert qui vient me montrer une nouvelle recette. (Faussement étonnée.) Ah non non non, pas au beurre blanc. Tu as mal entendu (Articulant lentement.). C'est une terrine de lièvre au vin blanc ! (Maniérée.) Original, non ? (Regardant les grumeaux dans la casserole.) Encore quelques petits réglages dans le dosage des ingrédients et voilà une nouvelle recette sur la prochaine carte. (Hubert hoche la tête de dépit et lui fait signe d'abréger la conversation.) Je vais te laisser, Hubert insiste pour que je goûte sa terrine au vin blanc. (Abrégeant la conversation.) Je suis très contente d'avoir eu de tes nouvelles, tu passes nous voir quand tu veux. Allez pas de chichis entre nous ma Betty, hein, on reste simple. Allez bisous bisous !

Elle raccroche, soupire et regarde écoeurée la casserole d'où Hubert, avec sa spatule n'arrête pas de faire couler bêtement une sorte de magma grumeleux.

HUBERT (tout penaud) – C'est raté !

GEORGES (mouchardant, comme un gamin) – Il l'a raté, je l'ai vu faire.

MEGGIE (regardant l'intérieur de la casserole, avec une grimace de dégoût) – C'était vraiment un beurre blanc à l'origine ?

HUBERT (honteux) – Oui...

GEORGES (en rajoutant une louche) – Oui oui oui ! (Regardant dans la casserole.) Mais maintenant, on dirait de la purée mousseline.

MEGGIE (se dominant, sans s'occuper de Georges) – Attends, tu es en train de me dire, Hubert, que tu viens de rater un beurre blanc ?

HUBERT (encore plus honteux) – Oui... Et c'est le troisième depuis ce matin...

GEORGES (montrant trois doigts, bien haut) – Le troisième !

MEGGIE (explosant) – Le troisième ! Mais enfin Hubert, ce n'est pas possible ! Ce n'est quand même pas compliqué à faire !

GEORGES (avec évidence) – J'y disais que c'était pas compliqué.

HUBERT (vexé, tendant la casserole à Meggie, sans s'occuper de Georges) – Si c'est pas compliqué, vas-y, ne te gênes pas, prends le manche !

MEGGIE (dégoûtée) – C'est toi le grand chef Hubert, moi je ne suis responsable que de l'accueil et de la comptabilité. (Risquant prudemment.) Tu ne te serais pas trompé dans la recette quelque fois ?

HUBERT (très fort) – Non je ne me suis pas trompé dans la recette ! (S'énervant.) J'ai suivi scrupuleusement le mode opératoire en touillant régulièrement. (Reprenant un peu de magma avec sa spatule, en pleurnichant.) Et voilà le résultat...

GEORGES (secouant la tête) – Ah, c'est sûr que c'est pas bien beau.

MEGGIE (catégorique) – Alors c'est ton touillage qui a manqué de régularité voilà tout !

HUBERT (s'énervant de nouveau) – Marguerite, je te dis que j'ai fait tout comme il faut ! Alors fous-moi la paix avec ton touillage s'il te plaît !

MEGGIE (se rebiffant) – Hubert, je comprends que tu sois irrité, mais je t'interdis de m'appeler Marguerite devant tout le monde, tu entends ?

GEORGES – Vous vous appelez Marguerite ? (Il lui tend la main.) Bonjour Marguerite. Avez-vous retrouvé l'étoile que j'ai perdue ?

HUBERT – D'abord, ce n'est pas devant tout le monde parce que nous sommes seuls.

MEGGIE – Et ton père là ? Rassure-moi, il est vivant le père Renard, ou il est empaillé ?

HUBERT – Ah, c'est malin. Tu sais bien qu'il n'a plus toute sa tête. Enfin, que tu le veuilles ou non, Marguerite... c'est quand même ton vrai prénom.

MEGGIE (autoritaire) – Tu dois m'appeler Meggie, c'était convenu entre nous. C'est plus... plus... comment dire...

HUBERT – Plus snob !

GEORGES (insistant) – Bonjour Marguerite. Faudrait me chercher mon étoile que j'ai...

MEGGIE (coupant Georges et reprenant Hubert)– Plus moderne ! Si tu savais ce que mon vrai prénom évoque à ton imbécile d'Angèle ! Je peux t'assurer que sa culture cinématographique ne vole pas très haut. En l'occurrence, elle est au ras des pâquerettes ! (Elle réalise son lapsus.)

HUBERT – Au ras des pâquerettes, pour une Marguerite, je trouve ça plutôt marrant.

GEORGES (coquin) – Quand j'étais jeune, j'effeuillais des marguerites avec des filles. (Il mime.) Je t'aime... un peu... beaucoup...

MEGGIE (l'interrompant net) – Ah non, ça suffit, deux fois en un quart d'heure, je sature, ça frise l'overdose ! (Vexée, à Hubert qui sourit.) – Eh bien vas-y, rigole, donne-lui raison à ta bonniche.

HUBERT (élevant le ton) – Angèle n'est pas ma bonniche ! C'est elle qui nous a élevés, mon frère et moi, quand papa s'est retrouvé seul. C'est presque ma mère...

MEGGIE (ironique) – L'heure tourne et les premiers clients vont arriver. Tu as prévu leur servir quoi avec le sandre ? Une vinaigrette au citron ? Du Ketchup ou de la moutarde Amora ?

GEORGES (espiègle) – Maille ! (Ils le regardent, étonnés.)

MEGGIE et HUBERT (étonnés) – Maille ?

GEORGES (espiègle) – Oui, il n'y a que Maille qui m'aille !

HUBERT (désolé, s'apprêtant à partir) – Bon, j'y retourne.

MEGGIE – Pour le rater une quatrième fois ? Mais laisse-donc Jacques s'en occuper seul ? Ce n'est pas le travail d'un grand chef que de touiller les sauces que diable !

HUBERT (se mettant en colère) – Mais bien sûr que ce n'est pas mon travail, il y a quinze ans que je n'en ai pas fait de beurre blanc ! Alors comment veux-tu que je retrouve le coup de patte en cinq minutes, hein ?

GEORGES – Du foot ! Faut faire du foot mon gars pour avoir un bon coup de patte. T'as qu'à voir Zidane tiens ! En voilà un qui sait servir sur un plateau...

MEGGIE (à Hubert qui s'énerve) – Je t'en prie Hubert, reste calme. (Montrant les cuisines) Ce grand fainéant de Jacques ne peut pas le terminer ce satané beurre blanc ?

HUBERT – Eh bien non, ce grand fainéant de Jacques ne peut pas le terminer ce beurre blanc ! Et tu sais pourquoi ?

MEGGIE (un peu gênée) – Euh... non...

GEORGES (interrogatif,la regardant) – Vous ne savez pas ?

HUBERT – Tout simplement parce qu'il ne l'a jamais commencé ! Et sais-tu pourquoi il ne l'a jamais commencé mon beurre blanc, ce grand fainéant de Jacques ?

MEGGIE (même jeu) – Euh... non

GEORGES (joueur) – Vous donnez votre langue au chat alors ?

MEGGIE (voulant détendre l'atmosphère) – Il est parti pêcher le sandre en attendant !

HUBERT (irrité) – Oh que c'est drôle ! Marguerite, arrête de faire de l'esprit, s'il te plaît, ça ne te va pas du tout.

MEGGIE (voulant rectifier) – Meggie... appelle-moi Meggie...

GEORGES (essayant de comprendre) – Ah ben, votre prénom, c'est pas Marguerite alors ?

HUBERT (enfonçant le clou) – Marguerite ! Je t'appellerai Marguerite quand je voudrai... où je voudrai... et quand ça me fera plaisir !

GEORGES (content) – Ah ben si, c'est Marguerite ! Je ne comprenais plus rien moi.

MEGGIE (Se calmant.) - Bon alors Jacques, s'il n'est pas à la pêche, qu'est ce qu'il fait en ce moment ? Il est à la messe ? Il prie ?

GEORGES – Il prie pour lui tiens... le pauvre pêcheur !

HUBERT (à la limite de la colère) – A l'heure qu'il est, mon premier cuisinier est chez lui, en pleine déprime. Et tout cela parce que depuis trois semaines, (Il insiste fortement.) madame Marguerite ne lui lâche pas les baskets et ne cesse de l'agonir de reproches incessants.

MEGGIE (surprise) – Comment tu sais ça toi ?

GEORGES (levant les bras d'étonnement) – Je ne sais pas comment, mais en tout cas il le sait !

HUBERT (l'accusant de la main) – Alors c'est donc vrai, tu avoues ! (Il tourne, énervé, avec sa casserole à la main) Mais tu ne peux pas foutre la paix aux gens et les laisser travailler sereinement ?

MEGGIE – Oh làlà ! Si on ne peut plus rien dire au personnel. Quel cinéma pour deux ou trois petites remontrances. (Le regardant tourner.) Et puis arrête de tourner, c'est pas comme ça que tu vas ramener ta sauce.

HUBERT – Et que veux-tu qu'il fasse le « grand fainéant de Jacques » quand il sent qu'il va, soit péter un câble, soit péter la tronche à sa patronne ? Eh bien, il préfère se faire porter malade et rester chez lui en laissant son patron seul dans son restaurant (Il élève le ton en touillant nerveusement à nouveau sa sauce.) se démerder avec un putain de beurre qui refuse obstinément de devenir blanc ! Voilà, voilà où nous en sommes avec ton sale caractère de cheftaine

MEGGIE (outrée) – J'ai peut être un caractère de cheftaine comme tu dis, mais en tout cas, les employés me respectent et obéissent quand je les commande, moi !

HUBERT (rectifiant) – Ils ne te respectent pas Marguerite, ils ont la trouille de toi ! Comme si on avait besoin de ça en ce moment. Le restaurant est en chute libre, on est sur le point de perdre la dernière étoile, les employés se barrent les uns après les autres, on est dans le rouge à la banque, papa a complètement disjoncté et de surcroît, nous sommes le seize novembre.....

MEGGIE (étonnée) – Et alors ? Ce n'est pas une date spécifique pour épancher ta mauvaise humeur sur moi. (Réfléchissant.) Et d'ailleurs, qu'est ce que le seize novembre vient fiche là-dedans ? Ce n'est pas la date anniversaire du débarquement que je sache !

HUBERT – Du vrai débarquement, non ! D'un autre débarquement, oui ! Et si tu voulais bien utiliser quotidiennement ton prénom d'origine, tu saurais qu'aujourd'hui c'est ta fête.

GEORGES (ravi) – Oh ben chouette ! On va pouvoir boire un p'tit coup.

MEGGIE – Pour être ma fête, c'est ma fête ! Je te remercie, je m'en suis rendu compte.

HUBERT (insistant) – Ta fête, la sainte Marguerite ! (Faussement interrogatif.) Et que se passe -t-il tous les ans, le jour de la sainte Marguerite, Marguerite ?

MEGGIE – Oh seigneur ! J'avais complètement oublié. (Affolée.) Ton frère qui revient prendre ses quartiers d'hiver. Quelle horreur... déjà de retour... Mais il est seulement parti depuis... depuis...

HUBERT – Cherche pas ! Neuf mois exactement ! Monsieur nous quitte le seize Février pour ne revenir que le seize novembre. Il fait sa grossesse extra citadine comme il dit, mais heureux quand même de retrouver la chaleur du nid familial quand arrivent les mois d'hiver. Et nous sommes dans le sud de la France, les hivers ne sont pas longs ! T'imagines si nous habitions Lille ?

GEORGES – Comme Maurice ?

HUBERT (intrigué) – De qui parles-tu papa ? Je ne connais personne de ce prénom-là.

GEORGES (très sérieux) – Moi non plus, mais j'ai toujours entendu dire qu'il habitait à Lille, Maurice ! (Hubert et Meggie haussent les épaules de découragement.)

MEGGIE (entre colère et affolement) – Ce n'est pas possible Hubert, on ne va pas supporter ton frère dans nos pattes encore pendant trois mois... avec sa gonzesse... fagotés comme deux ronds de frite... à ne rien faire à longueur de journée...

HUBERT (défendant un peu son frère) – A ne rien faire, à ne rien faire... faut pas exagérer non plus. Il écrit des livres quand même et il en a déjà publié quatre qui ont très bien marché paraît-il.

MEGGIE (moqueuse) – Il écrit ? En marchant ? (Ironique.) Ce que tu peux être crédule, mon pauvre Hubert ! Si ton frère était riche, ça se saurait et il ne mènerait pas cette existence de misère. Quelle déchéance ! Quelle réputation pour le restaurant quand ils se mêlent tous les deux sans vergogne aux clients ! Quelle honte ! (Elle fait semblant de sangloter avec beaucoup de manières.)

HUBERT (apitoyé) – Meggie, allons...

GEORGES (se grattant le crâne) – Meggie ? Ca a encore changé ?

MEGGIE (faisant du chantage) – Je n'en peux plus Hubert ! Trop, c'est trop ! Je l'entends arriver et je le vois déjà qui s'avance vers moi, ses bras sales grands ouverts, me tendant ses joues mal rasées en me disant ironiquement: « Bonjour Marguerite, tu n'as pas changé, toujours aussi jeune et belle ! ».

GEORGES (de plus en plus perdu) – Allons bon, c'est Marguerite maintenant ? Vous ne m'aidez pas beaucoup, moi qui ai déjà du mal à mémoriser...

HUBERT (fataliste) – Mais qu'est ce que tu veux que j'y fasse ?

MEGGIE (essayant de l'exciter) – Mais fous les dehors, bon sang ! Ca fait quinze ans que chaque hiver, il faut nourrir et loger gratuitement ces deux parasites pendant que nous travaillons d' arrache pied pour sauver la dernière étoile du restaurant de ton pauvre père qui est devenu amnésique parce qu'il n'a pas supporté la vie marginale de son fils aîné !

HUBERT (rectifiant) – Je te ferai remarquer que papa a surtout disjoncté depuis la perte de sa deuxième étoile, l'an dernier, après le départ du frangin.

GEORGES (réagissant au mot) – Oh oui oui, mon étoile, faudrait la retrouver ! Vous avez bien balayé partout ? Dans les coins aussi ? Des fois, elles se cachent dans les coins, les étoiles, avec les araignées... Vous avez bien entendu parler d'étoile d'araignée ? Ou dans la neige aussi. (Il chantonne ) « Etoile des neiges... »

MEGGIE (le regardant avec commisération) – Eh bien dis donc, il n'a pas fait que disjoncter le papy Renard. J'ai l'impression que tout le câblage a fondu en même temps que les fusibles !

HUBERT (regardant son père) – Remarque, son état ne va pas en empirant et le médecin dit qu'un choc pourrait tout débloquer.

MEGGIE – En attendant c'est lui qui débloque et c'est nous qui subissons le choc.

HUBERT – Enfin, Dieu merci, à part quelques escapades dont il revient à chaque fois, ramené par de bonnes âmes, il n'est pas méchant.

MEGGIE – Manquerait plus qu'il morde le papy Renard ! Avec un nom pareil, il nous répand la rage en moins de deux dans toute la région.

GEORGES grognon) – Ah ça, c'est sûr que j'enrage d'avoir perdu mon étoile... (Inquiet.) Faudrait peut être songer à me faire vacciner ! C'est grave ça, la rage.

MEGGIE (mauvaise) – Ca peut attendre, vous ne bavez pas encore.

GEORGES (inquiet) – Si si, des fois, je bave en mangeant. (Montrant le coin de ses lèvres.) Ca coule un peu par là.

MEGGIE (revenant à la charge) Quant à ton frère, si tu ne le fiche pas dehors dès qu'il se pointe avec sa greluche, je te préviens, Hubert, que je fais mes valises et que je pars avec les enfants chez mes parents, dès ce soir !

HUBERT (essayant d'expliquer calmement) – Je te rappelle que papa a donné son restaurant en indivision à ses deux enfants et que, de ce fait, mon frère en possède la moitié, au même titre que moi. (Elevant la voix.) Comment veux-tu que je le jette dehors alors qu'il est ici chez lui ?

MEGGIE (mi colère et pleurs) – Comment as-tu pu conclure un marché pareil avec ces paumés ?

HUBERT (outré) – Ah non, tu ne vas pas me reprocher cet arrangement avec lui ! Tu étais trop contente, il y a quinze ans, quand il a pété les plombs dans sa cuisine, le frangin, et qu'il a décidé de tout plaquer (Elle veut protester.). Ne dis pas le contraire, tu te voyais déjà propriétaire du restaurant, toi à l'accueil et moi aux fourneaux.

MEGGIE (indignée) – Tes propos sont vraiment petits petits, Hubert. Tu me déçois beaucoup.

HUBERT – Pire, je revois encore ton visage radieux quand il nous a dit : « J'peux plus supporter tous ces cons de bourges qui bouffent dans le resto, j'me tire Hubert ! Je te laisse t'en occuper et je renonce à mon salaire. Tu garderas tous les bénéfices pour toi mais je te demande seulement, en échange, de m'abriter et de me nourrir pendant les trois mois d'hiver » C'est tout juste si tu ne lui a pas sauté au cou en applaudissant des deux mains.

Georges les regarde l'un après l'autre et essaie de comprendre leur conversation.

MEGGIE (trouvant la parade) – Heureusement en tout cas que tu l'as remplacé au pied levé, sinon le restaurant (Elle fait un geste de balayage de la main.) pffttt !

HUBERT – Le problème, c'est que le grand chef, c'était lui. Moi je n'étais qu'un exécutant et comme il nous a quitté à dix heures du matin, le feuilleté de magret en rognonnade et navets confits qui était prévu au menu du midi, s'est transformé vite fait... en cassoulet toulousain de chez Cassegrain. (Encore traumatisé par l'incident.) Je revois encore la tronche des clients tripatouillant les saucisses dans leurs assiettes à la recherche des rognons.

MEGGIE (fière) – Ca a été un dur moment à passer Hubert, mais maintenant c'est toi le chef

HUBERT (se remettant à touiller machinalement) – Oui, mais un chef qui ne sait même plus faire un beurre blanc et qui laisse filer ses étoiles.

GEORGES (réagissant en regardant le ciel) – Où est-ce que tu as vu mon étoile filante ?

A ce moment précis, Angèle sort des cuisines et s'avance vers Georges.

ANGELE – Ah, monsieur Georges ! Je vous cherche partout, c'est l'heure de vos gouttes.

GEORGES (ravi) – Vous voulez m'offrir une petite goutte ? C'est bien aimable à vous madame. Juste un doigt de cognac alors !

ANGELE (le prenant par la main, comme un gamin) – Venez avec moi, le bar c'est par là.

GEORGES (se laissant emmener) – C'est du cognac Hardy ou du Napoléon ?

ANGELE – C'est de ma cuvée ! De la vieille fine ! (Se retournant vers les autres en sortant.) De la vieille... fine, c'est marrant, non ! (Ils sortent côté salon.)

MEGGIE – Elle m'énerve, elle m'agace avec ses réflexions à deux balles celle-là !

HUBERT (regardant sa casserole et revenant à la réalité) – Oh putain, mon beurre blanc !

MEGGIE – Demande à François de te le faire

HUBERT – Le jeune intérimaire ? Après tout, pourquoi pas, ça ne pourra pas être pire. (Il s'apprête à repartir en cuisine.)

Marie-Sophie arrive du salon. C'est une jeune fille très bcbg, habillée très stricte, comme sa mère.

MARIE-SOPHIE – Bonjour papa, bonjour maman ! (Inquiète.) J'ai entendu parler fort tout à l'heure, vous vous rouspétiez ?

MEGGIE (regardant Hubert) – Nous rouspéter ? Mais non voyons ! Si tu savais ma chérie comme ton père et moi nous nous entendons bien. Pas l'ombre d'une dispute, une complicité à toute épreuve et un amour sans faille. Ah je te souhaite, ma petite Marie-Sophie, de connaître un bonheur identique au nôtre. (Hubert fait une moue de désapprobation.) N'est ce pas Hubert chéri ?

HUBERT (se ressaisissant, mais sans grande conviction) – Ah ça, pour être plus heureux que nous... (Il laisse sa phrase en suspens et rajoute.) Faut déjà se lever de bonne heure !

MEGGIE (toute contente) – Sais-tu qui j'ai rencontré ce matin ?

MARIE-SOPHIE – Non maman.

MEGGIE (radieuse) – Louis-Etienne.

MARIE-SOPHIE (étonnée) – Louis-Etienne ?

MEGGIE – Louis-Etienne de Boisradin, le fils du notaire ! Quel joli et charmant garçon ! Il m'a parlé de toi, de tes études, de tes loisirs... (En confidence.) Je crois qu'il souhaiterait faire plus ample connaissance avec toi.

MARIE-SOPHIE (très prude, choquée) – Mais maman, je ne suis pas encore prête pour ce genre de rencontre et je suis encore bien jeune. Et puis, il y a mes études... Je ne voudrais pas sacrifier mes études pour des sentiments qui me sont encore tellement inconnus et dont la simple évocation me fait rougir et me rend confuse.

MEGGIE (fière de sa fille) – Ah ma petite fille, comme tu me ressembles et comme tu es telle que nous t'avons élevée. Droite, honnête ! Quelle récompense pour nous... N'est-ce pas Hubert chéri ?

HUBERT (même jeu) – Oh oui, quelle récompense Meggie chérie ! (A sa fille.) En même temps, tu arrives à un âge où il serait tout à fait normal de t'intéresser à un garçon et Louis-Etienne est vraiment quelqu'un digne d'intérêt, tu sais.

MEGGIE (admirative et maniérée) – Ce jeune Boisradin me paraît pétri de qualités et, de surcroît, si Charles-Antoine l'a choisi comme camarade, tu peux être sûre qu'il ne s'agit pas du premier venu.

MARIE-SOPHIE (de plus en plus choquée) – Papa maman, s'il vous plaît, je n'aime pas aborder ce sujet. Je ne connais pas bien Louis-Etienne, les garçons me font si peur et je suis tellement timide...

HUBERT (voulant se lancer dans un cours) – Il ne faut pas voyons ! Tous les garçons ne sont pas des voyous, et puis, c'est la vie... rencontrer l'âme soeur... fonder un foyer... avoir des enfants... une jolie maison... une belle situation... (Fier.) comme tes parents ! Ca ne te fait pas envie, hein ?

MARIE-SOPHIE (paniquée, la main sur le coeur) – Arrête Papa ! Cela m'effraie, je ne connais rien aux choses de la vie et je trouve cela tellement dégoûtant tous ces jeunes gens qui font... qui ont... enfin, qui se... (Elle promène ses mains rapidement sur son corps.)

HUBERT (étonné) – Qui se... quoi ? Mais enfin, ma petite fille, il est tout à fait normal que deux jeunes gens qui éprouvent l'un pour l'autre des sentiments réciproques, puissent échanger des gestes doux et même se toucher, se caresser, ce n'est pas un péché et...

MEGGIE (coincée) – Je t'en prie Hubert, un peu de décence dans tes propos. Tu as vraiment le chic pour bloquer le psychisme des gens, toi ! (Marie-Sophie baisse la tête de honte.)

HUBERT (confus, voulant se rattraper) – Je voulais juste te dire que ta mère et moi par exemple...

MEGGIE (le coupant net) – Hubert, ce n'est pas un bon exemple !

HUBERT (déçu et résigné) – Ah bon, ce n'est pas un bon exemple.

MEGGIE – Non et ne la bouscule pas. Chaque chose en son temps. Regarde la, elle est fragile, délicate et la brutalité de ton langage ne peut que la blesser.

HUBERT (stupéfait) – Mon langage ? Mais qu'est ce que j'ai dit ? (A sa femme.) Rassure-moi, elle sait quand même que les bébés ne naissent pas dans des fleurs ? Ni dans les choux ? (Inquiet, à sa fille.) Tu sais ça, ta mère t'a expliqué ? Ce n'est pas non plus les cigognes qui les apportent les bébés, on est bien d'accord ? (Tête baissée, elle acquiesce ) Ouf, tu me rassures !

MEGGIE (autoritaire) – Hubert !

MARIE-SOPHIE (complètement coincée) – Ne vous disputez pas pour moi, il faut me laisser du temps... vous comprenez ?

MEGGIE (mielleuse) – Nous en reparlerons. Mais tu sortais ma poupée ? Tu as des cours ce matin ?

MARIE-SOPHIE (docile) – Oui maman, en fin de matinée.

MEGGIE – Ton frère a dû partir très tôt faire ses révisions chez Louis-Etienne, je ne l'ai pas entendu sortir. Quelle chance d'avoir un frère comme lui, et quel modèle pour toi. Allez, vas-y mon trésor et ne te mêle surtout pas aux manifestations des étudiants. Ces jeunes anarchistes aux allures soixante-huitardes de ton oncle qui, d'ailleurs, arrive ce soir reprendre ses quartiers d'hiver !

MARIE-SOPHIE – Oncle Lucien revient aujourd'hui ?

HUBERT – Hélas oui ! (Papa-poule.) Fais aussi attention aux CRS parce que ceux-là, avec leur petite cervelle et leur gros casque à visière qui leur tombe devant les yeux, ils ne font aucune différence entre les bons et les mauvais.

MEGGIE (voulant faire de l'esprit) – Par principe, ils tapent sur tout ce qui bouge. Il est complètement démesuré leur casque par rapport à ce qu'il doit protéger.

MARIE-SOPHIE (se faisant rassurante) – Maman, papa, ça va aller ! (Elle fait semblant de s'en aller en allant vers le passage, à gauche du salon, qui sort sur la rue.)

HUBERT (Appelant vers les cuisines) – Oh François ! J'ai un truc hyper facile à te faire préparer... (Il entre dans les cuisines.)

MEGGIE – A ce midi, travaille bien ma puce. (Se dirigeant vers le salon, la main dans ses cheveux.) Je vais me redonner un petit coup de peigne. (Elle sort.)

Marie-Sophie qui était presque sortie, revient sur ses pas et vérifie, par la baie du salon, le départ de sa mère. Elle s'approche ensuite lentement de la porte des cuisines, tandis que son frère Charles-Antoine arrive par le salon, sans faire de bruit. Lui aussi, comme sa soeur, il fait très bcbg et est vêtu de façon très stricte. Il porte sous son bras des dossiers et des cours qu'il tient avec précaution et surveille sans arrêt. Il semble cependant très sûr de lui.

CHARLES-ANTOINE (surprenant sa soeur) – Tu sais que ce n'est pas bien d'écouter aux portes... (Elle sursaute.) Si maman te voyait, je ne suis pas certain qu'elle apprécierait beaucoup ta conduite, elle qui t'a élevée dans la droiture et l'honnêteté...

MARIE-SOPHIE (confuse) – Quel imbécile ! Tu m'as fait peur.

CHARLES-ANTOINE (cherchant à déstabiliser sa soeur) – Ah bon, je t'ai fait peur ? Aurais-tu quelque chose à cacher... ou à voler peut-être ?

MARIE-SOPHIE (gênée) – Mais non ! Qu'est ce que tu vas imaginer ?

CHARLES-ANTOINE (insidieux) – Je n'imagine rien, je constate...

MARIE-SOPHIE (se ressaisissant) – Ah oui... et alors ?

CHARLES-ANTOINE (perfide) – Alors ? Je t'ai entendu dire aux parents que tu partais pour ton cours et je constate que dès qu'ils ont eu le dos tourné, tu reviens comme une voleuse et que tu espionnes du côté des cuisines.

MARIE-SOPHIE (reprenant de l'assurance) – Tu n'écouterais pas aux portes toi aussi, par hasard ?

CHARLES-ANTOINE (se rendant compte de son erreur) – Certainement pas, je descendais de ma chambre quand je t'ai entendu dire que...

MARIE-SOPHIE (l'interrompant) – Menteur ! Si c'était le cas, tu aurais dû croiser maman qui rentrait dans le salon et il se trouve qu'elle te croit déjà parti, maman. C'est curieux, non ? (Il est très gêné et serre nerveusement ses dossiers contre lui.) Dis-moi, tu ne te serais planqué pour éviter de la rencontrer quelque fois? (Sur le même ton que lui.) Si maman savait ça, je ne suis pas certaine qu'elle apprécierait ta conduite, (Ironique.) elle qui t'a si bien élevé...

CHARLES-ANTOINE (nerveux, tripotant ses dossiers sous son bras) – C'est bon, je ne dirai rien pour cette fois, (Dans un dernier bluff.) mais essaie de te conduire correctement sinon je ne promets rien si tu devais recommencer. (Il s'apprête à sortir.)

MARIE-SOPHIE (moqueuse) – Tu parles Charles ! Match nul mon vieux ! (Inquisitrice, regardant les dossiers qu'il tient sous son bras.) Dis-moi, tu pars pour la semaine ?

CHARLES-ANTOINE (inquiet) – Heu... non ! Pourquoi ?

MARIE-SOPHIE – J'ai comme l'impression que tu emmènes la moitié de ton année scolaire sous ton bras.

CHARLES-ANTOINE (regardant machinalement) – Je vais réviser un maximum de cours avec Louis-Etienne qui m'aide beaucoup. (Voulant changer de conversation.) Tu connais Louis-Etienne ?

MARIE-SOPHIE (essayant de prendre ses feuillets) – Décidément tout le monde le connaît, ce brave Louis-Etienne ! Non, je ne le connais pas mais il semble très attaché à la famille on dirait.

CHARLES-ANTOINE (cherchant à se dégager) – Oui, oui, je crois qu'il nous aime bien. Mais laisse mes cours tranquilles, tu vas tout mélanger alors qu'ils sont bien rangés.

MARIE-SOPHIE (insistant, ayant compris qu'il dissimule quelque chose) – Montre-moi deux minutes, ce ne sont pas des dossiers secrets tout de même.

CHARLES-ANTOINE (s'énervant) – Je te rappelle que ce sont des cours de droit et que tu as horreur du droit. Alors fiche-moi la paix. (Il plaque ses dossiers contre lui.)

MARIE-SOPHIE – Justement, montre les moi que je vois si c'est toujours aussi rébarbatif.

CHARLES-ANTOINE – Non !

MARIE-SOPHIE (tirant les dossiers vers elle) – Si !

CHARLES-ANTOINE (les ramenant vers lui) – Lâche ça !

MARIE-SOPHIE (elle tire à nouveau la pile vers elle) – Non ! (Inquisitrice.) Cacherais-tu quelque chose Charles-Antoine ?

CHARLES-ANTOINE (il tire encore de son côté) – Quelle sangsue ! Mais tu vas me lâcher, dis !

Ils tirent chacun de leur côté et la pile de dossiers finit par tomber par terre, libérant divers feuillets et plusieurs magazines du genre « Play boy » avec des femmes nues en couverture. Charles-Antoine se précipite pour ramasser ses papiers épars tandis que Marie-Sophie s'empare rapidement d'un magazine qu'elle ouvre, face au public. Georges arrive juste à ce moment là, venant du salon.

GEORGES – Je ne sais pas où elle l'achète son cognac, mais il est vraiment infect ! (Radieux.) Bonjour jeunes gens. (Voyant les papiers par terre.) Ah, il y a eu un coup de vent ? (Il chantonne.) Les feuilles mortes se ramassent à la pelle...

CHARLES-ANTOINE (ramassant ses feuillets, inquiet) – Que fais-tu ici ce matin, grand-père?

GEORGES (étonné, regardant derrière lui) – Hein ? Ah, je cherche l'étoile que j'ai perdue. (Voyant la revue.) Oh les jolies mignonnes !

MARIE-SOPHIE (moqueuse) – Eh bien dis donc, toutes les lumières ne sont pas éteintes là-haut !

GEORGES (vivement intéressé) – Elles sont charmantes ces jeunes filles ! Elles ne doivent pas avoir très chaud, habillées comme ça, en cette saison. Elles vont attraper du mal !

MARIE-SOPHIE – Pour attraper du mâle, elles vont attraper du mâle, ça c'est sûr.

CHARLES-ANTOINE (outré) – Oh ! Marie-Sophie voyons ! (A Georges.) Grand-père, pourrais-tu m'apporter une pelle s'il te plaît ?

GEORGES – Une pelle ? Pourquoi faire ?

CHARLES-ANTOINE (voulant se débarrasser de lui) – Pour m'aider à ramasser ces feuilles mortes. Si jamais ton étoile se perd là-dedans, ça ne va pas être simple pour la retrouver.

GEORGES (s'apprêtant à partir) – Ah oui, mon étoile... Une pelle ! Faut vite nettoyer ! (Se ravisant.) D'un autre côté, ça m'ennuie de laisser ces jeunes filles toutes seules. Elles ont l'air si douces, si fragiles...

MARIE-SOPHIE – Faut choisir grand-père ! Ton étoile, unique... ou une tripotée de lunes !

GEORGES (convaincu, montrant les cuisines) – Attendez-moi ! J'y vais et je reviens. (Il sort.)

MARIE-SOPHIE (faussement admirative) – Très bien, le coup de la pelle pour retrouver l'étoile. Il ne marche pas, il court le pauvre grand-père ! Ca te fait un témoin gênant en moins, pas vrai ?

CHARLES-ANTOINE (confus, ramassant toujours ses feuillets) – J'ai agi comme ça pour éviter de perturber davantage son esprit dérangé.

MARIE-SOPHIE – A voir les yeux qu'il roulait devant les pages de ton magazine, la synchronisation avec son cerveau ne me paraît pas complètement hors service ! De toutes façons, tu n'as pas grand chose à craindre de lui, il oublie tout dans la minute qui suit.

GEORGES (tout joyeux, revenant de la cuisine) – J'ai trouvé une pelle à tarte !

CHARLES-ANTOINE – Euh non... ça ne va pas aller. Il faudrait la taille au-dessus, avec un grand manche, tu vois ?

GEORGES (désolé) – Avec un grand manche ? (Convaincu, montrant les cuisines.) Bougez pas ! J'y vais et je reviens ! (Il sort de nouveau en toute hâte.)

MARIE-SOPHIE – C'est vraiment ta connerie qu'il faudrait ramasser avec une grande pelle !(Replongeant dans la lecture du magazine.) C'est curieux, je ne voyais pas les cours de droit comme ça ! Ouahhh ! Pour être droit, c'est droit ! (Elle tourne le livre.) Faut les lire dans quel sens, tes cours ?

CHARLES-ANTOINE (toujours à quatre pattes, ramassant ses feuillets) – Ferme les yeux, ne regarde pas ça, ce n'est pas de la lecture pour toi ! Si maman te voyait...

MARIE-SOPHIE (tournant les pages sans s'occuper de lui) – T'es vraiment formaté à fond, toi ! (Lui montrant le magazine avec ironie.) C'est quoi comme spécialisation de droit ? La défense des dames de petite vertu ? Apparemment, tu n'a pas beaucoup de texte à apprendre dis donc, c'est très imagé, très visuel et tu ne dois pas avoir un gros effort de mémorisation à produire.

CHARLES-ANTOINE (debout, ses feuillets dans les mains, tout penaud) – C'est... c'est ... c'est pas ce que tu crois Marie-Sophie... (Il tend la main pour récupérer le magazine de sa soeur.)

MARIE-SOPHIE (elle recule pour ne pas lui donner) – Ah mais je ne crois rien moi, Charles-Antoine. Je constate, voilà tout.

CHARLES-ANTOINE (même jeu ) - Il est vrai que toutes les apparences sont contre moi. Je suis victime d'une affreuse méprise. (Cherchant une excuse.) Ces revues ne m'appartiennent pas.

MARIE-SOPHIE (l'esquivant encore une fois) – Tiens donc ! Et à qui sont-elles pour que tu y tiennes tant que ça ?

CHARLES-ANTOINE (il reste là, bras tendu à attendre que sa soeur veuille bien lui redonner la revue) – Eh ben, en fait, elles sont à... à... à Louis -Etienne de Boisradin...

MARIE-SOPHIE (incrédule) - Non ?!

CHARLES-ANTOINE (hochant la tête) – Si !

MARIE-SOPHIE – Eh bien, il est joli ton copain, et pas pervers pour deux sous ! Quand je pense que c'est ce garçon que maman veut me présenter... (Réfléchissant.) Mais attends, dis-moi, qu'est ce que tu fais à te balader avec les revues pornos de ton ami ? (Elle lui redonne la revue.)

CHARLES-ANTOINE (la remettant dans son dossier) – Ses parents sont tellement stricts...

MARIE-SOPHIE – Alors que les nôtres sont hyper cools.

CHARLES-ANTOINE - ...Que Louis-Etienne m'a demandé de les lui planquer.

MARIE-SOPHIE – Bien sûr, bien sûr. Et là maintenant tu vas les lui redonner.

CHARLES-ANTOINE (heureux du dénouement) – Voilà... c'est ça.

MARIE-SOPHIE – Et vous allez les réviser ensemble.

CHARLES-ANTOINE (pris dans le rythme) – Oui, c'est ça... c'est ça ! (Se rattrapant.) Enfin non, je veux dire que je me débarrasse de ses odieux livres et que nous révisons nos cours ensuite.

MARIE-SOPHIE (plantée devant lui) – Tu voudrais me faire croire que tu n'as pas feuilleté ses bouquins ?

CHARLES-ANTOINE (faussement écoeuré, évitant de regarder sa soeur) – Marie-Sophie ! Comment peux-tu penser que je me laisserais aller à des lectures aussi malsaines ! C'est bien mal me connaître. Je n'ai fait que rendre service à un ami, voilà tout.

MARIE-SOPHIE – Au risque de te faire piquer par les parents ? Tu imagines la tête de maman si elle était tombée sur ton cours de droit ? Tu peux être certain qu'elle nous aurait fait une syncope dès la première page ! C'est ça que tu cherches, espèce de satyre, détraqué, maniaque sexuel !

CHARLES-ANTOINE (timidement) Bon... ce n'est peut être pas nécessaire d'ébruiter cette affaire, je ne voudrais pas que ça porte préjudice à Louis-Etienne, tu comprends ?

MARIE-SOPHIE (moqueuse) – Mais, bien sûr que je comprends ! (Du même ton que lui.) C'est bon, je ne dirai rien pour cette fois... mais essaie de te conduire correctement sinon je ne promets rien si tu devais recommencer. Et si l'oncle Lucien qui arrive aujourd'hui savait ça...

CHARLES-ANTOINE – Ah il arrive aujourd'hui ? Faudra pas lui en parler à lui non plus ! (Un peu hésitant.) Tu lui rends un sacré service à Louis-Etienne, tu sais! (Il sort en toute hâte.)

MARIE-SOPHIE (se frottant les mains) – Eh voilà le travail, me voici débarrassé de lui pour un bon moment. Quel andouille, non mais quel andouille ! Il se fout vraiment de ma gueule ! Ah le salopard ! Mais c'est qu'il me donnerait des leçons en plus ! (Elle retourne prudemment à la porte des cuisines et appelle.) Pssstt ! Pssttt ! (Elle fait signe à quelqu'un de venir.) Viens !

François, le jeune intérimaire, timide et apeuré sort des cuisines. Il est en habit de cuisinier et touille une sauce dans une casserole. Il reste timidement sur le pas de la porte tandis que Marie-Sophie s'est reculée de quelques pas.

FRANCOIS (il bégaie, surveillant que personne ne vienne dans son dos) – Ouuiii...

MARIE-SOPHIE (aguicheuse) – Approche, n'aie pas peur.

FRANCOIS (sans bouger, tout en touillant sa sauce) – J'ai, j'ai, j'ai pas peur.

MARIE-SOPHIE – Eh bien si tu n'as pas peur, arrête de trembler et approche toi. Je ne vais pas te manger. Tu étais plus hardi hier soir, dans ma chambre...

FRANCOIS (il avance d'un pas, tout en touillant sa sauce) Hier soir oui, mais là, je bosse et il faut que je prépare cette sauce pour midi.

MARIE-SOPHIE – Pose ta gamelle et embrasse moi.

FRANCOIS (affolé) Ah non non non ! Si j'arrête de touiller, elle tourne...

MARIE-SOPHIE – Et alors ? Moi aussi, je tourne... je tourne folle ! Pose ta gamelle et reprends-moi en mains ! (Dramatique à l'excès.) Touille-moi François !

FRANCOIS (voulant fuir) - Ohlàlàlàlà !

MARIE-SOPHIE (elle lui arrache la casserole, la pose et s'accroche à lui) – Embrasse-moi !

FRANCOIS – Comme ça... ici... maintenant ?

MARIE-SOPHIE – Non, penses-tu ! On va attendre le premier de l'an !

FRANCOIS (se dégageant) – Oui, voilà ! Ca c'est une bonne idée qu'elle est bonne.

MARIE-SOPHIE – Et puis j'accrocherai aussi une branche de gui au-dessus de nos têtes, hein ?

FRANCOISOh oui, c'est bien ça, le gui, ça porte bonheur.

MARIE-SOPHIE (s'accrochant de nouveau à lui) – C'est maintenant que j'ai envie de toi crétin, pas dans deux mois !

FRANCOIS (jetant un regard éperdu vers sa casserole, bégayant) – Mon beurre blanc, y... y... y va être foutu mon beurre blanc...

MARIE-SOPHIE – C'est pas grave, il y aura plus de beurre que de mal ! (Elle rit.)

FRANCOIS - Ohlàlàlàlà !

MARIE-SOPHIE (de plus en plus pressante) – Allez, embrasse-moi.

FRANCOIS (essayant de se dégager de l'étreinte de M.S) – Oui... Non... Enfin, faut faire gaffe quand même parce que s'il arrivait le papa... le papa... le patron...

MARIE-SOPHIE (le resserrant près d'elle) – Aucun risque, il est trop occupé dans ses cuisines.(Elle veut l'embrasser.)

FRANCOIS (regardant côté salon) – Oui, mais il y a aussi la mama... la mama... la maman. Si elle te surprend dans mes bras...

MARIE-SOPHIE – C'est plutôt toi qui es dans mes bras.(Nouvelle tentative d'embrassade.)

FRANCOIS (essayant de se dégager en passant ses bras entre ceux de M.S) Oh bon sang oui ! . Comment on sort de là ?

MARIE-SOPHIE (le rattrapant juste comme il se dégageait) – Ne crains rien, elle vient de remonter pour la cinquième fois depuis ce matin dans sa chambre pour se refaire une beauté.

FRANCOIS (machinalement) – Cinq fois ? Pour se refaire une beauté ? Ah oui quand même !C'est pas ce qu'on peut appeler une coquette minute. Ca représente un si gros chantier que ça ?

MARIE-SOPHIE (riant) – Elle serait ravie de t'entendre.

FRANCOIS (confus, cherchant à se rattraper) – Je voulais juste dire qu'elle en arrivait peut être à la couche de finition et que le temps que ça sèche... (La main sur le front.) Oh putain, mais qu'est ce que je raconte, moi !

MARIE-SOPHIE (amusée) - Là, c'est toi qui en rajoutes une couche. Tu n'aimes pas trop maman, on dirait ? Qu'est ce qu'elle t'a fait ? Tu la trouves si terrible que cela ?

FRANCOISBen, au premier abord, c'est l'impression qu'elle donne, mais faut voir... Peut être qu'au deuxième « rabord », elle gagne à être connue.

MARIE-SOPHIE (amusée) – Au deuxième rabord ? Oui, sûrement...

FRANCOISSeulement voilà, comme je ne décolle pas du premier, ça reste négatif, forcément.

MARIE-SOPHIE (faussement innocente) – Il faudra bien pourtant que tu parles à maman.

FRANCOIS (affolé) – Que je parle à maman... enfin... à ta mère ? Mais pour dire quoi ?

MARIE-SOPHIE (avec évidence) – Que tu m'aimes !

FRANCOIS (interloqué, comme dans la chanson de Johnny) – Que je t'aime ! Que je t'aime ! Ohlàlàlàlà ! C'est pas un peu tôt, nous nous connaissons depuis si peu de temps.

MARIE-SOPHIE (faussement enflammée) – Oui, mais moi j'ai l'impression de te connaître depuis toujours. Et puis là-haut, dans ma chambre, tu m'as fait découvrir des choses tellement merveilleuses...

FRANCOIS (fier, se redressant) – Ah oui, c'est vrai ?

MARIE-SOPHIE (en rajoutant une louche) – Oh oui, tu étais tellement fougueux...

FRANCOIS (dont la fierté et l'égo montent en puissance) – Ah ça, la fougue et moi, faut dire qu'on est vachement copain !

MARIE-SOPHIE (même jeu) – Et tellement ardent aussi...

FRANCOIS (même jeu) – Oh oui, je sais bien être ardent aussi... des fois !

MARIE-SOPHIE – Et viril...

FRANCOIS (faussement modeste) Non, là c'est trop, ça me gêne.

MARIE-SOPHIE (dramaturge) – Je t'ai dans la peau, François, tu me rends dingue.

FRANCOIS (soufflant par le nez, comme un taureau) – Oh ouuiiii !

MARIE-SOPHIE (enjôleuse) – Dis, tu va parler à ma mère ?

FRANCOIS (soudain trouillard) – Si je lui parle de ma fougue ardente et virile, c'est elle qui va devenir dingue et qui va avoir ma peau !

Georges arrive en trombe des cuisines, une pelle de jardin à la main. Georges les surprend dans les bras l'un de l'autre.

GEORGES (radieux) – Ca y est, j'ai trouvé une pelle ! (Il regarde M.S et François.) Bonjour jeunes gens ! (Il cherche autour de lui et regarde sa pelle, étonné.) Pourquoi j'ai apporté une pelle, moi ? (Il réfléchit.) Ce doit être pour vous. Vous vouliez sans doute vous en roulez une ?

FRANCOIS – Rouler quoi ?

GEORGES – Ben, une pelle ! Une galoche, un patin, quoi !

FRANCOIS (gêné, reprenant sa casserole) – Heu, non... En fait, je préparais le beurre blanc que votre fils n'arrivait pas à faire tout à l'heure.

GEORGES (soudain illuminé) – Oui, oui, je me souviens. Et alors ? (Il regarde dans la casserole d'où François fait couler un magma grumeleux avec sa spatule.)

FRANCOIS (dépité) – Oh purée !

GEORGES (rigolard) – C'est le cas de le dire ! Vous devriez vous embaucher tous les deux chez Vico ou chez Flodor, pour tester les produits en sortie d'usine. Vous feriez des merveilles.

FRANCOIS (s'en allant vers les cuisines) – Faut que j'y retourne.

MARIE-SOPHIE – N'oublie pas... Maman. (Il sort.)

GEORGES (cherchant autour de lui) – Personne ne veut de ma pelle alors ? (Réfléchissant.) Qui a bien pu m'en demander une ?

MARIE-SOPHIE – Tu ne te souviens plus grand-père ?

GEORGES (tout penaud) – Non. C'est embêtant, hein ?

MARIE-SOPHIE – Ce n'est pas grave, et puis c'est peut être mieux que tu ne te souviennes pas de tout ce qui se passe dans cette maison.

GEORGES (faisant des efforts pour trouver) – J'étais là et quelqu'un m'a appelé...

MARIE-SOPHIE – Et tu as répondu ?

GEORGES (soudain libéré) – Voilà, c'est ça ! En fait, j'ai répondu à l'appel ! (Regardant sa pelle.) Bon, ben si tu n'as rien à me dire, toi, je te retourne dans le débarras. (Il repart, côté cuisine.)

MARIE-SOPHIE (le regardant partir) – Quelle famille ! J'en arrive à comprendre l'oncle Lucien, moi ! (Elle part, côté rue.)

Du fond de la salle arrivent deux clochards. Lui, Lucien, dit Lulu, joue de l'accordéon ( ou à défaut, il tient un antique poste transistor à la main qui diffuse une vieille mélodie du genre  « Sous les ponts de Paris ».

Elle, Denise, dite Nini, tire une vieille poussette de bébé bourrée d'objets divers ( ou un caddie de supermarché) et chante, faux et à tue tête sur l'air diffusé par l'accordéon ou le transistor. Elle tend son vieux chapeau vers les spectateurs des bouts de rangs et fait la manche. Afin d'éviter des manipulations d'argent, il y aura déjà quelques pièces et un billet dans son chapeau, et elle remuera tout cela pour faire un peu de bruit et faire croire que ce sont les gens qui ont versé leur obole.

Ils sont vêtus comme des clochards mais ils sont propres.

Ils paraissent heureux de leur condition et chantent (faux) tout en faisant la manche.

Ils descendent l'allée en direction de l'avant scène où les attend, sur un côté, un banc public près d'un lampadaire.

Une plaque indique le nom de la rue et une poubelle pleine attend le passage des éboueurs.

LUCIEN et DENISE (chantant faux, avec gouaille)

Sous les ponts de Paris, lorsque descend la nuit,

Tout' sort's de gueux se faufilent en cachette

Et sont heureux de trouver une couchette

Hôtel du courant d'air, où l'on ne paie pas cher

L'parfum et l'eau, c'est pour rien mon marquis

Sous les ponts de Paris.

DENISE (tendant son chapeau) – A vot' bon coeur m'sieurs dames! Z'auriez pas une petite pièce pour que j'achète à manger à mon Lucien ? Regardez-le mon pauvre Lulu,(Il continue toujours de chanter en s'essoufflant.), il est aussi essoufflé que son accordéon. Vont pas tarder à manquer d'air tous les deux

LUCIEN (repartant de plus belle) – Sous les ponts de Paris (Il souffle bruyamment.)....Lorsque descend la nuit...

DENISE – Pas si fort Lulu, pose ta voix j' t'ai déjà dit, tu chantes comme une casserole. Reprends ta respiration de temps en temps sinon tu vas t'asphyxier et tu risques de nous faire un remake du grand bleu. Manquerait plus que tu me fasses une syncope, tiens. J'ferais quoi sans mon accompagnateur, moi ? En plus, tu fatigues peut être tous ces braves gens et il y en a certainement qui ont les tympans fragiles.

LUCIEN – Oh oui, c'est sûr ! Quand tu leur a demandé une petite pièce, j'en ai vu au moins dix qui ont tourné la tête de l'autre côté.

DENISE (le regardant) – Si on leur en remettait un p'tit coup, histoire de leur faire vibrer le tympan du bon côté, hein ? Qu'est ce que t'en penses ? (Il acquiesce.) Accorde ta voix sur la mienne, ça t'aidera à chanter juste.

LUCIEN et DENISE (chantant de plus en plus faux)

Sous les ponts de Paris, lorsque descend la nuit,

Comme il n'a pas d 'quoi s' payer une chambrette

Un couple heureux vient s 'aimer en cachette...

Ils avancent lentement dans l'allée.

DENISE (chapeau tendu, voix gouailleuse) – A vot' bon coeur m'sieurs dames ! (Elle trifouille dans son chapeau comme pour y déposer une aumône reçue.) Merci bien ma bonne dame. Ah, madame est généreuse,je savais que sous ce charmant petit tailleur Chanel battait un coeur sensible ! Et derrière le petit crocodile du polo de monsieur, y aurait-il aussi quelques frétillements de générosité ? Non ? Ah, monsieur a le crocodile triste ? Le crocodile de monsieur n'a plus « la coste » ? D'un vêtement à l'autre, c'est pas caïman pareil ! Et pour nous, c'est vraiment un manque d'obole ! (Elle rit et va de l'un à l'autre, comme si elle recevait beaucoup de dons.) Merci monsieur... merci madame...(Elle examine une pièce qu'elle a ressortie de son chapeau.) Ah désolé, nous ne prenons pas les boutons de culotte !

LUCIEN (faussement sérieux) – J'constate que monsieur fait son raccommodage lui-même ! Madame l'a bien élevé.

DENISE (sortant un billet de son chapeau) – Dis voir Lucien, y a un monsieur qui vient d' me donner un billet de vingt euros. Qu'est ce que j' fais ?

LUCIEN (étonné) – Vingt euros ? C'est embêtant. (S'adressant au donateur.) Vous n'avez pas un plus p'tit billet ? Non ?! Vous vouliez donner combien au juste parce qu'on n'a pas un très gros fond de caisse pour vous rendre la monnaie.

DENISE – Ben oui ! On a juste besoin de quatre à cinq euros par jour pour s'acheter du pain et du sauciflard.

LUCIEN – Et aussi un p'tit coup de rouquin pour faire couler la miette ! Mais là, c'est trop mon Prince, on n'est pas payés si cher que ça de l'heure, nous, et on n'a pas besoin de tout cet argent aujourd'hui.

DENISE (à Lucien) – Il dit qu'on peut tout garder. Il est marrant lui, mais si tout le monde fait ça, on n'aura même plus besoin d' bosser d'main!

LUCIEN (au donateur imaginaire) – En plus, j' peux même pas vous faire de reçu pour votre déclaration fiscale vu qu'on n'a pas encore l'agrément de la préfecture et qu'on n'est pas vraiment reconnus d'utilité publique? Allez savoir pourquoi d'ailleurs?

DENISE – Y dit que ça fait rien, que ça f'ra toujours vingt euros de moins que sa femme dépensera pas bêtement

LUCIEN (amusé) – Je vois qu'il y a une grande complicité entre monsieur et madame !

DENISE – Monsieur est très philosophe. Mais nous, on est pour la paix des ménages. Tenez, reprenez votre billet, c'est vraiment trop pour nous, mon prince.

LUCIEN – Allez ma Nini, un p' tit coup de chansonnette pour remercier monsieur de son geste princier.

LUCIEN et DENISE (de plus en plus faux) -

Sous les ponts de Paris, lorsque descend la nuit

Tout' sort's de gueux se faufilent en cachette

Et sont heureux de trouver une couchette

Hôtel du courant d'air, où l'on ne paie pas cher

L'parfum et l'eau, c'est pour rien mon marquis

Sous les ponts de Paris.

Ils descendent l'allée et arrivent près de la scène en chantant.

Ils montent les escaliers et posent leurs affaires sur le banc qui est sur le côté de la scène et mettent la poussette devant eux.

Ils regardent la scène.

DENISE – Ca m' fait tout drôle de revenir à la maison, pas toi Lulu ?

LUCIEN (regardant la scène) – Si, moi aussi !

DENISE (brusquement inquiète) - Lucien, j'ai le trac... j'angoisse...j'ai ma crise de claustrophobie qui me reprend, comme chaque année, quand on rentre au bercail.

LUCIEN (la prenant par la taille) Faut bien ma Nini, on ne va pas passer l'hiver dehors ! Eh... si on se faisait un dernier p'tit repas, en amoureux, sur le banc, hein, qu'est ce que t'en penses ?

DENISE (Gloussant de plaisir) – Est ce bien raisonnable mon Lulu, à deux pas de la maison!

LUCIEN (complètement excité) – Si si, allez, fais les comptes pendant que je regarde dans le frigo. (Il ouvre la poubelle et commence une fouille systématique.)

DENISE (comptant les pièces de son chapeau) – Deux... sept... douze.... dix huit.... vingt cinq....plus trois boutons (Réfléchissant.) à tous les coups c'est le salopard du cinquième rang qui m'a dit « gardez tout »... Une médaille de Lourdes. (S'arrêtant de nouveau.) Encore un qui a fait une crise de foi...

LUCIEN – Bon, qu'est ce qu'on mange ce midi?

DENISE (fouillant dans sa poussette) – On s'est tellement grouillés sur l'avenue pour éviter les manifs d'étudiants et les CRS que je n'ai rien eu le temps d'acheter.

LUCIEN (venant d'éventrer un sac de poubelle de cuisine et en sortant des sandwiches entamés) – Je propose comme entrée au menu de madame, un sandwich jambon-beurre ou pâté de campagne au choix et, (Il ouvre un troisième sandwich.) et en dessert, un casse dalle à la vache qui rit ou roquefort . Cela vous convient-il princesse?

DENISE (ravie) – Et comment que ça me va, mon baron !

LUCIEN – Ils sont entamés tous les quatre. Il y a déjà quelqu'un qui a planté ses crocs dedans. (Le reniflant.) Ils sentent pourtant très bons ! Lesquels tu veux Nini ?

DENISE (se frottant les mains) – Je me laisserais bien tenter par le jambon-beurre et par un petit roquefort en dessert.(Il les lui donne et elle s'assied sur le banc. Elle attaque à pleines dents et sans aucun dégoût le sandwich déjà entamé en fermant les yeux de plaisir, jambes étendues devant elle.) Oh que c'est bon ! Oh vingt dieux que c'est bon ! (Elle écarte les tranches de pain.) Du découenné... avec du beurre demi-sel. Elle est pas belle la vie, Lucien ?

LUCIEN (s'asseyant lui aussi et mangeant tout en continuant à fouiller dans le sac poubelle éventré) – Pour sûr que si ! (Il fouille directement dans la poubelle et en sort une bouteille de vin rouge entamée mais rebouchée.) Regarde moi ça, un Chinon 2012 ! Entamé lui aussi ! 2012 ...un peu jeune peut être ? Qu'est ce que t'en penses ?

DENISE (lui prenant la bouteille des mains, la débouchant et s'apprêtant à boire) – Tu sais que je n'ai rien contre la jeunesse, moi ! Allez par ici, gamin, viens dire bonjour à Nini.

LUCIEN (pendant qu'elle boit) – C'est une véritable cantine ambulante, cette poubelle !

DENISE (s'essuyant la bouche d'un revers de main et se remettant à chanter) -

Loin des ponts de Paris, y a des poubelles garnies,

Qui font l'bonheur des clochards en goguette,

Et du bourgeois l'dépotoir d'son assiette...

A ce moment précis, arrive de la terrasse, par la grande baie, une vieille dame toute agitée. C'est Angèle, la vieille employée de maison qui court au devant des visiteurs en parlant très fort de façon à interrompre la chanson que Denise a commencée.

ANGELE (criant, sans les avoir vus) – Sous les ponts de Paris ! C'est leur chanson ! Ce sont eux, ils sont revenus.... comme les hirondelles....(Elle s'est arrêtée, interdite, à mi chemin entre eux..)

LUCIEN (se montrant) – Sauf que les hirondelles reviennent au printemps et nous... en hiver ! Ah ma bonne Angèle, que ça me fait plaisir de te revoir.(Il lui ouvre grands les bras.)

DENISE (se levant et abandonnant sandwiches et bouteille) – Angèle!

ANGELE (venant vers eux) – Ah mes chers petits, c'est bien vous, je n'avais pas rêvé. J'entendais bien votre chanson favorite depuis un petit moment mais je ne vous attendais que ce soir.

DENISE – C'est la faute à Lulu. Depuis trois jours, il me fait avancer à toute allure. (Inquiète.) T'avais hâte de revenir chez toi, c'est ça ? C'est la première fois que ça t'arrive depuis plus de quinze ans qu'on baroude ensemble...

LUCIEN (embrassant Angèle) – Dis donc pas de conneries et embrasse plutôt Angèle !

DENISE (elle s'exécute, tout en s'excusant) – Désolée pour l'odeur, ma bonne Angèle, mais je viens de papoter cinq minutes avec un roquefort musclé et de rouler une galoche à un jeune Chinon.

ANGELE – Vous avez trouvé mon pique nique alors? Je vous l'avais planqué dans la poubelle, j'étais sûre que vous auriez envie d'y fouiller.

DENISE – Les sandwiches, c'était vous ?

ANGELE (excitée) – Oouui ! (Timidement.) J'ai un peu mordu dedans pour faire croire à votre belle soeur que c'était des clients qui n'en voulaient plus. Elle a gueulé comme c'est pas permis et m'a dit de tout jeter. Je me suis dit que tout ça serait sans doute un peu sec, alors, j'ai récupéré une bouteille entamée en desservant la salle de restaurant hier midi...

LUCIEN (étonné) – Ne me dis pas qu'ils servent des sandwiches aux clients maintenant ?

ANGELE – Si vous saviez ce qui s'est passé depuis votre départ ! Le restaurant est en chute libre, on a des dettes partout et on a perdu une étoile, ce qui, d'ailleurs, a fait perdre la tête a ton pauvre père. La Marguerite engueule tous les employés qui se barrent les uns après les autres et ton frère est toujours aussi mauvais cuisinier. Ils en sont réduits, certains jours, à faire des sandwiches à des touristes de passage. Quelle misère ! (On entend des bruits venant du salon.) Je vous expliquerai...

MEGGIE (criant, du salon) – Alors, ce beurre blanc ? C'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

LUCIEN – La voix de ma chère belle soeur est toujours aussi douce.

HUBERT (sortant des cuisines, suivi de Georges) – Ne crie pas comme ça s'il te plaît Marguerite !

GEORGES – On dirait un chien qui hurle à la mort. (Il imite, tête en l'air, le hurlement d'un chien..)

ANGELE – Et voilà le comité d'accueil !

MEGGIE (venant d'apercevoir Lucien et Denise, pousse un cri et court se réfugier près de Hubert) – Ahaaaaa ! Hubert ! Ton frère... là... déjà... Tu va voir... tu vas voir... je suis sûre qu'il va me dire...

LUCIEN (avançant vers elle, bras grands ouverts, lui coupant la parole) - Bonjour Marguerite, tu n'as pas changé ! Toujours aussi jeune et belle !

RIDEAU

ACTE 2

Au lever de rideau, les personnages sont dans la même position qu'à la fin du premier acte. Lucien continue d'avancer vers Meggie, bras grands ouverts, souriant.

MEGGIE (bras tendus, pour se protéger) – Ne me touche surtout pas !

LUCIEN (souriant) Pourquoi ? Tu as peur de me salir avec ton maquillage ?

DENISE (s'avançant, tenant à la main un bouquet de marguerites fanées, enveloppées dans un papier journal) – Bonne fête Marguerite !

MEGGIE – Seigneur, il sera dit que je boirai la coupe jusqu'à la lie.

LUCIEN (attendant, bras ouverts, genoux légèrement fléchis) – Eh bien, on ne dit pas bonjour à son beau-frère ? (Elle avance à regret, un peu poussée par Hubert et se laisse embrasser bruyamment par Lucien qui la cramponne à pleins bras et la secoue.) Vrai Marguerite, tu n'as pas changée !

DENISE (l'embrassant de la même manière en lui donnant les fleurs) – Faudrait que tu les mettes vite dans un vase parce qu'on les traîne depuis hier soir. Figure-toi qu'on les a trouvées dans une poubelle à l'entrée de la ville. Y avait plus de papier, alors on a mis des pages de journal autour.

MEGGIE (mollement, en s'essuyant les joues et en tenant le bouquet du bout des doigts, à distance) – Seigneur ! C'est un numéro de « L'Huma » ! Quelle horreur !

LUCIEN (serrant la main de son frère) – Bonjour Hubert, je suis content de te revoir.

HUBERT (sans conviction) – Moi aussi.

LUCIEN (embrassant Georges) – Bonjour papa, comment ça va ? (Georges, ahuri, va vers Angèle.)

GEORGES (en confidence à Angèle) – Qui est ce monsieur ? Pourquoi il m'appelle papa ? Aurais-je un fils éboueur ?

ANGELE – C'est Lucien ! Vous ne le reconnaissez pas ?

GEORGES – Lucien ? (A Lucien.) Votre visage ne m'est pas inconnu mais ce n'est pas une raison pour m'embrasser et m'appeler papa. Si tous les gens que je crois reconnaître depuis dix ans m'appelaient tous papa, qu'est ce que je toucherais comme allocations familiales !

LUCIEN (insistant) – Enfin voyons... je suis Lucien.

GEORGES (se frappant sur le front) – Ca y est ! Je vous remets. Je vous ai vu à la télévision, dans un film policier... Vous êtes Lucien des Baskerville !

ANGELE (le prenant par la main) – Venez avec moi monsieur Georges, on va aller reprendre quelques gouttes.

GEORGES (enchanté) – Oui je veux bien une autre petite goutte. (Se ravisant.) Vous avez changé de marque j'espère ! (En confidence à Lucien.) Ne lui dîtes pas, mais son cognac est carrément imbuvable. (Il sort docilement, conduit par Angèle, devant les regards médusés de Lucien et de Denise.)

MEGGIE (mauvaise) – Tu vois, à cause de toi, dans quel état est ton père ? Parle-lui Hubert !

HUBERT (voulant calmer Meggie) – Marguerite, s'il te plaît...

MEGGIE (énervée) – Meggie ! Je t'ai déjà dit de m'appeler Meggie, ce n'est quand même pas compliqué bon sang !

LUCIEN (moqueur) – Pour ma part, je ne pourrai jamais m'y faire. Pour moi, tu seras toujours Marguerite, cette délicate fleur des champs qu'on effeuille en se disant des...

MEGGIE – Stop ! La bande est déjà suffisamment imprimée comme ça pour aujourd'hui. On est carrément en surimpression maintenant !

DENISE – Et puis, Meggie, c'est dangereux à porter comme diminutif. T'imagines si ton nom de famille c'était Relande ?

LUCIEN (rapidement) – Meggie Relande ! C'est un truc à te retrouver accrochée à un sapin. (Ils pouffent de rire.)

DENISE – Hé... ou madame Bolle.

LUCIEN – Meggie Bolle ! Voilà un nom qui te ferait une belle jambe tiens ! T'aurais intérêt à t'épiler les gambettes, ma grande.

HUBERT (pris au jeu, riant) – Mes guibolles ! (Hubert rit et Meggie le regarde s'amuser, pincée.)

LUCIEN – Allez un p'tit dernier... pour la route. Madame Dondevéleau ?

HUBERT (pris au jeu, cherchant) – Madame Dondevéleau... madame Dondevéleau ?

DENISE (triomphante) – Meggie Dondevéleau ! (Elle se tape sur les cuisses de plaisir.)

HUBERT (riant) – Mes guidons de vélo... Pour la route, c'est excellent !

MEGGIE – Quand vous aurez fini de vous foutre de ma gueule tous les trois, vous me le direz !

LUCIEN – Faut bien rigoler un peu dans la vie. J'te sens crispée Marguerite, relâche-toi !.

MEGGIE – C'est facile de se relâcher quand on ne fout rien de ses journées.

HUBERT – Margueri... (Se reprenant.) Meggie, calme-toi.

DENISE (innocemment) – Tu ne parais pas contente de nous revoir ?

HUBERT – Si si elle est contente, seulement, elle n'est pas très démonstrative. Elle n'extériorise pas ses sentiments.

LUCIEN – Un vieux reste d'éducation bourgeoise sans doute ?

MEGGIE (commençant à se mettre en colère) – Tu peux te moquer. En attendant, l'éducation que j'ai reçue et que j'ai pu redonner m'a permis d'avoir une vie normale, moi !

HUBERT (voulant la calmer) - Meggie...

DENISE (a Lucien) – Ah bon, on aurait raté quelque chose ?

MEGGIE (méchante, à Hubert) – Ecoute la, l'autre cloche qui demande ce qu'elle a raté ! Mais vous avez tout raté oui ! Vous n'êtes rien que des tares et des parasites de la société.

HUBERT – Meggie...

MEGGIE – Toi, tais-toi puisque tu ne veux pas parler à ton frère ! (Hubert accuse le coup.)

LUCIEN – Tous nos biens sont dans la poussette (ou le caddie) et ça nous suffit amplement. Qu'est ce que tu as de plus que nous ?

MEGGIE – Un mari que j'aime... et qui m'aime. N'est ce pas Hubert chéri ?

DENISE – Oh oui, ça se voit. Mais y a pas besoin de mettre des « chéris » à toutes les phrases pour autant.

LUCIEN – Et puis, nous aussi on s'aime.

MEGGIE (ironique) – On s'aime à tous vents, c'est le cas de le dire.

DENISE – Oui, mais comme ça, notre amour ne sent pas la naphtaline. (Ou les boules antimites...)

LUCIEN – Qu'est ce que tu as d'autre que nous n'avons pas ?

MEGGIE – Ce n'est pas ce qui manque ! Ne seraient-ce que des voitures...

DENISE (faussement sérieuse) – Ah les voitures ! C'est important ça, les voitures. (Montrant la poussette.) Mais nous aussi, on a la nôtre.

MEGGIE (avec fierté) Dont un Range-Rover.

DENISE (du tac au tac) – Ah ben nous, c'est un Range-Tout court ! Direction assistée par nous, quatre roues motrices, suspensions, jantes alu, traction avant ou arrière... réversible selon la position du conducteur, toit ouvrant, système de freinage ABS c'est à dire Aucun Blocage de Sécurité, économique et non polluante.

LUCIEN – Il ne manque que l'auto radio, les phares anti-brouillard et les vitres teintées.

MEGGIE (voulant enfoncer le clou) – Et des enfants hein ? Vous en avez des enfants ?

HUBERT (se révoltant) – Meggie, tu dépasses un peu les bornes.

MEGGIE – Hubert, tais-toi !

DENISE (à Lucien) – C'est le trop plein d'amour qui déborde.

MEGGIE – Nous avons deux enfants adorables qui ont reçu une très bonne éducation et qui nous donnent toutes les satisfactions que peuvent attendre des parents en retour.

LUCIEN – En retour de quoi ?

MEGGIE (grandiloquente) – En retour des sacrifices endurés et de toute l'affection dépensée sans compter.

LUCIEN – Il y a bien que l'affection que tu as dépensée pour eux sans compter. Tu es toujours aussi radine sur leur argent de poche ?

MEGGIE – Sache que mes enfants ne sont pas exigeants, et qu'ils se contentent de peu.

DENISE – Comme nous, en fait.

MEGGIE – Ce sont des êtres sains dont le seul véritable objectif repose sur leur réussite scolaire. Ils ne vivent que pour cela.

DENISE (insidieusement) – Moi je trouve qu'on ne peut pas exiger de ses enfants plus qu'on a été capable d'obtenir soi-même.

MEGGIE – Qu'est ce qu'elle me raconte là, Esméralda ?

LUCIEN (doucement) – Elle te rappelle gentiment que tu n'as jamais pu décrocher ton bac.

DENISE – Et que si tu n'avais pas rencontré Hubert, tu serais encore caissière chez Monoprix. (Elle insiste sur le prixe de Monoprix.) Si encore ça t'avait aidé à bien tenir une caisse...

MEGGIE (outrée) – Hubert, dis quelque chose enfin ! Tu me laisses insulter ?

LUCIEN – Qu'est ce que tu veux qu'il te dise, ça fait un quart d'heure que tu le sommes de se taire.

HUBERT (péteux) – Meggie, calme-toi. A quoi ça te sert de te mettre dans des états pareils ?

DENISE (à Hubert) – Heureusement qu'elle est d'une nature renfermée dis donc ! Qu'est ce que ce serait si elle était expansive...

MEGGIE – Je m'en vais, débrouille-toi avec eux ! Mais rappelle-toi bien ce que je t'ai dit ce matin, sinon ce soir, pfffffttt ! (Elle s'apprête à sortir quand François sort des cuisines.)

FRANCOIS (bredouillant) – Madame Renard, est ce que je pourrais vous parler cinq minutes ?

MEGGIE (agressive) – C'est urgent ?

FRANCOIS (hésitant) – Euh oui... enfin non...

MEGGIE (perdant patience) – C'est urgent ou c'est pas urgent, faudrait savoir ! Je dois monter dans ma chambre avant d'aller dans la salle de restaurant.

FRANCOIS – Ah, il y a encore une couche à passer ? (La main sur le front.) Oh pétard, qu'est ce que je raconte, moi !

MEGGIE (étonnée) – Une couche ? Une couche de quoi ?

FRANCOIS (faussement étonné) – Hein ?

MEGGIE – Tu viens de me dire qu'il y avait encore une couche à passer. Je te demande: «Une couche de quoi ? »

FRANCOIS (embarrassé) – Non non, je disais que je venais de voir... une mouche passer.

MEGGIE (mains sur les hanches) – C'est ça ton urgence ?

FRANCOIS (ne sachant pas comment s'en sortir) – Euh non... mais juste comme je vous parlais, qu'est ce que je vois, là ? Hop, une petite mouche toute noire avec ses petites pattes écartées et ses petites ailes toutes frémissantes qui passe juste devant devant nous, comme ça, toute fière, sans nous regarder, sans s'arrêter. (Il mime le vol de la mouche tout autour et devant Meggie.) Alors, instinctivement, j'ai dit: « Tiens, y a encore une mouche qui vient de passer ! »

MEGGIE (bras croisés) – C'est palpitant ! Quel sens de l'observation quand même !

FRANCOIS (enhardi par la réaction de Meggie) – Oui ! Déjà tout petit, ma mère me le disait...

MEGGIE (éclatant) – Et maintenant que tu es grand, tu n'as pas autre chose à foutre que de regarder les mouches voler ?

FRANCOIS (paralysé de peur) – Normalement si, mais y a Maïsofeu (Il prononce le prénom de Marie-Sophie de façon inaudible.) qui m'a demandé de vous parler...

MEGGIE (répétant son baragouinage) – Qui c'est ça ?

FRANCOIS (baragouinant de la même façon) – Maïsofeu...

MEGGIE (regardant les autres qui ont suivi la scène en silence) – Qu'est ce qu'il dit ?

TOUS (baragouinant ensemble) – Maïsofeu...

MEGGIE – Je vous remercie, j'avais compris ! Mais ça veut dire quoi, exactement ?

FRANCOIS (balançant ses bras devant lui ou tirebouchonnant le bas de son tablier, il prononce toujours aussi mal) – C'est Maïsofeu qui voulait que je vous... que vous me... enfin qu'on se...(Se reprenant.) Mais ça va attendre, je vous en reparlerai plus tard. (Il s'apprête à sortir.)

MEGGIE – C'est ça ! Mais essaie d'être plus explicite et moins timide. Un peu de fougue et de virilité que diable !

FRANCOIS (se retournant, encouragé) – Ah ! Vous aimez bien ça la fougue et la virilité ? C'est bien, c'est intéressant à savoir...

MEGGIE (regard dédaigneux vers Hubert) – J'ai surtout horreur des chiffes molles!

Ils sortent, chacun de leur côté.

LUCIEN (à son frère) – Ben dis donc vieux, c'est pas ta fête !

HUBERT (complètement hébété) – Non, c'est celle de Marguerite...

DENISE – C'est une impression ou elle est pire que l'an dernier ?

HUBERT (paumé) – Je ne sais pas... Je ne me rends plus compte...

DENISE – C'est normal, à vivre comme vous faîtes. Toi, les yeux sur tes fourneaux et elle, les siens sur le tiroir caisse, vous ne voyez plus ce qui se passe autour de vous.

HUBERT (s'asseyant, brusquement fatigué) – Oui peut être... sans doute... bof !

LUCIEN – Et le restaurant, ça va ?

HUBERT (geste évasif) – Bof...

LUCIEN – Y a du boulot quand même ?

HUBERT (même jeu) – Bof...

LUCIEN (inquiet) – Tout est prêt pour le repas de ce midi ?

HUBERT – Bof...

DENISE – Eh ben dis donc, ça nous fait toujours bien une belle platée de tranches de bof ! (Elle rit.)

LUCIEN (le prenant par le bras) – Allez viens, je vais te donner un coup de main.

HUBERT (sortant de son hébétude) – Hein ? Oui, si tu veux. Je vais te chercher une veste.

LUCIEN – Surtout pas, j'aurais l'impression de travailler ! Je reste dans cette tenue.

HUBERT (inquiet) – Si Marguerite te voit en cuisine, fringué comme ça...

DENISE – Eh oh ! Il n'est pas sale mon Lulu, je lui lave ses frusques et nous aussi on se lave, faut pas croire. Bon le repassage laisse à désirer et on se trimballe pas dans des fringues de marque, je te l'accorde. (Passant sa main au travers d'une déchirure de sa robe.) Mais si tu regardes bien, tu verras quand même que c'est dégriffé par endroits. (Elle rit.)

LUCIEN (emmenant Hubert vers les cuisines) – As-tu affiché le menu de ce midi ?

HUBERT (en sortant) – Bof, à quoi bon...

Denise, restée seule, commence à vider sa poussette. Elle accroche un fil à linge sur un côté de la terrasse et y étend du linge: un vêtement bleu, un blanc et un rouge. Elle pose ensuite sur la table, diverses choses, dont quatre gros livres et un manuscrit. Georges sort du salon en s'essuyant la bouche d'un revers de main et arrive dans son dos.

GEORGES – Je m'y ferai jamais à son cognac ! Si c'est du Napoléon, il a dû être distillé sur le champ de bataille, le soir de Waterloo, en pleine débandade. (Voyant Denise.) Bonjour madame. (Avisant le linge étendu.) Ah, vous avez hissé les couleurs !

DENISE – Bonjour Georges ! Vous me reconnaissez, je suis Denise ? Je peux vous embrasser ?

GEORGES – Bien sûr. Si c'est Denise, venez là que j'vous bise. (Il l'embrasse.)

DENISE (au public) – Eh ben, heureusement que j'm'appelle pas Thérèse ! (Facultatif.)

GEORGES – Et comment se déroule votre carnaval ?

DENISE (riant, amusée) – Pardon ?

GEORGES – Le carnaval de Denise c'est bien à vous ?

DENISE (éclatant de rire) – C'est bien la première fois qu'on me la fait celle-ci !

GEORGES (regardant les livres) – C'est intéressant ?

DENISE – Ce sont des livres écrits par Lucien, votre fi... enfin... le monsieur qui était là tout à l'heure.

GEORGES – Je savais bien que c'était quelqu'un de célèbre, je l'avais bien reconnu.

DENISE (fière) – Oui, ses quatre premiers livres se sont vendus comme des petits pains et son éditeur lui verse les droits d'auteur directement sur un compte bancaire. Ils nous servent pour venir en aide à tous nos potes clodos. C'est ça notre vraie richesse, le hasard des rencontres...

GEORGES (prenant le manuscrit) – Il n'est pas beau celui-là, il n'a pas de couverture.

DENISE – C'est le manuscrit de son cinquième livre qui est presque terminé. Son éditeur l'attend avec impatience.

GEORGES (les yeux rivés sur le titre de la première page) – Fantastique ! Je n'y croyais plus...

DENISE (le lui reprenant doucement) – On va le remettre avec les autres, Lucien y tient comme à la prunelle de ses yeux.

GEORGES (tout excité) – Oui oui, posez-le là pour ne pas le perdre. C'est tellement beau !

DENISE – Vous ne l'avez même pas ouvert !

GEORGES – Oh oui, mais rien que le titre me suffit !

Le téléphone sonne dans le salon. Angèle arrive et cherche Meggie. Le téléphone sonne toujours. Pendant ce temps, Georges est allé décrocher. Il revient vers la terrasse et tend le téléphone à Denise.

GEORGES – Je n'y comprends rien, c'est la poste qui a un paquet pour nous.

DENISE (prenant le combiné) – Allo, la poste ? Ah pardon, c'est... le poste... de police ! Non non, je suis la belle soeur de Mme Renard. Non, vous ne devez pas me connaître, je voyage beaucoup. (Lentement.) Comment ?... Vous avez un paquet pour elle ?... Ah, sa fille... qu'il faudrait récupérer de toute urgence au poste... Bien bien, je lui transmets le message de suite brigadier. Oh pardon... commissaire ! (Elle raccroche.) J'ai toujours eu des problèmes avec la hiérarchie, moi !

MEGGIE (un peu inquiète, arrivant du salon) – Qui était-ce ?

GEORGES – C'était la poste.

DENISE (rectifiant) – Le poste... de police. Il faut que vous alliez récupérer d'urgence Marie-Sophie qui est là-bas...

MEGGIE (complètement affolée) – Il est arrivé quelque chose à ma petite fille ! Je le sentais, j'en avais le pressentiment. A tous les coups elle s'est trouvée prise dans les affrontements entre manifestants et policiers et elle est blessée. Ma pauvre petite, si fragile, un noyau de douceur dans ce monde de brutes. Comme elle dû souffrir la pauvre chérie. (Elle hurle.) Hubert ! Hubert !

HUBERT (arrivant en toute hâte) – Que se passe-t-il ?

MEGGIE (a deux doigts de la syncope) – Hubert ! La police vient d'appeler là, à l'instant, pour nous dire que Marie-Sophie était au poste, blessée sans doute, traumatisée sûrement, (La main sur le front.) violée peut être ! Ah ma pauvre petite fille... si pure, si chaste... Mais qu'avons-nous fait pour mériter un tel châtiment ? (Elle se ressaisit brusquement.) Mais nous ferons jouer nos relations, nous ferons intervenir nos amis des renseignements généraux pour qu'ils retrouvent dans les campagnes tous ces féroces malfrats qui viennent, jusque dans nos bras, égorger nos filles et nos compagnes.

GEORGES (instinctivement, parlant ou chantant) – Aux armes, citoyens !

HUBERT (enlevant sa toque) – J'y vais.

MEGGIE (grandiloquente) – Non, c'est à une mère d'être aux côtés de sa fille dans les heures douloureuses qu'elle traverse. C'est mon sacrifice !

HUBERT (cherchant à minimiser l'incident) – Es-tu certaine qu'elle est gravement blessée ?

MEGGIE (hautaine) – Tu es complètement imperméable, mon pauvre Hubert ! Il n'y a bien que le coeur d'une mère pour ressentir ces choses là. J'y vais !

HUBERT (pragmatique) – Et qui prépare la salle du restaurant pendant ce temps ?

DENISE – Je m'en occupe, je connais le système. (Meggie est presque sortie.) Et ne me remercie surtout pas, Marguerite, c'est tout naturel ! (Elle est partie.) Quelle pétasse !

ANGELE (à Denise) – Allons dresser le couvert, il est plus que temps. (Elles sortent, ainsi que Hubert.)

Georges reste seul. Il reprend le manuscrit de Lucien, sans l'ouvrir, et reste obnubilé par la première page. Un bruit survient des cuisines qui le fait sursauter. Il repose le livre et s'en va rapidement vers le salon, comme un voleur. Hubert apparaît et vient, à son tour, consulter le manuscrit qu'il feuillette rapidement, visiblement satisfait de son contenu. Il sursaute à la voix off de Lucien.

LUCIEN (voix off) – Où ranges-tu tes aromates ?

HUBERT (répondant à la voix) – J'arrive, j'arrive !

Il retourne en cuisines et croise François qui en sort, tournant la poignée d'une essoreuse à salade. Il l'ouvre, enlève le panier intérieur qu'il pose sur la table et jette l'eau du bac sur le public. Il revient à la table récupérer le panier de salade et son regard se pose alors sur le manuscrit qu'il feuillette en hochant la tête. Il sursaute à la voix off de Lucien.

LUCIEN (voix off) – Elle vient la salade ou tu comptes la faire sécher en plein air sur le fil ?

FRANCOIS (reposant le manuscrit et remportant la salade) – Elle arrive ! Elle mâche, elle mâche ! (Il repart en cuisines.)

Côté rue, Charles-Antoine arrive précautionneusement. Il pénètre rapidement dans le salon sans être vu. Il ressort du salon avec des billets de banque qu'il compte et met très vite dans sa poche. Il aperçoit le linge étendu, la poussette et les livres sur la table. Comme les autres, il compulse le manuscrit, sourit en le tapotant de la main. Il sursaute à la voix off de Denise venant de la salle de restaurant et se sauve après avoir reposé le manuscrit.

DENISE (voix off) – Puisque je vous dis qu'elle n'est pas là !

Entrée de Betty, suivie de Denise. C'est une jolie femme de l'âge de Meggie dont elle est la soit disant amie. Elle est très richement vêtue et arbore des allures très snobes et très maniérées. Elle est rédactrice en chef d'un journal de mode.

BETTY (elle parle vite, avec manière) – Meggie est une amie de longue date, nous avons usé nos fonds de culotte sur les mêmes bancs d'école. Enfin, quand je dis « usé », je parle des miens bien sûr qui étaient en soie et dentelle, parce que, vu l'épaisseur des siens à l'époque, c'était plutôt le bois des bancs qui était tout usé, tout poli. (Elle rit de façon précieuse.) Il fallait d'ailleurs qu'il soit drôlement poli, le banc, pour ne pas protester devant le spectacle affligeant des sous-vêtements de Meggie.

DENISE – Là, j'peux pas vous dire, j'suis pas dans le secret des lieux.

BETTY (même jeu) – Adorable Meggie ! Je n'ai jamais compris ce besoin d'austérité vestimentaire (Denise veut parler, elle continue.) C'est comme si elle cherchait à soustraire son corps aux regards des autres. Remarquez, entre nous, c'est peut-être mieux ainsi parce que, les rares fois où je l'ai vue en bikini, et quand je dis en bikini, je ferais mieux de dire en total-kini, eh bien je peux vous dire que ce n'était pas joli joli à voir. C'était un peu les vendanges, si vous voyez ce que je veux dire. (Perfide.) Les grappes étaient mûres...

DENISE – J'me rends pas bien compte, j'suis pas une fille du vignoble, moi !

BETTY (même jeu) – Ah Meggie, amie fidèle qui, malgré ses vendanges précoces a néanmoins réussi à me piquer Hubert que je convoitais. Mais je ne suis pas rancunière et j'ai essayé maintes fois de l'aider, de l'initier à l'art de l'habillement, de lui apprendre à assortir les couleurs et les tons. C'est comme si je voulais apprendre la peinture à un manchot. (Denise veut parler, sans succès.) Parce que c'est mon métier, voyez-vous. Vous me connaissez sans doute ?

DENISE (faisant semblant de chercher) – Euh... (Hochant négativement la tête.) Non !

BETTY – Betty... Betty Monier, rédactrice en chef de la revue « Le gouvernail de la mode » ! (Devant l'étonnement de Denise.) Mais si voyons, vous devez me connaître, il y a toujours ma photo près de l'éditorial que j'écris chaque mois dans la revue. Qui n'a pas, au moins une fois dans sa vie, feuilleté « Le gouvernail de la mode » !

DENISE – Moi, vous savez, je suis plutôt adepte du plus que prêt à porter. Un genre de prêt à porter troisième main quoi !

BETTY (la dévisageant) – C'est original... un peu trash... mais très original ! Si vous voulez, pour quelques milliers d'euros, je peux vous transformer tout ça en un ravissant petit deux pièces.

DENISE – Pour que mon Lulu y me reconnaisse plus après, non merci ! Puis ça, c'est comme les godasses, quand on est bien dedans, on n'a pas envie d'en changer.

BETTY - Ah, vous êtes vraiment trop drôle.

DENISE – Bon ben, c'est pas le tout, je m'ennuie pas avec vous mais faut que j'y retourne.

BETTY – Allez-y, ne vous inquiétez pas pour moi, je connais la maison. Je vais l'attendre ici. (Elle aperçoit la poussette et s'extasie.) Oh que c'est trognon ! Quel pittoresque accessoire pour nos séances de photos de mode. (Elle s'apprête à y toucher.)

DENISE – Pas touche ! (Betty s'arrête net.) C'est une voiture de fonction et elle attend le contrôle technique.

BETTY (étonnée) – Ah bon ? (Elle veut malgré approcher la main.)

DENISE – Et n'essayez pas d'ouvrir la capote, l'alarme est branchée ! (Elle sort tandis que Betty se recule, impressionnée.)

Restée seule, Betty s'avance vers la table et, comme les autres, elle feuillette le manuscrit, visiblement surprise. Elle sursaute à la voix off de Meggie en provenance du salon. Elle repose rapidement le manuscrit et attend.

MEGGIE (voix off) – Quelle honte ! Mon Dieu quelle honte !

Marie-Sophie entre, vêtue de façon très in, petite jupe courte en cuir noir et débardeur décolleté moulant sa poitrine. Elle ne semble pas très gênée. Sa mère la suit, catastrophée, tenant un soutien-gorge d'une main et un string de l'autre, tous deux extrêmement sexy.

BETTY (admiratrice) – Superbe Meggie ! Adorable ! Je parlais justement à l'instant de tes petites culottes du collège mais je vois avec bonheur que tu as enfin franchi un cap. (Toute émoustillée.) Tu vas être terriblement sexy là-dedans et j'en connais qui vont...

MEGGIE (sans la saluer) – Tais-toi, je t'en prie... si tu savais... si tu savais... (Elle pleure.)

BETTY (la consolant) – C'est l'émotion, ne pleure pas ma grande. Ca a dû te faire un choc quand tu t'es vue dans la glace. (Elle rit avec manière.)

MEGGIE (hurlant) – Hubert ! Hubert !

Elle s'assoit, pitoyable, tandis que Marie-Sophie se tient dans un coin, le dos tourné aux cuisines. Hubert arrive, salue Betty et regarde sa femme qui tend ses bras au bout desquels pendent chacun des sous-vêtements.

HUBERT (rapidement) – Bonjour Betty ! (A sa femme.) Qu'est ce que c'est que ça ?

MEGGIE (fondant en larmes) – Un soutien-goooorge...

HUBERT – Je vois bien que c'est un soutien-gorge ! Tu t'en vas chercher ta fille et tu reviens avec un sous-tif. Attend, je cherche l'erreur ! Où est Marie-Sophie ?

Meggie agite le bras avec le soutien-gorge en direction de Marie-Sophie qui tourne le dos à tout le monde.

MEGGIE – Par là...

HUBERT (ne la reconnaissant pas) – Qui est cette demoiselle ? (Marie-Sophie se retourne face à son père surpris.) Ah !... (Se reculant sous le choc.) Ah !... (Il tombe les fesses dans un fauteuil.) Ah !...

Marie-Sophie indifférente à la réaction de son père et feuillette, elle aussi le manuscrit de son oncle.

MEGGIE (accablée moralement) – Voilà ta fille... enfin, ce qu'il en reste...

BETTY – Adorable ! Quel look ! Quelle superbe page de couverture de mode !

HUBERT – La seule mode que je connaisse ici, c'est la mode de Caen ...et c'est pour les tripes ! (A Meggie.) C'est quoi cette histoire ? Où sont ses blessures ? Tu peux m'expliquer ?

MEGGIE (dramaturge à l'excès, tenant toujours les sois-vêtements à bout de bras) – J'ai honte Hubert, je veux mourir. D'ailleurs j'ai mal... partout... je vais faire un malaise, je le sens. Ah, je meurs...

HUBERT (se précipitant vers elle) – Meggie, allons, détends-toi (Il lui enlève les sous-vêtements des mains, pose le soutien-gorge et regarde le string, étonné.) C'est quoi ce truc, on dirait une fronde...

LUCIEN (qui vient d'entrer, amusé) – C'est un string, un instrument de musique ! Et c'est même le seul instrument de musique qui soit, à la fois, à corde... et à vent. (Il rit.)

MEGGIE (effondrée) – Deux mille euros l'ensemble...

HUBERT (scandalisé) – Quoi ! Mais c'est du vol !

MEGGIE (pleurant) – Ooouuui, c'est du vol...

HUBERT – Te rends-tu compte qu'à ce prix là tu pouvais avoir la moitié du magasin ?

MEGGIE (pleurant de plus en plus) – Et je n'ai eu que la vitrine... même que badaboum ! (Elle fait un geste d'explosion.)

HUBERT (ferme) – Marie-Sophie, je te somme de t'expliquer. Où as-tu pris les vêtements que tu portes s'il te plaît ?

MARIE-SOPHIE (reposant le manuscrit) – Je te somme, je te somme ! Vous n'avez que ces mots là à la bouche. J'en ai marre de votre éducation rétrograde !

MEGGIE (douloureuse) – Oooohhhh...

MARIE-SOPHIE (faisant front à son père) – Eh bien oui, j'ai emprunté ces vêtements. Et vous savez à qui ? A la fille Morin, celle que vous ne pouvez pas piffrer parce qu'elle a des percings partout. Et en plus, vous savez quoi ? C'est ma meilleure copine !

MEGGIE – Ah ! Je me sens mal...

LUCIEN – Respire, respire à fond Marguerite, ça chasse les miasmes.

HUBERT – Et tes cours ce matin ?

MARIE-SOPHIE – J'étais avec les manifestants, je suis déléguée syndicale.

MEGGIE et HUBERT (ensemble) – Déléguée syndicale ?

MEGGIE (dans un cri de douleur) – Aaahhh... je meurs...

LUCIEN – Mais non, tu ne meurs pas Marguerite, quand on meurt on ferme sa gueule !

HUBERT – Et le poste de police ?

MARIE-SOPHIE (sans s'émouvoir) – Là, j'ai pas eu de pot, les flics m'ont ramassée juste après qu'on ait pété la vitrine d'un magasin de vêtements (Montrant les sous-vêtements.) C'est tout ce que j'ai pu récupérer.

MEGGIE (même jeu) – Aaaahhhh... ma fille... une voleuse, une casseuse de vitrine ! Et tout ça pour un soutien-gorge alors qu'elle en a plein son armoire...

MARIE-SOPHIE (se lâchant) – Parlons-en tiens ! On dirait des soutiens-gorge de grossesse. Je ne risque pas de perdre mes roberts en cours de route, harnachés comme ils sont !

MEGGIE (scandalisée) – Oooohhhh !

MARIE-SOPHIE (continuant sur sa lancée) – Quant aux petites culottes, on dirait des slibards de grand-mère. Ils me remontent jusqu'au nombril, c'est tout juste s'il ne faudrait pas les bretelles de grand-père pour les retenir !

MEGGIE (même jeu) – Oooohhhh ! Hubert, je ne peux plus en entendre davantage. (A sa fille.) Tais-toi, fille perdue ! Quand je pense à ce brave Louis-Etienne qui avait des vues sur toi...

MARIE-SOPHIE (amusée) – Eh ben, il n'y a pas que sur moi qu'il avait des vues...

MEGGIE (accablée) – S'il apprend ce qui s'est passé, il ne voudra même plus te regarder.

HUBERT (moralisateur) – Te rends-tu compte, malheureuse, de ce que tu risques de perdre ?

BETTY (qui écoutait avec attention) – Il y a un article formidable à écrire sur cet incident, dans ma revue. Je vois déjà le titre: « Les sous-tifs ne sont pas coupables » !

HUBERT (menaçant) – Si jamais tu écris, ne serait-ce qu'une ligne, sur ce que tu viens d'entendre, je te gave de terrine avec un entonnoir et un pilon, comme les oies du Périgord et je ne te laisse sortir d'ici que lorsque ton foie aura doublé de volume. Compris ?

FRANCOIS (sortant des cuisines et apercevant Marie-Sophie dans sa tenue, il souffle comme un taureau) – Ooohhh ooouui ! (Soudain ragaillardi.) Madame Renard, il faut que je vous parle...

MEGGIE (entre accablement et colère) – Toi, tu prends rendez-vous et tu viens avec une bombe anti-mouches, on perdra moins de temps ! (François, regardant Marie-Sophie, repart à reculons, côté cuisine, en soufflant et tapant du pied comme un taureau .)

HUBERT (à sa fille) – Et toi, monte dans ta chambre et n'en sors pas sans ma permission ! (Elle passe, provocante, près de son père et sort, côté salon.)

ANGELE (affolée, venant du restaurant) – Les clients arrivent, qu'est ce qu'on fait ?

DENISE (arrivant à son tour) – Je ne sais plus quoi leur dire. Tout pendant qu'on papotait chiffons, ça allait, mais maintenant, ils parlent des Caraïbes, alors là... (A Meggie.) Faudrait y aller.

BETTY – Les Caraïbes, j'adore ! Ne bouge pas, j'y vais. (Elle sort vers le restaurant.)

ANGELE – Bon alors, je leur propose des sandwiches ?

LUCIEN – Manquerait plus que ça ! Allez, branle-bas de combat là-dedans, tout le monde sur le pont ! Vous réglerez vos problèmes de lingerie plus tard. (A son frère.) Rapplique Hubert ! (A Angèle.) Va proposer le menu et tu dis bien... menu unique aujourd'hui, parce que le chef est en train de changer sa carte.

DENISE (récupérant ses affaires) – On prend la même chambre qu'à l'habitude ? (Elle sort, côté salon, après qu'ils aient acquiescé.)

MEGGIE (pleine de reproches) – Tu vois où nous a conduit ton laxisme Hubert ! C'est de ta faute si ta fille a fait de mauvaises fréquentations et si elle s'est laissée entraînée par des voyous. Aucune autorité paternelle !

HUBERT – Ben voyons ! Et toi, si tu ne la dorlotais pas comme une poupée, ta fille, tu en aurais peut être fait une jeune fille responsable. Ma petite puce par ci, ma petite chérie par là ! Ah, il doit bien se marrer le frangin après tout ce que tu lui as raconté tout à l'heure...

MEGGIE (essayant de sauver la face) – Heureusement qu'il nous reste Charles-Antoine pour sauver l'honneur de la famille. Alors lui, c'est du béton...

Georges arrive du salon et regarde la terrasse quasi déserte.

GEORGES – Quand est ce qu'on mange ?

HUBERT – C'est l'heure tu peux y aller. (Il part côté cuisine et Meggie sort côté restaurant.)

GEORGES (seul en scène) – Comme ils sont sympathiques tous les deux et comme ils ont l'air de bien s'entendre ! Je crois que je suis bien tombé, c'est vraiment une famille formidable...

Il se frotte les mains de plaisir et se dirige vers le restaurant tandis que le rideau se ferme dans son dos.

RIDEAU

ACTE 3

Le lendemain matin. Même décor. A l'ouverture du rideau, Denise est en train de ramasser son linge étendu et elle décroche le fil à linge qu'elle roule et range consciencieusement dans la poussette. Hubert sort du salon et se dirige vers les cuisines, suivi comme son ombre par Georges.

HUBERT (bougonnant) – Si jamais je trouve l'enfant de salaud qui a fait ça ! (Il entre dans les cuisines.)

GEORGES (bougonnant lui aussi) – Ca ne se fait pas ces choses là ! (Il suit Hubert.)

MEGGIE (inquiète, arrivant du salon, regarde autour d'elle et se dirige vers le restaurant) – Où peut-il être ?

FRANCOIS (sortant des cuisines, suivi de Georges, à Denise) – Savez-vous où est Mme Renard ?

DENISE (montrant le restaurant) – Elle est passée par ici...

GEORGES – Elle repassera par là...

FRANCOIS – Je vais l'attendre. (Il fait des exercices de gymnastique pour se décontracter, imité par Georges.)

LUCIEN (arrive du salon, va droit à la poussette.) – Qu'est ce que tu as fait du manuscrit ?

DENISE – Je l'ai monté hier soir dans la chambre, avec tes autres livres. Il n'y est plus ?

LUCIEN (repartant) – J'ai peut être mal regardé. (Il repart, suivi de Denise et de Georges.)

MEGGIE (revenant du restaurant, inquiète) – Il n'est pas dans sa chambre, ni dans le restaurant...

FRANCOIS (sortant un papier de sa poche et lisant,cérémonieux) – Madame Renard, puis je obtenir de votre bienveillance quelques minutes d'attention compte tenu de la haute importance des propos que je dois vous tenir. (En aparté, tout étonné de ce qu'il vient de sortir.) C'est vachement bon, çà !

MEGGIE (en aparté) – Allons bon, voilà Baygon vert qui revient, il ne manquait plus que lui ! (Très autoritaire.) Qu'est ce que tu veux encore ?

FRANCOIS (soudain apeuré, voyant qu'il n'a rien écrit d'autre sur son papier) – Hein ?

MEGGIE – Tu attends quoi, cette fois-ci, un passage de sauterelles ?

FRANCOIS (prenant son courage à deux mains, mais bloquant en route) – Madame Renard, j'ai l'honneur de vous dire... de vous dire la... de vous dire la...

MEGGIE (pressée d'en finir) – De vous dire la... dirladada (Lui tournant le dos.) Adieu monsieur, tout est fini...

FRANCOIS (se jetant à ses pieds, ne sachant que dire, il utilise des paroles de chansons) – Votre fille a vingt ans, que le temps passe vite, madame hier encore, elle était si petite...

MEGGIE (s'arrêtant, au souvenir de la vitrine) – Ah hier... hier...

FRANCOIS (même jeu, croyant avoir ému Meggie) – Et puis, je l'ai vue dans une robe de cuir, comme un fuseau, qu'aurait du chien, sans l'faire exprès, et dedans... (Sans chanter les paroles de « C'est extra » de Léo Ferré.)

MEGGIE (l'interrompant) – Et dedans quoi ?

FRANCOIS (Lyrique) – Y avait Marie-Sophie... que j'aime, madame Renard !

MEGGIE (abasourdie) – Qui aimes-tu ?

FRANCOIS (la main sur le coeur) – J'aime votre petit renardeau, madame Renard !

MEGGIE (dédaigneuse) – Non mais, tu t'es regardé dans une glace ?

FRANCOIS – Peut être pas aussi souvent que vous... mais ça m'arrive. Pourquoi ?

MEGGIE (même jeu) – Cuistot intérimaire dans un grand restaurant et le voilà qui s'amourache de la fille du patron !

FRANCOIS (doutant) – Grand restaurant... grand restaurant... N'empêche que pour le beurre blanc, si j'avais pas été là...

MEGGIE – Je pense que du coup, ta mouche a dû se coller au plafond. (Elle se tape sur la tempe.) Sache mon garçon que ma fille ne fréquente que des garçons de son rang et non pas des « Bocuse » en herbe. Il y a d'ailleurs un jeune homme très bien qui s'intéresse à elle. Alors tu l'oublies et très vite. (Lui montrant la porte.) La cuisine est par là !

FRANCOIS (dramaturge, se jetant à genoux) – Mais je l'aime... je souffre... et je brûle !

MEGGIE (penchée vers lui, faussement apitoyée) – Et tu ne voudrais plus souffrir ?

FRANCOIS (dans un grand soupir) – Oh ooouuui !

MEGGIE – Alors cesse de l'aimer ! Et si tu brûles tant que ça, profites-en pour allumer les fourneaux. (Elle tend le bras vers les cuisines. Il sort, traînant les pieds.)

MEGGIE – Quel culot ! (Voyant Hubert arriver.) Ah Hubert, je suis terriblement inquiète ! Charles-Antoine n'est pas dans sa chambre, son lit n'est pas défait et je le cherche partout dans la maison depuis ce matin. (Grave.) Hubert, notre fils a disparu !

HUBERT – Ah bon, lui aussi !

MEGGIE (inquiète) – Pourquoi lui aussi ?

HUBERT (s'asseyant, accablé sur un fauteuil) – Toute la recette de la semaine aussi...

MEGGIE (s'asseyant elle aussi) – Quoi ?

HUBERT (accablé) – Là, dans le salon... le coffret est vide. Meggie, nous avons été cambriolé.

MEGGIE (du bout des lèvres) – Toute la recette ?

HUBERT – Toute ! Et c'est bien le moment tiens, avec les créanciers qui ne cessent d'appeler... ton soutien-gorge-vitrine à deux mille euros... On est mal Meggie, on est mal...

MEGGIE (s'agitant brusquement) – Il faut faire une enquête... prévenir la police... retrouver le coupable et lui faire restituer l'argent.

HUBERT – Ben tiens donc ! Tu sais ce qu'ils vont te dire les flics, hein ? ». Tu oublies un peu vite qu'hier midi, tu sortais de chez eux avec une voleuse à la main.

MEGGIE (encore meurtrie) – Oh tais-toi, je n'en n'ai pas dormi de la nuit.

HUBERT (geste de la main, autoritaire) - Nous allons lui serrer la vis et la faire entrer dans le rang, de gré ou de force

MEGGIE – Et lui présenter Louis-Etienne au plus vite.

HUBERT (inquiet) – Pourvu qu'il n'apprenne rien de cette incartade. Et Charles-Antoine ?

MEGGIE (la main sur le coeur) – Aaahhh ! Il n'est pas rentré de la nuit. Angèle est partie à sa recherche... Il a peut être eu un accident ?

HUBERT – Non voyons, nous aurions été prévenus.

MEGGIE – Mais alors Hubert... il découche ! Quelle horreur ! Qu'avons-nous fait pour mériter un sort pareil? (Cherchant un coupable.) C'est de la faute à Lucien et à sa bonne femme tout ça ! Regarde l'exemple qu'ils donnent à nos enfants. ! Une vie marginale faite de quêtes et de rapines. Qui te dit que ce sont pas eux qui ont dérobé la recette, hein ? Ces fauchés !

Lucien, Denise et Georges arrivent du salon sur la dernière réplique de Meggie.

LUCIEN – Toujours le mot pour rire, Marguerite.

MEGGIE (à Hubert) – Ils écoutent aux portes maintenant.

DENISE – C'est pas nécessaire, tu cries tellement fort.

GEORGES – C'est vrai, on vous entend de loin.

MEGGIE (mauvaise) – Alors vous, si vous pouviez m'entendre d' encore plus loin, ça m'arrangerait bien.

GEORGES (s'en allant) – Bon ben, je vais faire un essai alors. (Il sort côté salon.)

LUCIEN – Où sont vos problèmes ce matin, après la rébellion de ma charmante nièce, que je suis loin de désapprouver d'ailleurs ?

MEGGIE – Ca ne m'étonne pas ! Anarchiste !

HUBERT (grave) – Charles-Antoine a disparu...

LUCIEN (amusé) – Ah bon ?

MEGGIE (grave) – La recette de la semaine aussi...

LUCIEN (philosophe) – Tu sais l'argent, ça va, ça vient...

DENISE (en riant) – Et quand ça vient... ça va !

MEGGIE (soupçonneuse) – Vous n'avez pas l'air de bien comprendre. On nous a dérobé la recette.

DENISE (a Meggie) – Alors tout naturellement, tu as pensé à nous.

MEGGIE – Dame ! Des vagabonds, sans le sou. La tentation a dû être trop forte ! Où avez-vous caché notre argent ? (Elle se dirige droit vers la poussette et s'apprête à y faire une fouille.)

DENISE (très sérieuse) – Attention, l'alarme est branchée !

MEGGIE (s'arrêtant instinctivement) – Ah bon ?

DENISE – Mais non, j'déconne ! Elle était en option sur ce modèle. (Elle rit.)

MEGGIE (fouillant à pleines mains et jetant tout par terre) – Cet argent n'a pas pu sortir d'ici.

LUCIEN – C'est également mon avis en ce qui concerne la disparition de mon manuscrit.

DENISE – Et on ne met pas la maison sans dessus dessous pour autant. (Elle remet dans la poussette les affaires jetées à terre.)

MEGGIE (s'écartant de la poussette) – Quel manuscrit ?

LUCIEN – Le manuscrit de mon cinquième roman que mon éditeur attend avec impatience.

DENISE – Et qui représentera une jolie somme d'argent à sa parution.

LUCIEN – Susceptible d'intéresser des gens aux prises avec leurs créanciers... ou ceux qui mettent des prix fous dans des sous-vêtements...

HUBERT (gêné) – Enfin Lucien, tu ne vas tout de même pas croire que...

DENISE (montrant Meggie qui a repris sa fouille) – Et Marguerite à ton avis, qu'est ce qu'elle croit en ce moment ?

Entrée précipitée d'Angèle, côté restaurant.

ANGELE (rigolarde) – Voilà Charles-Antoine qui arrive ! Et il n'est pas tout seul...

MEGGIE (tombant dans les bras d'Hubert) – Sauvé, notre fils est sauvé Hubert !

LUCIEN – Eh bien, en voilà au moins un de retrouvé.

ANGELE (à Lucien) – Parce qu'il y en a d'autres qui ont disparu ?

HUBERT – Toute la recette de la semaine...

LUCIEN – Et le manuscrit de mon dernier roman...

DENISE – Disparu, volatilisé...

MEGGIE (agressive) – Volé, dérobé ! (Soupçonneuse.) Mais vous saviez où était la caisse, vous ?

ANGELE (à Meggie) – C'est y que vous me soupçonneriez des fois ?

MEGGIE – Et pourquoi pas ! Le voleur est forcément dans la maison.

ANGELE – Et allons donc ! Et cette pauvre pomme d'Angèle ferait un suspect idéal.

DENISE – Ne vous inquiétez pas Angèle, avant votre arrivée, c'est nous qu'elle avait quasiment mis en garde à vue. Elle se prend pour Julie Lescaut ! (Ou autre femme policière en vogue à la TV.)

ANGELE – Ah oui ? Eh ben moi j'vais m'en occuper de votre enquête. Je saute m'équiper à l'armurerie et je reviens. Un voleur dans la maison, j'ai jamais vu ça en cinquante ans d'existence ! (Elle sort côté cuisines.)

On entend un bruit de voix, de chansons. Charles-Antoine arrive par le restaurant en titubant. Il est complètement ivre. Il est tout débraillé et sa chemise sort de son pantalon. Tout le monde le regarde, alors il s'arrête et essaie de se tenir debout.

CHARLES-ANTOINE (chantant d'une voix pâteuse et hachée) – Père Dupanlou monte en avion, père Dupanlou monte en avion...

Meggie et Hubert sont scotchés sur place. Lucien et Denise s'avancent vers lui et le soutiennent..

LUCIEN (pour le faire taire) – Non, ça c'est pas possible Charles-Antoine, le père Dupanlou ne peut pas monter en avion parce que Air-France est en grève actuellement.

CHARLES-ANTOINE (étonné, béat) – Ah bon, Air France est encore en grève ? (Il réfléchit.) On va lui chercher un autre moyen de transport. (Un temps.) Père Dupanlou monte en ballon, père Dupanlou monte en ballon, avec sa femme et un cochon...

DENISE (même jeu que Lucien) – C'est pas possible non plus, il n'y a plus de gaz pour faire gonfler l'enveloppe du ballon.

CHARLES-ANTOINE - Y a plus de gaz ? (La regardant et riant bêtement.) Il a vraiment pas d'pot le père Dupanlou...

Ils le font asseoir à la table.

HUBERT (réagissant, sévère) – Charles-Antoine, qu'est ce que ça signifie ? Peux-tu nous expliquer qui t'a mis dans cet état ?

CHARLES-ANTOINE (riant bêtement) – Vous voulez savoir dans quel état j'erre ?

MEGGIE (complètement traumatisée) – Mon Dieu ! Charles-Antoine... l'honneur de la famille...

HUBERT (à Meggie) – Avec lui, c'était du béton soit disant ! Il est loin d'être sec ton béton !

CHARLES-ANTOINE (apercevant sa mère, tendant le bras) – Oh, Marguerite !

MEGGIE (même attitude qu'avec Marie-Sophie) – Oooohhhh !

CHARLES-ANTOINE (se remettant à chanter) – Si tu veux... faire mon bonheur... (Geste du bras.) Marguerite barre-toi ailleurs...

MEGGIE (même attitude qu'avec Marie-Sophie) – Oooohhhh !

DENISE – Ca a au moins le mérite d'être clair.

Retour d'Angèle. Elle tient à la main une énorme poêle de cuisine qu'elle tient comme une raquette de tennis, à deux mains. Elle peut aussi se mettre un égouttoir à légumes sur la tête en guise de casque.

ANGELE – Si jamais le voleur me tombe sous la main, je te lui colle un revers sur la tronche qu'il finira pas la partie au tie-break, croyez-moi. (Regardant tout le monde et Charles-Antoine) J'vous l'avais dit qu'il n'était pas tout seul.

MEGGIE (réalisant brusquement) – Hubert, mais il est ivre !

HUBERT – Je le vois bien qu'il est ivre.

ANGELE – Saoul, bardé...

CHARLES-ANTOINE (à la façon de Nougaro) – Je suis saoul... saoul... saoul ton balcon... Oh oh ! Oh Margueri... te !

MEGGIE (excédée) – Hubert, fais le taire.

HUBERT (en écho) – Tais-toi, ivrogne !

ANGELE (très philosophe) – Remarquez, vaut mieux être saoul que con... ça dure moins longtemps ! (Le regardant.) On a bien raison de dire un verre, ça va...

CHARLES-ANTOINE (lui coupant la parole) – Un verre ça va... six verres... (Il compte sur ses doigts.) ça va.. ça va... ça va... ça va... ça va... ça va... (Il rit béatement.)

MEGGIE (douloureuse) – Oooohhhh !

HUBERT (s'énervant) – Charles-Antoine, je te somme de t'expliquer !

MEGGIE – Réponds à ton père.

HUBERT (impatient) – J'attends Charles-Antoine...

CHARLES-ANTOINE (bafouillant) – Je vais tout récapiluter... récatiluper... récapipituler depuis le début...

DENISE (à Meggie) – Tu as des enfants passionnants.

LUCIEN ... Et tellement distingués !

CHARLES-ANTOINE (il s'accroche à son père) – Avant... avant de commencer... Hubert, dis-moi qu'tu m'aimes.

HUBERT (le repoussant) – Il empeste l'alcool.

ANGELE – Faut pas craquer une allumette devant lui, il va se transformer en chalumeau.

CHARLES-ANTOINE (nouvelle tentative) – Hub... Hubert dis moi qu'tu...

HUBERT (le forçant à s'asseoir) – Ca suffit maintenant ! Tu t'assieds et tu t'expliques.

CHARLES-ANTOINE (qui commence à avoir le vin triste) – Tu m'aimes pas Hubert... sinon tu me parlerais pas comme ça. Tu m'aimes pas et t' as bien raison... j' suis un fils indigne...

LUCIEN (réconfortant) – Faut pas dire ça mon bonhomme, on est toujours le fils de ses parents.

CHARLES-ANTOINE (regardant son oncle) – Ah bon ? (Posant sa tête contre Lucien.) J'ai honte, tonton !

HUBERT – J'attends tes explications.

CHARLES-ANTOINE (sanglots exagérés) – J'suis un joueur de pokeeeeer !

HUBERT et MEGGIE – Quoi !

DENISE – Ben il joue aux cartes quoi ! C'est une belote améliorée...

MEGGIE – Mon fils... un joueur !

HUBERT – Et où prends-tu l'argent pour jouer au poker ?

CHARLES-ANTOINE (bredouillant) - C'est Louis-Etienne qui me l'avance.

MEGGIE (au comble de l'étonnement) – Quoi ? Louis-Etienne joue aussi ?

CHARLES-ANTOINE (même jeu) – C'est même lui qui organise les parties chez lui, quand ses parents sont absents.

HUBERT (à Meggie) – Ah bravo, il est joli le fils de bonne famille, hein ? C'est réussi !

MEGGIE – Oooohhhh ! Mais alors... la fac ?

CHARLES-ANTOINE (riant bêtement) – Dans le sous-sol de Louis-Etienne... la fac.

HUBERT – Et tes révisions ?

CHARLES-ANTOINE (même jeu) – Je passe... trois cartes... tapis...

MEGGIE – Et tes cours de droits ?

CHARLES-ANTOINE (même jeu) – Quinte floche... Full aux as par les rois... une paire...

HUBERT (menaçant, montrant sa main ouverte) – Une paire, c'est ce que tu vas te prendre si tu continues à dire tes conneries !

LUCIEN – Je comprends que tu aies envie de jouer, ça ne doit pas être drôle tous les jours ici.

CHARLES-ANTOINE – Oh nooon !

DENISE – Mais pourquoi te saouler ? L'alcool ne nous aide pas à résoudre nos problèmes tu sais.

CHARLES-ANTOINE (levant un doigt explicatif) – C'est juste, mais cela dit... l'eau et le lait... non plus !

ANGELE (amusée) – C'est pas idiot ce qu'il dit. Moi je trouve qu'il a le vin plutôt rigolo, non ?

CHARLES-ANTOINE (bafouillant, mais grave) – J'ai voulu boire pour oublier. Même que le patron du bistrot m'a dit : « Ceux qui boivent pour oublier, sont priés de payer d'avance »

LUCIEN – Et que voulais-tu oublier ?

CHARLES-ANTOINE – Bouhouhouhou ! Que je suis un misérable.

DENISE – Allons, allons, explique à tata ton gros chagrin.

CHARLES-ANTOINE (sanglotant) – Louis-Etienne me fait jouer au poker souvent et j'ai perdu beaucoup d'argent.

MEGGIE – Oooohhhh !

CHARLES-ANTOINE – En fait, je perds tout le temps... je crois qu'il triche...

MEGGIE – Oooohhhh !

CHARLES-ANTOINE – Et je lui dois beaucoup d'argent.

MEGGIE – Oooohhhh !

CHARLES-ANTOINE – Que je lui rends petit à petit en piquant tous les jours dans la caisse.

HUBERT et MEGGIE – Oooohhhh !

ANGELE – Ah ben me v'là innocentée du coup ! (Tapotant le dos de sa poêle sur le plat de sa main.) Reste plus qu'à trouver le voleur de manuscrit maintenant.

DENISE (gentiment) – Charles-Antoine, tu n'aurais pas pris le manuscrit de ton oncle par hasard ?

CHARLES-ANTOINE (ahuri) – Le manuscrit ? Non, je l'ai bien vu en venant ici, hier après midi, mais j'avais surtout besoin d'argent liquide, alors j'ai fauché toute la caisse d'un coup.

HUBERT et MEGGIE – Oooohhhh !

CHARLES-ANTOINE - Louis-Etienne m'a menacé si je ne le remboursais pas dans la journée...

HUBERT – Oh l'ordure ! Et c'est ce garçon dont tu rêvais pour ta fille ?

MEGGIE (à bout de nerfs) – Trop, c'est trop. Là je sens que je vais péter un câble Hubert.

LUCIEN – Et il t'a menacé de quoi ?

CHARLES-ANTOINE (sanglots exagérés) – De dire aux parents que je lis des revues pornooooos...

HUBERT et MEGGIE – Oooohhhh !

MEGGIE (grandiloquente) – Hubert je souffre... J'ai mal au coeur...

CHARLES-ANTOINE (commençant à être malade) – Moi aussi... j'ai envie de vomir. (Angèle se précipite mettre la poêle devant sa bouche.)

Meggie et Charles-Antoine ont des hoquets à tour de rôle et Hubert va de l'un à l'autre 2 ou 3 fois de suite.

HUBERT (à son fils, bras tendu) – Toi, monte dans ta chambre. Tu n'en sortiras que quand je te le dirai.

ANGELE – C'est plus une maison, c'est un pénitencier !

Charles-Antoine sort en titubant et hoquetant, côté salon , soutenu par Angèle.

LUCIEN – Bon, Charles-Antoine est retrouvé...

ANGELE (riant, amusée) – Plein... et sauf !

DENISE (continuant) – Et vous savez maintenant où est passée votre recette...

LUCIEN – Alors, il serait peut-être temps de s'intéresser à mon manuscrit.

Meggie est assise, jambes écartées, abattue, comme un boxeur sonné. Elle ne réagit plus à rien et a des hauts le coeur. Hubert est près d'elle.

MEGGIE (dans un hoquet) – Bof !

DENISE (a Meggie) – Allez allez, on va fouiller tes tiroirs comme tu as si bien su fouiller notre voiture. De la transparence ! Faut surtout pas qu'il y ait de la suspicion entre nous.

MEGGIE (dans un hoquet) – Bof !

Arrivée de Georges, côté salon.

GEORGES (a Meggie) – Je vous confirme qu'on vous entend de loin. J'ai même entendu que vous parliez du père Dupanlou. (Réfléchissant.) J'ai bien connu un père Dupanlou autre fois... mais je sais plus si c'est à l'école ou à l'armée. (Riant, coquin.) En tous cas, un sacré gaillard ce père Dupanlou !

MEGGIE (chantant comme un zombie) – Ils ont des chapeaux ronds, vive la Bretagne... ils ont des chapeaux ronds... (En pleurant.) vive les bretons... (Elle sanglote.)

GEORGES (aux autres) – Qu'est ce qu'elle a ? Ca lui fait de la peine qu'ils aient des chapeaux ronds, les bretons ?

LUCIEN (très philosophe) – Elle vient de perdre ses illusions...

ANGELE – Comme dirait le pêcheur, elle vient de considérer ses illusions comme « des truites ». (Elle rit.)

GEORGES – Vous les retrouverez vos illusions ! (Rassurant.) Tenez, moi j'avais bien perdu mon étoile, eh bien je l'ai retrouvée hier. (Lui tapant sur l'épaule.) Faut jamais désespérer.

ANGELE – Moi j'supporte pas qu'il y ait un voleur dans cette maison. Je commence mes perquisitions et si jamais je tombe dessus...

GEORGES (montrant la poêle) – Vous allez le cuisiner !

ANGELE (tapotant sa poêle) – Sûr qu'il va tâter de ma téfal... et qu'il n'aura pas le temps d'y rester collé bien longtemps, vu qu'en même temps, Téfal, c'est aussi la poêle qui n'attache pas. (Elle s'apprête à sortir côté salon.)

DENISE – J'attaque le restaurant.

Elles sortent, chacune de leur côté. Georges, après avoir un peu hésité, rentre dans les cuisines.

MEGGIE (se lève à son tour, dramaturge, la main sur le front) -

Faut-il que désormais à deux doigts l'on me montre

Qu'on me mette en chansons, et qu'en toute rencontre

On me rejette au nez le scandaleux affront

Qu'une femme blessée imprime sur son front. (Elle sort, digne, côté salon.)

HUBERT (admiratif) – Oh Meggie... que c'est beau ! Oh que c'est beau ! Que les grandes douleurs t'inspirent !

LUCIEN – Les grandes douleurs n'y sont pour rien en l'occurrence. Félicite plutôt Molière. (Citant.) Sganarelle, acte un, scène neuf !

HUBERT (déçu) – Ah, je me disais aussi...

LUCIEN (avec commisération) – Mais quand cesseras-tu d'être en admiration devant elle !

HUBERT (bredouillant) – Non, c'est pas ça du tout... mais là je croyais que c'était elle qui avait...

LUCIEN (le coupant) – Mais tu crois toujours ce qu'elle te dit, c'est bien là ton problème. Chaque année, lorsqu'on revient, nous constatons l'évolution et je dois te dire que, cette fois-ci, les dégâts sont plus importants que de coutume.

HUBERT (inquiet) – Ah bon, vous avez trouvé du changement ?

LUCIEN – Ouvre les yeux bon sang ! A ton avis, pourquoi Marie-Sophie est devenue agitatrice du mouvement estudiantin, hein ?

HUBERT (hésitant) – Je ne sais pas ! Mauvaises fréquentations peut-être...

LUCIEN – Non mon vieux ! Besoin impérieux de s'affirmer, de s'exprimer, de penser autrement que son père et sa mère. Vous l'étouffez cette gamine avec vos préjugés rétros et moralisateurs. Alors, par réflexe d'identité personnelle, elle part complètement à contre courant de vos idéaux.

HUBERT (se rebellant) – Et le vol dans le magasin, c'est sans doute aussi de notre faute ?

LUCIEN (moqueur) – A ton avis ?

HUBERT (excité) – La fille Morin ! Sa soit disant copine qu'est percée de partout, du nombril jusqu'aux sourcils (En zozotant.) en passant par le bout de la langue. C'est elle qui lui communique ses goûts vestimentaires, avec ses minis-jupes tellement courtes qu'on dirait des cols roulés.

LUCIEN (avec commisération) – Lequel de vous deux est assez con pour l'obliger à s'habiller comme une bonne soeur ? (Se mettant en colère.) Mais bordel, elle a dix huit ans et vous la fringuez comme une vieille de quatre vingt. Et encore, je ne suis pas certain de trouver des vieilles moins élégantes qu'elle. Comment veux-tu qu'elle n'ait pas envie d'être coquette et dans le vent pour que les garçons de son âge se retournent sur son passage ?

HUBERT (se justifiant) – Sa mère a toujours été très sobrement vêtue et mes yeux se sont bien portés sur elle.

LUCIEN – Sans vouloir t'offenser Hubert, c'est Marguerite qui a posé ses yeux sur toi, ce qui fait que toi, du coup, par timidité, tu as baissé les tiens et que tu n'as vu que ses godasses. C'est d'ailleurs, de loin, ce qu'elle a de plus beau !

HUBERT (voulant sauver la face) – J'ai quand même eu mon mot à dire.

LUCIEN – Absolument ! Comme mot, tu as dit « oui »... et à la mairie. Et à mon avis, si tu étais tombé malade ce jour-là, t'aurais beaucoup moins d'emmerdes aujourd'hui.

A ce moment, Denise sort de la salle de restaurant et croise Angèle qui, elle, sort du salon. Elles se font un petit signe et chacune prend la place de l'autre dans la pièce qu'elle vient de quitter. Angéle tapote toujours sa poêle sur le plat de sa main. Elles ne s'occupent pas des deux hommes qui les regardent passer sans rien dire.

HUBERT (dans une dernière tentative) – Il y a quand même Louis-Etienne qui s'intéresse à elle...

LUCIEN – Joueur, tricheur, voleur, maître-chanteur, profiteur... J'arrête là ou tu en veux encore d'autres ? Mais de quel droit vous permettez-vous de choisir un fiancé à votre fille ?

HUBERT (se défendant) – Meggie pensait que...

LUCIEN – Eh ben voilà, ça continue ! Meggie pensait... et toi tu agis. Quant à Charles-Antoine, si au lieu de le gaver, depuis son plus jeune âge, d'émissions scientifiques ou de débats politico-sociologiques à la télévision, vous l'aviez laissé regarder un ou deux films d'Emmanuelle, il n'en serait pas, aujourd'hui, à cacher des « Play-Boy » sous son matelas ! Vous avez quand même, Marguerite et toi, entendu parler de l'éveil sexuel ? Si vous en êtes encore à lui interdire les films de moins de seize ans, vous allez en faire un refoulé, ça c'est sûr !

HUBERT (cherchant une explication) – Et le poker ?

LUCIEN – Une façon de se faire un peu de fric ! Vous lui donnez tellement peu d'argent de poche... Estime-toi heureux, il aurait pu faire la manche comme son oncle et sa tante (Moqueur.) T'imagines la honte ?

HUBERT (honteux) – Lucien...

LUCIEN (le coupant) – Alors écoute-moi bien Hubert ! Je vous ai laissé la maîtrise du restaurant parce que j'en avais marre de cette vie de patachon et que je voulais me frotter à la misère humaine. Et on a vu ce que c'est que la misère. Alors je ne supporte pas que vous foutiez vos enfants en l'air en même temps que les étoiles du « restau » et que vous dirigiez papa vers un Alzheimer précoce !

HUBERT (honteux) – Lucien...

LUCIEN (le coupant) – Tais-toi ! Tu me reprends tout ça en mains Hubert et rapidement ! Tu remets Marguerite dans les starting-blocks et vous vous retirez mutuellement vos oeillères afin d'avoir une plus large vue du monde qui vous entoure.

HUBERT (honteux) – Lucien...

LUCIEN (le coupant) – Sinon je reprends le manche, comme il y a dix ans et vous n'avez pas fini d'en baver tous les deux, croyez-moi !

HUBERT – Lucien... je ne sais plus quoi penser...

LUCIEN (content) – C'est plutôt bon signe ça, mon vieux, car vois-tu... l'ennui dans ce monde, c'est que les idiots sont toujours sûrs d'eux et les gens sensés... pleins de doutes. (Brusquement grave.) Et maintenant mon manuscrit ! Qu'en as-tu fait ?

HUBERT – Je n'y ai pas touché, je te le jure. Enfin si, je l'ai feuilleté... comme ça... en passant... par curiosité...

LUCIEN (soupçonneux) – Par curiosité ?

HUBERT (soudain illuminé) – Le titre ! Quel était le titre de ton manuscrit ?

LUCIEN (interloqué) – Le titre ? Pourquoi ?

HUBERT (soudain excité) – Oui oui, redonne-moi le titre, vite !

LUCIEN – Il s'intitule « Ma bonne étoile »... mais je ne vois pas en quoi...

HUBERT (triomphant) – J'en étais sûr ! Papa, il faut absolument que je retrouve papa tout de suite ! (Il sort précipitamment côté restaurant, laissant son frère interloqué.)

Meggie arrive, côté salon, l'air triste et emprunté.

LUCIEN – Fais pas cette tête Marguerite, souris ! Un sourire, ça coûte moins cher que l'électricité et ça donne autant de lumière. (Il sort en riant, côté restaurant.)

Restée seule, Meggie appelle Marie-Sophie qui était restée en retrait dans le salon. Elle est habillée avec sa robe en cuir, comme à son retour du commissariat.

MEGGIE (à la porte de la cuisine, timidement) – François...

FRANCOIS (apparaissant à la porte, suivi de Georges) – Oui ? (Voyant Marie-Sophie, il tape du pied et s'accroche à Georges.) Oooouuuuiiii !

GEORGES – Je le lâche. Méfiez-vous, il va charger ! (Il s'éclipse vers le salon.)

MEGGIE (mielleuse) – François, mon petit François...

FRANCOIS (résigné) – Les fourneaux sont allumés et j'ai vaporisé de l'anti- mouches partout.

Marie-Sophie reste en retrait de façon à être vue de François mais pas de sa mère.

MEGGIE (dramaturge) – Ah François, que le coeur d'une mère peut être dur quand elle sent que son enfant lui échappe.

FRANCOIS (ne comprenant rien) – Ah bon...

MEGGIE (sur sa lancée) – Et puis, après quelques instants d'isolement et de profonde méditation, la lumière, brusquement, a éclairé mon esprit et je me suis dit: « Ai-je le droit de m'opposer au bon heur de la chair de ma chair ? »

FRANCOIS (déboussolé) – Oh c'est beau ce que vous dîtes là ! C'est bien de se poser des questions comme ça !

MEGGIE (elle l'attrape et lui colle la tête contre sa poitrine) – Ah François, tu as su m'émouvoir tout à l'heure quand tu m'as déclaré ton amour pour ma fille. (Il suffoque, le nez entre les seins de Meggie et gesticule pour se dégager. Elle le maintient de force contre elle.) Tu étais beau et sublime de simplicité. (Il pousse des cris étouffés.) Non, ne dis rien, tais-toi, laisse le bonheur t'étouffer.

MARIE-SOPHIE – Pour le moment, c'est ta poitrine qui l'étouffe, maman et si tu ne desserres pas ton étreinte, tu vas le faire suffoquer le pauvre.

MEGGIE (le relâchant) – Quand tu m'as dit que tu brûlais d'amour pour elle...

FRANCOIS (à moitié asphyxié) – Oh oui, j'étais chaud comme une bouillotte... chaud comme une baraque à frites un soir de kermesse.

MEGGIE (mielleuse et faussement admirative) – ... Je n'ai jamais entendu d'aussi belle déclaration d'amour. (A sa fille.) Marie-Sophie, n'as-tu jamais levé les yeux vers ce garçon qui nous côtoie quasiment tous les jours ? (Elle veut parler mais sa mère reprend.) Non, bien sûr, tu es comme moi. Il faisait partie du paysage, des meubles et ni toi ni moi ne soupçonnions que derrière ce parfait visage d'abruti se cachait un coeur pur et aimant. Regarde-le bien Marie-Sophie, vois-tu comme moi cette aura qui se dégage de lui ? (Il regarde autour de lui étonné et chasse, de la main, d'invisibles brumes.)

MARIE-SOPHIE (amusée, mais cachant son jeu) – Je la vois maman ! C'est un halo de lumière diaphane qui enveloppe tout son corps, qui remonte le long de ses bras et qui forme une couronne lumineuse au-dessus de sa tête.

MEGGIE (étonnée, se positionnant comme sa fille) – Un halo de lumière ? Une couronne ? Tu vois tout ça toi ?

MARIE-SOPHIE (jouant à fond) – Oh oui ! Comment ai-je pu être aveugle à ce point et l'ignorer jusqu'à ce jour ? Oh merci maman de m'avoir ouvert les yeux. (Elle s'avance vers lui.) Oh François, François...

FRANCOIS (comme un taureau, même jeu) – Oooouuuuiiii !

MEGGIE (le calmant comme on calme une bête) – Oooohhhh, tout doux, tout doux, on se calme. Couché ! Couché j'ai dit ! (Avec grandeur.) Jeune homme, je vous autorise à aimer ma fille !

A ce moment-là, Angèle sort du restaurant et entre dans les cuisines tandis que Denise sort du salon et entre dans le restaurant. Hubert et Lucien, en grande discussion, sortent du restaurant et entrent dans le salon.

FRANCOIS (faussement effondré) – Hélas, ce n'est plus possible madame Renard !

MEGGIE (affolée) – Comment ça... plus possible ?

MARIE-SOPHIE (jouant le jeu) – Maman, il me quitte déjà. Fais quelque chose !

FRANCOIS – Il y a déjà un jeune homme bien qui s'intéresse à elle, me disiez-vous !

MEGGIE (le recollant contre son sein) – Mon coeur de mère a tranché. Ce sera toi François et personne d'autre ! (Même jeu, il étouffe et se débat.) Reste calme et parle- moi comme à une mère.

MARIE-SOPHIE – Maman, il étouffe encore.

MEGGIE (le repoussant et s'essuyant avec manière) – Quelle manie il a de se coller sur les gens ! Il va falloir qu'il perde cette habitude.

FRANCOIS (reprenant sa respiration) – Et puis, je ne suis qu'un petit intérimaire, un « Bocuse en herbe ». Non non, je suis indigne d'aimer votre fille qui mérite beaucoup mieux que ça !

MEGGIE – Allons allons, cesse de te sous-estimer.

FRANCOIS (pleurnichant faussement) – Qu'est ce que je vais devenir moi... sans travail stable... avec un salaire de misère et (Insidieusement.) et... amoureux d'une voleuse !

MEGGIE (la main sur le coeur) – Ah mon Dieu ! (Elle s'assied sous le choc.)

FRANCOIS – Remarquez que je suis tellement amoureux que je pourrais oublier cet incident. Pour ça, il faudrait que mon esprit soit bien occupé par ailleurs, je ne sais pas moi, quelque chose comme un poste avec de hautes responsabilités... (Sournoisement.) Comme par exemple premier chef dans un restaurant de renom... avec un salaire conséquent à la clé...

MEGGIE (accablée, timidement) – Tu penses que ça aiderait vraiment ?

FRANCOIS – Eh, vous allez rire, je ne sais déjà presque plus de quoi on parlait !

MEGGIE (se levant) – Faîtes plus ample connaissance, je vais en toucher deux mots à Hubert. (Elle sort, côté restaurant.)

MARIE-SOPHIE (amusée, le regardant) – On fait plus ample connaissance ?

FRANCOIS (amusée) – Petite voleuse !

MARIE-SOPHIE (même jeu, du tac au tac) – Maître-chanteur !

FRANCOIS – Aguicheuse !

MARIE-SOPHIE – Tête d'abruti !

Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre et s'embrassent. Georges sort du salon. Il tient le manuscrit sous son bras et essaie de le cacher.

GEORGES (passant devant eux, en aparté) – Encore ! Va falloir leur jeter un seau d'eau !

Il entre avec précaution dans les cuisines en poussant la porte doucement et disparaît entièrement. On entend le bruit sourd d'un gong et Georges ressort en titubant, une main tenant le manuscrit et l'autre main tenant sa tête. Les amoureux se séparent et Angèle apparaît alors. Elle tient à la main une poêle toute cabossée et elle est très embarrassée.

ANGELE (désolée) – Oh monsieur Georges, je vous avais pris pour le voleur !

GEORGES (qui a retrouvé la mémoire) – Je viens de voir trente six étoiles !

ANGELE – Comme ça, vous avez le choix, vous qui courrez sans arrêt après la vôtre. (Lui tâtant le crâne.) Ca va monsieur Georges, je ne vous ai pas trop fait mal ?

GEORGES – Avec quoi m'as-tu frappé Angèle ? T'es folle ?

ANGELE – Non, Téfal ! (Réalisant soudain qu'il a retrouvé ses esprits.) Mais... mais vous me reconnaissez !

GEORGES (surpris) – Ce serait dommage, depuis le temps... Mais pourquoi tu me tapes dessus ?

ANGELE (elle se signe) – Seigneur Jésus ! (Se sauvant vers le salon.) Lucien ! Hubert !

GEORGES (complètement sorti de son amnésie) – Marie-Sophie ! Ah ça y est, ta mère s'est enfin décidée à changer de fournisseurs de fringues ? Tu es ravissante. Qu'en pensez-vous jeune homme ?

FRANCOIS – Oui oui, très ravissante, en effet.

MARIE-SOPHIE – Grand-père, je te présente François, mon ami. C'est un grand cuisinier, spécialiste du beurre blanc.

A ce moment là, Angèle revient du salon, sa poêle cabossée à la main, en grande explication avec Lucien et Hubert qui la suivent.

ANGELE (expliquant) – Je savais qu'avec une poêle on faisait revenir plein de choses, mais pas la mémoire quand même...

LUCIEN (allant vers son père) – Papa... ça va ?

GEORGES (étonné) – Lucien ! Te voilà enfin de retour, vagabond ! (L'embrassant et le regardant.) Tu n'as pas changé...

HUBERT (lui prenant délicatement le manuscrit sous son bras) – Tu me le donnes ? (Il le lui prend et le donne à son frère.)

GEORGES (étonné, se laissant faire) – Qu'est ce que c'est ?

LUCIEN (gentiment) – Je t'expliquerai plus tard, c'est sans importance.

GEORGES – Je n'ai pas encore vu Denise. (Elle arrive du restaurant, suivie de Meggie.) Ben tiens, quand on parle du loup, on voit un Renard (Il lui ouvre les bras.) Viens Nini que je t'embrasse. (Il embrasse Denise étonnée puis il jette un coup d'oeil vers Meggie.) Marguerite, faudra qu'un jour tu te décides une bonne fois pour toutes. Ou tu t'habilles en vagabond, comme eux, ou tu t'habilles moderne, comme ta fille. Mais vire-moi ces fringues qui te vont comme un tablier à une vache ! (Il rit aux éclats, imité par Angèle.)

MEGGIE (vexée) – Et ça vous fait rire tous les deux ?

ANGELE – Oh oui ! (Tapotant le fond de sa poële.) Depuis cinq minutes, on n'arrête pas de se poiler ! Pas vrai monsieur Georges ? (Il acquiesce.)

MEGGIE (à Angèle) – Vous feriez mieux de lui faire prendre ses gouttes !

GEORGES – Quelles gouttes ?

ANGELE (imitant le coup de poêle sur la tête) – Il n'en a plus besoin.

GEORGES – Et si on profitait que tout le monde soit là pour parler de l'étoile que j'ai perdue ?

MEGGIE – Ca y est, il recommence !

GEORGES (sans s'occuper d'elle, à Lucien) – Figure-toi qu'avec leur tambouille dégueulasse, le restaurant a perdu une étoile. Ca m'a d'abord chamboulé puis j'ai fini par oublier.

MEGGIE (pincée) – C'est le moins qu'on puisse dire !

GEORGES (énergique) – Mais faut la récupérer bien vite cette étoile.

MEGGIE – Justement Hubert chéri, je pensais que ce serait bien...

HUBERT (autoritaire) – Non Meggie, tu ne penses plus... c'est fini tout ça ! Désormais, c'est moi qui décide ! (Redevenant laxiste.) Mais tu peux, à la rigueur, me donner ton avis si tu veux.

MEGGIE (perfide) – Ne pourrions-nous pas embaucher François ? Il nous a dépanné plusieurs fois et me paraît très compétent. De surcroît, Marie-Sophie le trouve très sympathique.

HUBERT (ravi) – Ah ! Si Marie-Sophie le trouve sympathique... C'est un avis intéressant que je vais étudier, dont je tiendrai compte et qui risque fort d'aboutir.

LUCIEN - En ce qui me concerne, je vais rendre visite au jeune Louis-Etienne et s'il ne te restitue pas ton argent, il va connaître la honte de sa vie.

DENISE (à Lucien) – On pourrait peut être payer quelques créanciers pour qu'ils puissent repartir sur de bonnes bases ? (Lucien acquiesce.)

GEORGES (étonné) – Vous êtes clochards professionnels ! Où prendrez-vous l'argent nécessaire ?

LUCIEN – On t'expliquera tout ça calmement papa, mais sois tranquille, nous avons beaucoup d'argent.

GEORGES - Ah ben ça, vous m'en direz tant ! (Tendant les bras pour les rassembler tous) En tous cas, ça fait plaisir de se retrouver unis dans les épreuves ! J'ai enfin l'impression enfin d'avoir une famille saine.

Charles-Antoine apparaît à la porte du salon, débraillé, à peine dégrisé.

CHARLES-ANTOINE (les appelant) – Hé... hé... J'ai retrouvé la suite. (Ils le regardent tous. Il chante.) Père Dupanlou à l'institut, père Dupanlou à l'institut...

TOUS (se jetant sur lui) – Charles-Antoine ! Oh noooonnnn!!!!!

GEORGES (tout heureux) – Moi aussi, ça y est, je me souviens ! (Tous les autres tournent la tête vers lui. Il se met à chanter.) Père Dupanlou à l'institut, voulait sauter toutes les statues... Il a fallu se mettre à quatre pour... pour l'empêcher de sauter...

TOUS (se jetant sur lui) – Oh noooonnnn!!!!!

FIN


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